L’instant fatidique. Une nouvelle fois, le Fantôme avait à ses pieds un survivant de l’Ordre. Tous ceux qu’il avait mis à genoux se rappelèrent à son bon souvenir. Les visages de ses victimes erraient dans son esprit, toujours plus nombreux. Chaque nouvelle tête venant s’ajouter à une liste devenue bien longue, avec en tête, le crâne imberbe et ravagé de Balthazar. Son rire terrifiant le hantait dans ses cauchemars.
Chaque nuit, Sirion revoyait toutes ses victimes. Celles lors de la guerre, mais surtout celles des derniers mois. La mort de l’Orchâl avait sonné le glas de l’Ordre, de la guerre et annoncé la paix pour les Peuples Libres. Mais pas pour lui. L’Ordre avait perdu sa tête et son état-major mais quelques sbires résistaient, persistaient, survivaient. Il était hors de question de les laisser vivre.
La Terre du Milieu se remettrait de ses maux, avec du temps. Ibn-Lahad, lui, doutait de sa propre guérison.
Madhel était à ses pieds, comme un insecte près de se faire écraser. Sirion n’avait qu’à lever sa botte et à mettre un terme à cette vendetta qui le dévorait de l’intérieur. Mais le sédéiste qu’il avait aujourd’hui face à lui, n’était pas comme les autres. La mort imminente avait ce don rare de dévoiler la personnalité profonde et authentique de chacun. Au fil des mois et des exécutions, les caractères des rescapés de l’Ordre se succédaient comme des répliques, des copies. Souvent le même refrain, la haine, la colère crachées au visage du Fantôme et des Peuples Libres, puis les nerfs qui lâchent, l’incrédulité, et la douloureuse vérité : la Couronne de Fer s’était effondrée et aujourd'hui, c’était leur tour. L’angoisse, la panique et la peur s’emparaient toujours des condamnés à mort. À l’approche de la sentence, certains étaient prêts à vendre leurs enfants, leur famille, leurs biens, pour vivre. Pour survivre.
Mais à chaque fois, leur sort était déjà scellé. Aucune pitié. Aucune hésitation. Ces hommes et ces femmes avaient choisi leur camp. Ils étaient responsables de leur destin. Sirion se muait alors juge, juré et bourreau. Une justice rapide et expéditive. Aucun long discours, aucun faux semblant. Ibn-Lahad n’était pas un politicien, ni un diplomate. C’était un tueur qui avait grandi en côtoyant la mort. Pendant des années, il avait maintenu cette nature terrible loin, enfermée dans les tréfonds de son âme. Mais le monde et la guerre avaient extirpé cette noirceur de son être pour l’exposer au grand jour. L’Ordre de la Couronne de Fer était son géniteur. Un père mauvais et cruel. Et aujourd’hui, le fils tuait son paternel.
Les paroles de Madhel étaient incompréhensibles.
L’assassin des héritiers ne le supplierait pas. Il était un homme de guerre, un homme du nord. Il savait ce qui l’attendait.
- La paix est une mère sans enfants…
Le courage, un père absent…
Et le brave ignore qu'il est aveugle.
Alors la tête tombera, et on verra le silence,
Une nuit sans lune, et les oiseaux du malheur.
Le frère poignarde le frère,
Car l'héritage ne peut être partagé…
Le jeune terrasse l'ancien,
Et de nouveau, le cycle perpétuel…
L'aîné mourra par le poison,
Le cadet par l'épée.
Les secrets du passé, exhumés.
Les artefacts perdus, retrouvés.
Mensonges et vérités, oubliés.
Et au sommet…
Le Cercle…
Le Crâne…Un éclair transperça le ciel nocturne. Puis une seconde lueur, à ses pieds, dans la main de son ennemi. Une dague.
- Bientôt, Fantôme, tu comprendras… Adieu…
Un dernier sursaut, un bras qui se lève, le tonnerre qui gronde. Le ciel comme un complice sournois se met à cribler sa robe de foudres. Un vacarme assourdissant enveloppe le château et les duellistes. Tout n’est que noir et blanc, tout va très vite.
Puis le silence.
Un gémissement grinçant.
Sirion et Madhel échangèrent un regard qui sembla durer un Âge. Leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Les yeux de l’ancien tribun tremblaient au milieu de leurs orbites. Ses pupilles se dilatèrent comme une onde sur l’eau. Puis du sang se mit à couler au coin de ses lèvres.
La main ensanglantée de Madhel tenait maladroitement celle de Sirion, elle-même maintenant avec force le bras armé du traître sous son menton. Ibn-Lahad n’avait eu aucun mal à dévier le coup de son opposant et à retourner son arme contre sa poitrine.
Le Fantôme garda près de lui Madhel. Il contemplait ce corps que la vie abandonnait. Ses traits se raidirent mais derrière le masque de sang, un sourire mauvais se grava à jamais sur son visage.
Et de reculer pour laisser le corps de son ennemi s’effondrer.
***
- Le soleil se lève…
La voix de Maegon retentit dans la petite cour du manoir. Les hommes des deux Roses s’étaient rassemblés en cercle autour d’un bûcher. Les dépouilles de leurs compagnons d’armes tombés durant la nuit étaient allongées en ligne. Près de la structure en bois, Maegon se recueillait, une torche à la main. Il connaissait tous ceux qui avaient donné leur vie, il avait bu, festoyé, ri avec nombre d’entre eux. En tant que bras droit du Fantôme, Maegon avait un rôle primordial dans la cohésion de la Rose Noire. Ses qualités humaines et son sens de l’honneur étaient respectés par tous les membres. Aujourd’hui, il resterait fidèle à ses principes et rendrait hommage à ces soldats, ces amis, ces frères et ces sœurs.
- Puissiez-vous trouver la paix dans le repos éternel.
Le guerrier posa délicatement la torche enflammée contre le bois sec. Une larme coula le long de sa joue. Maegon fit quelques pas en arrière et s’inclina respectueusement devant le brasier. Puis il retourna auprès du reste de la Garde. Un rapide coup d’œil derrière eux lui permit de remarquer Sirion. Le Maître de la Rose s’était mis en retrait, devant le mur d’enceinte. Emmitouflé dans sa cape de voyage, il scrutait ce torrent de flammes dévorer ses hommes.
Et Azämi.
Quelques heures auparavant, lorsque la bataille avait pris fin et que l’orage était passé, le moment était venu de faire le compte. Les hommes de Madhel avaient de terribles adversaires. Si l’embuscade initiale avait été menée de main de maître en ne déplorant aucune victime, le combat final dans la grande salle fut un vrai bain de sang. La Rose perdit plusieurs de ses Épines avant que les derniers coups d’épée ne soient donnés.
Après la mort de Madhel, Sirion avait ramassé son arbalète avant de redescendre dans la cour. Azämi était là, allongé contre la terre battue encore humide. L’une de ses jambes avait été déformée par la chute. Et bien qu’une mare de sang l’enveloppait, son visage pâle resplendissait d’une beauté singulière.
En voyant son corps inanimé, Ibn-Lahad sentit une vague de chaleur monter en lui. Ses lèvres se mirent à trembler, tout comme ses mains recouvertes de sang qui n’était pas le sien. Le contrecoup était brutal. Une brûlure intense s’empara de sa cuisse. Une vieille blessure se réveilla. C’était comme si la lame du roi Hogorwen transperçant sa jambe à Dol Guldur réapparaissait dans sa chair.
Il s’écarta du corps de son amante et s’appuya contre un mur, essoufflé. Son corps usé et las lui hurlait d’arrêter tout cela.
Maintenant qu’elle était avalée par les flammes, Sirion s’évertuait à faire le tri dans ses pensées. Une ombre passa près de lui. Son odeur âcre parlait pour lui.
- Je me félicite de vous avoir donné l’emplacement de mon passage secret. Vous et vos hommes avez fait un travail remarquable cette nuit.
Alors que Péocle essayait de s’attirer les bonnes grâces du Maître de la Garde, le capitaine
Laerte et deux de ses roses blanches s’avancèrent dans leur direction.
- Je parlerai de vous au Sénat, seigneur Ibn-Lahad. Vos faits d’armes vous porteront loin !
Sans dénier lui offrir un regard, Sirion lui répondit d’un ton las et cynique.
- Vous m’en voyez flatté sénateur. Être recommandé par un politicien tel que vous…
Péocle fit une moue dubitative. Et alors qu’il comprenait, des mains enserrèrent ses bras menus.
Laerte s’approcha du sénateur.
- Sénateur Péocle, au nom du roi Tar-Aldarion, je vous arrête. Vous êtes accusé de trahison envers la couronne d’Arnor, de complicité de meurtres,…
- Mais enfin, comment osez-vous ?! Je suis un représentant du peuple d’Arn…
- LA FERME !Le hurlement du Maître de la Rose résonna dans toute la cour, attirant tous les regards sur eux. Sirion passa devant
Laerte et attrapa la gorge de Péocle sans aucune précaution.
- Par votre faute, des hommes et des femmes sont morts cette nuit ! Par votre faute, les héritiers du royaume ont été tués ! Par votre faute !
Le visage de Péocle devînt vite écarlate, les veines de son front gonflaient à mesure que les doigts de Sirion se resserraient autour de son cou. Ses yeux se révulsèrent. Jusqu’à ce que le Fantôme ne le relâche.
Maegon s’était avancé jusqu’à la scène. Il regardait son supérieur tristement. L’heure du deuil était venue, chacun le vivant différemment.
Laerte laissa passer quelques secondes avant d’ordonner à ses hommes d’éloigner le sénateur. Rytep, le garde du corps de Péocle n’avait rien osé dire ni faire. Il se contenta de suivre son seigneur sans mot dire.
Peu à peu, la cour se vida. Les hommes retournant à leurs montures et préparant le départ vers Annùminas évacuèrent l’endroit pour ne laisser que deux hommes : Sirion et Maegon.
Tous deux étaient restés là, à contempler le feu s’éteindre sans prononcer un mot. Les deux hommes s’appréciaient beaucoup et n’avaient pas besoin d’ouvrir la bouche pour se comprendre. Maegon était comme un second frère pour Sirion.
- Elle a fait ce qu’elle pensait juste, souffla-t-il.
Une brise souleva les cendres devant eux.
- Ce carreau m’était destiné. Je devrais être à sa place.
Maegon posa sa main sur l’épaule de son chef.
- Malheureusement pour elle, oui…
Le hennissement des chevaux à l’extérieur de l’enceinte se répercuta contre les murs jusqu’aux deux hommes. Le lieutenant du Fantôme commença à avancer vers la grande porte. Le départ était pour bientôt.
- Mais heureusement pour l’Arnor, ce n’est pas le cas.#Maegon #Sirion #Madhel #Laerte #Péocle