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Sujet: L'heure des renoncements
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 13 Jan 2024 - 18:36
À l’exception de Melkor et de la souffrance, rien n’avait de sens dans les sinistres entrailles du Temple de Sharaman. Les petites vies humaines, fragiles bougies battues par les vents tempétueux du destin, avaient autant de valeur que les grains de poussière qui reposaient inertes entre les dalles séculaires, lissées par le temps. Les ténèbres dévoraient absolument tout. Le temps semblait s’écouler différemment entre les griffes de Melkor, s’étirant à l’infini au point de torturer les âmes et les cœurs qui aspiraient à retrouver la lumière du soleil et la pureté d’un air qui ne sentirait pas la mort et la peur. Puis ces mêmes heures se compressaient de manière étrange, tandis que les cérémonies sanglantes paraissaient revenir trop rapidement, trop régulièrement. Les malheureux qui assistaient à ces cruelles exécutions publiques, dans la Cité Noire, devaient également ressentir le même dégoût à l’approche de la journée sacrificielle, et abhorrer le jour où Jawaharlal avait décidé de transformer cette odieuse coutume en un rituel qu’il était dangereux de manquer.

Au milieu de cette tourmente, se trouvait le jeune Learamn, dépossédé de tout ce qui avait jadis eu un sens dans son existence. Sa terre, ses effets personnels, sa famille, ses amis… et désormais ses valeurs, ses convictions les plus profondes. Tout lui était arraché avec une violence et une brutalité sans nom. Melkor, l’ennemi du monde, avait depuis longtemps refermé ses griffes sur le cœur de l’Occidental, et depuis le cachot infernal où il avait été banni, il continuait à diffuser sa sinistre influence… Elle avait l’apparence du désespoir, et attirait l’ancien officier du Rohan comme un aimant tirant à lui de manière inexorable ce qui demeurait de sa volonté de fer. Combien de temps faudrait-il à Learamn pour succomber pleinement au néant, et répondre « rien » à cette question qui revenait assaillir son esprit de plus en plus régulièrement ces derniers jours ?

Quelques jours avaient suffi à émousser ses convictions.

Quel effet pouvait avoir un enfermement prolongé ici ? Que deviendrait-il d’ici quelques mois ? Quelques années ?

Quel homme deviendrait-il quand les ténèbres auraient fini par ronger toute la lumière qu’il s’efforçait de préserver dans le secret de son âme tourmentée ? Quel homme serait-il devenu si, au hasard d’une coursive du Temple de Sharaman, il n’avait pas entraperçu la silhouette de la devineresse ?

Le garde qui veillait sur les lieux ne manqua pas de capter le changement d’attitude de Learamn, et de venir écraser dans l’œuf ce qu’il perçut comme le début d’une potentielle rébellion. Les ordres étaient clairs : ne pas laisser le moindre répit aux esclaves, ne pas leur permettre une seule seconde de lever la tête et d’espérer. Briser dès la naissance toute velléité libertaire, et répandre le désespoir comme on verserait du sel sur les premières pousses qui s’arrachaient à la terre la plus dure et la plus sèche. Ce poing refermé autour du visage de l’ancien officier était destiné à déraciner la graine de la sédition de la plus violente des manières.

- Un Lossoth, hein…

Le garde jeta un coup d’œil à son compagnon. Tous les deux avaient connu un parcours mouvementé durant leur vie, amenés à voyager à travers le monde avant de finir leur course ici, au Rhûn, pour y servir un nouveau maître. Ils avaient sillonné les terres de l’Ouest depuis les confins du Harad où ils avaient participé à de nombreuses batailles, jusqu’aux régions de l’Arnor et de Dale où leurs épées avaient été mises au service de toutes les causes qui avaient su les payer à leur juste valeur. Ils n’avaient pas participé à la Bataille du Nord, toutefois, et ne s’étaient jamais aventurés dans les lointains territoires glacés qui s’étendaient dans le septentrion. C’était, disait-on, la terre des ours et des loups, et les hommes qui y vivaient étaient des brutes épaisses, des sauvages…

Celui qu’ils interrogeaient actuellement n’était pas un colosse, et ils échangèrent un sourire entendu. Les légendes n’étaient donc bien que des légendes, et les Lossoths étaient comme les autres : de simples hommes, que l’on pouvait broyer sans crainte.

- La rivière Thrâkhân ? Le mont d’Ava ? Jamais entendu parler, gamin… Mais je te… Hé ! Regarde-moi quand je te parle !

Avec une brutalité rare, il plaqua Learamn contre le mur de pierre qui se trouvait derrière lui, envoyant une onde de choc à travers tout son corps meurtri, qui le désorienta un instant. Le garde se retourna vivement, pour voir ce qui avait attiré l’œil du Lossoth, mais il ne vit rien. Le couloir était vide. Learamn lui-même ne pouvait être sûr d’avoir bien vu. Pendant une fraction de seconde, on aurait dit que Kryv s’était figée, mais ce geste si subtil, si fugace, pouvait tout aussi bien n’être qu’une illusion de l’esprit, un fantasme n’ayant rien de réel, et correspondant tout simplement aux espoirs fous d’un homme qui avait renoncé à tout pour retrouver une ombre, un fantôme, et qui perdait la tête en retrouvant finalement sa trace à l’issue d’un long périple.

Avait-elle seulement entendu ?

Avait-elle compris les mots qu’il avait prononcés ?

Avait-elle reconnu les noms, ceux-ci résonnaient-ils encore dans son esprit ?

Elle s’était évanouie, flanquée par les deux cerbères qui l’accompagnaient partout, laissant Learamn seul avec ses interrogations, et le fil ténu de l’espoir qu’il venait de retrouver, après avoir erré longtemps dans le labyrinthe du Temple de Sharaman. Restait à savoir où le mènerait cette ligne de vie à laquelle il se raccrochait désespérément à présent.

++ Monseigneur, je vous en prie… ++ Intervint Nomi, sans oser s’interposer trop frontalement entre le garde et Learamn qui subissait encore son emprise. ++ Monseigneur, je vous assure que nous ne poserons aucun problème… Nous sommes attendus à la loge du Grand Prêtre pour de simples aménagements… Rien de plus. ++

Pendant un instant, le garde parut ne pas prêter attention à l’esclave et à ses suppliques, laissant planer le doute quant à ses intentions. Son regard ne quittait pas Learamn des yeux, comme s’il cherchait à percer le mystère de ce qu’il avait pu percevoir furtivement, par deux fois maintenant, et qui lui donnait un très mauvais pressentiment. L’impression que quelque chose se tramait sous ses yeux, et que cet homme soi-disant venu du Nord amenait davantage de problèmes qu’il voulait bien l’admettre. Cette impression persistante, toutefois, n’était soutenue par aucune preuve tangible. Ce n’était, de toute évidence, qu’une autre âme asservie cherchant à se faire oublier au sein de la demeure de Melkor. Le garde hésita encore un instant, mais ce fut son compagnon qui finit par intervenir, trouvant de toute évidence que cette situation s’éternisait inutilement :

- Allez Vago, on a mieux à faire que d’emmerder des esclaves. Tue-le maintenant, ou bien laisse-le partir, mais fais quelque chose.

Vago eut un sourire inquiétant, qui étira les fines cicatrices que l’on voyait apparaître sur son visage. Il sembla vraiment considérer la première option pendant un moment, avant de relâcher son emprise, et de laisser Learamn s’affaisser sur le sol, où il resta un moment à reprendre son souffle.

- J’en ai déjà étripé un aujourd’hui. Si j’en tue un deuxième, on va me demander de le rembourser…

Il haussa les épaules, puis reprit en rhûnien pour Nomi :

++ Ça ira pour aujourd’hui… Tiens tes esclaves la prochaine fois, ou tu en subiras les conséquences. Compris ? ++

++ Oui, monseigneur. ++ Fit l’esclave en s’inclinant. ++ Merci, monseigneur. Allez, relève-toi… ++ Lâcha-t-elle enfin à l’attention de Learamn, tandis qu’elle l’aidait à se remettre sur pied.

Ils surmontèrent leur tétanie et rejoignirent le reste du groupe pour continuer l’ascension et rejoindre enfin la loge où ils étaient attendus. Cependant, au moment où ils se croyaient tirés d’affaire, une voix méfiante s’éleva derrière eux, dans un westron qui n’était de toute évidence adressé qu’à Learamn :

- Au fait, Lossoth… Je ne crois pas avoir entendu ton nom. Comment tu t’appelles, déjà ?

Quand l’ancien officier se retourna pour répondre, il ne put manquer de constater que quelque chose avait changé dans le regard de Vago. On pouvait désormais y lire une lueur inquiétante, celle d’un limier ayant flairé quelque chose sans savoir quoi. Il observait Learamn en fronçant les sourcils, comme s’il tentait de convoquer un souvenir…

Le souvenir d’un homme qu’il avait lui-même ramené au Temple, quelques semaines auparavant…


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++ Des nouvelles ? ++

++ Rien. On attend. ++

Les deux silhouettes se fondirent dans les ombres en silence, alors que des bruits de bottes synchronisés se rapprochaient. Des gardes en armure, qui patrouillaient en ville alors que le soir approchait. Une demi-douzaine de fantassins cuirassés des pieds à la tête, dont deux portaient des torches qui jetaient un rai de lumière orangée vers leur cachette. Lourdement armés, bien entraînés et parés à toute éventualité, ils représentaient une menace que les deux embusqués ne tenaient pas à affronter au risque d’y laisser la vie. Ils retinrent leur souffle un instant, mais les sentinelles passèrent leur chemin sans s’arrêter, et bifurquèrent le long d’une artère plus fréquentée qui remontait en pente douce vers la place du petit marché.

Les ombres s’agitèrent, et les deux hommes quittèrent leur tanière.

++ Ce n’est pas sûr, ici. Filons ++

++ Et pour aller où ? ++

La première silhouette encapuchonnée se rapprocha de la seconde, et souffla :

++ Nous avons trouvé une cachette, un endroit secret. Nous y serons en sécurité. Les autres sont là-bas, eux aussi. ++

++ C’est trop dangereux. Si nous sommes pris… ++

Il ne finit pas sa phrase. Ils savaient tous deux ce que signifiait leur capture. Dans le meilleur des cas, une mort rapide administrée par la justice expéditive du gouverneur Hagan. Dans le pire des cas, ils finiraient leurs jours dans le Temple de Sharaman, confiés aux prêtres de l’Ogdâr pour y être sacrifiés… On disait que ceux qui mouraient ainsi voyaient leur âme dévorée par Melkor pour l’éternité. Cette perspective les terrifiait presque davantage que la mort elle-même.

La première silhouette reprit :

++ Ne t’inquiète pas. Nous avons pris des précautions. Tout ira bien. ++

Ils n’avaient pas d’autre choix, de toute manière, que de quitter les rues de la Cité Noire. La tension était montée d’un cran depuis l’exécution publique d’une fille de la noblesse, et les gardes semblaient particulièrement crispés. On racontait des choses étonnantes parmi le petit peuple de la Cité Noire : on parlait de nouveaux gardiens du Temple qui effrayaient même les soldats et le gouverneur. On parlait de disputes entre les grands d’Albyor, partagés sur la conduite à tenir face aux Melkorites. Mais ce n’étaient que des rumeurs… Quiconque aurait osé formuler une idée séditieuse ouvertement aurait été immédiatement arrêté par les Ogdâr-Sahn, et aurait pris place parmi les sacrifiés de la prochaine cérémonie sanglante.

Ainsi, les rues n’étaient plus vraiment sûres, et la multiplication des patrouilles compliquait singulièrement leurs déplacements. Ils durent faire de longs détours, et se tapir à plusieurs reprises, avant de gagner les profondeurs de la Ville Sombre. Les artères creusées dans la roche renvoyaient l’écho de leurs pas pressés, mais fort heureusement ils ne croisèrent personne à cette heure tardive, pas même quelques ivrognes ayant perdu la faculté de retrouver le chemin de leur foyer. Nul ne voulait se retrouver seul à la nuit tombée, de crainte d’être enlevé et réduit en esclavage… ou pire. Les deux silhouettes continuèrent leur progression à travers la ville, émergeant des quartiers troglodytes, contournant largement la place de l’Ogdâr – où étaient pratiquées les exécutions publiques –, et la place du port, pour remonter vers les maisons qui se situaient en surplomb du fleuve. Dans toute autre cité, ces habitations auraient probablement été particulièrement prisées, mais pas ici.

À Albyor, le fleuve amenait quotidiennement son lot de marchandises, débarquées des navires qui sillonnaient la mer de Rhûn, de ceux qui venaient de la région du Dorwinion à l’Ouest, voire depuis le comptoir commercial ouvert auprès des Nains des Monts de Fer. Certains esclavagistes osaient même s’aventurer dans les terres d’Outre-Anduin, et ramenaient dans la Cité Noire des esclaves de luxe qui valaient une véritable fortune. Chaque jour avait lieu la criée, où l’on achetait et l’on vendait indifféremment des soieries, des pierres précieuses, des armes et des armures, des hommes et des femmes, du vin fin de la meilleure qualité, du blé et de l’orge, des enfants non tatoués, des objets d’art et d’artisanat, des tapisseries, des chevaux destinés à la reproduction, ou encore des bêtes de somme pour renouveler les cheptels d’Albyor. Le vacarme assourdissant le disputait à l’horreur de ces humains vendus à la pièce, parfois séparés à grands renforts de cris et de larmes de leurs compagnons de voyage avec qui ils avaient survécu à la longue traversée jusqu’à Albyor. Certains voyageaient même en couple ou en famille, et on assistait à des déchirements terribles lorsque la femme était vendue comme esclave de compagnie – prostituée, en somme – tandis que le mari était envoyé dans les mines de fer de la Cité Noire où il y rencontrerait probablement la mort. De même, on assistait régulièrement aux séparations entre une mère et son enfant, ce dernier pouvant avoir la chance d’être vendu à un propriétaire scrupuleux qui lui donnerait une bonne éducation pour en faire un comptable ou un traducteur. L’alternative était moins réjouissante, puisque les enfants étaient également prisés des propriétaires de mines d’or, qui savaient que des corps plus petits pouvaient se faufiler dans les veines les plus dangereuses pour y dénicher le précieux métal.

Évidemment, cela ne les prémunissait pas des éboulements, qui tuaient chaque année une bonne dizaine d’enfants malchanceux. Parfois davantage.

Ce fut dans l’une de ces maisons, aux premières loges d’un des spectacles les plus affligeants de la Terre du Milieu, que les deux silhouettes trouvèrent refuge. Quelques coups frappés discrètement selon un code secret, et on leur ouvrit pour les laisser se mettre au chaud. La première silhouette retira son capuchon.


C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué mais au regard déterminé. Ses cheveux et sa barbe grisonnants le vieillissaient encore davantage que les sévices subis par ses maîtres. C’était un Rohirrim de naissance, qui répondait au nom de Eodwaeld, mais que tout le monde appelait l’Ancien. Il était unanimement connu comme un homme bien, ayant longtemps travaillé comme palefrenier, avant de parfaire l’éducation équestre des enfants de bonne famille. Une sombre affaire de mœurs l’avait fait tomber en disgrâce, et il avait été vendu à des maçons qui se servaient de lui pour porter des sacs de pierre et de mortier. Ses épaules voûtées attestaient de la dureté de son quotidien. Il s’était enfui peu auparavant, en entendant l’appel de Huru. Pour lui, il n’y avait d’autre opportunité que la victoire ou la mort, car s’il était rattrapé par ses maîtres ou les autorités d’Albyor, il serait exécuté publiquement pour l’exemple. Il fut accueilli par de chaleureux sourires à l’intérieur de la petite bâtisse, et une femme vint notamment le serrer dans ses bras à lui couper le souffle :

- Tout va bien, Fall. Je suis rentré.


Il passa une main affectueuse dans la chevelure brune de la jeune femme, qui lâcha un soupir de soulagement. Fall était un personnage à part de leur petite compagnie. Elle avait été parmi les premières à rejoindre l’appel de Huru, pour des raisons que personne n’ignorait. Elle était, avec l’Ancien, la seule à être née à l’Ouest et elle avait probablement vécu davantage de sévices que tous ses compagnons réunis. Réduite au rang d’esclave de compagnie avant même sa puberté, elle était passée de maître en maître, subissant un lot inimaginable de violences physiques et psychologiques. Avant sa majorité, elle avait déjà connu trois fausses couches et deux avortements forcés, jusqu’à ce qu’elle contractât une maladie vénérienne qui l’avait rendue subitement moins désirable aux yeux de ses maîtres. Vendue à un guérisseur qui ne lui avait donné que quelques mois à vivre, elle était devenue un cobaye opportun pour tester de nouvelles drogues curatives, ce qui lui avait paru être une fin tout à fait adéquate au regard de son existence… Sauf qu’elle avait déjoué le destin, et cinq ans après le pronostic de son dernier maître, elle était toujours en vie et lui… presque pas. La faute à la rencontre malencontreuse avec une branche d’arbre lors d’une sinistre partie de chasse à l’homme. Paralysé aux trois quarts, incapable de parler, il n’avait pu se reposer que sur sa délicieuse esclave-cobaye, qui avait pris un malin plaisir à lui faire payer minute par minute tout ce qu’elle avait subi dans son existence.

Et pourtant, Fall n’était pas qu’une femme brisée éprise de vengeance. Véritable boule d’énergie, bourreau de travail, elle associait son intelligence vive et débordante à une discipline de fer qui faisait d’elle une force sur laquelle il fallait compter. Elle se tourna vers la seconde silhouette, et l’embrassa de la même manière, en soufflant :

++ Je suis heureuse que tu sois en vie, Huru. Toutes mes condoléances pour ton père. ++

Huru retira son capuchon, et lui rendit son étreinte avec chaleur. Il la considérait comme une petite sœur, même si elle était plus âgée que lui-même, et il savait qu’elle avait plusieurs fois prêté assistance à son père, notamment durant Shuresh.


++ Merci, ça me touche… Essayons d’être à la hauteur de sa mémoire. Vous êtes tous ici ? Comment avez-vous fait pour… ? ++

++ Nous allons tout t’expliquer Huru, ne t’inquiète pas. ++

Fall lui prit la main, et le tira vers la pièce principale, où se trouvaient les autres esclaves enrôlés dans cette folle entreprise consistant à tuer Jawaharlal. Des braves parmi les braves, qui se retrouvaient pour la première fois tous ensemble dans la même pièce. Ils n’étaient que onze, certes, mais leur courage était probablement inégalé dans la Cité Noire, qui se terrait devant le Grand Prêtre de Melkor, et qui n’aurait jamais osé convenir d’une telle réunion pour discuter de sa mort. Un sentiment d’immense fierté envahit Huru en les voyant ainsi rassemblés, et il pensa à son père. A tout ce qu’il avait construit patiemment. Il ne ressentait que gratitude à leur égard, eux qui lui prêtaient leur vie et lui faisaient confiance pour mener à bien ce que personne n’avait jamais songé à accomplir. De toute évidence, le respect était réciproque, car tous le saluèrent avec révérence, lui adressant des mots encourageants et lui serrant la main avec énergie. Tous le regardaient avec une certaine admiration qu’il n’était pas sûr de mériter. Après les retrouvailles d’usage, Huru les pressa de questions concernant leur nouveau quartier général.

++ Cette maison appartient à cet affranchi que tu avais contacté pour entrer dans le Temple de Sharaman. Il a tenu à nous aider en nous prêtant cette bâtisse, et il nous a fait apporter quelques repas chauds, et des armes. ++

Ils révélèrent à Huru leur équipement… C’était davantage que ce qu’il aurait pu espérer. Deux épées, une série de dagues effilées, et trois arcs ainsi qu’une bonne trentaine de flèches. Ce n’était pas de l’équipement de la meilleure facture, mais c’était de toute évidence du matériel fiable et robuste, qui leur permettrait de frapper fort au cœur du Temple. Il soupesa une des épées, sans cacher sa surprise. Jawarhalal, bouffi d’orgueil, ne pourrait pas échapper à une douzaine d’assassins envoyés à ses trousses. Fall, qui trépignait d’impatience, reprit :

++ Nous sommes prêts, Huru. Nous avons repris des forces, nous avons l’estomac plein, et nous avons pu nous exercer au maniement des armes. Nous n’attendons plus que ton signal. Dis-nous à quelle heure frapper, et nous frapperons. Jawaharlal mourra par main, je peux te le garantir ! ++

Huru lui posa une main sur l’épaule :

++ Je sais que tu ne manqueras pas ton coup. Mais pour le moment, nous devons attendre le signal. Notre allié s’est infiltré dans le Temple, mais il n’a pas encore pris contact pour nous dire quand frapper. Ni où. Dès qu’il m’aura informé de… ++

++ Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, Huru. ++ Trancha l’Ancien. ++ Les patrouilles se multiplient à Albyor, le Grand Prêtre trame quelque chose, et nous devons frapper pendant que nous avons encore l’initiative. Chaque jour qui passe, nous prenons le risque d’être découverts. À chaque fois que nous partons en reconnaissance, nous prenons le risque d’être suivis, et que notre plan se retourne contre nous. Huru… Tu sais bien que les chances que ton ami survive dans les entrailles de Sharaman sont minces. Combien de temps avant qu’il soit démasqué, qu’on le torture, et qu’on remonte jusqu’à nous ? Tu sais que j’ai raison. ++

Huru baissa la tête. Il savait pertinemment que le danger était grand, mais il avait foi en Learamn, et par ailleurs il savait qu’un assaut irréfléchi conduirait au désastre. Ses compagnons étaient zélés et remplis d’espoir, mais ils se leurraient sur leurs chances réelles de réussir à tuer Jawaharlal sans l’aide de leur infiltré. Toutefois, le leur dire frontalement risquait d’entamer leur moral, et il ne tenait pas à instiller le doute dans leur esprit. Ce sentiment viendrait bien assez tôt, et serait leur pire ennemi.

++ Notre plan implique d’attendre le signal. Nous ne pouvons pas… ++

++ Les plans changent, Huru ! ++ Intervint Fall. ++ Nous savions que ce ne serait pas une partie de plaisir, et que nous aurions des obstacles à surmonter. Nous avons un peu discuté, avant que tu arrives et… ++

Elle marqua une pause, gênée, et Huru fronça légèrement les sourcils. Ils se regardèrent les uns les autres, sans que quiconque n’osât aller au bout du propos. Ce fut finalement l’Ancien qui se lança :

++ Jawaharlal organise une cérémonie sanglante. La plus grande depuis des mois. Nous ne savons pas encore quand, mais elle aura lieu très bientôt. Nous frapperons à ce moment-là : il y aura tellement de monde que la panique et le chaos joueront en notre faveur. Nous respecterons le plan, Huru, mais nous ne pouvons pas tout faire reposer sur les épaules d’un seul homme. Notre décision est prise, en toute liberté. ++

++ En toute liberté. ++ Reprirent les autres machinalement.


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La rencontre avec Vago avait brièvement ébranlé le petit groupe d’esclaves dirigé par Nomi, mais celui-ci avait fini par les laisser partir après avoir obtenu une réponse de la part de Learamn. La cheffe de troupe n’avait pas vraiment compris la teneur de l’échange, mais elle savait qu’il valait mieux faire profil bas, ne pas poser de questions, et se contenter de savourer le fait d’avoir réussi à réchapper vivant de cette rencontre. Elle tremblait encore de peur lorsqu’ils arrivèrent finalement à la loge de Jawaharlal, et qu’ils furent accueillis par une vingtaine de gardes qui eux-mêmes surveillaient les esclaves qui travaillent sur place. Ils n’eurent pas besoin de se présenter pour être introduits dans les lieux, mais on les fouilla néanmoins pour vérifier qu’ils ne transportaient pas d’armes.

Nomi était, hélas, habituée à ce genre de rituels et elle ne se formalisa pas lorsque les mains impudiques des gardes glissèrent sur son corps, intéressés à la fois par les éventuelles armes qu’elle pouvait dissimuler que par les formes que cachaient ses vêtements rapiécés. Elle ne se considérait pas comme particulièrement belle, mais les hommes qui œuvraient dans le Temple, et qui vivaient souvent entre eux, déversaient toute leur frustration sur ces inférieurs qui n’étaient pas en mesure de se défendre. Les doigts répugnants qui s’attardèrent sans douceur sur sa poitrine lui tirèrent un frisson de dégoût, mais elle se félicita qu’il restât un peu de décence à ces gardiens, car nul ne s’aventura au-delà de viles caresses. Elle s’efforça de réprimer les souvenirs de la dernière fois qu’on avait abusé d’elle, en se concentrant sur le fait d’être en vie.

Rester en vie, c’était tout ce qui comptait.

++ Bon, tout est en règle. Allez rejoindre l’équipe qui travaille aux tentures si vous n’avez pas le vertige. ++

Nomi hocha la tête, et distribua les ordres à son équipe. Elle avait déjà participé deux fois à des missions dans la loge du Grand Prêtre, aussi connaissait-elle bien les difficultés inhérentes aux décorations, mais elle devait désormais les expliquer à ses équipiers. Installer des tentures pouvait sembler facile, mais les tissus étaient épais et très lourds, et ils devaient être fixés avec le plus grand soin pour ne pas se détacher durant la cérémonie. Par ailleurs – et c’était bien là le nœud du problème –, l’alcôve de Jawaharlal se trouvait à plusieurs mètres au-dessus du sol, ce qui rendait l’installation plutôt acrobatique. Régulièrement, des esclaves chutaient de l’échelle qui était installée de manière précaire, et achevaient leur vie sur les dalles de la grande salle, vingt mètres en contrebas, le corps affreusement brisé par la rencontre avec le sol. C’était peut-être, pour certains d’entre eux, une manière d’échapper au sort qui leur était promis, mais pour beaucoup d’esclaves superstitieux, mourir dans la grande salle des sacrifices les rapprochait trop de Melkor, et ils craignaient de voir leur âme être damnée pour toujours.

Nomi espérait ne perdre personne aujourd’hui, et elle donna des consignes très précises à chacun. Elle garda Learamn avec elle, pour veiller sur lui durant l’opération. Plus grand et costaud qu’elle, ce fut à lui de grimper sur l’échelle pour installer les tentures. Elle-même se chargeait de tenir l’échelle en place, tandis qu’un troisième esclave s’efforçait de lui passer les tissus pour qu’il pût les accrocher sur les cordes qui avaient été tendues pour l’occasion.

- Attention… Pas tomber… Souffla-t-elle. Attention.

Son westron était élémentaire, mais son souci sincère, et elle s’efforça de lui donner les meilleurs conseils pour réussir la périlleuse mission qui lui était confiée. Plus d’une fois, l’ancien officier manqua de déraper malencontreusement, et de rencontrer son funeste destin, mais la position qui lui était confiée n’avait pas que des inconvénients. De là où il se trouvait, il disposait d’une vue panoramique sur la salle des sacrifices, ainsi que sur la loge de Jawaharlal, jusqu’à l’embouchure des couloirs qui s’ouvraient dans la roche, et qui allaient peut-être vers des appartements. L’un d’entre eux, plus large que les autres, devait probablement permettre au Grand Prêtre de faire une entrée remarquée parmi les membres de l’assistance – des gens de qualité, de la haute noblesse d’Albyor, ainsi que des prêtres éminents – qui pouvaient ainsi lui présenter leurs hommages en personne. D’autres corridors plus étroits pouvaient servir de voie d’exfiltration pour le chef des Melkorites, si d’aventure le moindre danger venait à le menacer.

Si des assassins pouvaient couvrir ces sorties, et tendre une embuscade à Jawaharlal au moment où il s’y attendrait le moins, ils pouvaient avoir des chances raisonnables de lui porter un coup fatal. De telles issues n’étaient pas faciles à manœuvrer pour des gardes, car l’exiguïté des lieux permettait à une force moins nombreuse de compenser rapidement son désavantage. Seule l’expertise de Learamn pouvait lui permettre d’estimer quel chemin serait le plus adapté.

Une fois les tentures installées, ils durent aller chercher les fauteuils des invités, qui devraient être au moins une bonne soixantaine. Les esclaves se dirigèrent vers les fameux couloirs qui s’ouvraient derrière la loge, et ils découvrirent un réseau complexe de pièces de stockage, qui s’ouvraient ensuite vers ce qui ressemblait à des appartements privés. Ce n’était sans doute pas la chambre de Jawaharlal, mais ils purent jeter malgré eux un œil vers une superbe chambre à coucher où pénétrait une douce lumière naturelle, qui descendait presque magiquement depuis le plafond et se reflétait dans les miroirs et les cristaux installés stratégiquement dans la pièce. Qu’il existât de telles merveilles au sein du Temple était pour le moins surprenant, mais personne ne se risqua à faire un commentaire.

Le silence était requis de la part des esclaves en ces lieux considérés comme sacrés.

Nomi et ses esclaves passèrent trois longues heures à travailler dans et autour de la loge, ce qui leur donna amplement le temps de se familiariser avec les lieux, même s’ils ne pouvaient pas se targuer de savoir ce qui se cachait derrière chaque porte close. La présence en nombre des Bakhshidan de Jawaharlal ne trompait pas, cependant. Ils approchaient certainement du siège du pouvoir. Cet avant-goût, toutefois, ne permettait pas d’établir des certitudes. Ils étaient incapables de localiser les appartements du Grand Prêtre, et d’autres personnes importantes semblaient résider ici, sans qu’il fût possible de déterminer qui, ou combien. Tout ce que Learamn put confirmer fut la présence à la prochaine cérémonie du gouverneur d’Albyor, puisqu’il participa à l’installation d’un fauteuil particulier qui lui était réservé, sur lequel son titre était gravé. C’était une lourde pièce de bois, qui portait des moulures délicates et qui était ornée d’une figure majestueuse ressemblant à un dragon sans ailes qui semblait s’enrouler depuis les pieds de la chaise jusqu’au sommet du dossier. La créature avait des pattes griffues et courtaudes, une gueule carrée et méchante, garnie de crocs immenses qui transparaissaient derrière un sourire inquiétant. La sculpture était d’un réalisme saisissant, et les yeux incrustés de rubis du monstre renvoyaient la lueur des torches, donnant l’impression que celui-ci était vivant.

- C’est une… cadeau, expliqua Nomi. Une cadeau pour gouverneur… Grand cadeau.

Un moyen de flatter celui qui demeurait officiellement le maître de la cité… et par la même occasion de le faire asseoir sous la surveillance de cette immense créature serpentine dont les griffes donnaient l’impression de vouloir enserrer les épaules de celui qui s’asseyait ici.


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Un cri rauque quitta ses lèvres, et son corps se mit à trembler des pieds à la tête.

Une main vint presser contre sa bouche, étouffant un second mugissement, alors que son dos se cabrait. La table de bois où il était installé vacilla, manquant de se renverser, emportant avec elle le matériel qui avait été disposé dessus. Toutefois, les quatre hommes qui le tenaient en place avaient assez de force pour le maintenir relativement immobile, et ils évitèrent la catastrophe.

La souffrance omniprésente était insoutenable.

D’une ruade il se dégagea, et trouva la force de supplier entre deux gémissements :

- Pitié… Laissez-moi…

- Pas encore.

Il y eut un nouveau craquement, plus sonore cette fois, et un nouveau hurlement qui se répercuta sur les murs comme un écho terrifiant.

- Faites-le taire, putain, faites-le taire !

Un bâillon fut amené, et installé sommairement. L’homme était agité de spasmes incontrôlables, tant la douleur le cisaillait. Il était au bord de l’inconscience, mais chaque nouveau mouvement le ramenait invariablement à sa jambe martyrisée, atrocement maltraitée. Il hurla à s’en déchirer les poumons derrière ce morceau de tissu qu’on avait coincé entre ses lèvres, et des larmes coulèrent le long de ses joues. Pendant une minute, les choses se calmèrent quelque peu. Il entendit le tintement métallique d’un instrument qu’on repose, et cela lui donna l’illusion que tout allait bientôt s’arrêter. Erreur. Nouvelle douleur subite, alors que son genou et sa cheville pivotaient brusquement en lui arrachant une plainte atroce. Les hommes qui tentaient de le maintenir en place déployaient toutes leurs forces pour y parvenir, leurs doigts glissant contre sa peau luisante.

Il transpirait abondamment, ses chemises étaient trempées de sueur, de même que ses épais cheveux bruns plaqués sur son front plissé.

Spoiler:


- Bon Khalmeh Elkessir… Ce n’était pas une partie de plaisir, hein ?

L’intéressé ne pouvait pas répondre, et le bâillon n’y était pour rien. Fiévreux, en état de choc, il était incapable d’articuler quoi que ce fût. L’homme penché sur lui s’en rendit compte, et lui fit apporter un peu d’eau. Le bâillon tomba, et on le fit boire doucement en essayant de l’empêcher de s’étouffer. Khalmeh retomba brutalement sur le dos après s’être désaltéré : sa poitrine se soulevait à un rythme infernal.

- Maintenant que ces désagréments sont derrière nous, nous allons avoir besoin d’informations… Je te préviens, nous avons très peu de temps devant nous, notre patience est limitée, et l’enjeu est énorme, alors j’ai besoin que tu coopères. Pleinement. Tu comprends, Khalmeh Elkessir ? Tu comprends ? Bien.

L’esclavagiste avait hoché la tête mécaniquement. Il n’était pas en position de refuser quoi que ce fût à cet homme, il n’en avait plus la force. Sa fuite effrénée dans les rues d’Albyor, sa chute brutale, sa jambe brisée… Tout cela aurait eu raison du guerrier le plus endurci – ce qu’il n’était pas – et que dire de ce qu’il venait de subir ? Que dire de ces heures de souffrance, alors qu’on s’acharnait sur sa jambe blessée au point de lui faire perdre la raison. Khalmeh avait des principes, sans doute exhumés par sa rencontre avec Learamn et les épreuves traversées avec ses compagnons, mais ceux-ci ne pesaient pas bien lourd dans la balance aujourd’hui. Il confesserait tout. Il n’avait pas d’autre choix.

- Commençons par le commencement. Où sont tes compagnons ? Ceux avec qui tu as quitté Blankânimad ?

- Morts… essaya-t-il.

L’homme fit claquer sa langue.

- Non, pas tous, et tu le sais bien. Tu te souviens de ma patience limitée ? Reprenons. Où sont tes compagnons, Khalmeh Elkessir ?

De nouvelles larmes.

- Mort… Thrakan est mort. Je l’ai vu…

Un silence. L’homme ne semblait pas surpris par cette information, mais il en désirait davantage, et laissa Khalmeh déglutir difficilement avant de reprendre :

- Ava… Je ne sais pas… Partie… Je ne sais pas…

Nouveau silence. Ce n’était toujours pas suffisant :

- Learamn… Je ne sais pas… Probablement mort… Ou alors…

- Ou alors ? Fit l’homme, soudainement intéressé.

Khalmeh serra les dents. Il ne voulait pas dénoncer son compagnon d’armes, mais il n’avait plus la force de résister et de cacher la vérité. Si on touchait encore une fois à sa jambe, son esprit se briserait purement et simplement. Alors que ses mâchoires se desserraient, il espérait secrètement que Learamn était en train de plonger une lame dans le cœur de tous les Melkorites qu’il rencontrait, et que ces révélations ne nuiraient pas à son plan.

- Au Temple… Il veut…

Les mots franchirent difficilement sa bouche.

- Il veut tuer le Grand Prêtre… Et il y parviendra… Il y parviendra, j’en suis sûr… Et vous ne pourrez rien faire pour l’en empêcher… Il est déjà trop tard…

L’esclavagiste commençait à divaguer. Son interrogateur lui secoua l’épaule pour le forcer à rester concentré. Ces paroles avaient fait leur petit effet, mais n’avaient certainement pas provoqué la réaction paniquée que Khalmeh espérait. Il venait de vendre son compagnon, et ces hommes ne s’étaient même pas émus de la situation… comme s’ils savaient déjà ce que planifiait l’ancien officier du Rohan.

- Je doute fort qu’il parvienne à tuer le Grand Prêtre, Khalmeh Elkessir, mais je suis sûr qu’il essaiera. La question est de savoir quand. Quand planifie-t-il son coup ?

- Cérémonie… Pendant la cérémonie… C’est le plan… Tuer Jawaharlal pendant la cérémonie…

L’homme fit une moue indéchiffrable, et fit appeler un de ses sbires à qui il transmit quelques instructions à voix basse. Ce dernier portait des tatouages sur le cou et les mains, mais Khalmeh n’eut pas le temps de les reconnaître, à part un. C’était le tatouage des esclaves du gouverneur Hagan. Un monogramme stylisé aux effigies de la famille dominant Albyor.

Il ne comprit pas.

Hagan ? Pourquoi ?

L’esclave s’éclipsa aussi vite qu’il était venu, et l’Occidental reprit :

- Et l’Uruk ? Où est l’Uruk ?

- Je ne sais pas… Peut-être capturé… Peut-être mort…

- Et ce bâton permet de le contrôler, c’est ça ?

Un objet à nul autre pareil entra dans le champ de vision de Khalmeh. Le bâton de commandement. Comment ces hommes avaient-ils pu mettre la main sur la laisse de l’Uruk ? Cela lui échappait totalement, mais ils disposaient désormais d’une carte maîtresse importante. En contrôlant l’Uruk et sa force brute, ils avaient à leur service une créature redoutable, conçue pour tuer, et qui ne reculerait devant rien pour accomplir sa mission. L’esclavagiste confirma les dires de son interrogateur, qui sembla s’estimer satisfait, et rangea le bâton dans la poche de son vêtement.

- Bien, Khalmeh Elkessir. Tu as bien mérité un peu de repos. Ces informations nous seront très précieuses, Tu as fait votre devoir et…

Des paroles vives échangées à l’extérieur de la pièce interrompirent leur conversation. Des éclats de voix, et visiblement quelqu’un de très mécontent qui essayait de forcer l’entrée dans le réduit où se trouvait Khalmeh. L’homme au bâton s’empressa d’aller voir de quoi il retournait. L’esclavagiste ferma les yeux un instant, incapable de se concentrer sur ce qui se disait autour de lui tant le bourdonnement dans ses oreilles occupait son espace mental. Il ne revint à lui que lorsqu’une main se posa sur son front. Elle était glacée.

++ KhalmehKhalmeh… Est-ce que vous m’entendez ? Regardez-moi. ++

L’intéressé cligna des yeux à plusieurs reprises. Sa vision était troublée, et il lui fallut un moment pour réussir à discerner ce qui se trouvait juste devant lui. Un visage. Familier. Le frisson qui traversa son corps tout entier lui coupa le souffle. Dans un murmure où se mêlaient à la fois la peur et la surprise, il laissa échapper :

++ Vous ? Impossible ! ++


▼▼▼▼▼
▲▲▲▲


Allongé dans le dortoir où se reposaient les esclaves qui n’avaient pas le privilège d’avoir des appartements privés, Learamn dormait profondément et sur ses deux oreilles, lorsqu’une main délicate vint lui secouer doucement l’épaule pour le réveiller. Contrairement à ses dernières nuits à Albyor, il n’eut pas besoin de s’inquiéter car paradoxalement, il pouvait s’estimer en sécurité ici. Il était évident que si les hommes du Grand Prêtre avaient voulu sa mort, ils n’auraient pas eu besoin de le réveiller discrètement au milieu de la nuit : ils pouvaient tout simplement l’exécuter publiquement en grande pompe, en claironnant sur tous les toits qu’ils avaient mis la main sur le traître occidental qu’ils recherchaient depuis si longtemps.

Ce n’était pas de la nuit ou des autres esclaves qu’il devait avoir peur.

En l’occurrence, celui qui se trouvait penché vers lui ne faisait pas partie de son équipe, et il n’était pas certain qu’ils se fussent déjà croisés. Pourtant, il avait réussi à arriver jusqu’à lui, sur la foi d’informations assez précises pour qu’il connût jusqu’au lit où il s’était installé. Les autres esclaves dormaient eux aussi, pour la plupart, mais personne ne s’étonna d’une conversation nocturne. La nuit permettait aux serviteurs du Temple de bénéficier de quelques instants d’autonomie bienvenus, que certains mettaient à profit de manière bien plus originales. Certains consommaient des substances psychotropes qui les aidaient à trouver le sommeil, tandis que d’autres s’asseyaient simplement pour discuter, se confier, parler de leur vie et de leur existence avant… avant tout ça. La nuit, ils redevaient des individus, et se souvenaient des désirs et des craintes qu’ils enfouissaient profondément en eux sitôt que le jour se levait.

Le visiteur de Learamn n’était pas de cette chambrée, ce qui était étonnant en soi, mais en outre il ne parlait pas un mot de westron. Il marmonna quelques paroles en rhûnien que Learamn ne comprit pas, mais cela ne l’empêcha pas de sortir des plis de sa tunique un morceau de papier soigneusement plié. L’absence d’une langue commune pour leur permettre de communiquer ne facilitait pas le travail de l’ancien officier du Rohan, qui sinon aurait pu interroger le messager plus avant, lui demander d’où venait la lettre, qui en était l’émetteur, et éventuellement lui dire de transmettre une réponse. Hélas, incapable de se faire comprendre à ce degré de subtilité, il fut contraint de laisser l’esclave partir, et de trouver un endroit relativement bien éclairé par une torche pour lire le billet qu’on venait de lui faire porter.

Le message était à la fois court et saisissant.

Citation :
J’ai perdu un ami précieux parmi les Lossoths, près du village de Lear, non loin de la rivière Thrâkhân. Si vous avez des informations, retrouvez-moi rapidement.


Il n’y avait aucune signature en bas du document, ni aucune indication quant à la façon de retrouver l’auteur de la lettre, mais la ligne de vie de Learamn semblait s’épaissir un peu plus à chaque nouvelle lecture. Un pas dans la bonne direction était toujours bon à prendre au sein du Temple de Sharaman, mais il devait rester extrêmement prudent. A la nuit tombée, les esclaves devaient se trouver dans leurs quartiers, et avaient interdiction de déambuler dans les couloirs du Temple. Les gardes veillaient au grain, et ne montreraient aucune tolérance pour ceux qui enfreindraient les lois du Grand Prêtre. Attendre le lever du jour lui permettrait d’agir plus librement, mais il serait également encadré par son équipe, et surveillé constamment par les autres esclaves. Enfin, avant même de penser à comment se déplacer dans le temple, il lui restait à trouver l’expéditeur, et à établir le contact.

En espérant qu’il ne s’agissait pas d’un piège.
Sujet: Pardonne-nous nos offenses
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 21 Fév 2021 - 12:45

Khalmeh n’aimait pas le tour que prenait la conversation qu’il avait avec Learamn. Il savait à quel point le cavalier était attaché à la devineresse, victime innocente des Melkorites qu’il avait jusqu’alors pensée perdue. La savoir en vie lui donnait soudainement l’impression que tout était possible, mais faire évader quelqu’un du Temple de Sharaman était une folie qui leur coûterait la vie… voire davantage. Jawaharlal avait été berné une fois, mais il ne se laisserait pas prendre aussi facilement une seconde fois. Il avait dû renforcer la sécurité autour de sa prisonnière, conscient que ses ennemis encore en vie tenteraient peut-être quelque chose pour la délivrer, comme ils avaient essayé de sauver Learamn.

- Vous n’y pensez pas, Learamn… Fit l’esclavagiste dans un souffle.

En voyant le regard de son compagnon, il comprit toutefois qu’il était trop tard pour essayer de le raisonner. Il avait prêté le serment de rendre à Kryv sa liberté, un noble geste qui l’obligeait désormais à tout tenter pour tirer des griffes du plus terrible adversaire auquel ils auraient affaire ici à Albyor, et peut-être dans tout le royaume. Mais pour apaiser sa conscience, il était obligé de dire la vérité à Learamn :

- Learamn, nous pouvons trouver une autre solution… S’il n’a pas tué Kryv jusqu’à présent, rien ne nous dit qu’il le fera… Il nous reste du temps…

Le jeune homme lui opposa une réponse de bon sens. En effet, Jawaharlal n’était pas du genre à quitter la sécurité du Temple sans raison, et l’idée même de forcer le passage jusqu’à la devineresse était impensable. S’ils voulaient réussir, ils devaient avant toute chose penser à comment rester en vie. Se sacrifier inutilement n’aiderait personne, et certainement pas la malheureuse Kryv. Learamn semblait parfaitement conscient de cette réalité, mais son esprit oscillait entre la raison et la folie, qu’il manifestait d’une manière bien étrange. Khalmeh essaya de lui faire entendre qu’il n’était pas dans son état normal, mais en vain :

- Mon ami… Est-ce que vous vous entendez ? Il y a quelques semaines, vous aviez la magie en horreur, et l’avis d’une devineresse comptait autant pour vous que les prédictions d’un vulgaire bonimenteur… Et aujourd’hui, vous me dites que vous avez « vu » que Jawaharlal allait se conformer à votre plan ? Comment ? Comment savez-vous qu’il fera exactement ce que vous avez prévu qu’il fasse ?

Khalmeh tremblait.

Il avait perdu Learamn une fois, et il ne tenait pas à le perdre une seconde. La folie de cette ville commençait à le gagner, et il avait l’impression de sentir le regard de Melkor qui pesait sur chacune de ses décisions. Le Rohirrim était son seul allié, la seule personne en qui il pouvait avoir confiance, et il ne tenait pas à le voir agir par folie, pour une conviction qui ne s’appuyait sur rien d’autre que de vulgaires visions…

- Pour autant qu’on le sache, ce que vous voyez vous conduit tout droit dans un piège tendu par le Grand Prêtre en personne. Si ça se trouve, c’est lui qui est derrière tout ça !

Learamn écoutait-il seulement ? Ou les rouages de son esprit faisaient-ils tant de bruit qu’il ne percevait plus rien d’autres que ses propres pensées curieusement claires, qui traçaient un chemin parfaitement rectiligne entre lui et Kryv. Après tout, n’avait-elle pas dit qu’elle le libérerait ? Il avait peut-être cru le faire en tuant de sang-froid son précédent maître, mais pouvait-on libérer une personne en l’enchaînant à un meurtre et à une vie de fugitive ? Pour vraiment rendre à Kryv sa liberté, il fallait sans doute payer un prix bien plus élevé, qui ne se compterait pas en or cette fois. Khalmeh comprenait bien quelle émotion étreignait le cœur du Rohirrim, et ses épaules s’affaissèrent lorsque ce dernier annonça froidement qu’il serait l’appât du plan complètement irréaliste qu’il proposait…

- Learamn !

Les mots lui manquèrent, et il se mit à jurer dans sa propre langue, avant de prendre son compagnon par les épaules pour essayer de lui remettre les idées à l’endroit :

- Learamn… Je comprends que vous vouliez libérer Kryv, coûte que coûte. Je comprends… Mais ce n’est pas en vous livrant à Jawaharlal que vous changerez quelque chose… Il pourrait simplement vous éliminer sur-le-champ, et vous auriez alors tout perdu. Votre « plan » est trop incertain, et dépend principalement de décisions que le Grand Prêtre doit prendre, sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Learamn, bon sang rendez-vous compte de ce que vous proposez !

Hélas, l’ancien capitaine semblait résolu. Khalmeh ne voulait pas se l’avouer, mais il y avait une chance infime que Jawaharlal mordît à l’hameçon. L’homme avait construit son pouvoir sur l’idée de toute puissance de Melkor, et se plaisait à rendre les sacrifices rituels publics, alors qu’ils avaient jusque là constitué une partie infime de ses activités. La création du tribunal de l’Ogdar avait encore renforcé cette dimension publique, et le sauvetage de Learamn n’avait été une réussite que parce que son sacrifice avait été organisé publiquement, devant la foule d’Albyor. Cette évasion avait contribué à remettre en cause le pouvoir absolu du Dieu Sombre, et avait donc fragilisé celui du Grand Prêtre, d’où son insistance pour retrouver le fugitif.

S’il le capturait, privilégierait-il l’efficacité, une élimination discrète mais contrôlée, ou organiserait-il une grande cérémonie publique destinée à rétablir sa réputation ? Khalmeh connaissait la réponse la plus plausible, mais il ne souhaitait pas encourager Learamn dans son délire.

Pourtant, c’était peut-être leur seule chance.

- Si le Grand Prêtre vous capture, Learamn, il y a fort à parier qu’il vous torturera encore… Il vous fera confesser qui sont vos alliés, et vous mettrez en danger tous ceux qui ont participé à votre évasion. Moi, le Gouverneur… Vous avez à peine survécu à votre dernier séjour là-bas, et vous souhaiteriez vraiment y retourner ?

Pour la première fois, Khalmeh prit conscience de la résolution et de la force morale de Learamn. Cet homme au passé trouble, blessé dans sa chair comme dans son âme, lui avait toujours donné l’impression d’être plus solide qu’il en avait l’air. Ce n’était pas pour rien que très rapidement, la petite compagnie envoyée à Albyor s’était tournée vers lui pour obtenir des conseils, et son expertise. Il avait les épaules d’un meneur d’hommes, et aujourd’hui il le prouvait encore. Pour sauver une femme qu’il connaissait à peine, et à qui il aurait pu aisément tourner le dos ; pour protéger un royaume qu’il découvrait tout juste, et qui historiquement avait toujours été son ennemi mortel, il était prêt à sacrifier sa propre vie, à prendre le risque d’être torturé par les pires sadiques de la Terre du Milieu, et à mourir dans les souffrances les plus terribles si nécessaire.

L’esclavagiste éprouva soudainement une honte profonde et viscérale. La honte de ne pas avoir la moitié du cran de cet étranger, de ne pas pouvoir lui aussi être un héros, un homme de renom dont le monde se souviendrait comme d’une personne valeureuse et courageuse, qui avait toujours fait les bons choix dans l’adversité.

Il se mit à trembler, lui aussi, et répondit :

- Learamn… Mon ami…

Un soupir.

- Le Gouverneur ne sera pas heureux d’apprendre ça… Et il y a fort à parier qu’il essaiera de rompre tout lien avec vous une fois que la nouvelle de votre arrestation aura circulé, pour se préserver du courroux de Jawaharlal… Cela veut dire que nous ne pourrons pas compter sur son soutien.

Une telle décision réduisait le nombre de leurs alliés à peau de chagrin :

- J’ignore encore où je pourrai trouver des hommes assez fous pour défier le Grand Prêtre en personne, et essayer de faire évader deux prisonniers le jour d’une exécution publique, au nez et à la barbe des meilleures troupes de Jawaharlal… Mais je les trouverai. J’en trouverai autant que nécessaire, et je ne vous laisserai pas tomber.
Sujet: Pardonne-nous nos offenses
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMer 10 Fév 2021 - 16:01

Une armée de Melkorites.

L’idée même avait de quoi terrifier. Khalmeh demeura silencieux, refusant de confirmer cette possibilité qui sonnerait peut-être le glas de l’équilibre du royaume du Rhûn, mais incapable d’infirmer ce qui semblait trop plausible pour qu’il fermât les yeux dessus. Finalement, l’absence de mots traduisait peut-être mieux que tout le reste l’état de profond désarroi dans lequel l’homme se trouvait. On n’avait plus connu, au Rhûn tout du moins, de guerres civiles depuis les grandes campagnes de Sharaman qui avaient contribué à unifier le pays, et à discipliner les tribus.

Le souvenir de cette époque était sombre, et tous se félicitaient de voir que, contrairement au voisin Khandéen, et aux sauvages Haradrim, le Rhûn s’était stabilisé et avait réussi à construire une unité autour d’un pouvoir central fort et autoritaire. Même s’il n’appréciait pas Lyra et ce qu’elle représentait, Khalmeh savait à quel point la monarchie orientale était précieuse : elle préservait des tribus que tout opposait de s’entredéchirer, et fournissait un cadre pacifique indispensable au développement de toute société. Sans la main de fer des rois du Rhûn, dans la lignée de Sharaman le Grand, leur peuple aurait depuis longtemps sombré dans la guerre civile.

La hantise de tout Rhûnadan.

Les Melkorites allaient-ils, inconscients qu’ils étaient, faire basculer le royaume le plus stable de l’Orient dans la guerre la plus meurtrière qu’il aurait connu depuis les jours sombres de Sauron le Ténébreux ? Jawaharlal était-il fou au point de vouloir étendre son emprise sur tout un royaume, lui qui semblait déjà diriger Albyor ? S’arrêterait-il aux frontières du Rhûn, ou son ambition le pousserait-elle à déferler à l’Ouest pour y répandre la parole du Dieu Sombre ?

Learamn n’était pas un Oriental, assurément, mais il avait bien conscience qu’en cet instant, la puissance du Rhûn représentait la meilleure défense des peuples de l’Ouest face à une menace qui les emporterait tous. L’Ordre de la Couronne de Fer avait su faire vaciller tous les Peuples Libres, sans bénéficier des exceptionnelles ressources militaires de Lyra. Au cours de ses voyages, Learamn avait pu voir à quel point les Orientaux étaient nombreux, entraînés, prêts à la guerre. S’ils s’unissaient de nouveau sous la bannière de Melkor, qui se dresserait face à eux ? Le Gondor était presque aussi affaibli qu’au Troisième Âge, le Rohan était plus divisé qu’il ne l’avait jamais été, et les Elfes n’offriraient qu’une maigre résistance face à des zélotes enflammés qui n’auraient pas peur de la mort.

Si Jawaharlal accomplissait son objectif de dominer le Rhûn, rien ne pourrait lui résister.

Les deux hommes restèrent assis en silence, plongés dans leurs pensées, contemplant peut-être pour la dernière fois un ciel pacifique au-dessus de la cité d’Albyor.


~ ~ ~ ~


Cinq jours avaient passé.

Tous semblables.

Learamn se reposait, et reprenait des forces, grâce aux bons soins des meilleurs guérisseurs du royaume. Les Melkorites l’avaient affaibli, mais n’avaient pas été jusqu’à le tuer, et il reprenait des forces malgré de fréquentes rechutes qui alimentaient le doute. Le doute chez lui-même, naturellement, mais aussi chez Khalmeh, qui s’efforçait de ne rien dire. Il connaissait assez les hommes – en ayant transporté lui-même beaucoup – pour savoir quand quelqu’un était trop faible pour résister à une longue entreprise, qu’il s’agît d’un voyage difficile, ou d’une condamnation aux travaux des mines d’Albyor. Il n’aurait pas classé Learamn parmi les premiers à mourir de fatigue et d’épuisement, certes, mais pas très loin.

L’ancien capitaine était certes volontaire, et il savait encore manier l’épée, mais combattre de manière prolongée le tuerait aussi sûrement que la corde à laquelle il avait échappé quelques temps plus tôt.

Toutefois, sa détermination était sans faille.

Khalmeh l’admirait, dans un sens. Il s’efforçait de récupérer, de se reposer, et de se préparer pour le jour où on viendrait leur annoncer la nouvelle qu’ils attendaient tous les deux pour commencer à agir. Celle qu’avait promis de leur transmettre le Gouverneur d’Albyor.

Cinq jours avaient passé, avant qu’elle leur parvînt.

Ce ne fut pas le Gouverneur lui-même qui se présenta, mais son propre fils, Nixha, dont la réputation détestable le précédait. Esthète du mauvais goût, cet homme cumulait les vices les plus abjects, qu’il cachait derrière un visage affable et une bonne éducation teintée de mépris. Quelques temps auparavant, il avait été victime d’une sordide tentative d’empoisonnement, qui l’avait laissé marqué… Sa respiration était sifflante, il marchait péniblement avec une canne, et toussait fréquemment. Le poison avait également nourri une haine profonde de son prochain, dont certains disaient qu’elle l’avait amené à fréquenter des gens fort peu recommandables…

Encore moins recommandables que ceux qu’il voyait auparavant.

Mais enfin, il était le propre fils du Gouverneur, et ce dernier plaçait une confiance aveugle – et sans doute peu justifiée – dans la chair de sa chair, espérant peut-être qu’en l’associant à sa politique et en lui confiant des missions importantes, il retrouverait le chemin de la raison et ferait enfin le deuil de la brillante carrière qu’il aurait voulu pouvoir poursuivre.

Nixha était venu voir Khalmeh en début d’après-midi, et l’avait trouvé affairé à nourrir son Uruk, en compagnie de Learamn, qui se faisait passer pour un simple esclave domestique comme il en circulait tant à Albyor. Le claquement de sa canne annonça son arrivée, avant que sa voix désagréable ne retentît. N’ayant aucune raison d’employer le Westron en présence d’un esclave auquel il ne prêta d’ailleurs pas grande attention, il lança en rhûnien :

++ Maître Khalmeh… Vous savez qui je suis, je suppose ? ++

L’ennui se lisait sur ses traits : de toute évidence, il détestait être chargé d’une tâche aussi peu intéressante. Khalmeh, qui ne tenait pas à fâcher cet homme au pouvoir éminent au sein de la cité, inclina la tête diligemment et répondit avec courtoisie :

++ Tout à fait, votre Altesse. Salutations. Que puis-je faire pour vous servir ? ++

++ Mon père, allez savoir pourquoi, m’a chargé de vous remettre cette missive, et de vous transmettre un message. Il a été très explicite, et a dit, je cite « je désapprouve votre initiative ». J’espère que vous ne mettrez pas mon père en colère inutilement, car sachez que ce n’est pas un homme patient, et qu’il n’est pas réputé pour sa tendresse. Pas même envers les siens. ++

Khalmeh récupéra le document en s’inclinant de nouveau, et remercia Nixha de s’être déplacé, mais refusa d’ouvrir la missive devant lui. Le fils du Gouverneur attendit pourtant quelques secondes, pour voir s’il pouvait capter le contenu de la lettre, mais voyant que l’esclavagiste ne l’ouvrait pas, il finit par prendre congé, marmonnant quelque parole méchante dans sa barbe. Khalmeh attendit qu’il fût suffisamment éloigné avant de se tourner vers Learamn, plein d’espoir.

- Vous pensez que c’est…

Il ne finit pas sa phrase, et ils s’éloignèrent vers une pièce à l’abri des oreilles indiscrètes, pour prendre connaissance de la missive du Gouverneur. Elle était écrite dans un rhûnien très élaboré, pour ne pas dire érudit, qu’il était prodigieusement difficile de déchiffrer. Une lettre qui pouvait passer pour une excentricité stylistique, au style ampoulé, rédigée avec une graphie obscure, un vieux dialecte qu’on n’utilisait plus guère que dans les textes savants. Un texte que bien peu de gens à Albyor pourraient lire, pas même les prêtres du Temple de Melkor. Seuls les érudits de Blankânimad, qui se passionnaient pour ce genre de choses, savaient encore déchiffrer ces écritures. Fort heureusement, Khalmeh faisait partie de ces gens, comme ne l’ignorait pas le Gouverneur qui avait eu plusieurs fois l’occasion de s’entretenir avec lui.

Il s’assit, et s’efforça de traduire la lettre à haute voix, à mesure qu’il la lisait :

- Na na na, formules d’usage… ah voilà… « Tout porte à croire que… qu’elle a été capturée par les Melkorites, et qu’elle est… qu’elle est encore en vie ».

Son regard glissa vers Learamn. Kryv, aux mains des Melkorites ? Le Rohirrim avait manifesté une certaine inquiétude à cette idée, sans forcément que les implications de cette capture fussent très claires pour Khalmeh. Certes, la jeune femme semblait capable de voir l’avenir, mais si cette compétence était si dangereuse, comment se faisait-il que Jawaharlal ne fût pas déjà venu les chercher ? Si elle était en vie, et à sa merci, il pouvait bien faire d’elle ce qu’il voulait. Il continua à lire, le document l’informant de manière succincte des témoignages qui avaient permis de corroborer ces informations.

- Écoutez ça… « Un esclave du Temple a confirmé qu’une femme avait récemment été admise dans les appartements du Grand Prêtre, et qu’elle y séjourne depuis ». C’est forcément elle ! Le Grand Prêtre n’autoriserait pas une vulgaire inconnue à demeurer auprès de lui ainsi, et c’est sans doute la raison pour laquelle je ne l’ai pas vue… Bon sang, Learamn, Kryv est en vie, et à la merci de Jawaharlal… Elle est probablement à l’endroit le plus inaccessible du Temple, qui lui-même abrite la garde personnelle et potentiellement ces centaines des soldats fanatiques…

Il se tourna vers Learamn, son regard perdu entre désespoir et envie folle d’essayer, de faire quelque chose, n’importe quoi plutôt que de laisser cette femme innocente souffrir une seconde de plus auprès de l’être le plus terrifiant du Rhûn.

- Que fait-on Learamn ?
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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 31 Jan 2021 - 18:25

Parler librement à Learamn avait ôté un poids considérable de la poitrine de Khalmeh. L’ancien esclavagiste était un homme secret, marqué par de profondes blessures, et qui ne s’ouvrait que rarement. Cependant, il s’était pris d’affection pour le Rohirrim, et n’aurait pas supporté beaucoup plus longtemps de devoir le retenir contre son gré ainsi. Il avait vu dans les yeux de ce dernier le sentiment d’incompréhension puis de profonde affliction devant ce qu’il pensait être une trahison. Il n’avait pas été facile de garder une attitude ferme face à lui, alors qu’il devait croire que son monde s’était effondré, et que tous ses alliés étaient soit morts, soit passés à l’ennemi.

Quelques paroles de réconfort, et quelques nouvelles d’Ava suffirent à redonner espoir à Learamn, qui parut retrouver des couleurs. Il était encore affaibli, naturellement, mais l’esprit humain était d’une force insoupçonnable… C’était d’ailleurs la raison pour laquelle les Melkorites avaient essayé de le briser, plutôt que de simplement le tuer pour se débarrasser de lui. Au nom de leur Dieu Sombre, ils n’entendaient pas seulement ôter les âmes à cette terre pour les envoyer dans l’après-vie. Non. Ils avaient pour ambition de détruire les racines du doute et de l’incroyance pour purger le monde de ceux qui mettaient en cause la suprématie de Morgoth.

C’était face à eux qu’ils luttaient, et pour triompher de Jawaharlal et de ses serviteurs, ils devraient présenter un front uni.

- Ce n’est rien, mon ami… Qui n’aurait pas réagi de la sorte à votre place ? Vous êtes un étranger sur ces terres, et il est normal que vous soyez méfiant. Les adorateurs de Melkor sont doués pour entrer dans l’esprit des gens, et instiller la peur. On dit qu’ils sont capables de transformer la personnalité, et de vous faire voir des ennemis mortels là où vous auriez vu un ami fidèle.

Il n’ajouta rien. Les remerciements de Learamn le touchaient, mais ne lui inspiraient pas d’élan particulier. Désormais qu’ils avaient mis ces choses de côté, ils devaient se focaliser sur la suite de leur mission, et cela Khalmeh en était parfaitement conscient. Trouver Kryv était pour l’heure la priorité absolue, Learamn étant persuadé qu’elle seule détenait la solution.

- Vous croyez à ses pouvoirs, maintenant ? Je vous ai connu bien plus sceptique de ces choses, mon ami.

C’était une boutade, mais prononcée sur un ton tellement grave que Khalmeh ne put dissimuler le malaise qui l’habitait. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. Ils se trouvaient trop près du Temple de Sharaman à son goût, et il n’avait pas besoin de s’encombrer d’une devineresse dont les étranges pouvoirs paraissaient défier l’ordre naturel des choses. Une part de lui s’opposait fermement à l’idée qu’elle pouvait prédire ainsi son futur, mais d’un autre côté il avait vu le Rohirrim succomber à ses terribles pouvoirs, et lui qui avait toujours clamé ne pas croire en ces choses paraissait désormais étrangement sûr de lui concernant la nature des pouvoirs dont elle disposait. Qu’avait-il vu pour changer d’avis aussi radicalement ?

Il choisit de ne rien demander à ce sujet, trop inquiet sans doute de connaître la réponse. Au lieu de quoi, il focalisa son attention sur les réflexions de Learamn au sujet de sa capture, lesquelles étaient pleines de bon sens :

- Hm… Il est vrai qu’il est étrange qu’ils vous aient interrogé tout ce temps, et d’autant plus étrange que vous ne vous en souveniez guère. Peut-être que Kryv n’est pas tombée entre leurs griffes, en effet, mais il est tout autant possible qu’elle ait succombé aux sévices infligés… Si seulement nous pouvions avoir une idée de la nature de cette cargaison… Ava n’a strictement rien voulu me dire.

L’esclavagiste sentit l’hésitation soudaine de Learamn, et devina qu’il lui cachait quelque chose. Précédemment, dans le bureau du Gouverneur, il avait répondu avec aplomb et assurance qu’il ne savait rien, mais désormais qu’ils n’étaient que tous les deux, il montrait son vrai visage. A l’évidence, il avait quelque chose à cacher. Le regard pressant de Khalmeh finit par l’inciter à parler, et il se confia, faisant ouvrir des yeux ronds à l’Oriental.

- Du matériel de guerre ? Learamn, en êtes-vous certain ?

Pour la première fois depuis qu’ils ne connaissaient, Learamn vit dans les yeux de Khalmeh une émotion qui n’était pas courante chez lui : la terreur. Une terreur si profonde qu’elle semblait résonner dans son âme et non seulement à la surface de sa peau soudainement agitée de tremblements. Il passa une main sur son visage, et recula de quelques pas, en proie à des sentiments conflictuels :

- Du matériel de guerre !? Reprit-il en essayant de garder la voix aussi basse que possible, alors qu’il mourait d’envie de crier. Des armes et du matériel de guerre ? Learamn, Learamn… Ce n’est pas bon du tout…

Il se mit à marmonner dans sa propre langue, sans paraître s’en rendre compte, jugeant que le Westron n’était plus à même de traduire convenablement ses pensées confuses.

- Écoutez… La situation est bien plus grave que je ne le pensais… Et peut-être que vous avez bien fait de ne pas en parler au Gouverneur, finalement… Une telle nouvelle pourrait le rendre nerveux… Venez, nous devons parler.

Il prit le Rohirrim par le bras, et l’entraîna à travers les couloirs du Palais, jusqu’à une salle légèrement à l’écart qui semblait avoir été aménagée pour profiter de la vue sur Albyor. Les lieux étaient excentrés par rapport au bureau du Gouverneur et à la caserne, ce qui signifiait que personne ne viendrait les déranger ici. Le fils du maître des lieux y recevait quelquefois ses maîtresses et ses concubines, mais depuis un récent incident il n’était plus reparu dans les lieux. Une sombre affaire de tentative d’empoisonnement dont personne n’aimait parler ici.

Khalmeh ferma la porte, et vérifia que personne ne se trouvait à l’intérieur, caché dans un recoin. S’étant assuré qu’ils étaient seuls, il tira un fauteuil pour Learamn, et l’invita à s’asseoir tandis qu’il lui servait un verre de vin, d’une qualité moindre que celui du Dorwinion, mais tout de même excellent. Pendant un instant, dans cette salle superbe où les murs étaient couverts de tentures rougeoyantes et de livres soigneusement rangés dans de belles bibliothèques en bois sombre, l’esclavagiste disparut, remplacé par l’érudit féru de savoirs exotiques. Khalmeh était ici comme chez lui, trahi par sa gestuelle maîtrisée, par sa façon instinctive de s’approprier les lieux, et par l’élégance naturelle qu’il dégageait quand il n’était pas en selle ou affairé à prendre soin de son Uruk…

L’image s’évanouit, et le compagnon de voyage refit surface, le visage soucieux :

- Personne n’en parle trop fort ici, et même le Gouverneur semble vouloir faire la sourde oreille, mais il se murmure des choses très inquiétantes dans les couloirs du Temple. Pendant que je me renseignais à votre sujet, j’ai entendu des rumeurs… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, vous n’êtes pas le seul homme étranger à avoir foulé les pavés du temple récemment. Loin de là. Apparemment, ils seraient des centaines, voire davantage.


#Khalmeh
Sujet: Pardonne-nous nos offenses
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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 4 Jan 2021 - 21:11
Depuis quand quelqu’un n’avait-il pas osé parler ainsi au Gouverneur d’Albyor ? Lui dire droit dans les yeux qu’il faisait fausse route, rien que ça ? Khalmeh jeta un regard ébahi vers Learamn, comme pour lui demander s’il était devenu fou, mais d’un très discret geste de la main, le maître des lieux indiqua que ce n’était rien. Learamn bénéficiait-il de son statut d’étranger au royaume, et de l’indulgence d’un homme qui comprenait qu’un homme qui n’était pas né à l’Est ne pouvait décemment pas connaître toutes les coutumes des Orientaux ? Ou bien se satisfaisait-il seulement de trouver enfin chez un individu l’honnêteté qu’il ne voyait guère chez ses courtisans ?

Difficile à dire.

Derrière ses sourcils épais, l’homme demeurait insondable, trahissant seulement son intérêt par le silence qu’il laissa planer entre lui et le Rohirrim, l’invitant ainsi à continuer. Il eut probablement raison de le laisser parler, car l’homme lui proposa une explication qui avait du sens. Effectivement, il se murmurait que les Melkorites pouvaient briser l’esprit d’un homme, au point que celui-ci se réfugiait dans le déni pour continuer à vivre normalement. Avaient-ils soumis l’ancien officier à un supplice d’une telle violence que sa mémoire avait choisi d’abandonner ses souvenirs ? Les Melkorites avaient-ils sciemment effacé de son esprit les traces de leurs méfaits, comme de vulgaires maraudeurs dissimulant les cadavres qu’ils laissaient sur le bord du chemin ?

Quoi qu’il en fût, cela semblait coïncider avec l’apparente incapacité du Rohirrim à se souvenir de son séjour au Temple de Sharaman. Le Gouverneur fit une moue qui signifiait que, sans être pleinement satisfait de la réponse de son interlocuteur, il l’acceptait comme une possibilité, et l’invitait à poursuivre son argumentaire. Cependant, alors que Learamn poursuivait son récit, il put sentir ses deux interlocuteurs tiquer à la mention de cette « cargaison » mystérieuse que le petit groupe était censé récupérer discrètement et acheminer à Blankânimad.

- La cargaison ? Que savez-vous de la cargaison, jeune homme ? Demanda le Gouverneur. L’avez-vous vue ? Pouvez-vous nous donner une idée de ce que préparent les Melkorites ?

Learamn comprit alors qu’il se trouvait dans une position tout à fait exceptionnelle. Il était peut-être la seule personne à Albyor, à l’exception des membres du Temple de Sharaman, à savoir ce que transportait ce navire anodin qui remontait le fleuve. La curiosité du Gouverneur et de Khalmeh trahissait leur manque d’informations à ce sujet, et leur besoin vital d’en apprendre davantage sur les plans du Grand Prêtre. Mais ce dernier savait-il que Learamn était le seul à connaître ses secrets ? Une image fugace s’imposa soudain dans l’esprit de l’ancien officier…

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Deux hommes lui tournaient autour, dans une pièce éclairée faiblement par quelques bougies. Ils marchaient lentement, et parlaient dans une langue rude à son oreille, le giflant épisodiquement, quand il ne répondait pas à leurs questions, ou plus vraisemblablement quand il leur prenait l’envie de le faire. Ils riaient parfois de le voir ainsi réduit à peu de choses, et l’instant d’après s’emportaient et lui hurlaient au visage :

- Qui est au courant !? Qui !?

Ils le secouaient par le col assez fort pour arracher sa tête de ses épaules, mais lui ne pouvait pas se défendre. Les années défilaient, trop lentement, et toujours les mêmes questions. Qui. Qui. Savoir qui. Ils voulaient savoir qui.

- Tu finiras bien par parler, quand tu en auras assez de souffrir. Et ce jour-là, nous t’accorderons le droit de mourir, au nom de Melkor…


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Le souvenir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu, et les deux Rhûnedain ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce fût. Learamn était dans un piteux état, et ce n’était pas une quelconque absence passagère qui allait les inquiéter outre mesure. Ils étaient surtout intéressés par la question de la devineresse, au sujet de laquelle Khalmeh jugea utile de donner quelques détails supplémentaires dans sa propre langue au Gouverneur, afin de lui dresser un portrait rapide de la situation. Quand Learamn revint au présent, ce fut juste à temps pour entendre la question du Gouverneur :

- Cette devineresse, dont vous dites qu’elle pourrait nous aider à savoir ce qui a pu se passer chez les Melkorites… Avez-vous une idée de l’endroit où elle pourrait se trouver ? Où l’avez-vous vue pour la dernière fois ? Albyor est une grande cité, et si nous voulons la retrouver rapidement, le moindre indice nous sera utile.

Ils s’entretinrent encore un moment, mais le Gouverneur était satisfait de cette nouvelle piste. Trouver la devineresse était dans ses cordes, et il ne souhaitait pas perdre la moindre seconde pour agir. Une fois que Learamn lui eut donné toutes les informations à sa disposition, il congédia les deux hommes, et fit appeler un serviteur pour distribuer ses directives. De toute évidence, le temps pressait.

Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! Khalme10

Learamn et Khalmeh se retrouvèrent donc sur le pas de la porte, retrouvant l’Uruk au passage. La créature semblait aussi impassible que d’ordinaire, mais le Rohirrim ne put manquer de capter le regard que la bête lui lança. Un regard… complice. Comme pour lui signifier qu’ils étaient dans le même camp, et que ce n’était que partie remise.

- C’est toi qui l’a libéré, c’est ça Uruk ? Demanda Khalmeh, réprobateur. Espèce d’idiot, tu aurais pu tous nous faire tuer ! Allez, retourne donc dans ta fosse jusqu’à ce que je vienne te chercher ! Et ne te fais pas voir, je n’ai pas envie que tu fasses un scandale.

La créature partit, laissant les deux hommes seuls. Ils prirent la direction des geôles d’où Learamn s’était enfui quelques temps plus tôt. Khalmeh paraissait nerveux, mais la situation avait évolué, et il se sentait désormais plus libre de se confier à son compagnon de route :

- Learamn, croyez-le ou non, mais si nous vous avons installé si profondément dans les entrailles du Palais du Gouverneur, c’est pour assurer votre sécurité… Les Melkorites, contrairement à ce que vous pensez, ne vous ont pas laissé la vie sauve. J’ai réussi à retrouver votre trace, et à organiser votre évasion alors que vous étiez sur le gibet, prêt à vous faire massacrer par les prêtres… Je sais que vous avez une bien piètre image de moi, mais croyez-moi nous avons pris de très gros risques pour vous venir en aide, et désormais tous les adorateurs de Melkor vous recherchent, mort ou vif. Si on vous avait vu sortir du Palais… je n’ose même pas imaginer comment la situation aurait évolué à Albyor.

Khalmeh lui-même parlait à voix basse, observant dans toutes les directions comme s’il voulait éviter d’être surpris. Il savait qu’ici, dans l’enceinte du Palais, il était plus en sécurité que n’importe où ailleurs dans la cité d’Albyor, mais il ne pouvait pas s’empêcher de craindre de tomber nez à nez avec une délégation de Melkorites venus une nouvelle fois protester officiellement auprès du Gouverneur pour se plaindre de la lenteur des recherches. Ils voulaient vraiment retrouver ceux qui avaient osé enlever un sacrifié au Dieu Sombre, et les traduire devant leur justice malsaine.

- Il faut que vous restiez caché pour le moment, vous comprenez ? Il faut que nous restions tous cachés, en attendant que la situation évolue positivement… Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mais nous devons attendre.

Il se mordit la lèvre, comme s’il brûlait de révéler quelque chose à Learamn, puis se ravisa… avant de changer d’avis à nouveau, et de lui confier le secret qu’il avait sur le cœur :

- Learamn, il faut que vous sachiez une chose… Ava… Elle est toujours en vie. Je ne peux ni vous dire où elle se trouve, ni ce qu’elle fait, mais elle va bien. En apprenant que vous aviez probablement été capturé par les Melkorites, elle… elle a été dévastée. Elle était persuadée que vous n’en sortiriez pas vivant, et je… Disons seulement que je ne l’avais jamais vue comme ça.

L’inimitié qui existait entre l’esclavagiste et la jeune femme était bien réelle, mais à voir la façon dont Khalmeh parlait de la tragédie qu’avait dû vivre la « Femme de la Reine » en apprenant la mort de Thrakan et la probable disparition de Learamn, il ne faisait aucun doute qu’elle avait été anéantie, et même un homme aussi cynique que pouvait l’être Khalmeh s’était senti touché par sa réaction. Il n’oublierait jamais le moment exact où elle avait appris la nouvelle… c’était comme si toute vie avait quitté son visage, et elle était restée pétrifiée, statue de marbre au visage inondé de larmes silencieuses. Le reste, il préférait ne pas y songer, mais il n’avait jamais eu à consoler quelqu’un comme il avait consolé Ava, dont il se remémorait l’immense fragilité avec un sentiment de malaise. Cette femme avait perdu son protecteur et son ami en la personne de Thrakan, et elle avait eu le sentiment d’avoir abandonné Learamn à un sort presque pire encore que la mort. Elle était partie, rongée par la culpabilité, et dévorée par une rage sourde qu’elle n’assouvirait que le jour où les assassins de ses compagnons se retrouveraient étendus morts à ses pieds.

Khalmeh semblait lui-même marqué par les semaines qu’il venait de vivre, comme si le poids de toutes ces vies reposant sur ses épaules avait écrasé son humour sarcastique qui lui donnait l’impression de survoler n’importe quelle situation avec flegme. Il avait l’air fatigué, nerveux, agité, comme si des ennemis allaient surgir d’un recoin sombre pour le tuer.

- Vous pensez vraiment que Kryv est en vie ? Learamn, je doute fort qu’elle ait résisté à la torture aussi longtemps que vous, et je vous garantis qu’elle ne faisait pas partie des condamnés… J’ai assisté à toutes les cérémonies, dans l’espoir de…

Il ne finit pas sa phrase. Combien de malheureux avait-il vu mourir dans d’atroces souffrances sans rien faire, simplement pour avoir une chance de sauver Learamn si l’occasion lui était permise ? Il avait maintes fois perdu espoir, mais s’était résolu à ne pas manquer une seule exécution, au risque que l’incertitude quant au sort de son compagnon le rendît fou. Il ne comptait plus les fois où il était allé vomir, révulsé par ce qu’il avait vu… révulsé aussi par ses propres choix… laisser mourir tant de gens, pour n’en sauver qu’un seul.

« Tu parles d’un héros », se disait-il à chaque fois.

- J’ai assisté à toutes les cérémonies, reprit-il, et je ne l’ai pas vue… Il est possible qu’elle soit morte dans ce navire, et que les Melkorites aient simplement jeté ce navire à la mer, vous ne croyez pas ? Vous voulez vraiment confier votre sort au destin, alors que tant de menaces pèsent sur nous ?

#Khalmeh
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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyJeu 24 Déc 2020 - 1:19
- Vous avez l’air perturbé, jeune homme.

Le mot était faible. En l’espace de quelques minutes, Learamn venait de s’échapper de sa prison à l’aide d’un Uruk, de traverser les couloirs sombres d’un endroit qui lui était parfaitement inconnu, pour se retrouver dans le bureau d’un homme qu’il ne connaissait pas… Il méritait, à n’en pas douter, des explications. Le maître des lieux fit un signe élégant de la main pour inviter Learamn à s’asseoir en face de lui, tandis qu’il lui servait délicatement un verre d’une boisson forte. Elle était de toute évidence très chère, à en juger par la qualité de la bouteille.

- Voici un verre d’un vin du Dorwinion. Un des meilleurs alcools qui soit… Si raffiné qu’il se raconte que même les nobles Elfes d’Outre-Anduin en consommeraient. Une boisson digne des rois, si vous voulez mon humble avis.

Il se délecta de la première gorgée, faisant claquer sa langue avec un air appréciateur sur le visage. Il se demandait si son prisonnier avait jamais goûté un breuvage si raffiné, et il se prit à surveiller ses réactions, s’attendant à y trouver une surprise sincère qu’il ne trouvait guère, hélas, chez les courtisans qui l’entouraient comme autant de masques soigneusement élaborés pour lui plaire.

- Un régal, n’est-ce pas ?

Il proposa de servir de nouveau Learamn, partageant sans la moindre réserve une boisson dont le prix aurait sans doute permis d’acheter une ferme toute entière au Riddermark. Le pouvoir ne se maniait pas seulement l’épée à la main, mais aussi de manière plus subtile, en démontrant qu’on était bien au-delà des choses matérielles de la vie. Un peu de vin, de l’or et des pierres précieuses… ce n’étaient finalement que peu de choses face au pouvoir véritable. Celui que les plus ambitieux n’avaient pas peur de chercher, et que les plus hardis n’avaient pas peur de manier.

L’homme s’installa confortablement dans son fauteuil, et lâcha un soupir soulagé. Il appréciait de toute évidence le luxe dans lequel il évoluait, mais semblait ne pas s’y être tout à fait habitué, comme s’il se demandait encore comment toutes les merveilles que le monde avait à lui offrir pouvaient terminer ici, dans son bureau.

- Il y avait bien longtemps que je n’avais pas partagé un verre aussi cher avec un homme aussi peu habillé que vous l’êtes, jeune homme. Je devrais le faire plus souvent. Mais trêve de plaisanteries, vous m’avez posé une question, et je crois que vous méritez une réponse. Venez avec moi…

Il se leva, et accompagna Learamn vers la grande fenêtre qui se trouvait dans le bureau, celle par laquelle pénétrait une vive lumière. Il fallut quelques temps avant que les yeux de l’ancien officier ne s’habituassent à la luminosité, et alors il découvrit un spectacle saisissant.

Sous ses yeux, vue sous un angle qu’il n’aurait jamais pensé obtenir, se dressait Albyor, la Cité Noire. Mais ce n’était point une cité plongée dans les ténèbres qu’il avait sous les yeux, non. C’était plutôt une ville baignée de lumière, taillée dans les entrailles d’une chaîne de montagnes qui lui offraient à la fois son abri et son appui pour se hisser vers le ciel, défi spectaculaire à l’entendement et au génie humain. Les architectes avaient rivalisé d’imagination pour construire des demeures superbes sur des terrasses aménagées, cherchant à se rapprocher du soleil, à capter ses rayons bienfaiteurs, et à échapper à la nuit éternelle qui habillait les quartiers inférieurs d’une tunique obsidienne.

Albyor, la Lumineuse.

L’autre facette. Celle qui en faisait l’une des cités les plus importantes du Rhûn, l’un des bastions du pouvoir royal… De là où ils se trouvaient, ils pouvaient voir les allées qui s’élevaient en pente douce, où évoluaient de riches marchands, des bourgeois bouffis d’importance, des nobles richement vêtus, des esclaves d’une telle prestance qu’ils auraient eu l’air de princes en-dehors de ce royaume. L’air y était plus pur, légèrement parfumé par les épices que les marchands vendaient à des acheteurs de qualité, hommes de bien qui construisaient leur fortune sur le dos des milliers d’esclaves invisibles qui rampaient dans la Ville Sombre, les quartiers inférieurs d’Albyor. Cette élite réduite, privilégiée au point d’avoir pratiquement monopolisé le soleil lui-même, vivait à l’image des dieux, nichée en hauteur dans un monde de lumière, tandis que la masse des serviteurs de basse extraction s’agglutinait dans les quartiers les plus pauvres.

La vue était superbe.

- Albyor est une des plus belles cités du royaume… pour que vous la regardiez sous le bon angle. Je ne me lasse jamais d’observer ces montagnes, baignées par le soleil. Beaucoup passent leur vie dans cette ville sans avoir la chance de la contempler comme vous le faites. Considérez-vous chanceux, jeune homme.

Il marqua une pause, et laissa Learamn contempler le spectacle. Il y avait des merveilles en Terre du Milieu, mais celle-ci était certainement inattendue, tant il était difficile d’imaginer qu’il pouvait exister une telle magnificence là où, quelques centaines de mètres plus bas, la mort et la désolation semblaient régner en maître.

- Voyez ce pic, là-bas… il abrite le Monastère de Saphrâh. On y accueille ceux qui recherchent la paix de l’âme, la quiétude et le calme. Nous avons un dicton, ici. Il se dit que Saphrâh guérit les maux que nul autre ne peut guérir. C’est un des lieux les plus agréables de la cité. Et vous voyez ce pic-là ? Vous reconnaissez ce temple ?

L’homme n’eut pas besoin de donner la moindre précision. Le Temple de Sharaman était reconnaissable entre mille. Contrairement au Monastère de Saphrâh, qui semblait peu animé, voire délaissé, une activité intense entourait le temple de Melkor. Des centaines de serviteurs s’affairaient, et on voyait une longue file d’individus qui montaient vers ses grandes portes. De là où ils se trouvaient, il était difficile de dire s’il s’agissait de fidèles désireux d’assister à une des cérémonies sanglantes, ou si c’étaient les esclaves achetés par Jawaharlal, et destinés à être sacrifiés. Tout en pointant du doigt le Temple, l’homme jeta un regard à Learamn, cherchant à deviner si la vue du siège des Melkorites provoquerait en lui une réaction quelconque. Il se demandait si quelques souvenirs pouvaient remonter à la surface, et s’il apporterait enfin des réponses aux questions que tout le monde se posait.

Il ne dit rien, cependant, jugeant préférable de laisser Learamn faire le tri dans ses pensées.

Ils restèrent à observer la ville un moment, avant qu’une voix dans le couloir ne les ramenât à la réalité. Une voix en colère, suivie immédiatement par les couinements de l’Uruk qui s’était écrasé au sol en mettant les mains sur sa tête, comme s’il avait peur d’être frappé. Khalmeh déboula une seconde plus tard dans la pièce, portant le bâton de commandement en main, et un poignard dans l’autre.

++ Sire, il s’est échappé, il faut absolument que… ++

Il marqua une pause, et son regard passa de l’incrédulité à la perplexité en quelques secondes.

- C-Comment ? Comment est-ce possible ? Learamn, mais que faites-vous là ?

Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, Khalmeh semblait être redevenu lui-même. Pris par surprise, incapable d’endosser le masque dur et froid qu’il avait eu à porter un peu plus tôt, l’homme simple et sincère que connaissait Learamn venait de faire son apparition, comme surgissant d’un rêve. Toutefois, cela ne dura pas, et le regard de Khalmeh s’assombrit comme s’il se demandait si Learamn menaçait son interlocuteur, ou s’il lui voulait du mal. Ce fut l’homme qui prit la parole pour désamorcer la situation :

- Rangez ça, Khalmeh, ne soyez pas ridicule… Vous n’avez pas besoin d’un poignard, votre ami n’est pas un vulgaire voleur, nous étions simplement en train de bavarder.

- Oui Gouverneur, répondit-il en s’exécutant, pardon Gouverneur.

- Asseyez-vous tous les deux, nous devons discuter. Khalmeh, je crois que votre méthode n’a pas porté ses fruits, et vous avez poussé votre plus fidèle compagnon à tenter de s’échapper, alors que vous m’aviez assuré de sa pleine et entière coopération. J’aurais dû le faire exécuter sur-le-champ, mais il est heureux que son visage me revienne, car j’ai décidé de le laisser vivre, et j’ai le sentiment qu’il s’agit en effet d’un homme tout à fait exceptionnel. Nous ferons donc à ma façon dès à présent, est-ce clair ?

- Oui Gouverneur, bien sûr Gouverneur, répondit de nouveau Khalmeh en semblant disparaître dans son siège.

Le Gouverneur posa finalement son regard sur Learamn, qui comprenait peu à peu à qui il avait affaire. Sa voix, empreinte des accents du commandement, reprit avec un ton plus sérieux et plus solennel que celui qu’il utilisait alors qu’il lui présentait la ville :

- Jeune homme, je vais aller droit au but. Vous avez été retenu prisonnier au Temple Sharaman pendant trois semaines, au cours desquelles vous avez été présumé mort, pour des raisons évidentes. Et vous voilà soudainement revenu sur le devant de la scène, pour des raisons qui nous échappent encore, mais que vous allez nous expliquer. Je veux savoir ce que vous avez révélé aux Melkorites sous la torture. Que savent-ils de vos plans, de vos compagnons, de vos soupçons concernant la fameuse mission qui vous a été confiée ? Je connais bien leurs méthodes, je sais qu’ils ont trouvé le moyen d’obtenir ce qu’ils voulaient de vous. La question est de savoir quoi.

Il croisa les mains sur son bureau, et fixa Learamn :

- Vos options sont très simples, jeune homme. Si vous ne me donnez pas satisfaction, je vous ferai exécuter sans attendre, et je m’assurerai pour que votre nom ne soit plus jamais prononcé. Mais si vous répondez à mes questions, je vous jure de répondre à toutes celles que vous vous posez… et de vous aider à retrouver vos compagnons… Sommes-nous d’accord ?

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 30 Nov 2020 - 1:34


Learamn délirait.

Khalmeh le tenait fermement par les épaules, en essayant de le calmer, et de le ramener à la raison, au présent, et à la réalité… Pas aux souvenirs qui semblaient se mélanger avec les fantasmes et les rêveries qui le paralysaient encore. L’agitation du Rohirrim n’était pas totalement inattendue – il aurait été insensé de penser que le jeune homme ressortirait indemne de son séjour chez les Melkorites… ou même qu’il en ressortirait tout court –, mais elle demandait un certain effort pour l’empêcher de se faire du mal, et de partir bille en tête affronter tous les dangers du monde. Ce gamin était plein de fougue et de bonne volonté, mais il était plus que temps qu’il comprît que leur situation désastreuse ne leur laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. L’esclavagiste, parfaitement conscient que Learamn ne se laisserait pas faire aussi facilement, appela sans hausser la voix :

- Un coup de main, peut-être ?

Il y eut quelques bruits de pas précipités, puis des mains vinrent s’emparer de Learamn, qui continuait à marmonner. Il ne s’en était pas rendu compte, mais il avait de nouveau sombré dans une demi-inconscience : les yeux fermés, les poings aussi, il se débattait sous la pression, comme si son corps tout entier essayait de rejeter les mauvais sorts qu’il avait probablement reçus dans les cachots de Jawaharlal, au Temple de Sharaman. Khalmeh n’osait pas imaginer quels maléfices il avait eu à endurer, quelles immondes tortures, destinées à briser l’âme autant que le corps. Ce qu’il pouvait deviner à l’œil nu lui suffisait amplement comme vision de cauchemar. Et pourtant, ils n’avaient pas tué Learamn. Ils avaient même laissé assez de lui pour qu’une guérison fût possible. Pénible, mais possible.

- Calmez-vous, calmez-vous, vous allez rouvrir vos plaies.

Khalmeh essayait de se montrer rassurant, mais Learamn s’agita encore en ouvrant les yeux, et en découvrant penché au-dessus de lui un visage qui n’avait rien d’amical. Une gueule remplie de crocs, des yeux étrécis comme ceux des prédateurs, une peau sombre et huileuse, couturée de cicatrices, un visage malveillant entouré de cheveux bruns et gras. Personne, dans ces conditions, n’aurait souhaité être plaqué contre sa couchette par un Uruk gigantesque dont les mains avaient sans doute davantage l’habitude de tuer que de prendre soin d’un homme blessé. La créature paraissait passive, soumise, mais une lueur étrange brillait dans le fond de son regard. Était-ce une envie de meurtre latente qui s’exprimerait de manière violente dès que Khalmeh ferait l’erreur de se débarrasser du bâton de commandement qu’il portait à la ceinture ? Ou bien quelque chose d’autre, de plus sombre, que ce monstre gardait enfoui dans les tréfonds de son esprit malsain.

- Recule un peu, tu vas lui faire peur.

La créature s’exécuta sans un mot, regagnant l’angle mort de Learamn, légèrement sur sa gauche, là où les ombres l’enveloppaient suffisamment pour qu’en demeurant parfaitement immobile il eût l’air de faire partie du paysage.

- Learamn, Learamn restez avec moi, bon sang… Là… Voilà, voilà… Tout va bien. Ce n’est rien, vous en êtes sorti.

L’ancien officier était cruellement affaibli, à peine capable de bouger sans se blesser, et pourtant il avait encore en lui une force insoupçonnable. Le désir de vivre, de survivre et de s’affranchir de toute cage. Khalmeh se sentait passablement apaisé – ou épuisé –, mais il devinait que Learamn pouvait à tout moment lui jouer un mauvais tour pour tenter de s’échapper. Il ignorait qu’il n’irait pas loin dans son état, et que derrière la porte close d’autres surprises l’attendaient… Des surprises qui l’empêcheraient de quitter les lieux, par la force s’il le fallait. Et pourtant, sa réaction était parfaitement compréhensible. Sans doute que la perspective d’être de nouveau prisonnier le terrifiait, et l’injonction à rester allongé ressemblait étrangement à quelque chose qu’il avait vécu dans les cachots du Temple melkorite, mais il devait se rendre à l’évidence : aucune chaîne ne l’entourait, et ce visage amical penché sur lui paraissait vouloir l’amener à la guérison, et non à de nouveaux sommets dans la souffrance. Quelque chose que Learamn ne connaissait que trop bien.

- Oui, lui répondit l’esclavagiste, vous étiez sur la potence, vous étiez au temple… A dire vrai, je vous croyais mort depuis bien longtemps : personne ne survit au Temple de Sharaman si le Grand Prêtre n’en a pas la volonté. Et de toute évidence, il voulait vous garder en vie… Vous deviez avoir quelque chose qui l’intéressait.

Khalmeh avait raison. Les Melkorites n’étaient pas connus pour leur patience, pour leur bienveillance et leur clémence. Ils auraient pu tuer Learamn sur-le-champ, et exhiber son cadavre fièrement lors d’une de leurs cérémonies rituelles, accomplissant ainsi la volonté de leur dieu et du Grand Prêtre. Pourtant le capitaine Durno, sur le navire transportant la sinistre cargaison, avait préféré l’assommer et le ramener au Temple… Un premier sursis. Il y avait eu la torture, et sans doute d’innombrables questions, à moins que le tortionnaire eût préféré ne rien dire du tout, et laisser le Rohirrim confesser librement tous ses crimes envers le Dieu Sombre. Les jours s’étaient succédé, et avec chacun d’entre eux, un nouveau sursis. Chaque fois que la souffrance physique et mentale atteignait son paroxysme, que le combattant atteignait son point de rupture, on lui laissait à peine assez de vie pour reprendre son souffle, et anticiper avec effroi la prochaine séance. Les Melkorites avaient érigé la torture en art, et le raffinement de leurs méthodes égalait leur efficacité. Mais de toute évidence, pourtant, il y avait eu un revirement. Pour une raison qui échappait encore à l’esclavagiste, Learamn était passé du statut de prisonnier à celui de condamné à mort. Le jouet de Jawaharlal avait perdu son intérêt, et la seule raison logique à cela était qu’il avait révélé quelque chose. Quelque chose qui avait convaincu le Grand Prêtre qu’il ne lui serait plus d’aucune utilité…

C’était ce que Khalmeh cherchait à savoir, à tout prix :

- Learamn, quoi que vous leur ayez dit, j’ai besoin que vous me le répétiez, ici et maintenant. C’est extrêmement important, je ne peux pas garantir votre sécurité si vous n’êtes pas entièrement honnête avec moi…

Cette insistance était étrange chez un homme qui d’ordinaire savait relativiser, et faire passer les hommes avant les causes. Learamn ne lui donna pas satisfaction, cependant, revenant à ses questions. Il semblait intégrer la réalité par à-coups, se souvenant peu à peu des compagnons de route qu’il avait abandonnés ce fameux jour, à Lâm-Su. Ils avaient tant perdu, ce fameux jour… Khalmeh y repensait souvent, contemplant avec amertume l’épilogue d’une mission avortée, tuée dans l’œuf par la volonté des Melkorites. Pendant un temps, il avait cru Learamn perdu. Kryv également. Il avait eu la confirmation de la mort de Thrakan, et avait supposé que tous ses compagnons avaient péri dans l’entreprise. Le Rohirrim devait parvenir aux mêmes conclusions, alors que son cerveau recommençait à assembler les éléments patiemment pour reconstituer le fil d’une réflexion normale.

Son inquiétude pour Kryv était aussi sincère que touchante, mais elle ne suscita pas en retour la réaction apaisante que l’ancien officier du Rohan aurait peut-être voulu voir dans les yeux de Khalmeh. Il avait décidé de se rendre aux Melkorites, et de faire face à leur courroux, mais ne s’était pas particulièrement soucié du sort de la devineresse, livrée à elle-même dans les cales du navire… Se préoccuper de son destin actuellement apaisait peut-être sa conscience, mais cela ne changeait rien au fait que c’était bien Learamn qui l’avait laissée derrière, à peine armée et incapable de se défendre face à la furie des hommes de Jawaharlal. L’esclavagiste s’assombrit. Même s’il n’appréciait guère la devineresse pour ce qu’elle avait fait à son compagnon la nuit de leur départ, il ne souhaitait à personne de tomber aux mains d’êtres aussi sordides et répugnants que les Melkorites d’Albyor. Il fallait espérer qu’elle avait trouvé une fin aussi rapide que possible. Il aurait voulu offrir plus de renseignements, mais hélas les informations qui filtraient depuis de Temple de Sharaman étaient trop lacunaires pour lui permettre de suivre le parcours individuel d’un prisonnier. Il donna au Rohirrim une réponse vague et évasive, qui était loin d’apporter de réels éclaircissements à ses questions les plus pressantes :

- Je n’ai pas d’informations au sujet de Kryv, mais si elle était « auprès du trône du Grand Prêtre », croyez-moi je le saurais. Les grandes célébrations sanglantes sont bien les seules occasions de voir le Grand Prêtre ces derniers temps, mais personne ne siège à ses côtés. Je suppose qu’elle a été capturée en même temps que vous, et qu’elle a été condamnée à mort elle aussi…

Il soupira.

Combien d’âmes seraient ainsi livrées à la furie de leurs ennemis avant la fin de tout ceci ? Il n’osait en faire le compte, trop de visages ayant désormais défilé devant ses yeux lors des exécutions publiques que le peuple d’Albyor redoutait.

- Kryv n’est pas importante pour le moment, Learamn. Pour l’heure, j’ai besoin que vous me disiez exactement ce que vous avez révélé aux Melkorites. Vous comprenez ? Il est vital que je le sache.

Mais de nouveau Learamn ne l’écoutait pas.

Les noms lui revenaient au compte-goutte, et il cria le nom de Ava comme si soudainement l’existence que la « femme de la Reine » lui revenait en mémoire. Khalmeh serra le poing, et une ombre passa sur son visage. Une ombre de colère.

- Learamn ! Grogna-t-il en haussant le ton pour la toute première fois depuis que lui et le Rohirrim se connaissaient. Répondez à ma question, et cessez de faire comme si le sort d’Ava vous importait plus que celui de quiconque. Vous vous êtes rendu volontairement aux Melkorites, et je veux savoir ce que vous leur avez dit.

Le guerrier ne semblait prêter aucunement attention aux propos de Khalmeh, et il trouva même le moyen de se dégager de son emprise, pour essayer de se relever. Il était faible, pathétique, à peine capable de tenir sur ses jambes, et pourtant mû par une énergie rare. Celle du désespoir, de toute évidence. Celle d’un homme prêt à tout pour expier ses fautes. L’esclavagiste s’éloigna, et passa les mains sur son visage :

- Bon, je vois que vous refusez de coopérer… Vous resterez ici tant que vous n’aurez pas de réponse satisfaisante à m’apporter. Je suis désolé, mon ami, mais trop de choses en dépendent…

Craignant une réaction irrationnelle de Learamn, il ajouta :

- Uruk, garde la porte, et assure-toi qu’il ne sortira pas. Je vous laisse faire la conversation.

Puis, en rhûnien, il précisa à l’attention de la créature :

++ Fais en sorte qu’il ne fasse pas trop de bruit. Le maître des lieux a été très clair. ++

Sans rien ajouter, il toqua à la porte que quelqu’un déverrouilla de l’extérieur. De toute évidence, on avait barré l’entrée avec un verrou particulièrement élaboré, car il fallut pas moins de trois tours de clés différentes pour ouvrir le battant. Khalmeh quitta les lieux en silence, tandis que l’Uruk prenait place devant la porte que l’on refermait. Il croisa les bras sur sa large poitrine recouverte d’une tunique de jute, en un geste évocateur. Pour l’heure, Learamn était piégé ici, et cela ne changerait pas jusqu’à ce qu’il eût donné à Khalmeh une raison suffisante de le laisser sortir. En attendant son retour, il ne restait qu’un seul interlocuteur avec qui discuter. Celui-ci était impressionnant, menaçant par bien des aspects, mais curieusement calme. Cela valait-il le coup de poser une question à une créature qui n’avait encore jamais prononcé le moindre mot devant le Rohirrim ?
Sujet: Pardonne-nous nos offenses
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyJeu 29 Oct 2020 - 13:45
La suite de Fendre l'armure
___________



Dix ans plus tard.


Les yeux de Learamn avaient perdu l’habitude de voir la lumière, brûlante et aveuglante. Les bruits du dehors lui semblaient étouffés. Il n’entendait plus de l’oreille droite. Seule la respiration bruyante du garde sur sa gauche lui rappelait la réalité douloureuse… peut-être davantage que son corps meurtri, soigneusement passé à tabac, privé de nourriture et de sommeil pendant si longtemps qu’il en avait perdu le compte. Il lui manquait les cinq doigts d’une main. Son geôlier lui avait dit qu’il se les était rongés, plutôt que de mourir de faim. Les plaies sur son corps, pour la plupart infectées et purulentes, dégageaient une odeur insoutenable, en particulier ses pieds. Ils avaient été lacérés, et le prisonnier abandonnait des lambeaux de chair alors qu’ils trainaient sur le sol tandis qu’on le conduisait à travers un dédale de couloirs.

Le sang derrière sa tête, devenu sec, se craquelait progressivement.

Si ses dents n’avaient pas été déchaussées par un couteau chauffé à blanc quelques années plus tôt, il aurait probablement pu les serrer quand il sentit le choc de la douche glacée que lui imposa un garde armé d’un seau. L’intéressé ne fit aucun commentaire et s’écarta bientôt, permettant à Learamn de poursuivre son trajet, tremblant, gelé jusqu’aux os, semant sur son passage les parties de son corps dont il n’avait plus l’usage. Un de ses orteils, qu’il avait commencé à ronger plus tôt, se détacha et disparut dans les ténèbres. Une odeur d’encens le prit soudainement à la gorge, l’empêchant pendant un bref instant d’avoir conscience de sa propre puanteur.

Il était un cadavre en sursis, attendant patiemment de recevoir la mort.

L’ultime présent.

Le soleil brillait de mille feux, et lui déchirait la rétine, l’empêchant de voir à un mètre. On le força à s’agenouiller, et ses pauvres os manquèrent de se briser en heurtant le sol de pierre. Les gardes le maintenaient par les épaules, tirant sur son crâne rasé pour maintenir sa tête droite et le forcer à regarder son interlocuteur, dont l’identité ne faisait pas le moindre doute. Grand, bien bâti, il avait des traits curieusement familiers. On aurait dit un homme du Rohan, jeune et vigoureux, mais avec un regard noir comme les ténèbres… noir comme le cœur de Melkor lui-même. Il toisait Learamn de toute sa hauteur, et s’adressa à lui dans une langue qu’il ne comprenait pas. Les mots le frappaient comme des coups de ceinture, mais il n’était pas autorisé à se rouler en boule pour s’en protéger.

L’homme s’approcha.

Il exigeait une réponse.

Coups et larmes plurent de plus belle. Learamn sombra dans l’inconscience, s’abandonnant à la nuit, de laquelle il fut encore arraché avant la fin des temps. De nouvelles plaies étaient apparues sur son corps, recouvrant les cicatrices les plus anciennes, traçant des figures complexes sur sa peau parcheminée, mouchetée de tâches de vieillesse. Il saignait du nez, et le goût métallique du précieux liquide vermillon, la seule monnaie d’échange digne de ce nom en ce monde, lui rappelait qu’il n’avait pas bu depuis des siècles. Ironiquement, étancher sa soif par ce moyen finirait par le tuer…

Si seulement il en était de même pour le dieu sombre.

Il ne put que lever les yeux en entendant de nouveau la voix résonner. Elle appartenait toujours à l’homme du Rohan aux yeux maléfiques. Cette fois, pourtant, il était assis sur un trône de pierre qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Lyra. La grande salle, cependant, paraissait différente. Elle n’était pas plongée dans les ténèbres mystérieuses de Blankânimad, bien au contraire : elle était éclairée par de grandes ouvertures percées dans le plafond, et les colonnes de lumière dévoilaient toute l’horreur de la scène. En guise de décoration, des cadavres décharnés offerts à Melkor. En lieu et place des tentures, d’immondes oriflammes teintées de sang, le même qui se répandait sur le sol et s’incrustait dans les pierres de la Salle Rouge. La grande salle de sacrifice du Temple de Sharaman.

A la gauche du maître des lieux, se trouvait un autre trône, plus modeste, sur lequel avait pris place un visage familier. Learamn ne pouvait pas ne pas reconnaître Kryv. La devineresse. Elle était vêtue comme une reine, dans une longue robe vermillon qui tranchait avec la pâleur extrême de sa peau fardée. Raide comme une lame, elle demeurait parfaitement immobile. C’était à peine si elle respirait. Malgré les années, elle n’avait pas changé le moins du monde, si ce n’étaient ses yeux. Jamais le Rohirrim ne les avait vus aussi triste. Elle posait sur lui un regard affligé qui trahissait l’horreur de sa condition. Blessé jusqu’au point de non-retour, mort-debout dans l’attente du coup de grâce qui viendrait mettre un terme à une existence de souffrance, il était voué à Melkor et ne pourrait trouver de salut que dans la fin qui était promise… quelle qu’elle fût.

L’homme reprit la parole, et toujours la douleur.

Éternelle.

La nuit succéda au jour. Le jour à la nuit. Si rapidement que le temps semblait être devenu une succession d’éclairs lumineux que même des paupières fermées ne pouvaient pas stopper. L’orage silencieux finit par prendre fin dans une grande clameur. Des dizaines de bouches affamées de carnage, enragées, le poing levé, les yeux vicieux, les dents tranchantes. Des bêtes sauvages, une meute tout entière, Albyor déchaînée. Ils insultaient Learamn, le bousculaient dès qu’ils le pouvaient, sans la moindre considération pour son corps malingre qui ne pouvait que péniblement supporter le contact des haillons qui lui servaient de vêtements. Même le bétail que l’on conduisait à l’abattoir était traité plus dignement.

On lui fit monter difficilement quelques marches, qui conduisaient sur une estrade. Les années n’avaient pas changé le visage d’Albyor. La cité était toujours aussi nauséabonde, répugnante, douloureusement écœurante. Il en faisait partie désormais. Son sang, versé par le poignard émoussé que tenait fermement ce bourreau au visage fou, irait colorer les pavés de la Cité Noire, que le Grand Prêtre Jawaharlal s’efforçait de faire devenir une Cité Rouge. Il n’en était plus très loin, désormais. En dix ans, il était certain que son pouvoir n’avait fait que croître, et rien ni personne au Rhûn ou dans le reste de la Terre du Milieu ne pouvait décemment s’opposer à lui désormais. Le triomphe de Melkor était total.

Learamn fut conduit devant un gibet qui n’était pas destiné à le pendre par le cou, comme il aurait pu le penser, mais bien à le suspendre par les poignets au-dessus du sol. Dans son état, le bourreau n’aurait aucun mal à le hisser la force des bras, tant il avait perdu de poids depuis sa captivité. Il était à peine plus lourd qu’un sac de blé. On l’attacha, la corde cisaillant ses poignets au moins autant que les cris de la foule déchiraient ses oreilles tandis que ses pieds quittaient le sol progressivement.

Offert en sacrifice, la dernière vision de Learamn serait celle d’un peuple hostile, qui le détestait et le vouait aux pires tourments dans l’après-vie. Pouvait-il voir, par-delà les premiers rangs de fidèles zélés qui s’étaient massés pour assister à son exécution publique, les habitants d’Albyor forcés de prendre part à ce spectacle malsain, dont les regards trahissaient leur dégoût et leur mépris pour les serviteurs de Melkor ? Gagnerait-il les terres de ses ancêtres le cœur plein de haine pour ceux qui l’avaient tué, ou ménagerait-il une place pour la compassion et le pardon à l’endroit de ce peuple soumis à des forces qui le dépassaient.

La lame s’éleva dans les airs, au rythme des tambours.

Le bourreau n’entendait pas simplement le tuer. Il avait l’intention de le dépecer devant la foule, de le faire saigner pour contenter le dieu sombre, de répandre ses viscères sur le sol pour réaffirmer pleinement la puissance du culte Melkorite, et ainsi faire passer un message très clair à la population d’Albyor : « vous ne voulez pas vous opposer aux prêtres de l’Ogdâr », le bras armé du Temple de Sharaman. Ce n’était pas seulement un sacrifice, ce n’était pas seulement un acte religieux de la part d’esprits malades rendus insensibles à la violence… C’était une déclaration politique, un manifeste.

Il y eut un cri dans la foule, puis un autre, et encore un autre.

Une agitation fébrile, presque extatique, qui oscillait entre la colère et la terreur, entre l’effroi et l’indignation. Le premier sang avait été versé. Learamn tomba à genoux, alors que tout autour de lui des voix s’élevaient. Des silhouettes l’entouraient, fantômes du passé, du présent et de l’avenir, décidés à se disputer les restes de sa carcasse. On lui tirait le bras, les jambes, et bientôt il fut soulevé du sol, comme emporté par les Valar vers un autre monde.

- Uruk ! Uruk ! Criaient les spectateurs qui assistaient à ce miracle.

Le sang coula de nouveau, alors qu’une lame argentée tailladait les ombres en se frayant un chemin sanglant à travers la traîtrise et la noirceur. Il y eut des cris, des sanglots, et toujours de sinistres éclairs qui venaient éclater en un océan de couleurs derrière ses paupières closes.


~ ~ ~ ~


- Learamn ? Bon sang, Learamn ! Vous m’entendez ?

La voix était impérieuse et inquiète. On s’affairait autour de lui. Un juron, de nouvelles directives criées dans une langue qui n’était pas du Westron, tandis que quelqu’un lui ôtait délicatement sa chemise. Les mots fusaient, des bruits de pas, des silhouettes furtives passant dans l’angle mort de son champ de vision.

- Learamn ! Restez avec moi, ne vous endormez pas.

Quelques petites tapes sur sa joue, comme des coups de marteau. Un rugissement, des chaises déplacées. D’autres voix. Une cacophonie. Le temps semblait avoir sa volonté propre, se compressant et se dilatant si bien que les minutes paraissaient être des années, mais que les années semblaient être des semaines. Combien de temps passèrent-ils à s’affairer ainsi autour de lui, comme une armée d’araignées tissant patiemment leur toile, enserrant son corps dans une gangue protectrice et mortelle ? Combien de jours passés dans cet état entre le cauchemar et l’hideuse réalité ? Combien de mois pour émerger peu à peu des brumes des geôles du Temple de Sharaman ? Combien d’années pour s’en affranchir totalement, et ne plus trembler en entendant les murmures du vent, les pas feutrés sur la pierre, le grincement d’une porte, ou le premier rayon de soleil du jour naissant ?

Une éternité.

Peut-être deux.

- Learamn… Vous me reconnaissez ?

Cette voix… Ce visage… Malgré l’inquiétude qui se peignait sur ses traits, des cernes de plusieurs jours, et une lueur peinée au fond du regard, l’identité de cet homme ne faisait pas le moindre doute. Il avait trop voyagé en compagnie de Khalmeh pour ne pas le reconnaître.

- Ah, oui… vous me voyez enfin… Bienvenue parmi nous, Learamn…

Il eut un sourire triste, alors qu’il passait la main sur le front de l’ancien capitaine, écartant les mèches de cheveux bruns pour vérifier s’il n’avait pas de fièvre :

- Les effets de la drogue commencent seulement à s’estomper… J’ai cru que vous ne reviendriez jamais… Est-ce que vous vous souvenez de quelque chose, mon ami ? Leur avez-vous dit quoi que ce soit ?

L’empressement de Khalmeh était troublant. Il parlait vite, sans prendre la peine de cacher son anxiété. Son visage éclairé faiblement à la lueur de quelques bougies, dans cette pièce sans fenêtres, était soucieux comme jamais encore Learamn n’avait pu le voir. Ses pensées étaient tournées vers quelque chose, sans qu’il prît la peine d’en révéler la nature à son compagnon de route.

- J’ai besoin de savoir, Learamn… Que leur avez-vous dit pour qu’ils décident enfin de vous condamner à mort ?


#Khalmeh #Jawaharlal #Kryv
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyJeu 17 Sep 2020 - 17:33

Un assassin.

C’était ce que Learamn était devenu en l’espace d’une seconde, quand il avait pris la décision de mettre fin à une existence pour en sauver une autre. Pas au cours d’un duel honorable l’épée à la main, pas à la suite d’un accident ou d’un geste involontaire… non. Il avait délibérément ôté la vie d’un homme sans défense. Toutes les justifications qu’il pouvait essayer d’apporter ne changeraient rien à la sinistre vérité.

En entendant la voix du Rohirrim qui l’appelait, Kryv était descendue précautionneusement, pour découvrir la scène de crime. Elle avait retenu un cri d’horreur, et avait fiché ses yeux dans ceux déterminés de Learamn, qui la dévisageait avec un mélange de rage contenue et d’indifférence. Étrange entre-deux dans lequel il semblait se complaire. La mort qu’il venait de donner ne paraissait pas l’émouvoir particulièrement, comme si les doigts griffus de Melkor glissaient sur ses épaules, sans parvenir à l’attirer dans le royaume de la culpabilité.

- Vous l’avez tué ? Demanda-t-elle sans y croire tout à fait.

Pour une devineresse, elle semblait particulièrement surprise. A croire que les actions de Learamn n’entraient pas le spectre de ce qu’elle pouvait prévoir. Elle se donna une contenance en dépit de la situation, et s’avança vers le corps de l’homme étendu par terre. Il avait le regard pétrifié dans sa dernière expression, la terreur et l’incompréhension. Curieux que d’afficher un air aussi perplexe à sa dernière heure, quand on vivait au quotidien avec une femme capable de voir le futur. L’ironie de la situation était d’une rare violence, teintée du carmin qui s’infiltrait dans le parquet soigneusement entretenu. A genoux devant lui, Kryv lui ferma délicatement les yeux… Elle n’avait jamais aimé l’homme, mais elle n’avait jamais haï son existence au point de lui souhaiter une telle mort.

- Adieu, fit-elle sur un ton difficile à cerner. Si vous m’aviez laissé regarder votre avenir, j’aurais peut-être pu vous éviter une fin aussi tragique…

Ce n’était pas de la compassion que l’on devinait dans sa voix. Plutôt un « je vous l’avais dit » qu’elle lui lançait comme pour lui reprocher de n’avoir jamais voulu d’elle autre chose que l’argent qu’elle pouvait lui rapporter. Elle lui adressa une brève prière en rhûnien, avant de se redresser, le regard résolu.

- Nous ne devons pas rester ici, les murs d’Albyor ont des yeux, et qui sait quels malheurs s’abattront sur vous si on vous identifie comme le responsable de tout ceci. Venez, je connais une sortie discrète.

Liés.

Ils l’étaient désormais, par le sang versé, et par leur fuite commune dans les rues d’Albyor, le souffle court, un œil dans leur dos pour s’assurer que personne ne les suivait. Sans qu’il en ait pleinement conscience, l’univers de Learamn venait de basculer.


~ ~ ~ ~


- Lâm-Su.

La voix de Thrakan les sortit de leurs pensées tumultueuses, tandis qu’il pointait du doigt la silhouette solitaire de ce qui ressemblait à une tour de garde dressée sur les rives du fleuve. Le colosse se retourna vers ses compagnons, pour s’assurer qu’ils ne dormaient pas en selle, et jeta un coup d’œil particulièrement peu sympathique à Kryv, dont la présence au sein de la compagnie n’était pas pour lui plaire. Il avait fallu tous les talents de négociatrice d’Ava et la bonhommie de Khalmeh pour le convaincre d’accepter sa présence à leurs côtés. Learamn s’était porté garant pour la devineresse, ce qui n’était certainement pas un gage suffisant pour le Fléau de l’Ouest.

Il avait finalement accepté de mauvaise grâce de la laisser prendre part à leur mission, considérant qu’elle était la responsabilité de Learamn, et qu’il tiendrait ce dernier pour responsable si quelque chose devait mal tourner. Il n’y avait rien à ajouter au sujet, les deux hommes n’étant pas désireux d’abandonner leurs positions respectives. Kryv chevauchait ainsi parmi eux, ayant troqué sa tunique de devineresse pour un vêtement un peu plus discret de voyageuse. Elle ressemblait à une aventurière comme les autres, mais son regard ne trompait pas : il y avait de la sorcellerie chez cette femme. Thrakan se retint de cracher au sol pour conjurer le mauvais sort.

++ C’est une ancienne tour de garde de l’armée d’Albyor ++ Fit-il en rhûnien en mettant délibérément Learamn à l’écart de la conversation. ++ Elle date d’avant l’ère de Sharaman, et servait à contrôler l’accès du fleuve en amont, pour éviter les attaques. C’était là que s’arrêtait l’autorité d’Albyor ++

Il entendit derrière lui Ava qui faisait la traduction, ce qui l’agaçait moins qu’au début de leur voyage, mais qui n’était pas pour lui plaire. Les efforts qu’elle était prête à consentir pour intégrer cet étranger à leur groupe et, plus largement, à leur culture, le mettaient mal à l’aise. Il préférait voir les gens de l’Ouest morts ou réduits en esclavage. Il avait combattu souvent contre eux, à la fois en tant que soldat et en tant que mercenaire quand il avait quitté les rangs de l’armée régulière. Il savait de quoi ces monstres étaient capables, et il n’appréciait pas de savoir qu’un Rohirrim marchait à ses côtés. La seule raison pour laquelle il acceptait sa présence était que la Reine en personne l’avait ordonné.

Revenant à son observation, il pointa du doigt la route qui menait paresseusement à Lâm-Su.

++ Pendant la Guerre, Lâm-Su a été le lieu d’une grande victoire. Beaucoup des nôtres sont morts là où nous allons marcher. La tour a longtemps servi à protéger le fleuve, mais au début du règne d’Alâhan, elle a progressivement perdu sa fonction. Aujourd’hui, on n’y trouve que quelques administrateurs chargés de lever les taxes de la cité, dont le régent de Lâm-Su. C’est à l’embouchure de la Mer du Rhûn que l’on trouve les troupes royales, désormais. ++

Les connaissances de Thrakan sur la région étaient encyclopédiques, et révélaient une facette du guerrier qu’il n’avait pas encore révélée, et qui ne manquait pas d’étonner quand on connaissait son caractère habituellement taciturne. En réalité, Thrakan avait passé de nombreuses années stationné à Albyor et dans sa région quand il était encore soldat. Ce n’était pas l’affectation idéale, on la réservait en général aux fortes têtes et aux soldats qui avaient fait preuve d’insubordination. Il avait passé huit ans ici, et il connaissait bien les environs de la ville pour avoir patrouillé un nombre incalculable de fois dans ces plaines. Puisque son domaine d’expertise était la guerre, il était particulièrement bien informé sur l’histoire militaire de cette partie du royaume. L’entendre parler ainsi était rassurant, et donnait le sentiment qu’ils savaient où ils allaient.

Ils chevauchèrent encore quelques heures, découvrant un peu plus Lâm-Su et les vestiges de l’impressionnant système défensif, à la lueur du soleil déclinant. Un vieux mur d’enceinte, dont il ne restait plus que quelques sections intactes, entourait la tour de garde à proprement parler, qui s’élevait sur cinq niveaux – à en juger par le nombre de fenêtres. Elle surplombait la région, et permettait de voir de très loin les navires remonter le fleuve. Des meurtrières permettaient à des archers embusqués de tirer dans toutes les directions, et pendant un bref instant ils se sentirent à la merci de quiconque pouvait se trouver à l’intérieur. Personne ne leur tira dessus, fort heureusement, mais ils furent hélés par un homme qui se trouvait à l’entrée du fort, et qui leur demanda de s’identifier sans délai.

Thrakan se tourna vers Ava, la plus diplomate de toutes, qui se chargea de faire la conversation, et d’obtenir les autorisations nécessaires. On fit chercher le régent de la tour de garde, qui descendit pompeusement et examina les compagnons des pieds à la tête, avant de regarder le document royal officiel que lui tendait la « Femme de la Reine ». Tout ce protocole de vérification minutieuse laissait de l’espace aux membres de la compagnie, et Khalmeh fit signe à Learamn d’approcher.


- Mon ami, j’ai une demande à vous faire…

Il parlait tout bas, observant de loin Thrakan et Ava qui discutaient avec l’administrateur en chef de Lâm-Su.

- Quand nous serons autorisés à monter à bord, trouvez un prétexte, n’importe quoi… j’aimerais bien que vous puissiez voir quelle est la nature de cette cargaison. Je sais qu’on ne devrait pas, mais j’ai l’impression qu’Ava nous cache quelque chose… Juste un petit coup d’œil rapide, hein ? Rien de méchant.

Il accompagna sa requête d’un sourire entendu, puis retrouva son sérieux quand Ava revint vers eux, visiblement satisfaite :

- Nous avons obtenu l’autorisation de procéder au contrôle du navire. Le sceau royal a encore de la valeur ici, contrairement à ce que vous pouviez penser Khalmeh. Leur seule requête est que nous ne pénétrions pas dans la tour, pour des raisons de sécurité. Nous pouvons nous installer dehors, et ils nous feront signe quand le navire approchera.

Khalmeh avisa les environs. Un grand espace vide bordé d’un côté par les restes du mur, et de l’autre par la tour et le fleuve. Un bâtiment en bois qui servait d’écuries, et un autre dans lequel étaient stockées quelques vivres. Tout à coup, leur auberge d’Albyor leur manqua, elle qui avait au moins un toit et un matelas relativement confortable. Cela s’apparentait au grand luxe, en comparaison des conditions dans lesquelles ils allaient devoir attendre. La terre était sèche et dure, poussiéreuse, et parsemée de petits cailloux qui leur rentreraient dans les reins s’ils essayaient de s’allonger. Ils s’installèrent rapidement, montant un camp de fortune pour passer le temps, en attendant l’arrivée du navire. Khalmeh s’en alla nourrir son Uruk, Kryv s’absorba dans une contemplation méditative du fleuve, Thrakan s’appliqua à affûter son épée, et il ne resta plus – comme souvent – que Ava et Learamn.


- J’ai du mal à croire que nous soyons déjà arrivés si loin, lâcha-t-elle, pensive. Lâm-Su, le navire, et nous serons en route pour Blankânimad avant d’avoir pu y songer. Vous pourrez trouver une bien meilleure situation une fois que vous aurez rempli votre devoir au nom de la Reine, sachez-le. Elle peut paraître impitoyable, mais elle sait récompenser à leur juste valeur ceux qui la servent bien.

« Et punir de manière exemplaire les autres… » se retint-elle d’ajouter. Elle espérait de tout cœur que la générosité de Lyra lui permettrait de retrouver le cours normal de son existence. Pour tuer le temps, en attendant de pouvoir poursuivre leur mission, elle reprit les exercices avec Learamn, vérifiant sa coordination, sa motricité, sa souplesse, et évaluant les nouveaux axes de travail qu’elle entendait définir. Elle le fit danser un peu, sans qu’il fût très clair si cela participait de sa rémission ou si c’était simplement pour le plaisir de présenter une facette très différente de lui devant leur nouvelle compagne de route. Ils rirent un peu, se racontèrent des histoires au coin du feu, et firent preuve d’inventivité pour se divertir, allant jusqu’à confectionner une balle avec quelques fétus de paille qu’ils trouvèrent là.

Les heures passèrent, tissées patiemment par Melkor qui prenait de toute évidence un malin plaisir à les faire languir. Le jour descendit progressivement à l’Ouest, là où se trouvait la terre natale du jeune Rohirrim. En suivant la trajectoire de l’astre solaire, il pouvait deviner à peu de choses près où étaient les siens, le royaume qu’il avait quitté. Derrière lui, là où s’étirait son ombre de plus en plus grande, se trouvait la capitale du Rhûn, et sa nouvelle maîtresse. La perspective d’entrer à son service était-elle toujours aussi alléchante désormais qu’il parcourait son royaume et accomplissait sa volonté ? Devrait-il retourner à Albyor si la souveraine l’exigeait ? Ou pourrait-il se prélasser dans le confort indécent de Blankânimad ? A moins qu’il fût envoyé affronter de nouveaux ennemis dont il ignorait tout… Le Rhûn recelait encore bien des mystères.

++ Navire en vue ! ++

Une voix forte résonna au sommet de la tour de garde, et tout à coup Lâm-Su s’agita. Les administrateurs étaient une demi-douzaine, pour la plupart des comptables et des experts de la négociation fluviale, chargés d’examiner les marchandises, leur prix, et de définir la taxe correcte à appliquer. Ils se pressèrent comme des souris sur le ponton près duquel le navire devait s’arrêter. La petite compagnie menée par Ava s’approcha à son tour du fleuve, pour découvrir leur cible. C’était une grande barge de transport à fond plat, conçue pour circuler sans difficulté dans les eaux les moins profondes, et ainsi remonter les fleuves en toute tranquillité. Quelques hommes s’affairaient sur le pont, signalant leur présence par de grands gestes du bras. Ils mirent un moment à arriver, et furent accueillis par une délégation qui comprenait à la fois les administrateurs du poste de garde, ainsi que la compagnie d’Ava.

++ Bonjour capitaine, j’espère que vous avez fait bon voyage ++ Lança le régent. ++ Ces hommes sont ici au nom de Sa Majesté Lyra, avec un mandat pour récupérer une partie de votre cargaison. Ils l’achemineront personnellement à Blankânimad… ++

La traduction de Kryv permit à Learamn de comprendre la réaction agacée du capitaine, et la brève négociation qui suivit. Décharger la cargaison, cela impliquait un retard à l’arrivée, qui ne plairait certainement pas à ses clients, ni à ses hommes qui avaient hâte de rejoindre enfin leur foyer. Surtout, le capitaine espérait toucher une part de la somme convenue pour le transport de la marchandise. Si elle n’arrivait pas à destination, il ne serait pas payé, et aurait fait tout ce voyage pour rien. La maigre compensation financière que lui offrirait Ava ne vaudrait jamais l’argent qu’il aurait pu gagner lui-même à Albyor. Il voulut lui-même vérifier le document que portait Ava, et se montra intraitable dans l’observation du sceau royal, essayant de déceler s’il pouvait s’agir d’un faux.

Pendant qu’il procédait à cet examen minutieux, Khalmeh se tourna discrètement vers Learamn, et lui adressa un signe de tête, comme pour l’enjoindre à aller examiner la cargaison. C’était le moment où jamais.


~ ~ ~ ~


Les entrailles puantes du navire n’étaient pas un endroit charmant, et Learamn devait s’habituer à la fois à l’obscurité oppressante et à l’odeur de renfermé qui rendait le tout irrespirable. Des formes mouvantes se déplaçaient dans les ombres, probablement des rats qui habitaient les cales et filaient pour échapper au halo de lumière sur le point de les cueillir dans leur tanière. L’équipage était composé de quelques marins expérimentés venus d’un peu partout, et de rares passagers qui venaient des rives de la Mer du Rhûn et avaient acheté un transport peu cher – et peu confortable – pour Albyor et les terres orientales du royaume.

C’était Ezziz qui lui avait raconté tout ça.

Le capitaine lui avait ordonné d’accompagner Learamn, visiblement content de trouver une occupation à cet homme qui parlait beaucoup, et qui semblait ne jamais manquer de faire un commentaire ou une remarque sur tout ce qu’il ne comprenait pas – c’était à dire, beaucoup de choses. Il venait du Harad, et était arrivé au Rhûn deux ans auparavant, où il était entré au service de plusieurs employeurs, avant de prendre part à une grande expédition vers l’Ouest. Il évoqua un comptoir commercial, quelques tensions politiques entre le Rhûn et ses voisins… beaucoup de choses qui n’avaient pas d’importance, et qui n’avaient rien à voir avec la conclusion de son histoire : son retour au Rhûn sur ordre de son employeur.

Ezziz était décidément bien bavard, mais toujours de bonne humeur, et surtout il parlait mieux le Westron que la plupart des Rhûnedain, ce qui signifiait qu’il était plus facile d’entretenir une conversation avec lui. Curieux comme, sur ces terres lointaines et méconnues, deux étrangers venus de contrées bien différentes pouvaient soudainement se trouver avoir beaucoup plus en commun qu’ils ne le pensaient.

- Ouais, fit-il en arrivant dans une section du navire qui ressemblait à toutes les autres, c’est bien la cargaison qu’on va devoir débarquer. Par Melkor, ça va demander un sacré boulot, vous n’imaginez même pas. Je comprends pas pourquoi on n’attend pas d’arriver à Albyor, on aurait plus de bras pour la sortir, on se fatiguerait moins.

Le marin avait raison, et Learamn n’imaginait pas à quel point. Il y avait devant eux un assortiment de caisses de belle taille, qu’il faudrait au moins quatre hommes pour manipuler sans difficulté. Elles étaient de forme régulière, et il serait possible de les empiler dans le chariot et, à condition de les attacher solidement, de prendre la route. Cependant, un problème subsistait : leur nombre. Il y en avait bien plus qu’il ne pouvait les compter, soigneusement empilées dans le ventre du navire, attendant d’être déchargées par des mains bien plus nombreuses que les leurs, et transportées par un convoi plus important. Le calcul était simple. Vu leur taille et leur poids, il faudrait au moins deux chariots comme le leur pour acheminer l’entièreté de la marchandise. Deux chariots vides, ce qui impliquait de devoir se débarrasser de la cage de l’Uruk d’une manière ou d’une autre… Ava était-elle au courant de cette première difficulté, qui semblait déjà insurmontable ? Comment le dire ?

Alors que Learamn observait la cargaison, il y eut de l’agitation au dehors. Un homme fit quelques pas dans les cales :

- Ezziz ! Ezziz !

Le Haradrim répondit dans une langue qui mélangeait plusieurs influences, mais qui ne ressemblait certainement pas au rhûnien que Learamn entendait depuis son arrivée ici. Peut-être un idiome partagé entre marins Haradrim ? Quoi qu’il en fût, le dénommé Ezziz qui l’accompagnait s’excusa platement :

- Désolé monsieur, je dois aller voir ce qui s’passe. Je reviens tout de suite.

Et il s’évanouit sans rien ajouter, laissant Learamn et sa lanterne, seuls au milieu du navire. Il avait tout le loisir de faire ce qu’il souhaitait. Jeter un coup d’œil discret à la cargaison, comme le lui avait recommandé Khalmeh ? Ou bien se comporter comme un fidèle de la Reine, ne pas poser de questions et simplement faire son devoir. C’était ce qu’aurait fait Ava, assurément. Il n’avait pas beaucoup de temps pour contempler ses options et prendre une décision, car Ezziz pouvait revenir à tout moment, et qui pouvait dire ce qu’il penserait de le voir penché sur le contenu d’une de ces caisses mystérieuses ?


~ ~ ~ ~


C’était Thrakan qui les avait repérés le premier. Il lâcha un juron particulièrement élaboré dans propre langue, maudissant son inattention, et celle de tous ceux qui se trouvaient là. L’arrivée du navire et la relative sécurité qu’induisait la proximité d’Albyor avaient probablement fait retomber la vigilance des administrateurs de Lâm-Su. Si la sentinelle au sommet de la tour avait fait correctement son travail, au lieu de regarder les tractations qui se déroulaient en contrebas, elle aurait probablement pu repérer depuis fort longtemps l’arrivée d’un groupe de cavaliers qui venaient de l’Est. De la Cité Noire. Impossible de dire combien ils étaient, ni quelle était leur allégeance. Des réguliers de l’armée royale venus pour leur prêter main-forte ? Des Miliciens en patrouille dans la région ? Ou bien, comme il le pressentait, une menace bien plus sournoise et diffuse ? Tout ce qu’il pouvait dire, c’était qu’ils allaient vite, et qu’ils étaient nombreux. Plus nombreux que les six membres de sa petite compagnie.

Une partie de lui espérait que ce ne serait qu’un malheureux hasard, des hommes envoyés hors des murs d’Albyor pour une toute autre raison – pour appréhender des esclaves en fuite, ou bien pour essayer de capturer des trafiquants. Cependant, il ne croyait plus aux coïncidences depuis longtemps. On les avait suivis jusqu’ici, et les raisons ne pouvaient être qu’inquiétantes.

++ Ava ! ++ Rugit-il. ++ Ava ! Amène les chevaux ! ++

La jeune femme était encore affairée à négocier avec le capitaine, et elle ne comprit pas immédiatement ce que lui disait le Fléau. Il fallut qu’il lui désignât les cavaliers qui approchaient dans la pénombre pour que son cerveau fît le lien.

++ Merde ! Capitaine, ces hommes en ont probablement après votre cargaison. Au nom de Sa Majesté Lyra, ils ne doivent pas s’emparer, est-ce clair ? ++

Le malheureux hocha la tête. C’était un marin, un marchand qui avait déjà dû manier le sabre deux ou trois fois pour sauver sa vie, mais qui n’était certainement pas un soldat. Cette histoire le dépassait. Il fit appeler ses hommes pour les rassembler et définir avec eux la marche à suivre. Il ignorait s’il devait reprendre la route vers Albyor, ou bien laisser la « Femme de la Reine » résoudre ce problème. En l’absence d’ordres, il se contenta de dire à ses marins de prendre leurs armes, et de se rassembler autour de lui. Pendant ce temps, Thrakan continuait à distribuer ses directives. Les administrateurs, qui devaient évaluer la marchandise pour prélever les taxes, paraissaient ne pas savoir quoi faire.

++ Hors de mon chemin ! ++ Tonna-t-il en les repoussant du bras. ++ Kryv ! Allez chercher Learamn ! Dépêchez-vous ! Khalmeh ! Khalmeh ! Bon sang, mais où êtes-vous !? ++

Il le chercha du regard, sans trouver trace de lui. Il n’était ni près du bateau, ni près de la tour. Près du camp ? Près de la porte ? Occupé à prendre la fuite comme le lâche qu’il était ? Thrakan se retourna, mais ses yeux avisèrent une scène qui le figea sur place. Ava s’était élancée pour récupérer les chevaux et les mettre en lieu sûr. Ils étaient leur seule garantie de pouvoir s’échapper si nécessaire, et elle en avait parfaitement conscience. Alors, appliquée comme d’habitude, elle avait fait en sorte de détacher une à une chaque monture, au lieu de simplement trancher leurs brides pour les guider à l’abri.

++ Ava ! ++

Ce fut tout ce qu’il trouva la force de crier, au moment où les cavaliers pénétraient en masse par les brèches dans le vieux mur d’enceinte. Le vacarme des sabots de leurs chevaux était terrible, et donnait envie de claquer des dents. Ils soulevèrent un nuage de poussière en freinant, tandis que leurs bêtes poussées à l’extrême s’étaient mises à renâcler et à piaffer. Le Fléau nota immédiatement que ce n’étaient pas des soldats. Pas d’équipement régulier, ni d’armure distinctive. Ils n’avaient même pas l’air de Miliciens. Plutôt d’une bande de maraudeurs armés, trop organisés pour être de vulgaires bandits cependant. Le guerrier se retrouva instantanément séparé de Ava, qui était présentement de l’autre côté de la cour. Entre lui et elle, une quinzaine d’hommes, et d’autres encore qui arrivaient à la suite des premiers, lourdement armés. Ils repérèrent la jeune femme, et lui barrèrent la route sans rien tenter encore. Tout dépendrait des ordres qu’ils recevraient.

Le chef des cavaliers avisa la situation d’un seul coup d’œil et, vit venir l’administrateur en chef qui descendait à sa rencontre, l’air particulièrement contrarié. En effet, il n’était pas habituel de pénétrer ainsi à Lâm-Su, et ces hommes auraient besoin d’une justification solide pour légitimer leur présence en si grand nombre en ces lieux. Le meneur de la compagnie lui lança dans un rhûnien très approximatif :

++ Je suis Durno, je viens en le service de Jawaharlal. Vous… Arrêter tout de suite ! Ces hommes se être des mensonges. Ils sont être des voleurs ! ++

L’administrateur fronça les sourcils devant cette pathétique tentative de l’impressionner. L’homme était de toute évidence un étranger, à en juger par son vocabulaire limité et son air clairement originaire d’Outre-Anduin. Ce misérable osait lui donner un ordre ? Inconscient du danger que représentaient ces nouveaux venus, il rétorqua avec une belle assurance :

++ Je suis le régent de Lâm-Su, et je ne réponds qu’à Sa Majesté la reine Lyra, et au gouverneur Hagan, pas aux suppôts de Jawaharlal et à ses supposés représentants. Rangez vos armes, et retournez dans votre antre, avant que je ne fasse appeler la garde qui viendra vous châtier ! ++

Des paroles fort braves, qui signèrent l’arrêt de mort du malheureux. Thrakan, n’eut pas le temps de réagir, que déjà le dénommé Durno dégainait son arme et l’abattait sur le crâne qui s’offrait à lui en sacrifice. La mort emporta cette première âme avant que quiconque eût compris exactement quels étaient les tenants et les aboutissants de cette affaire. Il était certain, toutefois, que la confiance était du côté des Melkorites qui semblaient agir en toute impunité, sans se soucier outre mesure des conséquences. La lame dégoulinante de sang frais vint se pointer vers les autres administrateurs.

++ La volonté de Melkor, loué soit-Il ! Nous sont être les représentants de Jawaharlal, le Grand Prêtre ! Écartez ou mourez-vous ! ++

Ils s’exécutèrent, comme tout le monde à Albyor. L’autorité grandissante de Melkor n’était pas prise à la légère, et si ces hommes pouvaient tuer un représentant du gouverneur sans sourciller, alors les vies de vulgaires exécutants n’avaient aucune valeur.

++ Bien… ++ Fit Durno, avant de reprendre en Westron à l’attention de ses hommes qui étaient tous, à l’évidence, étrangers au Rhûn. Maintenant arrêtez-moi ces chiens, nous les amènerons devant le Grand Prêtre qui sera sans doute curieux de savoir pourquoi ils s’intéressent à ses affaires. Allez !

Deux hommes descendirent de selle, et se dirigèrent vers Ava. Cinq autres firent de même en direction de Thrakan, qui était certes beaucoup plus impressionnant et méritait une attention toute particulière. Une dizaine d’autres mit le cap sur le navire, où les marins qui tremblaient de peur paraissaient hésiter quant à la marche à suivre. Mourir ne faisait certainement pas partie de leur programme du jour, et les deux Haradrim qui composaient l’équipage reculaient déjà pour éviter d’être pris pour d’éventuels obstacles.

Juché sur sa monture, Durno observait la situation avec le calme qui le caractérisait. Une concubine royale et son escorte, en route pour Lâm-Su afin de récupérer la précieuse cargaison… Il avait reçu le message dans la journée, d’un informateur qui parlait vite et de manière pas très claire, mais qui avait tout de même réussi à lui transmettre la substance du message. Les détails n’étaient pas très importants dans ce genre d’histoire, et il avait filé sans tarder, en bonne compagnie, paré à toute éventualité.

Une vingtaine d’hommes pour appréhender deux ennemis de Melkor.

Rien de plus simple.

#Ezziz #Durno
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 9 Aoû 2020 - 14:08

Melkor.

Ce nom à lui seul semblait doté de pouvoirs presque magiques, comme si le prononcer à voix haute suffisait à convoquer les pouvoirs du sinistre ennemi du monde, le grand destructeur, que les Hommes de l’Est semblaient pourtant vénérer comme leur principale figure religieuse. Le culte de Melkor existait depuis des siècles, et s’était mêlé à des pratiques animistes, les rites évoluant d’une région à l’autre. Depuis qu’il avait pénétré au Rhûn, Learamn avait pu constater que les Orientaux étaient aussi divers que pouvaient l’être les Hommes de l’Ouest de l’Anduin, et même s’ils se référaient explicitement au même dieu, en réalité la situation était bien plus complexe. Pouvait-on véritablement affirmer que les prêtres d’Albyor vénéraient la même entité divine que des gens aussi doux qu’Ava, ou aussi irrévérencieux que Khalmeh ? Chacun semblait avoir sa propre opinion sur le sujet.

Toutefois, Learamn se trouvait présentement dans l’endroit où la puissance du Dieu Sombre était certainement la plus importante en Terre du Milieu, et là où les litanies sacrées pouvaient passer pour de curieux mais innocents traits folkloriques à Blankânimad, ici le culte était pris très au sérieux. Ils devaient faire preuve d’une prudence de tous les instants.

Kryv lut dans le regard de Learamn qu’il comprenait les implications de cette révélation, et hocha la tête avec satisfaction. Désormais qu’il voyait le danger se profiler, il serait en mesure de se battre convenablement, de discerner plus facilement ses amis de ses ennemis, et de sortir vivant de la souricière dans laquelle il était enfermé. La mission confiée par Lyra n’était pas aisée, pour sûr, mais désormais qu’il en devinait les contours, il lui serait plus facile d’affronter les ténèbres qui rampaient ici.

Toutefois, Learamn était plein de surprises, et alors que Kryv espérait avoir satisfait sa curiosité, elle haussa les sourcils quand il lui fit une proposition qu’elle ne pouvait pas refuser. Sa loyauté totale, en échange de sa liberté ? Elle ignorait les implications d’une telle promesse, mais au fond de son cœur, elle savait que Learamn était un homme bien plus droit et honnête que ses maîtres le seraient jamais. Il ne la trahirait pas. Elle mit de longues secondes à réagir, avant de finalement revenir à elle, comme si pendant un bref instant elle s’était abandonnée dans ses pensées les plus profondes. Gracieusement, elle s’inclina en posant un genou à terre, baissant la tête comme le faisaient les esclaves. La liberté n’était pas, hélas, quelque chose qu’elle avait intégré :

- Je vous en fais la promesse. Vous aurez ma loyauté, aussi longtemps que je vivrai, je serai votre obligée.

Kryv sentit un poids étonnant peser sur ses épaules, alors qu’elle prenait cet engagement. C’était la première fois de sa vie qu’elle décidait par et pour elle-même, et elle ressentit la force de ce virage existentiel. Elle aurait voulu remercier chaleureusement l’étranger à qui elle venait de jurer allégeance sur la foi de ses visions et de ses convictions, mais elle en fut incapable, saisie par l’émotion.

La première pierre était posée.


~ ~ ~ ~

Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! Ava10

Ava s’était fait un sang d’encre en sachant Learamn seul avec la devineresse, et elle ne cacha pas son soulagement lorsque cette dernière quitta la pièce. Involontairement, elle jeta un regard mauvais à cette dernière, qui baissa les yeux devant une telle hostilité. Ava ne l’aimait décidément pas, et ne lui pardonnerait pas d’avoir joué un tour aux dépens de son patient. Khalmeh, qui perçut la tension latente, invita la « Femme de la Reine » à entrer.

Learamn semblait aller bien, et il avait même retrouvé des forces par rapport à quelques instants plus tôt. Le mal qui l’avait soudainement plongé dans l’inconscience s’était dissipé, comme le brouillard des matins d’hiver, impénétrable et aussi épais que de la laine, s’évanouissait avec la brise venue de la mer. Il avait l’œil vif, le pas sûr, et son discours était aussi précis et cohérent qu’à son habitude.

Cohérent, mais guère rassurant.

Ava jeta un regard éberlué à Learamn, comme s’il venait de lui demander s’ils pouvaient inviter Jawaharlal lui-même à rejoindre leur petite troupe.

- Elle ? Elle ? Vous n’y pensez pas, Learamn. Vous voudriez faire confiance à une femme comme elle, esclave de surcroît ? Non, non, oubliez cette idée saugrenue et dangereuse. Nous avons des choses bien plus importantes à régler.

L’avis d’Ava était particulièrement tranché, ce qui lui ressemblait assez dans un sens, mais il semblait y avoir autre chose derrière ses paroles. Les vestiges d’une inquiétude bien légitime, et une méfiance profondément ancrée qui la mettait en garde contre une personne dotée de pouvoirs de vision et de la capacité à ensorceler son prochain. Learamn s’était évanoui, mais Ava se souvenait parfaitement de toute la scène : cette femme qui d’un seul regard avait fait basculer un fier guerrier du Rohan, envoyé par la reine Lyra. Pouvait-elle reproduire son exploit à volonté ? Pouvait-elle, à elle seule, briser l’élan de leur mission, et mettre un terme à l’ambition de Lyra de récupérer ladite cargaison ?

Qui pouvait le dire ?

Ils revinrent effectivement à des affaires plus urgentes, notamment à Thrakan qui était parti en éclaireur. Ava invita Learamn à s’asseoir, pour lui faire un petit récapitulatif de la situation :

- Thrakan n’est pas encore revenu, mais il nous a fait parvenir un message. Un coursier est venu le déposer à l’attention de Khalmeh. D’après ses informations, la cargaison remonte le fleuve, et est attendue au poste de garde de Lâm-Su après-demain, dans la matinée. C’est le dernier point de contrôle sur le fleuve avant d’entrer dans l’aire d’influence d’Albyor. Il n’est même pas tenu par des militaires, mais par des administrateurs locaux, des bureaucrates chargés de lever quelques taxes pour l’entretien du bac. D’après Thrakan, c’est notre meilleure chance, car le navire sera obligé de faire un bref arrêt. Nous pourrons en profiter pour négocier avec le capitaine, récupérer la cargaison au nom de la reine, et repartir en direction de Blankânimad en évitant soigneusement Albyor.

L’explication d’Ava était rassurante, et donnait l’impression que cette mission ne serait rien de plus qu’une formalité. En réalité, elle omettait un certain nombre de détails, que Khalmeh se plut à rappeler sur un ton léger :

- Bien sûr, c’est si tout se passe bien, si les administrateurs se montrent dociles et flexibles, ce qu’ils sont toujours, c’est bien connu. Oh et c’est à supposer que le capitaine, qui a probablement dû recevoir des consignes concernant la marchandise, accepte de nous la livrer sans difficulté. Il y a plus de chances que nous soyons obligés de nous faire entendre les armes à la main, alors n’essayez pas de faire passer ce que nous allons faire pour une vulgaire promenade. Dites plutôt que nous allons nous livrer à de la piraterie en bonne et due forme.

Ava jeta un regard agacé à Khalmeh, avant de revenir à Learamn :

- Nous sommes investis de l’autorité royale. Il n’est pas question de piraterie. Ceux qui ne voudront pas se plier à nos requêtes seront, de facto les pirates. Nous sommes ici pour mettre à exécution la volonté de Sa Majesté, rien d’autre.

Une justification habile, à n’en pas douter.

- Voilà, reprit Ava, vous savez tout. Nous partons demain à l’aube, afin de chevaucher tranquillement et d’arriver à Lâm-Su à temps. Des questions ?

#Ava #Khalmeh
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 19 Juin 2020 - 17:40
A peine étaient-ils arrivés à Albyor que la ville avait déjà refermé son emprise sur eux. Ils étaient soumis au rythme infernal de cette fourmilière et, mus par leur désir de ne pas s'éterniser à l'ombre des montagnes, s'empressaient de délibérer sur la meilleure solution à apporter aux problèmes auxquels ils devaient faire face.

La situation était, fort heureusement, sous contrôle.

Les grandes lignes de leur plan d'action avaient été décidées assez rapidement, Ava insistant pour agir le plus vite possible, afin de ne pas laisser leur fameuse cargaison pénétrer dans la Cité Noire, d'où elle estimait qu'il serait difficile de la faire sortir. Conformément à l'avis de Learamn, il fut donc entendu qu'ils tenteraient de récupérer la marchandise dont ils ne savaient encore rien à l'extérieur de la ville, afin de limiter les risques d'être dérangés par les autorités locales. Hélas, cette simple considération était en soi inquiétante : imaginer que les principales forces d'Albyor pouvaient se retourner contre eux était préoccupant, et témoignait de la faiblesse du pouvoir de Lyra dans cette ville. Quand on connaissait l'aura de la reine orientale, et la puissance de son bras armé, il fallait craindre ceux qui osaient la défier et échapper à la mainmise qu'elle avait de droit sur ces terres. Khalmeh était, des trois, le plus mesuré. Il considérait qu'agir en-dehors de la ville était un risque inutile, mais il ne voulait pas s'opposer à l'opinion générale, et se rangea de mauvaise grâce à l'avis des deux autres. Après tout, si quelque chose venait à mal tourner, il pourrait toujours accuser Ava d'en être responsable, ce qui lui convenait très bien.

La question de l'Uruk fut également décidée, et l'avis de Learamn pesa lourd dans la balance cette fois encore. Les bons sentiments de la « Femme de la reine » ne pouvaient pas tenir longtemps face à la compétence militaire du jeune homme, qui était en l'absence de Thrakan leur meilleur expert sur ce genre de choses. Il assumait son rôle avec une autorité qui trahissait les responsabilités qu'il avait eu à endosser auparavant, ce qui n'échappa à aucun de ses deux compagnons. Même s'il avait été privé de sa cape et de son armure, Learamn demeurait au fond un meneur d'hommes, et cela ne s'éteindrait pas si facilement. C'était un trait de caractère qui était ancré profondément dans son âme, forgé dans les flammes de la guerre civile qui avait déchiré le Rohan. Ava, était une guérisseuse de grand talent, et elle avait pour elle l'autorité officielle de la reine. Khalmeh était un érudit pétri de savoirs, qui en savait aussi long sur l'histoire, la géographie et la politique que sur les combines et les manigances cachées. Aucun des deux, pourtant, ne pouvait se targuer d'être un combattant aguerri, d'avoir déjà affronté la mort la plus effrayante droit dans les yeux, seul et loin de chez lui, et d'en être revenu. Learamn avait traversé les flammes de la guerre et les horreurs les plus innommables, ce qui lui donnait le calme et la maîtrise nécessaires pour affronter n'importe quelle situation.

Cela constituait un atout précieux dans leur mission.

Pourtant, si Learamn était un meneur d'hommes, il était bien loin de maîtriser aussi aisément ses relations avec les femmes. Celles de l'Est, en particulier, le désarçonnaient régulièrement, et chaque fois qu'il s'habituait à leur caractère, il en découvrait une autre qui lui rappelait à quel point elles étaient différente de celles de l'Ouest. Pour ainsi dire, Kryv était différente de toutes les femmes, même de celles qui vivaient sur ces terres orientales méconnues. Était-ce lié à son don particulier, ou à son attitude à la fois pleine de confiance et curieusement distante ? Elle avait toujours rendu les gens autour d'elle nerveux, et le jeune Rohirrim n'échappa guère à la règle.

Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! Kryv10

Sa réaction lui tira un bref sourire.

Elle s'était glissée à la table de ces trois conspirateurs, les seuls de toute l'assistance qui semblaient se soucier de toute autre chose que du spectacle qu'elle offrait aux clients de la Tulipe Noire. Ce n'était pas un affront pour lequel elle leur tenait rigueur, mais il était évident que, du fait de sa renommée et de son talent, ce genre de comportement était pour le moins inhabituel. Il n'en avait pas fallu davantage pour piquer sa curiosité, et pour venir faire une petite démonstration à ces élèves dissipés.

La réponse de Learamn était pour le moins attendue : le doute était normal, la moquerie encore davantage. Elle avait déjà vu bon nombre d'hommes et de femmes afficher leur méfiance et leur dédain vis-à-vis de ses talents de devineresse. Les gens comme elle étaient le plus souvent perçus comme des excentriques, qui vivaient de bonnes paroles et de prédictions génériques. Il fallait dire que beaucoup de devins se comportaient ainsi, et prétendaient avoir un pouvoir alors qu'ils se contentaient de bien peu de choses.

Kryv comprenait.

Pourtant, elle ne considérait pas son acte comme une imposture. Elle était, comme un certain nombre de personnes de par le monde, touchées par un don unique et précieux qui lui permettait d'échapper aux limitations du commun des mortels. Chaque culture expliquait cela à sa manière, et elle ne se targuait pas d'avoir compris ou de détenir une quelconque vérité. Elle savait seulement que le monde qu'elle voyait n'était pas celui que tout le monde percevait. A mesure que les années s'étaient écoulées, elle avait appris à peaufiner ce talent, au point de voir ce que les autres appelaient « l'avenir », et ce qu'elle même considérait comme une révélation évidente. Learamn n'était qu'un sceptique de plus…

Ou pas.

Elle l'observa longuement, de ce regard perçant qu'elle réservait à ses meilleurs clients. Elle voyait sa résolution, teintée d'une aisance de circonstance qui lui venait de longues années de certitudes qu'il confortait au quotidien en se persuadant que magie, prédictions et autres boniments n'étaient que des tours soigneusement préparés pour épater les badauds et récolter quelques piécettes. Cependant, elle ne pouvait pas faire semblant de ne pas voir son malaise, le léger tremblement au coin de ses lèvres. Elle décelait les modulations inhabituelles de sa voix, qui révélaient la profondeur de son… angoisse ? C'était souvent l'effet que produisait Kryv sur les gens, quand elle leur parlait de leur avenir. On pouvait la prendre pour une folle, on pouvait la prendre pour une menteuse, mais quelque part, l'aiguillon de la vérité s'insinuait derrière toutes les défenses, et même l'armure la plus solide avait une faille. Une faille qui se résumait en une phrase simple.

« Et si elle disait vrai ? »

Kryv ne s'épuisait jamais à convaincre quiconque. Elle se contentait de dire ce qu'elle ressentait, et de laisser les faits parler pour elle. Sa réputation la précédait pour une raison, et elle s'amusait toujours de voir ceux qui résistaient à l'inévitable, sans pour autant chercher à l'éviter. Curieuse posture de vie, que de nager toutes ces années à contre-courant, tout en niant l'existence du fleuve. La devineresse savait s'y prendre avec les incroyants.

Il ne lui fallut qu'un sourire.

Un sourire, et une incantation prononcée à voix très basse, très grave, dans un rhûnien ancien et mélodieux. Elle glissa l'index sous le menton de Learamn, comme le ferait une mère avec son enfant, et l'amena à plonger avec elle dans les flots tempétueux du destin et du monde…


~ ~ ~ ~


- Learamn ? Learamn ? Vous allez bien ?

Le jeune homme ouvrit les yeux pour découvrir le visage de Khalmeh penché sur lui. Il avait les sourcils froncés, et la pénombre ambiante ne parvenait pas à dissimuler la lueur préoccupée dans son regard. Ava se tenait à ses côtés, un peu en retrait, l'inquiétude peinte sur ses traits. Elle paraissait gigantesque, mais c'était parce que le jeune homme était allongé, dans son lit, une serviette imbibée d'eau sur le front. Les bruits étouffés de la salle commune leur parvenaient depuis le plancher. Ils entendaient des rires, des chants, des danses et des vivats. De toute évidence, la soirée touchait à sa fin. Les clients semblaient ravis.

- Bon sang, vous m'avez fait peur ! Soupira la « femme de la reine ». Vous voulez boire quelque chose ?

Sans même attendre sa réponse, elle lui servit un verre d'eau glacée. Sa main tremblait tellement qu'elle dut s'y reprendre à deux fois pour simplement remplir le petit récipient en terre cuite. Elle demanda à Khalmeh de le tendre à Learamn, incapable de maîtriser son malaise, qui semblait la transpercer comme une lance. Une telle réaction était particulièrement curieuse chez une femme aussi calme et expérimentée qu'Ava. Elle n'avait jamais cillé devant les blessures, n'avait pas semblé incommodée par l'odeur de l'Uruk, et voilà qu'elle frémissait comme la dernière feuille d'un chêne, battue par le vent automnal. L'esclavagiste, un peu plus pragmatique, paraissait se contrôler, mais il était blême lui aussi. Son regard n'était pas rassuré, et il examinait son compagnon de voyage avec le même air qu'il avait en général vis-à-vis de l'Uruk. Il le dévisageait pour essayer de déceler des signes de blessures, physiques ou mentales.

- Vous vous êtes évanoui, mon ami, lança Khalmeh sans détour, en répondant à la question silencieuse du Rohirrim. Je peux vous dire que vous avez animé la soirée, il a fallu qu'on joue des coudes pour vous ramener dans votre chambre. Tout le monde voulait voir ce qui vous arrivait. Et cette devineresse en a eu pour son argent, on s'est bousculé pour obtenir une prédiction après que vous ayez… réagi… ainsi.

Ava secoua la tête :

- Je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé. Vous vous souvenez de quelque chose ? Vous êtes resté inconscient une bonne heure, comme si vous aviez été empoisonné…

La jeune femme avait longuement veillé sur Learamn, et avait employé tous ses talents de guérisseuse pour essayer de déterminer l'origine de son mal. Elle avait conclu qu'il était simplement plongé dans un profond sommeil, agité de rêves qui faisaient bouger ses yeux derrière ses paupières closes. De toute évidence il s'agissait de rêves très intenses, car il s'était débattu légèrement quand on l'avait installé dans son lit. Rien de grave pour autant.

Finalement, Ava s'était avouée vaincue, et avait décidé d'attendre un peu pour voir quels seraient les effets secondaires de son évanouissement. A l'évidence, Learamn semblait aller bien, il était capable de parler, de penser logiquement et de bouger. Le mystère s'épaississait, mais au moins le cavalier était-il en bonne santé. C'était déjà ça. Khalmeh et elle essayèrent de tirer quelques informations à Learamn, pour comprendre d'où lui était venue sa réaction à la fois impressionnante et inquiétante, mais aussi – sans s'en cacher véritablement – pour savoir en quoi avaient consisté les visions qu'il avait pu avoir.

De toute évidence, ils s'étaient interrogés pendant qu'il était inconscient, et étaient impatients de connaître la réponse.

Leur conversation fut interrompue par quelques coups discrets frappés à leur porte.

C'était Kryv.

Ava se figea en la voyant entrer, tandis que Khalmeh se levait, prêt à se défendre si nécessaire. Tous les deux étaient méfiants, mais la femme eut un geste d'apaisement à leur endroit.

- Je viens seulement prendre des nouvelles, rassurez-vous. Je ne lui veux aucun mal.

Elle avait pris la peine de parler en Westron, afin de ne pas exclure Learamn de la conversation. Ava nota ce détail dans un coin de sa tête, et répondit dans la même langue :

- Je sais bien, mais il est encore fragile. Je ne vous laisserai pas faire un de vos drôles de tours sur lui ce soir.

- Je veux juste discuter avec lui. En privé, s'il-vous-plaît. Je vous donne ma parole qu'il ira très bien.

Kryv savait se montrer convaincante, et les deux compagnons de route de Learamn tombèrent bientôt à cours d'arguments, tant et si bien qu'ils furent contraints de la laisser seule avec l'ancien capitaine. C'était de mauvaise grâce, mais ils firent comprendre à l'ancien officier qu'ils resteraient tout proches, et qu'au moindre problème ils interviendraient. Kryv referma la porte derrière eux doucement, et lorsque ce fut fait, elle lâcha un soupir de soulagement.

- Je suis désolé pour tout ça, Learamn…

Elle lui parlait avec une familiarité déconcertante, comme si elle le connaissait depuis toujours. Le fait d'employer librement son nom ainsi renforçait ce sentiment de proximité. En trois pas, elle fut à ses côtés, et elle s'assit délicatement sur le lit, posant une main sur son front pour surveiller sa température.

- Tout le monde ne réagit pas pareil à la mandragore. Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que vous succombiez si… intensément.

La mandragore… C'était une plante particulièrement puissante, que les gens du Rhûn utilisaient avec précaution tant elle pouvait être dangereuse. Elle détenait des propriétés redoutables, et avait notamment la faculté de provoquer l'endormissement d'un individu. Kryv jeta un regard vers la porte, puis revint à Learamn :

- Il fallait que je trouve un moyen pour que nous puissions parler seul à seul. Il n'était pas prudent que vos compagnons entendent ce que j'ai à vous dire, et je ne pouvais pas me libérer de mes maîtres sans une bonne excuse.

C'était un détail pour la devineresse, qu'elle avait laissé échapper sans y penser, mais elle était effectivement une esclave. Esclave de luxe, certes, dont la renommée assurait à ses propriétaires des revenus confortables, mais une esclave néanmoins. La liberté ne lui serait jamais rendue, assurément, et plus son don se manifestait, plus elle devait travailler pour enrichir son maître. La petite démonstration de ce soir, dont Learamn avait été à la fois l'objet et la victime, avait rapporté gros, et faisait partie des tours qu'elle réservait pour les grandes occasions.

Le destin ne se manifestait pas toujours de manière spectaculaire, et il fallait parfois forcer un peu les choses. Pour plaire à la foule.

- Je sais que vous ne croirez pas un mot de ce que je vais vous dire, mais je dois vous le dire néanmoins. J'ai vu votre arrivée, Learamn, il y a de ça bien longtemps. Votre avenir tout entier n'est pas écrit, mais certains passages le sont. Et si je suis ici, c'est que votre avenir me concerne, moi.

Elle le fixa sans ciller, comme pour lui prouver qu'elle croyait dur comme l'acier dans ce qu'elle venait de lui révéler :

- Nous sommes liés, vous et moi. Liés d'une manière unique et indescriptible. Vous êtes celui qui va me libérer, Learamn. J'ignore comment vous vous y prendrez, mais je le sais.

Elle parlait comme si elle évoquait un événement certain, et le ton de sa voix ne laissait pas de place au doute. C'était de toute évidence une certitude pour elle, mais pour des raisons curieuses elle avait estimé qu'il était de son devoir d'en informer l'ancien capitaine. Elle ne jugea pas utile de s'en expliquer, et ajouta :

- Avant que vous quittiez Albyor, beaucoup de choses auront changé. Vous aurez un rôle à jouer dans tout cela, oui. Votre histoire se répète, ici aussi, comme un miroir. Mais cette fois, vous ne la fuirez pas. Mais dites-moi, si vous le voulez bien. Qu'avez-vous vu dans vos rêves ?

#Ava #Khalmeh #Kryv
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMer 29 Avr 2020 - 14:06
- Deux chambres isolées, je suis sûr que cela devrait pouvoir se faire.

L'esclave que Learamn avait rencontré était particulièrement affable, d'une gentillesse exacerbée par son rôle particulier dans la Cité Noire. Il faisait à l'évidence partie des mieux lotis, et il s'employait à garder un ton enjoué, pour ne pas avoir à subir le même sort que nombre de ses compagnons d'infortune qui achevaient leur misérable vie dans les tristement célèbres mines d'Albyor. Ici, chacun trouvait une utilité, et on racontait que même ceux qui n'avaient que la peau sur l'os pouvaient servir à fertiliser les champs…

Les rumeurs étaient trop plausibles pour pouvoir être simplement ignorées.

- Pour l'accès à une cour privée, il faudra que vos maîtres voient si ce que nous avons à offrir peut leur convenir. Je pense que nous pourrons trouver de quoi les satisfaire entièrement. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je porte vos affaires ?

En se penchant vers Learamn, le rabatteur posa involontairement les yeux sur l'épée que le cavalier gardait au côté. Il eut un bref mouvement de recul, et une lueur inquiète passa dans son regard. Son masque de sérénité se craquela légèrement, mais il se reprit bien vite, et ne fit aucun commentaire particulier, se contentant de parler un peu plus rapidement que précédemment :

- Je vais faire prévenir le maître-aubergiste de votre arrivée, il verra les détails avec vous. Je vous assure que vous passerez un excellent séjour ici.

« Excellent ». Le mot semblait ne pas coller à l'atmosphère locale. Sans rien ajouter de plus, il se tourna vers un autre rabatteur, et lui fit signe de filer vers l'auberge : ils avaient enfin trouvé des clients, et ils devaient faire en sorte de les accueillir dans les meilleures conditions possibles. De toute évidence, la clientèle étrangère était assez rare, et la concurrence était rude, à en juger par le regard déçu ou jaloux des autres esclaves présents.

Quand ils furent tous prêts à se mettre en route, Khalmeh fit aller leur précieux attelage à travers les rues d'Albyor qui montaient en pente douce, toujours escorté de ses compagnons qui avaient mis pied à terre pour l'occasion. L'imposante silhouette de Thrakan, en tête de cortège, fendait la foule comme la proue d'un gigantesque navire fendrait les flots. Il écartait d'une main impatiente ceux qui ne réagissaient pas assez vite, et devant son visage austère les critiques s'évanouissaient aussitôt. L'homme parlait peu, mais il représentait un atout irremplaçable dans leur petite compagnie. De tous les cinq, il était peut-être celui qui connaissait le mieux les subtilités locales, et il y avait fort à parier que sans lui, ils n'auraient aucune chance d'accomplir leur mission.

La Tulipe Noire apparut bientôt devant eux, et ils pénétrèrent à l'intérieur du bâtiment qui n'eut pas le loisir de les décevoir, vu la hauteur de leurs espérances. Les lieux étaient à peu près propres, malgré l'odeur désagréable qui leur agressait les narines. Quelques regards méfiants les accueillirent comme depuis qu'ils avaient posé le pied en ville, mais rien de franchement hostile qui aurait pu les décourager de s'arrêter ici. La clientèle n'était ni pire ni meilleure qu'ailleurs, et il aurait été hypocrite de croire que toutes les tavernes à l'Ouest de l'Anduin réservaient bon accueil aux étrangers.

Thrakan prit en charge les négociations, pendant que Learamn et Khalmeh s'occupaient de leur cargaison. La répartition des rôles et des tâches était devenue de plus en plus fluide depuis leur départ, si bien qu'ils n'avaient pas besoin de se concerter particulièrement. Ils étaient tous des hommes d'action, et à ce titre Ava faisait preuve d'une capacité d'intégration tout à fait étonnante. Pour une femme distinguée et bien éduquée, elle s'était fondue dans la vie collective avec aisance, et ne s'était jamais révélée être un poids pour quiconque. La fatigue semblait quand même la saisir plus rapidement que ses compagnons, habitués des longues marches et des privations de la vie sur les routes. Ils lui laissèrent le privilège d'aller se délasser quelque peu, tandis qu'ils accomplissaient les dernières formalités.


~ ~ ~ ~


Khalmeh déchargeait quelques caisses de matériel et de vivres, afin de faire de la place pour ouvrir la cage et libérer l'Uruk, quand Learamn lui lâcha ce commentaire laconique concernant la cité. L'esclavagiste réfléchit un instant, avant de répondre sur un ton difficile à déchiffrer :

- Mon ami, je crois que même lui ne se plairait pas tout à fait ici. La violence est omniprésente à Albyor, et je crois que même les Uruk ont besoin de repos, parfois. J'ai bien peur que certains des hommes que nous croiserons ne vous déçoivent, Learamn. Tout le monde ne partage pas mon élévation morale et mon exceptionnelle politesse.

Il sourit largement, tout en déposant une lourde caisse dans les mains de l'Occidental, qui alla la poser près des autres. Cela n'avait pas arrêté Learamn dans son enquête : le jeune cavalier semblait à la fois inquiet et fasciné par la Cité Noire, ce qui était une réaction assez logique compte-tenu de l'atmosphère locale. Le mal semblait si profondément ancré ici qu'il semblait possible de l'observer à l'état naturel, comme une curiosité quelconque. Le danger était de trop s'en approcher, de baisser sa garde, et de se laisser happer par celui-ci. Certains devenaient totalement fous, et s'abandonnaient à leurs pulsions les plus sauvages. D'autres étaient brisés par de telles visions, et ne s'en remettaient jamais totalement. Chaque fois qu'ils fermaient les yeux, ils voyaient en boucle les horreurs commises au nom du Dieu Sombre.

C'était d'ailleurs à son sujet que Learamn s'interrogeait le plus, ce qui n'était pas étonnant.

- Pour comprendre ce que Melkor représente, je crois qu'il nous faudrait discuter fort longuement… et surtout à l'abri d'éventuelles oreilles indiscrètes. Vous n'êtes pas au meilleur endroit pour émettre des réserves sur le véritable maître de la ville aujourd'hui.

En disant cela, il avait jeté un regard circulaire vers les coursives et les petites fenêtres qui donnaient autour d'eux. Il était plus prudent de ne pas parler trop librement ici.

- Melkor règne à Albyor depuis quelques années maintenant. Son aura irradie depuis le Temple Sharaman, le grand temple de la victoire qui date d'il y a plusieurs dizaines d'années. Le culte de Melkor s'est développé particulièrement ici, sous l'impulsion du grand prêtre Jawaharlal… J'espère que nous n'aurons pas à trop nous en approcher.

Il marqua une pause, tout en libérant l'Uruk de sa cage. Celui-ci, sans paraître éprouver la moindre émotion, s'extirpa de sa prison et descendit au sol avec une certaine souplesse. Il s'étira longuement, et se mit à marcher. Khalmeh l'observa un instant, avec ce regard précis et observateur : il regardait sa masse musculaire, vérifiait qu'il n'était pas blessé, qu'il ne boitait pas, et qu'il avait toujours l'air en pleine santé. Ce bref examen terminé, il revint au cavalier :

- Ce que vous devez comprendre, Learamn, c'est que Melkor n'est pas juste une vieille figure légendaire, un nom dans les mémoires que l'on invoque pour de bon. C'est une divinité bien vivante, bien réelle, et son pouvoir se manifeste encore parfois en certains endroits, ou à travers certaines personnes. Les prêtres interprètent sa volonté, afin d'accélérer son retour. Le jour où ils y parviendront, le monde changera de manière irréversible. D'ici là, nous pouvons toujours compter sur les femmes et l'alcool pour nous causer du souci, hein ?

Il posa une main sur l'épaule de Learamn, et retourna à ses occupations. Si le jeune cavalier avait des questions plus précises, il lui faudrait les poser quand ils seraient seuls, à l'abri des oreilles indiscrètes, dans un endroit sûr. Cela existait-il seulement à Albyor ?


~ ~ ~ ~


Cette première journée avait été consacrée au repos. Khalmeh s'était endormi sans la moindre difficulté, dans la chambre qu'il partageait avec Learamn. Ava et Thrakan, qui dormaient une pièce plus loin, tout au bout du couloir, s'étaient vraisemblablement assoupis aussi. Par la fenêtre, le soleil déclinait déjà alors qu'au Rohan il aurait été encore haut dans le ciel. Pour eux tous, il faudrait un temps d'adaptation : à la pénombre, à l'angoisse permanente, et à ces bruits sinistres qui semblaient essayer de les effrayer. Le parquet grinçait étrangement, le vent qui tapait à la fenêtre ressemblait à des doigts malicieux essayant de pousser le battant. Même les voix étouffées des clients au rez-de-chaussée remontaient comme de sinistres incantations venues des tréfonds du monde.

Learamn dormait dans un lit assez peu confortable, mais qui avait au moins le mérite de ne pas avoir trop de punaises. Il n'avait dû en écraser que deux pour le moment. Ses compagnons ne s'étaient pas plaint pour l'heure, ce qui témoignait soit de leur exceptionnelle résistance au parasites nocturnes, soit de la malchance de l'ancien officier s'il s'était vu affublé du couchage le moins confortable.

La fatigue était une visiteuse capricieuse, qui semblait fuir l'esprit de quiconque voulait se reposer, et qui savait cueillir celui qui voulait rester éveillé à méditer sur de sombres pensées. Et il y en avait un certain nombre qui méritaient l'attention du jeune officier, à commencer par la question de son statut ici, mais aussi leur mission de laquelle Ava ne leur avait rien dit ou presque. Ils devaient seulement récupérer « quelque chose » pour la Reine, et le ramener à Blankânimad. Que pouvaient-ils vouloir à Albyor que le pouvoir royal ne pouvait pas récupérer autrement qu'en envoyant une bien étrange compagnie ?

Doutes et questions n'empêchèrent pas l'ancien officier de s'assoupir, et il ne fut tiré de son lit qu'en début de soirée par Khalmeh. L'ancien esclavagiste semblait ne pas avoir totalement récupéré du voyage, mais il mourait de faim et préférait de très loin manger quelque chose avant de retourner dormir :

- Je pourrais avaler un auroch tout entier, mais je crains qu'on ne nous serve qu'une soupe infâme et du pain sec. L'hospitalité locale…

En rejoignant la salle commune, les deux compagnons n'eurent pas le plaisir d'être accueillis par le fumet savoureux d'une belle pièce de viande cuisant doucement sur le feu, mais Khalmeh ne s'était pas montré tout à fait juste avec la cuisine locale. Les gens d'Albyor étaient peut-être des sauvages, mais l'aspect vicié des lieux ne signifiait pas que leur cuisine était piteuse. Ils mangèrent à leur faim, dans un assortiment de plats communs dans lesquels ils pouvaient piocher librement, comme cela se faisait assez couramment à l'Est. Les légumes étaient bons, et ils eurent même une pièce de viande séchée dont l'esclavagiste préféra ne même pas demander la provenance. Il avait peur qu'on lui révélât quel animal se trouvait dans son assiette… Il avait encore plus peur qu'on lui apprît qu'il ne s'agissait pas d'un animal.

La pièce était plongée dans une atmosphère chaleureuse, du fait de la présence de quelques musiciens qui jouaient un air lancinant, mélancolique. Un homme chantait d'une belle voix chaude, légèrement usée par le temps. Les deux artistes qui l'accompagnaient,  à l'aide d'une sorte de harpe horizontale et d'une flûte pour le seconde, donnaient de leur personne pour rendre les lieux chaleureux, et c'était presque réussi. La Tulipe Noire n'était pas si inconfortable, finalement. Il convenait toutefois de se rappeler que la quiétude relative dont ils jouissaient ici était construite sur le dos des esclaves qui trimaient quotidiennement pour assurer aux rares habitants libres de la cité une vie confortable.

Ces légumes avaient été plantés, surveillés, récoltés, triés, et préparés par des mains serviles, et ils avaient le goût amer des chaînes. Cette musique n'était pas jouée par des hommes libres de leurs mouvements, et leurs maîtres passaient dans les rangs pour récolter une donation charitable de la part du public. Khalmeh déposa quelques piécettes dans l'écuelle qu'on lui tendait avec un sourire affable, avant de revenir à son compagnon :

- Ce ne sont pas les pires : ces musiciens sont bien traités, ils représentent un investissement précieux. Ceux-là n'ont pas de renommée, mais les plus chers s'arrachent à prix d'or, et vivent des vies somptueuses dans des palais que vous ne pourriez même pas imaginer. Ah, si seulement j'avais pu mettre la main sur une telle pépite, plutôt que de m'encombrer de cette créature.

Il partit de son rire franc et communicatif, avant de se pencher sur sa chope pour dire à Learamn :

- Je me serais évité bien des problèmes, si vous voyez ce que je veux dire.

Il fit un signe de tête entendu, incitant le cavalier à se tourner pour regarder derrière lui. Ava venait de faire son apparition, élégante comme à son habitude, sans son garde du corps habituel. Elle attira les regards d'une bonne partie de l'assistance, venue pour passer une soirée relaxante après une courte journée. Quelques hommes semblaient vouloir l'aborder, mais ils n'osèrent pas s'interposer entre elle et la table où elle se dirigeait. Khalmeh tira galamment une chaise pour la jeune femme, un geste d'une grande courtoisie qui ne lui ressemblait guère.

- Merci, Khalmeh.

- De rien, votre Altitude Sérénadissime.

Elle lui fit une moue entendue qui lui tira un sourire amusé, mais ne releva pas. De toute évidence, les deux s'efforçaient de parfaire une sorte de couverture qui consistait à les présenter comme des visiteurs étrangers. Montrer des signes de division serait bien malvenu et risquait d'attirer inutilement l'attention sur eux, alors qu'ils devaient de toute évidence rester discrets. La jeune femme prit quelques nouvelles de ses compagnons, notamment de la blessure de Learamn, avant de venir au sujet qui leur importait le plus.

La mission.

Curieusement, dans le brouhaha de plus en plus fort de la salle principale, ils étaient plus à l'aise pour communiquer. Les voix ambiantes couvraient leurs conversations de conspirateurs, à condition de surveiller que personne n'écoutait aux alentours :

- J'ai envoyé Thrakan enquêter, fit-elle, pour dénicher des informations au sujet de la marchandise que nous devons récupérer.

- Vous ne voulez toujours pas nous dire de quoi il s'agit ? Demanda Khalmeh.

- Pour le moment, cette information n'est pas utile, mais vous serez mis au courant en temps voulu. Nous devons tout d'abord parler d'Albyor. Khalmeh, je suppose que vous avez déjà expliqué à Learamn où nous nous trouvions.

Les explications lacunaires de l'esclavagiste dressaient un portrait singulier de la ville, mais encore trop incomplet. Ava avait de toute évidence des informations fraîches. A voix basse, les forçant à tendre l'oreille pour la comprendre, elle glissa :

- A notre arrivée ici, j'ai été approchée par des informateurs de la Reine qui avaient eu vent de notre présence. Ils m'ont donné un long rapport sur la situation à Albyor, que j'ai pris le temps d'étudier cet après-midi. Les choses ne sont pas rassurantes, je le crains. Le gouverneur Hagan a perdu le contrôle de la ville, au profit des Melkorites. La récente évasion d'esclaves a largement affaibli son pouvoir, d'autant que son fils Nixha a été empoisonné durant l'affaire… Les prêtres de Jawaharlal ont repris la main, malgré la destruction de leur nouveau tribunal pendant l'émeute. Cela a mis un frein temporaire aux condamnations qui s'abattent sur les habitants. Je crains qu'il nous fasse faire profil bas, si nous voulons éviter les ennuis…

Les paroles d'Ava étaient pour le moins inquiétantes. Learamn et Khalmeh étaient deux vagabonds sans statut et sans famille pour les protéger, ce qui faisait d'eux des cibles particulièrement faciles pour les prêtres melkorites. Leur compagne, en revanche, était une des « femmes de la Reine », et elle était ici l'extension de la volonté de Lyra. Qu'elle fût préoccupée par sa propre sécurité alors qu'ils se trouvaient toujours au Rhûn ne voulait rien dire de bon concernant leur séjour ici. Ils marchaient sur un sentier bien étroit.

Ils continuèrent à parler de choses et d'autres, marquant une brève pause quand la musique se tut bientôt, pour laisser la place à une nouvelle attraction. Un grand nombre de clients se bousculaient maintenant dans l'auberge, et ils pouvaient se féliciter d'avoir une place assise, car beaucoup étaient debout derrière eux, remplissant les lieux de manière inhabituelle. Les trois voyageurs en mission ne comprirent pas immédiatement pourquoi, jusqu'à ce qu'un homme fît son apparition sur une petite scène installée pour l'occasion. Il portait une jolie tunique blanche, qui contrastait beaucoup avec les habitudes vestimentaires des locaux, et parlait d'une voix suave et élégante en regardant l'assistance de droite à gauche, pour capter leur attention. Il y eut quelques applaudissements qui annonçaient l'arrivée de quelqu'un, pendant lesquels Ava se proposa de traduire à Learamn :

- Apparemment c'est une devineresse assez célèbre dans la région, qui vient faire ses tours. Comme je le disais donc, nous devrons intercepter le navire marchand à l'extérieur de la cité, idéalement à une bonne journée de cheval d'ici. Il nous faudra peut-être camper un peu, mais les informations à ma disposition sont plutôt fiables, et je ne doute pas que tout ceci sera terminé rapidement. Nous n'aurons ensuite qu'à décharger la cargaison, et à la ramener en toute simplicité à Blankânimad.

- Cela ne me paraît pas simple du tout, fit Khalmeh. Learamn, dites-lui, mon ami. Je parie que vous avez l'expérience de ces choses. Ça pourrait très mal tourner.

Malgré toute son expérience de voyageur et d'esclavagiste, Khalmeh n'avait jamais eu à mener de dangereuses missions d'escorte. L'idée de récupérer une cargaison mystérieuse au nez et à la barbe des autorités d'Albyor lui semblait délicat : et comment feraient-ils ensuite pour rallier la capitale, sans être contrôlés par les miliciens locaux ? Les principales routes étaient étroitement surveillées, et s'aventurer hors des sentiers battus représentait un risque non-négligeable pour leur compagnie qui ne comptait pas assez de lames pour repousser la plus petite attaque de bandits. Learamn ne connaissait pas forcément la région, mais il était logique, et Khalmeh comptait sur lui pour cela.

Ava, à l'inverse, comptait sur le cavalier pour appuyer son idée, et reconnaître que c'était la seule possibilité raisonnable. S'ils avaient des ennemis à l'intérieur d'Albyor, a fortiori si ceux-ci étaient haut-placés, il valait sans doute mieux éviter de laisser le navire entrer dans la ville, au risque de ne plus pouvoir faire sortir la marchandise. Face à ce dilemme, l'expertise précieuse d'un homme de guerre était requise, et les deux Rhûnedain convinrent tacitement de se ranger à l'avis du Rohirrim. Il en savait certainement plus qu'eux à ce sujet. La « femme de la Reine » l'écoutait d'ailleurs très attentivement, prenant quelques notes codées sur un carnet qui ne la quittait jamais.

Ils discutèrent de choses et d'autres, ponctuellement interrompus par les applaudissements de la foule qui appréciait les tours de la devineresse. Elle s'était installée d'un côté d'une petite table ronde, et invitait les volontaires – ceux qui ne craignaient pas ses prédictions, du moins – à la rejoindre pour qu'elle leur dise l'avenir selon toute une série de méthodes plus ou moins exotiques. Pendant ce temps, le trio continuait sa longue conversation, en essayant d'envisager toutes les éventualités de leur bref – espéraient-ils – séjour à Albyor. Ils firent l'inventaire de leurs forces et de leurs compétences, de tout ce qui serait utile pour la réussite de leur mission. L'Uruk fut notamment un sujet important, car Ava était convaincue qu'il pouvait prendre part à leur entreprise de manière plus active, en tenant une arme et en assurant la sécurité de leur campement aux côtés du possesseur du bâton. Khalmeh, quant à lui, ne voulait pas se montrer aussi optimiste. La confiance dans sa créature n'empêchait pas la prudence la plus élémentaire, et il ne souhaitait pas faire l'erreur de donner une lame à un Uruk qu'il avait enfermé des semaines durant. La vengeance grondait peut-être derrière ces yeux étrécis, et il préférait ne pas prendre de risque inutile.

- Je vous assure que cet Uruk a l'air totalement soumis, avait dit la jeune femme, il ne montre aucun signe d'agressivité quand il est en présence de ce bâton, et je crois qu'il pourrait être un allié de poids.

- Non, non, non, c'est trop risqué, avait rétorqué Khalmeh. S'il s'agit de le lancer sur un bandit pour qu'il lui mange une jambe ou un bras, pourquoi pas. Mais je ne pense pas qu'il soit judicieux de le laisser vadrouiller ainsi.

- Ce n'est pas qu'une bête, vous savez. On a déjà vu de telles créatures arpenter les couloirs de Blankânimad par le passé, et même si les gens d'ici les craignent, ils seraient sans doute fascinés de voir un tel produit.

Khalmeh souffla par le nez, peu convaincu. Il n'aimait pas la tentative de manipulation qu'Ava tentait sur lui, et répondit :

- « Fascinés », rien que ça ? Je pensais que le but était de passer inaperçu, non ?

- Fascinés par l'Uruk, Khalmeh. Un excellent moyen de détourner leur attention d'autre chose. De moi, et Learamn par exemple. Si nous devons conduire nous affaires à Albyor, ne pensez-vous pas qu'une bonne raison de rester ici nous permettrait au contraire de ne pas attirer l'attention inutilement ? Les voyageurs ne s'attardent jamais dans la Cité Noire. On risquerait de se poser des questions.

De nouveau, ce fut à Learamn de trancher. Les chamailleries des deux compagnons de route pouvaient parfois être constructives, mais il était souvent besoin de prendre une décision rapide et efficace. Dans ce cas, le seul étranger de la compagnie apportait un point de vue extérieur précieux, et une voix plus modérée qui leur permettait d'avancer dans les discussions. C'était un rôle étrange, mais nécessaire. Ils en étaient là dans leur discussion quand ils furent soudains interrompus par l'arrivée d'une silhouette qu'ils n'avaient pas vue venir. Ava rangea précipitamment son carnet, alors qu'ils levaient la tête avec étonnement. Ils croisèrent tous trois le regard d'une jeune femme, tout de blanc vêtue, les dévisager avec un air indéchiffrable.


Même Khalmeh paraissait interdit, lui qui d'ordinaire avait toujours les bons mots. Il observait cette inconnue avec surprise, cherchant à savoir la raison de son arrivée inopportune. Ce fut peut-être à ce moment qu'ils notèrent que les yeux de toute l'assistance étaient rivés sur eux, dans un silence oppressant. Elle observa intensément l'esclavagiste, paraissant lire en lui la vérité de son existence toute entière. Son regard glissa bientôt vers Ava, qu'elle cloua sur place sans la moindre difficulté, en semblant dévoiler toutes ses blessures les plus profondes au grand jour. Enfin, elle observa l'Occidental. Ses sourcils se froncèrent très légèrement, comme si quelque chose la préoccupait… ou l'intriguait.

Elle tendit une main délicate, et souffla quelque chose dans la langue des gens du Rhûn. Puis, avec grâce et un accent amusant, elle prit la peine d'ajouter en Westron :

- Bonsoir à vous, Learamn. Voulez-vous que je lise aussi votre avenir ?


Sujet: Tout ce qu'on ne dit pas
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Palais de Blankânimad   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Tout ce qu'on ne dit pas    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 24 Fév 2020 - 20:27

En voyant Learamn se masser le pied, Khalmeh ne put s'empêcher de sourire.

Le jeune vagabond ne s'en était probablement pas rendu compte, mais tous ses adversaires du jour s'étaient fait un devoir de ne pas lui laisser la moindre chance. Fierté orientale, sans doute. Ils en plaisantaient dans son dos, jugeant de ses compétences médiocres en la matière, même si quelques uns appréciaient d'avoir pu montrer leur culture à cet étranger que Khalmeh leur avait présenté comme étant « acceptable ».

Les gens d'ici étaient orgueilleux, rudes et parfois brutaux, mais ils prenaient un plaisir certain à montrer les meilleurs aspects de leur monde à Learamn. Comme si, isolés et déconsidérés par les « Peuples Libres », ils voulaient absolument lui démontrer la supériorité de l'Est sur l'Ouest. Alors, leur arrogance prenait des airs de vulnérabilité touchante, et leur rudesse se transformait en un maladroit besoin de reconnaissance. Ces hommes avaient longtemps vécu dans l'ombre de voisins plus puissants, et luttaient ardemment pour être reconnus comme un peuple à part entière, digne de prendre sa place en Terre du Milieu.

Khalmeh lui-même s'était pris au jeu, et se faisait un devoir de montrer à Learamn la culture orientale telle qu'il l'expérimentait lui-même. Loin des champs de bataille, loin de la guerre, des épées et du fracas des lances. Les gens du Rhûn se levaient, travaillaient, mangeaient, riaient, dansaient et buvaient comme tout autre peuple. Ils avaient leur humour – particulier –, leurs coutumes – déroutantes –, et leurs propres merveilles dont ils se délectaient. Certains des paysages de la Mer de Rhûn étaient à couper le souffle, de même que la vue de Blankânimad quand on approchait de l'Ouest et que l'on découvrait cette cité fourmillante de vie.

La fierté des Orientaux n'était pas toujours mal placée.

- Tout le plaisir est pour moi, mon ami, répondit Khalmeh sur un ton assez solennel qui ne lui ressemblait guère.

Il s'assit aux côtés du Rohirrim, et lui posa une main amicale sur l'épaule :

- Grâce à vous, je pourrai peut-être payer ma dette, et retrouver la vie qui m'a été arrachée. C'est plutôt moi qui devrais vous remercier. Pour un homme de l'Ouest, vous faites preuve d'une grande ouverture d'esprit, et vous ne semblez pas nous haïr autant que vos compagnons.

Le sourire de l'esclavagiste revint, ouvrant son visage comme une fenêtre donnant sur un monde enjoué. Même quand il parlait des sujets les plus graves, Khalmeh savait toujours le faire avec légèreté : peut-être parce qu'il avait vu tant d'horreurs dans sa vie qu'il avait appris à savourer les petits riens, les conversations anodines dans la quiétude de cette capitale si fermement tenue par la main de fer de Lyra que rien ne semblait les menacer.

Il aimait Blankânimad, et il ne rêvait que d'y revenir habillé de beaux habits, retrouver son secrétaire, son fauteuil confortable, ses livres et la douceur d'un quotidien routinier mais sûr.

Le monde lui avait toujours paru plus agréable ainsi.

Learamn, cependant, le ramena à la réalité et à la dernière épreuve qu'ils devaient affronter avant leur départ. Albyor, la Cité Noire. Et Ava, cette femme si mystérieuse que Khalmeh ne supportait guère. Il sourit une nouvelle fois en entendant le conseil de son ami du Rohan, et éclata franchement de rire quand ce dernier ponctua sa phrase d'un regard malicieux. Décidément, ce gamin était amusant :

- J'ai peut-être un différend avec elle, mais je ferai en sorte de l'oublier le temps de notre mission. Elle devra simplement apprendre à composer avec mon insupportable caractère, et la rudesse des gens des routes que nous sommes. Vous pensez bien, une femme comme elle n'a rien à faire avec des hommes de notre espèce. Car vous avez raison, Ava est une très belle femme, même selon les standards locaux.

Il pouffa pour lui-même, laissant le temps à Learamn de comprendre la critique implicite des femmes occidentales que contenait son allusion. Il reprit :

- Cependant, je ne me fais aucune illusion à son sujet. Et vous ne devriez pas vous en faire non plus. Elle est mariée à Lyra, et je ne crois pas que cette dernière laissera l'un de nous l'épouser si facilement.

Il n'ajouta rien d'autre à ces paroles bien étonnantes, écoutant plutôt la question qui semblait brûler les lèvres de Learamn. En entendant le mot qu'il venait de prononcer, Khalmeh sembla s'assombrir un peu, comme si le terme en lui-même n'était pas positif. Il répondit froidement :

- C'est Ava qui vous a appelé comme ça ?

Qui d'autre ? Learamn se promenait librement à Blankânimad, mais il interagissait assez peu avec la population locale sans être accompagné. Or Khalmeh n'avait jamais entendu personne l'appeler ainsi, et il imaginait assez mal Thrakan lui faire la conversation au point de lui affubler ce sobriquet. Le terme en lui-même avait plusieurs sens, et désignait une réalité qui n'était guère reluisante quand on en comprenait toute la dimension. L'esclavagiste, qui se trouvait aussi être un érudit, était peut-être la personne la mieux placée pour le lui expliquer :

- Un varka… comment vous le dire simplement ? Dans les textes les plus anciens, le terme désigne des « loups », des changeurs de forme, des hommes-bêtes capables de se mouvoir sous la forme d'un animal à la nuit tombée. Aujourd'hui, on dit que ces changeurs de forme ont disparu, qu'ils sont morts ou qu'ils se sont cachés. Leurs descendants, cependant, continuent à arpenter le monde. D'ordinaire, ce sont des hommes tout à fait normaux, polis, calmes, bien éduqués. Mais quand vient l'heure du combat, ils cèdent à la bête qui sommeille en eux, et s'abandonnent à la férocité.

Il marqua une pause, et ajouta :

- Ce sont des hommes qui combattent au mépris de leur propre vie. Fous, à nos yeux. Ils se complaisent dans le sang, la guerre, la violence, et parfois… ils ne savent plus redevenir des hommes. Alors, ils restent prisonniers de l'animal, et quand la mort ne met pas fin à leur supplice, ils s'enfuient par delà le monde connu, et ne reviennent jamais…

Khalmeh plongea ses yeux sombres dans ceux de Learamn, et poursuivit avec une gravité pesante :

- Ne croyez pas qu'il s'agisse d'une légende, Learamn. Les rois du Rhûn les affectionnent particulièrement, et ils savent s'attacher leurs services. On dit que Lyra est capable de les reconnaître, qu'elle ressent l'animal qui sommeille en eux, et qu'elle sait les rallier à sa cause… Personne ne crie trop fort qu'il est un varka, vous savez… Ceux qui vivent ainsi meurent jeunes, ou vivent une vie entière à combattre la bête en eux. Ce n'est pas une chose plaisante que vous a dit Ava, et elle n'aurait jamais dû vous comparer à une de ces choses. Elle ignore d'ailleurs probablement de quoi elle parle…

Il se leva sur ces paroles qui se voulaient rassurantes, prêt pour une autre partie de ce jeu de balle que ses compatriotes affectionnaient tant :

- Allez mon ami, faisons au moins bonne figure devant cette équipe de vantards. Peut-être qu'une de ces demoiselles se laissera impressionner par votre prestation, et vous offrira une dernière nuit agréable avant que nous quittions Blankânimad ! C'est tout le mal que je vous souhaite, mais ne touchez pas à celle au manteau rouge, elle est pour moi.

Goguenard, il s'élança au milieu du terrain, levant la main pour qu'on lui envoyât la balle de cuir. Learamn, pendant ce temps, resta seul avec ses pensées à masser sa cheville. Il croisa finalement le regard d'une des spectatrices, une jolie fille qui devait avoir environ son âge, et qui semblait très curieuse à son endroit sans oser le dire.

Quelle vie.


~ ~ ~ ~


Aux premières lueurs du jour, la petite compagnie était rassemblée sous la Porte de Toutes les Tribus. Thrakan ouvrait la marche, son immense carcasse installée sur le dos d'un cheval de petite taille mais de toute évidence assez robuste pour soutenir le poids d'un cavalier lourdement armé. La vision était presque cocasse pour un Rohirrim, davantage habitué à voir des destriers de grande taille. Il y avait de quoi rire de voir ce géant sur le dos d'un grand poney. Ava le suivait de près, juchée quant à elle sur un cheval élégant à la robe alezane. Elle avait passé une tenue élégante qui n'avait rien de discret, puisqu'elle était pourpre et dorée. Cependant, elle portait des sortes de chausses comme s'en vêtaient parfois les femmes d'ici, ce qui lui permettait de monter comme un homme. Elle avait saisi dans ses mains délicatement gantées une petite carte sur laquelle elle avait soigneusement calculé leur itinéraire.

Un rythme modéré pour ménager leurs montures, et profiter des villages qu'ils croiseraient sur la route aux abords de Blankânimad. Cela leur permettrait d'affronter plus facilement la partie difficile du voyage, une longue traversée d'étendues peu peuplées qui les mènerait finalement à Albyor. Ils voulaient arriver dans la Cité Noire en forme.

Ensuite venait Khalmeh, qui guidait leur attelage et leur cargaison spéciale. L'Uruk avait été traité avec les plus grands soins par Ava, qui avait soigné ses blessures et s'était arrangée pour le rendre présentable. Tant d'attentions à l'égard d'une créature que les hommes de l'Ouest considéraient volontiers comme l'incarnation du mal pouvait être étonnante, mais Khalmeh s'en était expliqué à Learamn :

- Bien que nous n'aimions pas les Uruk davantage que vous, nous avons appris à négocier avec eux. Ils parlent notre langue, et certains parmi les nôtres parlent la leur. Nous échangeons des objets de peu de valeur, de la nourriture, des minerais. En contrepartie, nous respectons leurs frontières et ils respectent celles du royaume. Je parie que ce n'est pas le premier Uruk que notre chère Ava a l'occasion de voir.

L'Uruk était un esclave, mais il n'était pas traité plus mal que les esclaves humains, ce qui était suffisamment singulier pour être souligné.

Enfin, fermant la marche, venait Learamn. Il assurait l'arrière-garde, et devait surveiller tout le reste de la compagnie, tout en profitant de l'abri relatif que lui offrait le chariot face aux vents parfois agressifs qui soufflaient sur les plaines du Rhûn. Le rythme qu'imposait Ava était suffisamment tranquille pour lui permettre de ne pas tirer sur ses blessures, tout en avançant à un bon rythme.

Les premiers jours de leur voyage furent assez agréables. Chaque soir, ils s'arrêtaient pour dormir à la belle étoile – il faisait frais, mais les journées étaient chaudes et ils ne pouvaient qu'apprécier ce bref répit –, et montaient un petit campement où avaient toujours lieu les mêmes rituels. Ava continuait à enseigner la danse à Learamn, tout en surveillant avec beaucoup d'attention son sommeil et son alimentation. Elle avait la patience d'une mère, et travaillait sans relâche pour lui permettre de retrouver la souplesse et la mobilité dans son membre blessé.

De l'autre côté, Khalmeh s'entraînait à dresser son esclave, en lui faisant accomplir toutes sortes de tâches. Au départ, l'Uruk avait les mains liées, et devait seulement collecter du bois sous le regard sévère de l'esclavagiste qui voulait s'assurer que rien de négatif ne se passerait. Il ne quittait jamais le bâton de commandement, et gardait l'épée à portée de main au cas où l'Uruk se serait rebellé. Mais au bout de quelques temps, il prit l'habitude de libérer l'Uruk le soir venu, et de l'intégrer peu à peu à la vie de leur compagnie.

Il collectait le bois, allumait le feu, cherchait de l'eau… des tâches simples et qui n'exigeaient aucune délicatesse particulière, mais qui confortaient Khalmeh dans l'idée qu'il pouvait faire quelque chose de cette créature.

- C'est un drôle de spécimen, mon ami, lâcha un jour l'esclavagiste à Learamn. Je le sens terriblement intelligent, mais pour une raison que j'ignore il demeure tout à fait passif. Il obéit sans rien dire, et ne montre aucun signe de déplaisir quand il doit accomplir une corvée, ou de contentement quand il est récompensé. Il a juste l'air… neutre.

L'Uruk s'asseyait désormais au milieu d'eux pour manger, sans jamais émettre le moindre son. Il les regardait parfois de ses yeux étrécis, et derrière la laideur de son visage il était presque possible de déceler toutes les souffrances de sa vie… Qu'avait-il vu du monde, qu'ils ne pouvaient même pas concevoir ? Quelles horreurs avait-il affrontées, que les mots ne pouvaient pas décrire ? Khalmeh éprouvait de la pitié envers sa créature, mais il n'était pas encore prêt à baisser sa garde.

La plus à l'aise avec l'Uruk demeurait encore Ava, qui lui prodiguait des soins réguliers. Cette femme était infatigable, et après avoir aidé à monter le camp, assisté Learamn dans ses exercices, donné un coup de main pour préparer le repas, elle trouvait encore le temps de s'occuper des blessures de tout un chacun : Hommes, Orcs ou chevaux. Elle appliquait des onguents sur la peau sombre de la créature qui demeurait parfaitement immobile, de toute évidence insensible au contact physique. Ava n'éprouvait pas le moindre dégoût, et elle examinait cette chose horrible sans hésiter, comme si dans son existence elle avait déjà vu des choses plus effrayantes.

Thrakan, cependant, ne la quittait jamais des yeux.

Ce dernier était finalement le plus taciturne de tous. Presque aussi silencieux que l'Uruk, presque aussi commode d'ailleurs, il se contentait de mener la compagnie, et de veiller sur Ava. Il aurait volontiers laissé Learamn et Khalmeh mourir si cela lui avait permis de protéger la jeune femme, et les deux hommes avaient bien conscience qu'il n'était là que pour elle, sans que l'origine de ce lien indéfectible fût très claire.

Un soir pourtant, Learamn eut l'opportunité d'en apprendre plus sur sa compagne de voyage.

Alors que c'était à son tour de monter la garde – rôle qu'elle prenait très au sérieux, et qu'elle n'avait voulu céder pour rien au monde –, le cavalier s'était réveillé bien malgré lui. Il aurait pu se rendormir, s'il n'avait pas entendu des sanglots étouffés provenant d'une silhouette assise dos à lui, emmitouflée dans une épaisse couverture. Ava pleurait seule sous un ciel si plein d'étoiles qu'on y voyait comme en plein jour. La lueur blafarde de la lune donnait l'impression que le monde entier était recouvert de poussière d'argent, alors que le spectacle magnifique de la voûte céleste se reflétait dans le miroir liquide du petit ruisseau au bord duquel ils s'étaient arrêtés.

Tous les autres membres de la compagnie dormaient profondément, éreintés après une longue semaine de chevauchée qui leur avait permis d'accomplir environ la moitié de leur périple, et Ava s'était pensée à l'abri de leur regard. En entendant que quelqu'un bougeait dans son dos, elle essuya rapidement les larmes qui coulaient sur ses joues, et affecta de n'avoir rien à cacher. Cependant, ses épaules tremblaient encore légèrement, et ce n'était pas de froid.
Sujet: Tout ce qu'on ne dit pas
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Palais de Blankânimad   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Tout ce qu'on ne dit pas    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 14 Sep 2019 - 13:45
- Mais, et s'il ne m'aime pas ?

La jeune femme semblait inquiète. Presque perdue, sous ces vastes arches qui semblaient se pencher vers elle pour l'ensevelir sous des tonnes de roc. Leur ombre épaisse dansait sur ses épaules, seulement chassée par la lueur fébrile de quelques bougies. Elle était si frêle, si pâle, chétive pour ne pas dire maladive. Son teint blême n'était pas seulement la conséquence de son sang, mais bien du souci qu'elle se faisait en cet instant précis. Un homme de haute stature, qui se tenait légèrement en retrait, s'approcha et congédia les servantes d'un geste de la main.

- Tout ira bien, rassure-toi.

Il s'approcha dans son dos avec la souplesse d'un serpent, et prit doucement ses cheveux entre ses mains épaisses et calleuses, avant de se mettre à les coiffer. Ils étaient si doux et si lisses que le peigne semblait y glisser comme s'il brossait une rivière d'encre. Ils contrastaient de manière saisissante avec le teint d'albâtre de sa peau, comme si les fines plumes d'un corbeau s'étaient posées sur la face de la lune. Son maquillage rehaussait la profondeur et l'intelligence de son regard alerte, où brillait une lueur effrayée.

- Mais c'est une possibilité. Que dois-je faire s'il ne m'aime pas ?

L'homme déposa délicatement le peigne sur une petite table, et aida la jeune femme à nouer les lacets d'une tunique qui lui serrait la taille. Elle en eut le souffle coupé, mais elle avait déjà vu bien pire. Il lissa les plis de sa parure de soie cousue de fils d'or, et lui fit passer un manteau brodé qui figurait des motifs floraux d'un réalisme saisissant. On aurait dit qu'une main habile avait piqué des milliers de petits hibiscus dorés dans sa tenue d'un rouge éclatant. Les mains de l'homme semblaient assurées, et il vérifiait le moindre détail avec plus de minutie que la plus perfectionniste des servantes.

- Tu sais quoi faire, répondit-il. Mais je suis persuadé qu'il t'aimera quoi qu'il arrive.

Elle baissa la tête, et demanda timidement :

- Tu penses ?

- Mais oui. Tu es la plus belle princesse à avoir jamais foulé le sol de Blankânimad. Tu es la perle des Balchoth, et je suis certain qu'il tombera à tes pieds dès qu'il te verra.

Elle inspira profondément, comme pour se donner du courage. L'heure était proche où elle devrait rencontrer son futur mari, qui l'attendait ainsi que toute la cour du palais royal pour célébrer leurs épousailles. Tout avait été arrangé à l'avance, sans lui demander son consentement bien entendu. Elle n'avait même jamais eu l'occasion de voir son visage, sinon sur des portraits qui le figuraient comme beau et noble, mais austère. Lui-même avait dû voir des peintures similaires, qui savaient rehausser la beauté des modèles, corriger leurs défauts, effacer leurs imperfections. La réalité était rarement à la hauteur.

- Toutes les plus belles femmes du royaume sont déjà prosternées à ses pieds… Et s'il était déçu ?

L'homme acheva d'attacher une superbe broche qui figurait un soleil stylisé sur le col de la jeune femme, et s'accroupit devant elle pour lui prendre les mains. Elle plongea son regard dans le sien, et se laissa envelopper par ses paroles réconfortantes.

- Les plus belles, peut-être. Mais il n'a pas encore croisé la route de Lyra Armadin, la jeune fille la plus intelligente de tout le royaume. L'esprit le plus vif et le plus acéré qu'il m'ait été donné de rencontrer. S'il y a bien une femme qui sait lire dans le cœur des hommes, et qui sait exploiter leurs passions, c'est bien toi. C'est la raison pour laquelle tu es là, aujourd'hui. Et c'est la raison pour laquelle notre père a placé sa confiance absolue en toi.

Elle hocha la tête fermement, et lorsque la porte de son immense boudoir s'ouvrit pour lui permettre de gagner le grand salon où devait se dérouler le mariage, son regard avait retrouvé toute sa détermination. Elle était jeune, elle était désirable, elle appartenait à une puissante tribu, mais surtout elle était d'une intelligence et d'une perspicacité redoutables.

Aucun homme, fût-il roi, ne lui résisterait jamais.



~ ~ ~ ~



Depuis les premiers jours de son mariage, et plus généralement depuis qu'elle avait pris l'habitude de vivre à Blankânimad, le talent de Lyra n'avait pas cessé de croître. Plongée perpétuellement au milieu d'intrigues politiques allant du puéril au très sérieux, elle avait affûté sa capacité à lire les individus, et s'était fait une spécialité de déceler les signes d'une trahison future chez ceux qui complotaient contre elle. On la disait parfois paranoïaque, perpétuellement sur la défensive, mais jusqu'à présent elle avait réussi à se maintenir au pouvoir contre vents et marées, ce qui prouvait que sa méthode n'était probablement pas mauvaise. Elle avait déjoué habilement plusieurs tentatives de subversion, et les rares opposants à son régime étaient persécutés comme les traîtres qu'ils étaient, toujours plus loin à l'Est. Leur petite rébellion ne les mènerait nulle part. Elle tenait un royaume entier dans la paume de sa main, et savait parfaitement sur quel fil tirer pour provoquer la réaction attendue.

Learamn, le jeune officier du Rohan qui se tenait devant elle, ne présentait donc aucune difficulté.

C'était du moins ce qu'elle avait supposé, jusqu'à ce qu'elle comprît qu'à force de chercher le mal chez tous ceux qui venaient lui demander audience, elle pouvait être induite en erreur face à la candeur d'un homme qui semblait au moins aussi meurtri qu'elle pouvait l'être. Consciente qu'elle avait fait fausse route le concernant, elle lui offrit l'opportunité rare de s'expliquer, et donc de la faire changer d'avis à son sujet. L'ancien ennemi, devenu soudainement ambassadeur malgré lui, s'empara de cette chance et en profita pour lui faire le récit de son extraordinaire aventure.

A dire vrai, elle attendait une réponse banale, l'histoire sans saveur d'un homme rejeté par la société qui l'avait vu naître, et qui cherchait un nouveau départ dans la vie. Pourtant, chez ce Learamn, il y avait bien davantage que cela. Il y avait la recherche de la vérité, nue, pure et tranchante, même si elle devait pour cela se révéler blessante voire insoutenable. Il y avait cette noblesse d'âme, ce courage foulé aux pieds, et ce désir permanent de se racheter, de faire ce qui était juste. C'était un ressort puissant, mais aussi une profonde faiblesse de l'âme humaine. Lyra n'était pas certaine que son interlocuteur en était conscient, mais elle ne serait pas celle qui pointerait du doigt cette faille de son caractère. Non.

Elle avait d'autres projets pour lui.

Alors qu'il parlait, elle ne fit aucun commentaire, se contentant d'écouter cet homme qui semblait enfin vider son sac après l'avoir tenu à bouts de bras pendant trop longtemps. Même son compagnon semblait découvrir des éléments de sa vie, et à plusieurs reprises il montra une franche surprise, comme s'il apprenait à connaître véritablement un homme qu'il côtoyait depuis fort longtemps. Learamn parla de son père, de sa vie simple, de ses rêves brisés, et de cette figure qui semblait le hanter.

Gallen Mortensen.

Lyra avait eu l'occasion de le croiser, lors du mariage du roi d'Arnor et de la princesse de Dale, à l'occasion de la mort tragique de Rokh Visuni. Cette affaire avait été le point de départ de la dernière aventure d'Iran, et c'était la dernière fois que Lyra avait vu sa cousine. Alors, la souveraine avait noté chez le preux représentant du peuple du Rohan la même faiblesse que Learamn lui indiquait : une noblesse de façade qui cachait en réalité une face obscure. Elle avait bien senti que son apparence vertueuse dissimulait un certain nombre de vices, et l'exilé ne faisait que confirmer son impression d'alors. Violence et orgueil, voilà les termes qu'utilisait l'ancien capitaine pour parler du Vice-Roi. Deux traits que Lyra avait décelés quand il avait osé la provoquer devant ses hommes, qu'il avait osé la menacer de mort alors qu'elle cherchait à éviter une guerre meurtrière entre leurs deux royaumes. La violence de ses propos, de sa réaction, c'était la seule manière qu'il avait de communiquer avec quelqu'un qui lui tenait tête. Et l'orgueil… cette vanité toute occidentale qui le poussait à défier militairement un royaume qui avait érigé la guerre en art, et la discipline en mode de vie. Si les armées du Rhûn décidaient de déferler sur le Rohan, le royaume des dresseurs de chevaux serait mis à feu et à sang en une poignée de semaines.

Et lui, inconscient de cette réalité, avait jugé utile de la provoquer ouvertement.

Lyra comprenait parfaitement la réaction de Learamn, un homme trahi qui souhaitait dénoncer l'abus qu'il avait vécu et dont il souffrait encore. Un abus de confiance, de la part de son mentor et de son modèle. Un abus de pouvoir, de la part de son supérieur hiérarchique qui l'avait envoyé maintes fois défier la mort. Sans repère, sans foyer, Learamn était égaré dans le vaste monde, et la souveraine de l'Est ne fut pas véritablement surprise lorsqu'il posa un genou à terre.

Ce jeune guerrier souhaitait uniquement mettre sa lame au service d'une personne qui lui accorderait sa confiance et, accessoirement, une personne qui le récompenserait à la hauteur de ses efforts. Il se parjurait en prêtant allégeance à celle qu'il avait appris à détester, mais c'était pour lui la seule manière de donner un sens à sa vie. Il avait perdu sa famille, ses titres, ses privilèges, et il venait de perdre Iran…

Il ne lui restait plus que le Rhûn, ou la mort.

La reine inspira profondément, considérant la situation. Elle ne connaissait rien de cet homme, de ses compétences, ou de ses véritables allégeances. Elle avait déjà vu des espions habiles se montrer particulièrement convaincants, à défaut d'être discrets. Certains parvenaient à se hisser dans le conseil des souverains ou des seigneurs pirates, simplement car ils savaient mettre en valeur leur noblesse d'âme, tout en cachant leurs véritables affiliations. Learamn était-il de ceux-là ? Ou bien était-il possible de lui faire confiance, et d'exploiter au profit du Rhûn tout ce qu'il savait sur le royaume du Rohan ?

A travers lui, elle voyait une opportunité unique de découvrir tous les rouages du pouvoir, tous les complots en cours et à venir, de comprendre qui étaient les acteurs majeurs de la politique royale non pas d'un point de vue officiel, mais d'un point de vue interne et mieux informé. Learamn pouvait être un informateur extrêmement utile, et tout ce qu'il demandait en échange, elle savait pouvoir le lui offrir. La perspective de porter un coup fatal à Gallen Mortensen les animait tous les deux autour de la mémoire d'Iran, et elle était persuadée que si Learamn n'était pas un menteur, il pouvait devenir un de ses plus grands alliés. Restait à trouver comment exploiter au mieux sa colère…

- Learamn du Rohan, finit-elle par répondre après un long moment.

Elle marqua une pause théâtrale, satisfaite de sentir son impatience, de percevoir son désir de lever les yeux vers elle qu'il ne pouvait assouvir au risque de commettre un impair.

- Je perçois la pureté de votre cœur. Vous avez ramené Iran jusque dans ses terres, et vous êtes venu à moi pour me parler avec des mots de vérité. Honneur, courage, loyauté, voilà ce qui vous caractérise. Voilà ce qui vous distingue. Pourtant…

Nouvelle pause. Plus longue encore, cette fois, comme pour le laisser tressaillir d'effroi. Elle poursuivit :

- Nos deux peuples sont étrangers l'un à l'autre. A mon service, vous trouverez peut-être que ce royaume est trop différent du vôtre. On dit des Occidentaux que l'esclavage les rebute, que la foi de Melkor les dégoûte, que la domination d'une femme les amuse… Votre loyauté, si vous me la confiez, sera mise à rude épreuve. Votre courage sera testé. Votre honneur… il sera confronté à l'honneur des gens d'ici. Et qui peut affirmer aujourd'hui que vous demeurerez parfaitement fidèle à ma parole ? Qui peut dire que vous servirez sans faillir la reine du Rhûn, comme Iran la servait ?

La question était rhétorique. Aujourd'hui, Learamn était un inconnu dans un royaume étranger, et sa parole ne valait plus rien. Comme Iran au Rhûn, il devait de nouveau prouver qui il était, ce qu'il était, et il ne pouvait pas compter sur sa seule réputation pour lui ouvrir les portes qu'il estimait mériter de franchir. Lyra percevait bien cela, et contrairement à Gallen, elle avait suffisamment d'expérience politique pour savoir comment manipuler les sentiments des hommes et les tourner à son avantage. Lui faisant miroiter tout ce qu'il pouvait gagner à la servir, elle souffla :

- Pourtant, le royaume du Rhûn a tant à vous offrir, Learamn. La justice de ce pays est impitoyable, mais équitable. Le traître est châtié, le juste récompensé. Votre compagnon, Khalmeh Elkessir, peut sans doute vous en dire énormément à ce sujet.

Khalmeh était demeuré en retrait de la conversation, à la fois surpris du tour qu'elle venait de prendre, et patient car il espérait bien pouvoir exploiter la moindre opportunité qui lui serait donnée de présenter sa magnifique marchandise. Être ainsi ramené de force au centre du propos avait de quoi le désorienter, car cela prouvait à la fois que la reine savait parfaitement à qui elle avait affaire, et qu'elle n'avait pas perdu de vue son intérêt à lui qui différait de celui de Learamn. Il ne put s'empêcher de balbutier quelque chose auquel Lyra ne prêta pas la moindre attention. Elle n'était pas là pour recueillir son avis, mais bien pour faire une démonstration. Si elle connaissait l'histoire de Khalmeh, elle savait qu'il avait goûté de manière douloureuse à la justice du Rhûn, et si elle acceptait de le recevoir en audience, c'était parce qu'elle était prête à le récompenser s'il lui prouvait qu'il en valait la peine.

L'argument était parfait et tout trouvé.

Reprenant, Lyra ajouta :

- Notre médecine est mystérieuse, mais fort efficace. Nous pourrions réparer votre corps, et renforcer votre esprit. Il y a ici mille secrets qui pourraient nourrir votre curiosité, et susciter votre intérêt. Que vous soyez homme de lettres ou homme de guerre, vous trouverez ici de quoi apprendre et progresser. Que vous serviez comme esclave ou noble, vous serez récompensé à la la mesure de votre dévotion. Les soieries qui vous habillent présentement ne sont qu'un maigre avant goût des richesses que l'homme faible ne fait que désirer, et que l'homme noble ne sait qu'accepter.

Parler de richesses n'était pas ce qui ferait basculer Learamn. Cela serait revenu à essayer d'attirer un chien avec un brin d'herbe. Les hommes de valeur ne fonctionnaient pas ainsi, et ce qu'ils recherchaient était moins matériel. Cependant, elle savait aussi que même le guerrier le plus désintéressé appréciait de pouvoir se délasser dans un lit confortable, et de ne pas avoir à se soucier des problèmes des gens du commun. Lyra avait en outre bien compris, en fréquentant des soldats, que tous ceux qui sacrifiaient leur vie sur l'autel de la guerre souhaitaient offrir à leur épouse et leurs enfants une vie éloignée de tous ces soucis. Les hommes prêts à ramper dans la boue et le sang le faisaient car ils savaient leur famille à l'abri du besoin. Learamn n'avait pas fait mention d'une femme ou d'un enfant, mais Lyra était persuadée que lorsque la question s'imposerait à lui, il serait heureux de pouvoir offrir à sa progéniture un toit, et une éducation.

Les hommes, qu'ils fussent nés à l'est ou à l'ouest dans l'Anduin, au nord ou au sud de l'Harnen avaient tous les mêmes préoccupations.

Après lui avoir étalé tous les bienfaits qu'il pourrait tirer de son allégeance au Rhûn, à la manière d'une marchande habile disposant ses produits sur un étal chatoyant, elle en arriva à la question du paiement. Leur relation était transactionnelle, fondée sur l'intérêt réciproque qu'ils pouvaient tirer de cette alliance, mais Lyra était en position de force. Elle avait tout à offrir, et en échange elle pouvait tout exiger ou presque. Même la vie de Learamn, s'il lui plaisait. Forte de cet avantage, elle glissa une main sous le menton du jeune homme, et l'invita à lever les yeux vers elle.

Elle était splendide et majestueuse, encore davantage sous cet angle. Ses cheveux de jais se confondaient avec les ombres du plafond, si bien qu'elle ressemblait à une apparition cauchemardesque surgie des ténèbres. Une apparition au visage d'une grande beauté, mais aussi d'une grande froideur.

- Learamn du Rohan. Je ressens au fond de votre cœur le désir ardent de servir une noble cause, d'offrir votre vie au Rhûn pour compenser celle de ma cousine. Iran… était une âme unique. Irremplaçable. Prouvez-moi que vous êtes à la hauteur de sa mémoire, et je vous offrirai une vie digne de votre engagement. Que Melkor en soit témoin.

- Loué soit son nom, marmonna Khalmeh.

La reine laissa cette proposition infuser dans l'esprit de l'Occidental, avant de se tourner vers l'Oriental. Khalmeh semblait réellement perplexe face à cette situation incongrue. Il était venu à Blankânimad animé d'une mission qui lui tenait particulièrement à cœur, et jusqu'à présent Learamn n'avait représenté qu'un moyen commode d'entrer en contact avec la souveraine de son royaume. Aujourd'hui, il voyait son compagnon de route sous un jour nouveau, et c'était tout à coup lui qui semblait prendre toute l'importance dans cette conversation. L'esclavagiste se sentait étrangement timide à l'idée de passer après Learamn, un homme qui venait de s'engager au service de la reine et de faire la démonstration de sa détermination. Il fallait se montrer à la hauteur de ce modèle pour ne pas décevoir la grande reine de l'Est.

- Et vous, Sire Khalmeh ? Vous avez demandé une audience à votre souveraine pour, si je ne m'abuse, me montrer votre dernière acquisition ?

- Euh… oui, votre majesté, c'est tout à fait exact. On m'a dit que l'on s'arrangerait pour faire parvenir ma créature jusqu'à vous.

A ces mots, surgissant de nulle part comme par enchantement, une douzaine de serviteurs s'avancèrent en traînant la cage de Khalmeh qui avait été montée sur roulettes pour l'occasion. Les hommes avaient de toute évidence reçu des consignes, car ils semblaient ne pas savoir ce qu'elle contenait. Ils s'écartèrent prudemment, et disparurent dans l'ombre tandis que Khalmeh s'avançait fièrement.

- Votre majesté, avant toute chose, laissez-moi vous entretenir de ce qu'il m'a été donné de voir au Harad pendant que j'y séjournais. L'armée des Seigneurs Pirates qui s'est emparée du Harondor, forte de plusieurs milliers d'hommes du désert, était certes impressionnante et terrifiante. Les grandes bêtes du Sud ont fait des ravages durant la campagne militaire, notamment durant la bataille de Dur'Zork. Cependant, j'ai la conviction que les hommes du Harad n'auraient jamais remporté la victoire s'ils n'avaient pas disposé dans leurs rangs d'une arme secrète d'une grande puissance.

Ayant vraisemblablement travaillé ses effets, il retira le tissu qui dissimulait la cage, et révéla aux yeux de Learamn comme de Lyra la fameuse « créature » qui se trouvait à l'intérieur. Et la surprise était de taille. La reine eut même un léger mouvement de recul, lâchant un juron étouffé dans sa langue natale avant de s'approcher doucement, sincèrement intriguée.

- C'est…

- Oui, votre altesse. Ce superbe spécimen d'Uruk mâle vient tout droit du Harad, et malgré les difficultés du voyage, vous pouvez voir qu'il est toujours dans une forme exceptionnelle.

Khalmeh disait vrai. La créature était un Uruk de haute stature, comme on en trouvait que rarement. Un monstre de plus de six pieds de haut, au torse large et à la musculature dessinée. Sa gueule légèrement entrouverte dévoilait des crocs presque aussi grands que ceux d'un sanglier, et dans son visage buriné étaient enfoncés deux yeux jaunis et étrécis, comme ceux d'un sournois prédateur. Sa respiration profonde soulevait légèrement sa poitrine couturée de cicatrices, alors que son regard se portait d'un bout à l'autre de la pièce, comme s'il évaluait ses options de sortie.

- En effet, fit la reine. Quand je le vois ainsi, j'ai peine à croire que vous l'ayez ramené péniblement du Sud lointain. Vous dites que les Haradrim auraient gagné la guerre en employant de telles créatures ?

- Des centaines, votre altesse. Ces esclaves ont été dressés spécialement pour obéir aux ordres. Ils sont dociles, disciplinés, et terriblement efficaces au combat. Ils instillent la peur dans le cœur des Hommes, et nul n'a à se soucier de les payer ou de les voir se révolter. Aujourd'hui encore, ils contribuent au maintien de l'ordre dans les cités conquises par les pirates.

Lyra s'approcha de la cage, de plus en plus curieuse. Son regard plongea dans celui de la bête, où on lisait une haine à peine contenue. Elle aurait voulu tendre la main à travers les barreaux pour toucher la peau parcheminée de ce monstre, mais elle se retint. L'idée de perdre un bras bêtement ne lui disait rien. Son intérêt avait été piqué au vif, même si bien entendu elle n'aurait jamais l'idée de remplacer ses précieux soldats sur-entraînés par des créatures aussi peu fiables que les Orcs, fussent-ils plus proches des Uruk-Hai comme celui-ci. Cependant, elle devait bien admettre qu'il y avait un bénéfice certain à comprendre cette nouvelle arme, et le procédé par lequel on pouvait les créer. De telles troupes pouvaient remplir bien des missions à moindre coût, et épargner la vie de nombreux soldats sur le champ de bataille. En outre, nul ne pouvait affirmer qu'un jour elle n'étendrait pas ses prétentions si loin au sud qu'elle rencontrerait la résistance des gens du Harad. Elle serait alors heureuse de connaître l'arme soi-disant secrète de ces barbares.

- Des centaines, vous dites. Comment sont-ils dressés ?

- Un conditionnement extrême, et un simple bâton de commandement, votre altesse. Quiconque le tient devient le maître de ces choses. J'ai moi-même été dubitatif, mais pour avoir vu ces créatures obéir au doigt et à l'œil à leur maître, je peux vous assurer que ce conditionnement fonctionne.

Khalmeh ne cachait pas sa fierté. Il avait ramené à sa souveraine un présent à la fois étonnant et utile, qui ne pouvait qu'attiser la curiosité d'une monarque qui n'avait jamais tourné le dos à la nouveauté. Il pensait la convaincre à l'aide d'une petite démonstration, un tour qu'il aurait pu faire faire à son Uruk pour montrer à Lyra que cette créature était totalement soumise. Il avait vu des maîtres les faire se rouler en boule, les humilier publiquement, voire même leur demander de se scarifier. Les acheteurs ne reculaient devant rien pour éprouver la fiabilité de leur marchandise, et certains tiraient un plaisir pervers à abuser de leur pouvoir. La reine du Rhûn n'était peut-être pas innocente, mais elle ne trouvait aucune joie dans le fait d'infliger des souffrances inutiles à une telle créature. Au lieu de quoi, son esprit raisonnait en termes d'utilité. Elle ne voulait pas poudre aux yeux, elle voulait des accomplissements concrets.

- Votre Uruk est très impressionnant, sire Khalmeh. Et l'idée de faire face à une armée de ces choses est pour le moins troublante. Vous comprenez, cependant, que je puisse douter de vos affirmations concernant leur fiabilité. Qui me dit que cette créature peut être contrôlée dans la fureur de la bataille ? Qui me dit qu'elle n'échappera pas à votre empire à la moindre occasion. Le risque est immense, vous en conviendrez.

- Votre majesté, vos doutes sont bien naturels. Cependant je puis vous garantir que…

- Me garantir ? Trancha Lyra. Il n'y a rien que vous puissiez me garantir en l'état. Cependant, je sais comment vous pourriez faire vos preuves. J'attends une cargaison très spéciale, qui doit arriver à Albyor à la prochaine lune complète, avant de m'être livrée à Blankânimad. J'ai des raisons de croire que des individus mal intentionnés pourraient vouloir s'emparer de cette cargaison, et la détourner à leur profit. Votre Uruk peut certainement assurer une mission de protection discrète, et garantir un transport sans encombres. N'est-ce pas ?

L'esclavagiste n'avait pas le choix. Il devait accepter le marché, sans quoi la reine supposerait qu'il n'avait lui-même pas confiance dans sa marchandise. En outre, pour pouvoir payer sa dette auprès de ses compagnons, il était contraint de faire les quatre volontés de sa suzeraine, quitte à prendre des risques pour cela. Seule Lyra pouvait décider de le récompenser pour son effort, et de lui rendre ses titres et honneurs. Il jouait son avenir sur cette affaire, et il ne pouvait évidemment pas reculer. D'une voix ferme il répondit :

- Bien entendu, votre altesse. Cette créature est tout à fait capable d'accomplir une telle mission, et je suis persuadé que sa seule présence saura dissuader d'éventuels voleurs. Vous pouvez compter sur moi.

- Très bien, c'est entendu. Je vous ferai parvenir les détails plus tard. Learamn, vous l'accompagnerez.

Les deux hommes se jetèrent un regard perplexe, mais Lyra n'était pas le genre de femme à aimer se répéter. Ce n'était pas une demande, mais bien un ordre. Le premier qu'elle lui donnait officiellement.

- Vous souhaitez faire vos preuves, voici votre chance. J'aurais confié une telle mission à Iran sans hésiter… à vous de me montrer que vous pouvez faire aussi bien qu'elle. Prenez quelques jours de repos à Blankânimad, et pendant ce temps vous apprendrez à faire connaissance avec vos futurs compagnons de route.

Le sourire de la reine s'étira perceptiblement, à l'idée qu'un esclavagiste, un Rohirrim et un Uruk devraient s'associer pour lui ramener sa cargaison. L'ironie de la situation était irrésistible. Pendant l'espace d'un instant, on aurait dit qu'elle avait tout organisé depuis fort longtemps, et qu'elle se délectait simplement de les voir tomber des nues en découvrant le sort qu'elle leur réservait : une mission toute trouvée, des compagnons qui seraient autant là pour les aider que pour les surveiller et les évaluer… Rien ne paraissait avoir été laissé au hasard. A moins qu'elle ne fut seulement dotée d'une intelligence vive et qu'elle eût été capable de s'adapter rapidement à l'opportunité qui se présentait à elle. Deux hommes désespérés mais compétents qui venaient à Blankânimad pour espérer gagner ses faveurs, deux hommes qui pouvaient se révéler fort utiles et qu'elle s'empressait de mettre à contribution pour réaliser une mission en son nom.

Visionnaire ou ingénieuse, futée ou prévoyante… il n'était pas facile de cerner la reine. Dans un cas comme dans l'autre, Lyra était d'une agilité surprenante, et elle leur prouvait à tous les deux qu'elle n'avait pas usurpé sa réputation. Elle les dévisagea tour à tour, attendant d'éventuelles questions de leur part. Khalmeh n'osait pas en poser, décontenancé par le tour que venait de prendre cette affaire. Il ne restait plus que Learamn, qui semblait se remettre un peu mieux de la surprise et du choc.

Il avait une opportunité unique d'essayer de découvrir tout ce que Lyra ne leur disait pas au sujet de cette mission.

#Khalmeh
Sujet: Tout ce qu'on ne dit pas
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Palais de Blankânimad   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Tout ce qu'on ne dit pas    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 16 Aoû 2019 - 13:26
- Quelle affaire, mais quelle affaire !

L'agacement de Khalmeh ne retombait pas. Depuis qu'il était entré dans la pièce, il ne cessait de pester après les gardes du palais, qui ne s'étaient pas montrés très coopératifs avec lui et la marchandise qu'il souhaitait présenter à la reine. Il avait raconté en détail à Learamn de quelle manière ils avaient refusé de le laisser obtenir une audience, et qu'il avait dû négocier pendant près de deux heures avec trois officiers différents pour enfin obtenir le droit d'être reçu. Un droit qui ne lui garantissait en aucun cas que la souveraine de l'Est accepterait de le recevoir.

Pour la première fois depuis le début de son périple en compagnie de l'esclavagiste, Learamn put trouver son compagnon de route nerveux, agité. Il triturait tout ce qui lui tombait sous la main avant de s'en lasser et de passer à autre chose. Incapable de tenir en place, il s'asseyait par moments, avant de se lever et de retourner à faire les cents pas dans la pièce. Était-ce la perspective de rencontrer la reine qui le mettait dans cet état, ou bien au contraire le risque de ne pas être reçu ? Difficile à dire, mais en tout cas il revenait toujours à la même conclusion qu'il exprimait systématiquement dans les mêmes termes :

- Heureusement que vous avez la lettre.

Le terme « heureusement » était curieusement choisi quand on savait ce que le document impliquait. La mort d'Iran était une tragédie personnelle pour l'ancien capitaine de la garde, mais elle était surtout une tragédie politique. Tant qu'elle avait été en vie, Iran avait été la garantie que le Rhûn et le Rohan n'entreraient pas en guerre, et que la mort de Rokh serait réglée par le Vice-Roi Mortensen. Dans un sens, c'était ce qu'il s'était passé, car désormais Sellig était mort, et la mémoire du défunt guerrier avait été vengé. Pourtant, il ne restait plus personne pour en témoigner, sinon Learamn qui devrait convaincre une souveraine tempétueuse que tout avait été fait pour respecter la parole donnée.

Même si le cavalier connaissait la force de son royaume, et la qualité des soldats du Rohan, il ne pouvait pas se bercer d'illusions. Le militarisme exacerbé du Rhûn en faisait une puissance à ne certainement pas sous-estimer, et si guerre il devait y avoir, le Riddermark seul ne résisterait pas face à ces milliers d'Orientaux féroces. Il faudrait, comme aux temps de jadis, une coalition de tous les Peuples Libres pour venir à bout d'un tel adversaire. Mais qui viendrait aujourd'hui au secours des Rohirrim ? Le Gondor semblait replié sur lui-même, au moins autant que les Elfes et les Nains, qui se terraient ici dans leurs forêts, là dans leurs profondes cavernes. Les alliances de jadis ne tenaient plus qu'à un fil, et menaçaient de s'effondrer au moindre souffle de vent. Learamn l'avait vu à Minas Tirith, il l'avait vu à Pelargir, il l'avait vu encore à Edoras… Méfiance, trahison, intérêt… autant de dangers pour le monde de l'Ouest.

Alors oui, heureusement qu'il avait cette lettre pour au moins se présenter comme un ami et un allié d'Iran. Mais la présence de la jeune femme à ses côtés aurait changé tellement de choses.

Tellement.

- Ne vous inquiétez pas Learamn, fit Khalmeh en projetant ses propres émotions sur son compagnon de route, si vous dites la vérité à la reine, je suis persuadé qu'elle vous croira. On dit qu'elle est douée pour lire le cœur des hommes, et qu'elle tient en grande estime ceux qui se montrent honorables et justes. Vous n'aurez aucun mal à la convaincre.

C'était un conseil à la fois précieux et creux. Être soi-même, pour affronter une telle responsabilité ? Comment faire ? Learamn passa la nuit entière absorbé dans ses pensées, essayant de répondre à cette question et à mille autres qui naviguaient dans son esprit. Leurs appartements étaient confortables, et malgré leur trouble respectif ils savourèrent une bonne nuit de sommeil bien mérité qui eut au moins le don de reposer leurs corps las et douloureux.

Le lendemain matin, dès l'aurore, ils furent réveillés par la venue d'un page qui tapa à la porte. Le jeune garçon était le même que celui de la veille, et de toute évidence il était spécifiquement affecté à l'accommodement des visiteurs. C'était une attention délicate de la part de la reine que de toujours offrir le même serviteur à ses hôtes, mais cela participait aussi d'une forme subtile d'espionnage : en apprenant à connaître ces jeunes garçons de bonne famille, les invités pouvaient se relâcher, se détendre, et laisser échapper devant eux des informations compromettantes. Il fallait dire que ces pages étaient d'une discrétion et d'une efficacité telle que l'on pouvait facilement oublier leur présence.

Vêtus sobrement, silencieux sauf quand il leur était nécessaire de parler, ils s'affairaient sans un bruit à préparer un baquet d'eau chaude pour la toilette des invités, à faire les lits pour garantir la propreté de la pièce, à trouver des vêtements propres pour que personne ne se présentât devant la reine en guenilles… Ils veillaient sur Learamn et Khalmeh comme personne n'avait veillé sur eux, ce qui était presque dérangeant d'un certain point de vue. Le jeune garçon mit à la disposition des deux voyageurs des savons parfumés avec lesquels ils pouvaient se frotter vigoureusement, mais aussi des ciseaux et des rasoirs pour leur permettre de tailler leur épaisse barbe s'ils le souhaitaient.

- Messires, fit le garçon en Westron, puis-je vous proposer ces tenues ?

- Pourquoi ? Répondit Khalmeh, les cheveux encore mouillés après son bain.

- Pour rencontrer Sa Majesté, sire. Elle vous attend dès que vous serez prêt.

Les deux hommes se regardèrent. Pas plus tard que la veille, l'esclavagiste avait déclaré avec une certitude absolue qu'ils ne seraient pas reçus immédiatement, et qu'ils pouvaient s'installer confortablement pour plusieurs jours, voire semaines selon la disponibilité de leur hôte. Il avait pensé que la lettre de Learamn accélérerait le processus de quelques jours, mais une entrevue le lendemain ? C'était à la fois inespéré et inquiétant, car cela signifiait que la reine avait annulé ce qu'elle avait déjà prévu pour les recevoir.

Cela ne pouvait pas être bon signe.

Khalmeh pâlit à vue d'œil, et se pencha vers les tenues qui lui étaient présentées. Des tuniques à la mode orientale, à la fois légères et amples, qui tombaient jusqu'au genou, et qui étaient serrées à la taille par une large ceinture de tissu. Par-dessous, un pantalon coloré plus épais, sur lequel étaient brodés des motifs très élégants. Pour Learamn, tout ceci était fort nouveau, mais il avait l'opportunité de quitter le cuir bouilli usé de sa tenue de voyage pour la douceur soyeuse d'un vêtement coloré qui aurait parfaitement convenu à un aristocrate excentrique du Rohan. On lui laissa évidemment le choix entre plusieurs tons, qui allaient d'un bleu profond rehaussé d'argent, à un carmin vif souligné d'or. Khalmeh choisit quand à lui une tenue tricolore, verte, brune et dorée, dont le haut col soigneusement dessiné lui donnait un air noble. Il y associa une paire de bottes montantes confortables, et s'observa dans le miroir que le page avait fait venir :

- Cela me rappelle un autre temps, mon ami. Je croirais presque être revenu à l'époque où ma main ignorait ce qu'était un vil gourdin.

Il lissa les plis de sa tenue, tira sur ses manches, remonta son col convenablement, et ajouta pour lui-même :

- Les cols sont plus hauts que dans mes souvenirs. La mode a encore changé à Blankânimad.

Une observation qui montrait que même si la guerre semblait couler dans les veines des Orientaux, ils avaient comme les hommes de l'Ouest des préoccupations bien moins belliqueuses. Learamn ayant un peu de mal à s'habiller seul – il fallait dire que ces tuniques avaient une forme bien singulière –, le page l'aida avec diligence. Il s'arrangea pour fermer convenablement la tunique, nouer la ceinture fermement, et lisser les plis avec soin. Puis il présenta le miroir au Rohirrim, le laissant admirer l'ampleur du changement, et tout ce que cette tenue impliquait.

Habillés, coiffés et apprêtés, les deux hommes n'eurent plus qu'à suivre le jeune garçon à travers les couloirs de Blankânimad. De nouveau, la cité sembla agresser leurs sens en leur imposant un silence oppressant, rompu seulement par des sons indéfinissables qui semblaient jaillir des entrailles de la pierre. On aurait dit des cris, des suppliques, des plaintes, à moins que ce ne fût leur esprit qui leur jouait des tours en cherchant à les effrayer. Ils n'échangèrent que quelques mots sur la route, se mettant au diapason du palais qui leur imposait presque de ne pas parler, et de respecter la quiétude des lieux. Ils finirent néanmoins par s'arrêter devant une épaisse porte gardée par des hommes en armure d'apparat. L'un deux, en les voyant arriver, ouvrit grand les portes, et s'avança de quelques pas avant d'annoncer d'une voix forte :

- Sâhib Learamn az Rohan ! Âghâ Khalmeh Elkessir az Blankânimad !

Il s'inclina, et s'effaça devant les deux visiteurs qui purent pénétrer dans la grande salle du trône. Si le palais donnait l'impression d'être écrasant, la sensation était encore décuplée dans cette pièce particulière. Gigantesque, colossale, elle semblait avoir été construite à la mesure de la démesure des rois de jadis. Le plafond, si haut que l'œil humain ne pouvait pas le voir, était soutenu par d'immenses colonnes sculptées derrière lesquelles veillaient des gardes à l'air patibulaire. La pièce était dominée par le trône de la reine, surélevé de sorte à surplomber quiconque s'adressait à elle. Mais la véritable ombre qui planait sur eux était la statue de Melkor qui se trouvait derrière la souveraine. C'était la plus grande statue que les deux hommes avaient jamais vue, et elle était figurée de telle sorte que le regard du Noir Ennemi semblait les suivre partout où ils se trouvaient. Le Vala déchu les surveillait, et leur promettait mille tourments s'ils osaient défier son autorité en ces lieux. Cependant, même si la pièce était angoissante et conçue pour humilier les visiteurs et leur rappeler leur insignifiance face à la puissance royale, on ne pouvait pas négliger l'aura de la souveraine en personne.

Lyra.


Learamn avait déjà eu l'occasion de l'apercevoir lors du mariage royal, entourée de sa garde personnelle. Il n'avait jamais eu le privilège de se tenir ainsi en sa présence, encore moins au sein de son propre palais, en qualité d'invité. Elle était assise confortablement, impériale malgré la jeunesse de ses traits. Comme dans les souvenirs des deux hommes, elle avait la peau pâle, probablement fardée, ce qui offrait un contraste saisissant avec la pénombre des lieux. Mais plus sombre que la pièce étaient ses yeux qui semblaient ne pas ciller, et qui étaient braqués sur les deux arrivants.

Khalmeh s'arrêta à la distance requise par le protocole – qu'il paraissait connaître – et s'inclina profondément devant la souveraine de l'Est. Toute cette mise en scène servait à rehausser son prestige, à souligner l'importance de sa personne, autant d'éléments qui étaient connus à l'ouest de l'Anduin, mais qui semblaient démultipliés ici, au point d'en donner la nausée. Comme l'exigeait la coutume, ce fut la reine qui prit la parole en premier, dans un Westron impeccable qui permettait au Rohirrim de suivre la conversation.

- Sire Learamn du Rohan, sire Khalmeh Elkessir de Blankânimad. Bienvenue.

L'accueil était froid. Pour ne pas dire glacial. Khalmeh, qui avait l'habitude du protocole royal, savait que ce « bienvenue » prononcé du bout des lèvres n'était pas à la hauteur de la réputation d'hospitalité que les rois de Blankânimad entretenaient depuis des générations. Elle était en colère, et le leur faisait savoir derrière le masque diaphane d'une politesse de circonstance. Il répondit avec emphase, afin de conforter la monarque toute puissante et s'attirer ses bonnes grâces :

- Votre Altesse, déclara-t-il avec une révérence bien inhabituelle chez lui, permettez-moi de vous remercier de votre accueil et de votre bienveillance à notre égard. Nous avons fait le trajet jusqu'à Blankânimad afin de…

- Je connais les raisons de votre présence ici, trancha-t-elle avec la douceur d'une hache déchiquetant un arbre.

Elle tourna son regard vers Learamn, et se focalisa sur lui au point que l'ancien capitaine semblait absorbé tout entier par la furie de cette femme, et du terrible Melkor qui l'appuyait. D'une voix où perçaient des accents de rage, elle siffla :

- Vous êtes venus m'expliquer pourquoi vous revenez du Rohan sans ma cousine.

#Khalmeh
Sujet: Tout ce qu'on ne dit pas
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Palais de Blankânimad   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Tout ce qu'on ne dit pas    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 6 Aoû 2019 - 14:32
- La glorieuse cité de Blankânimad, souffla Khalmeh non sans une certaine fierté.

Au cours de son long périple, Learamn avait bien entendu parler de la grande capitale des Orientaux, mais c'était une chose bien différente de se retrouver face à ce qui semblait être une fourmilière géante. Ils se trouvaient encore assez loin des remparts, mais ils pouvaient déjà voir l'activité débordante d'une population nombreuse et diverse venue se rassembler ici, là où se trouvait le siège des institutions royales du Rhûn. Blankânimad, que les gens de l'Ouest décrivaient comme une ville sombre et austère, semblait bien différente du récit qu'en faisaient les livres de géographie, et plus proche des dires de voyageurs qui en détaillaient les merveilles. Des milliers de marchands se trouvaient là, venus d'horizons aussi divers que variés. On y voyait des hommes dont le teint et l'habillement rappelait sans le moindre doute les sables chauds du Harad, tandis que des cavaliers au regard froid semblaient tout droit sortis des steppes du Khand. La plupart étaient étrangers au natif du Rohan, qui découvrait probablement pour la première fois certains de ces peuples qui vivaient de l'autre côté de l'Anduin, loin des frontières des Peuples Libres. D'autres, en revanche, étaient plus familiers. Il y avait effectivement des gens qui ressemblaient beaucoup plus à des Occidentaux, mais vêtus à la mode orientale. Ils s'engouffraient dans les portes immenses de la cité, laquelle était surplombée par un immense palais.

Le palais des rois.

Bien que la cité fût loin d'égaler la majesté et la splendeur de Minas Tirith, elle dégageait sa propre aura de grandeur. Une grandeur du passé, qui se mêlait avec les difficultés du présent, et les aspirations d'un peuple longtemps soumis, et qui cherchait encore quoi faire de sa liberté retrouvée. Le palais en était le symbole. Le gigantisme des lieux témoignait d'une volonté de puissance et de rayonnement, mais la décrépitude du bâti par endroits montrait l'incapacité des souverains à se montrer à la hauteur de leurs rêves. Une impression de force et de vulnérabilité se dégageait de Blankânimad, comme un prédateur blessé, grognant face aux inconnus pour cacher ses plaies qui ne cessaient de saigner.

Blankânimad, la cité paradoxale.

Le point final de leur voyage interminable. La fin, et le commencement.

Il y avait si longtemps qu'ils arpentaient ces terres que les circonstances tragiques de la rencontre entre Learamn et l'esclavagiste ne semblaient être qu'un rêve, à peine plus qu'un lointain souvenir dont les contours étaient rendus flous par la découverte quotidienne de nouveautés toutes plus étourdissantes les unes que les autres. La mort d'Iran avait pourtant été un choc, aussi bien pour le Rohirrim que pour ses compagnons de route, qui avaient mis leurs compétences au service de cette guerrière qu'ils ne connaissaient pas. L'embaumement était fort heureusement une technique que ces hommes maîtrisaient assez bien, la force de l'habitude. Ils avaient soigné le corps de la jeune femme avec une délicatesse bien incongrue compte tenu de leur profession, et s'étaient arrangés pour qu'on pût la transporter dans les meilleures conditions jusqu'à la ville de Vieille-Tombe.

Cette cité, Learamn ne la connaissait que trop bien. La première et la dernière fois qu'il s'y était rendu, il avait fait le chemin dans des circonstances fort différentes, mû par une mission qui le dépassait et qu'il ne cherchait pas à questionner. Il y était arrivé cette fois l'esprit plein de doutes quant à l'avenir, incertain sur ce qu'il allait advenir de lui. La première étape, et la plus importante de toutes, avait été d'accompagner Iran dans l'après vie. Ils ignoraient tout des rites funéraires de la guerrière, ils ne savaient pas comment sa tribu honorait la mémoire de ses plus valeureux héros, mais ils ne pouvaient pas simplement la confier aux habitants, qui l'auraient mise dans une fosse commune à peu de frais pour s'épargner le tracas de devoir organiser une cérémonie à laquelle personne n'aurait assisté de toute manière. Khalmeh avait donné ses conseils d'érudit, mais c'était bien Learamn qui avait pris les décisions, et qui avait eu le dernier mot au sujet du moindre détail concernant des funérailles. Les adieux avaient été pour le moins déchirants, et Khalmeh se souviendrait longtemps de cette séparation douloureuse, qui le renvoyait à son propre passé. Il espérait seulement que le Rohirrim mettrait moins longtemps que lui à digérer cette perte, sans quoi il risquait d'être rongé durant les années à venir, incapable de s'affranchir de cette souffrance qui finissait par devenir une compagne de voyage.

Iran partie, Learamn avait été contraint de s'habituer à sa nouvelle vie, et aux dures réalités de celle-ci. Vivre avec une compagnie d'esclavagistes pouvait avoir ses avantages, notamment les histoires au coin du feu, et la présence rassurante d'hommes armés et expérimentés qui pouvaient dissuader les malfrats d'approcher, sur ces terres étrangères. Pourtant, le cœur de leur activité demeurait perturbant pour un homme de l'Ouest dont les valeurs ne se mariaient pas bien avec la proximité de la servitude. Le moment phare avait sans nul doute été la vente des esclaves qu'ils avaient ramenés de si loin. Assigné à leur surveillance comme un gardien de troupeau, Learamn avait pu constater que le marché de Vieille-Tombe était florissant, alors que les acheteurs passaient devant leur étal improvisé en jetant un œil expert vers les biens qu'ils vendaient. Des négociants venaient de loin pour amener leurs marchandises, et les clients se rassemblaient en quête de la perle rare, discutant comme ils l'auraient fait d'une génisse ou d'un taureau. Si le Rohirrim avait cru que la cargaison de son compagnon était unique et rare, il se trompait. Il y avait ici des individus d'horizons divers, qui rendaient leur prise bien terne en comparaison. On trouvait des hommes qui avaient vraisemblablement un passé guerrier, et qui feraient de merveilleux gardes du corps quand on les aurait vendu à un riche bourgeois qui leur proposerait une vie luxueuse en échange de leurs services. Certaines des femmes qui étaient vendues ici étaient tout bonnement exceptionnelles, à la fois par leur beauté et leur grâce. Quelques unes se distinguaient par la qualité de leur éducation, ou des talents rares. Il y avait des chanteuses, des danseuses, des femmes de compagnie qui pouvaient aussi bien instruire les enfants que les adultes. Certaines, assez rares en comparaison, étaient dotées d'une solide musculature et elles appartenaient peut-être à des castes guerrières comme on n'en trouvait pas à l'Ouest. Les clients les plus riches, que l'on reconnaissait à leurs atours chatoyants pourpres et dorés, s'emparaient évidemment des marchandises les plus précieuses, tandis que les autres, plus modestes, venaient se fournir chez des vendeurs plus simples comme Khalmeh et ses hommes. Il n'était pas besoin de comprendre le rhûnien pour deviner la nature des tractations. On parlait prix, on parlait fiabilité des esclaves, on parlait ristournes et réductions. Le tout se concluait souvent par une poignée de mains et un échanges de pièces, suivi du départ d'un esclave.

Quelques personnes jetèrent un regard suspicieux à Learamn, mêlant surprise et méfiance, mais la plupart ne s'étonnèrent pas de sa présence dans le groupe. Les gens de l'Ouest étaient rares au Rhûn, mais dans une cité marchande comme Vieille-Tombe leur présence ne détonait pas, et on supposait qu'il était simplement un homme en quête d'opportunités économiques. Les allégeances allaient là où était l'argent, et personne ne questionnait son choix, car le commerce servile était fort lucratif, et la ville s'était depuis longtemps accommodée des différences tant que l'or continuait à couler à flots. Vieille-Tombe était en cela le miroir de Dale, cité où les étrangers étaient généralement bien accueillis tant qu'ils respectaient les lois commerciales et qu'ils ne déstabilisaient pas les échanges. La situation leur était moins favorable au Gondor, en Arnor ou encore au Rohan, comme en témoignait l'accueil difficile d'Iran. Cela étant, Learamn ne pouvait pas considérer qu'il était le bienvenu ici, et sans la présence de Khalmeh et de ses hommes pour le protéger, il aurait certainement eu affaire aux hommes du gouverneur, qui patrouillaient un peu partout sur les marchés pour s'assurer de la bonne tenue des négociations. Même si la vie était rythmée par le commerce, les militaires étaient partout.

Après avoir passé trois jours à Vieille-Tombe, dont un consacré au repos et à l'achat de matériel pour la suite de leur voyage, ils firent leurs adieux à une partie de la compagnie. Beaucoup des esclavagistes avaient gagné assez pour vivre quelques mois avec leurs familles, et ils resteraient là jusqu'à leur prochaine mission ou, si le voyage jusqu'à la capitale était un succès, jusqu'au retour d'un juteux bénéfice qui changerait profondément leurs vies. Seuls Khalmeh, Lakhsha et un autre du nom de Zark'ân avaient décidé de poursuivre l'aventure jusqu'à Blankânimad.

Khalmeh ignorait si Learamn avait déjà navigué par le passé, mais il s'était amusé des réactions de son jeune compagnon lorsqu'ils avaient embarqué sur la Mer du Rhûn, l'immense mer intérieure qui servait d'axe de communication pour traverser le royaume. Blankânimad ne se trouvait pas sur ses rives, enfoncée dans les terres encore plus à l'est, mais cela leur faciliterait grandement la tâche en leur épargnant de contourner à pied sur des miles et des miles. Ils avaient vogué sur un navire de transport avec d'autres voyageurs, ce qui avait permis au Rohirrim d'en apprendre davantage sur la culture locale. La plupart étaient des commerçants au long cours, qui transportaient dans les cales des marchandises diverses : des épices, du sel, mais aussi des denrées plus précieuses comme des vins fins du Dorwinion. Ces derniers, avait-on dit à Learamn, étaient renommés jusque dans les terres elfiques. Difficile de savoir s'il s'agissait de la vérité ou d'un embellissement de celle-ci justifié par la fierté des gens d'ici. Cette fierté était d'ailleurs un trait commun des Rhûnedain, qui mettaient un point d'honneur à lui montrer les aspects les plus nobles de leur culture. Prenant garde de ne pas lui apprendre leur langue – sans doute afin de le maintenir dans une situation d'infériorité – quelques érudits qui faisaient le trajet avec eux s'arrangèrent pour montrer à Learamn la qualité de la calligraphie rhûnienne, et la délicatesse des illustrations réalisées de main de maître. Les hommes se moquèrent gentiment de l'ancien capitaine alors qu'il découvrait certaines des spécialités culinaires locales, qui avaient la particularité d'être parfois très épicées. Khalmeh ne l'admit jamais, mais en secret ils s'arrangeaient pour rendre le plat de leur compagnon immangeable, afin d'avoir le plaisir de le voir quémander de l'eau ici ou là à partir des bribes de rhûnien qu'il commençait à maîtriser.

Malgré leur austérité et leur froideur, ils ne manquaient jamais de rire de lui.

Paradoxalement, en traitant Learamn comme un étranger, ils l'intégraient à leur quotidien et acceptaient sa présence. Khalmeh exerçait une présence protectrice, lui apprenant ce qu'il devait savoir pour survivre ici, et lui expliquant ce que ses yeux ne pouvaient deviner. Il lui montra les villages, les gens, les merveilles de la Mer de Rhûn, les navires, les petites îles, les oiseaux étonnants et les poissons qu'ils pouvaient pêcher parfois. Il lui raconta les légendes de la région, celles qui parlaient de créatures habitant les profondeurs, celles que les marins murmuraient à voix basse pour ne pas attirer les mauvais esprits. A l'instar du Rohan, chaque geste, chaque parole, chaque endroit était lié à une histoire particulière, et donnait sa richesse à ces terres qui perdaient peu à peu leur mystère pour révéler la profondeur de leur exotisme. Jamais Khalmeh ne demanda à son jeune compagnon ce qu'il pensait du Rhûn. La question était à la fois déplacée et précoce. Toutefois, l'esclavagiste se surprit à vouloir que son compagnon appréciât son royaume. Il aurait voulu lui montrer que ces terres étaient belles, que les habitants pouvaient être bons, nobles et droits. Il savait également que de sombres choses se tramaient, et pour cette raison il garda le silence sur les agissements des Melkorites, sur l'omniprésence de l'armée, sur les contestations du pouvoir royal et sur tout ce qui pouvait donner de près ou de loin l'image d'un royaume instable.

Learamn découvrirait tout cela bien assez tôt. Il aurait toutes les réponses à la capitale.

A Blankânimad, qui se dressait désormais devant lui.

Ils étaient fourbus, épuisés d'avoir chevauché de nouveau après avoir quitté le confort de leur navire, mais rassérénés d'être fin arrivés à destination. La ville leur promettait enfin de pouvoir déposer leurs lourds sacs de voyage, et de pouvoir enfin concrétiser leur ambitions. Pour Learamn, cela signifiait également davantage de questions, car son avenir n'en était pas plus clair pour autant. Ils s'intégrèrent au flot de personnes qui convergeaient vers la cité royale, sans se préoccuper des regards nettement plus surpris à l'endroit de Learamn. Ici, les étrangers étaient beaucoup plus rares, et il y eut quelques mines franchement hostiles. Fort heureusement, Khalmeh et ses compagnons étaient là pour s'assurer que tout se passait bien. Leur mine renfrognée, leur épaisse barbe de voyage et leurs gourdins bien en évidence ne laissaient pas de doute quant à ce qu'ils feraient d'une bouche trop grande ouverte. Ils négocièrent l'entrée auprès des gardes, justifiant à la fois la présence d'un étranger et d'une marchandise suspecte, pendant que Learamn pouvait contempler l'architecture incroyable de la grande porte ouest de Blankânimad.

- Nous l'appelons la Porte de Toutes les Tribus, fit Khalmeh après avoir achevé de discuter avec le garde. Elle date du temps du grand roi Sharaman, et c'est un des endroits les plus fréquentés de la cité.

Ce dernier commentaire n'était pas nécessaire, tant l'activité était intense ici. Les lieux n'avaient rien d'une porte au sens conventionnel du terme, même si effectivement les grandes murailles s'ouvraient en une gigantesque brèche d'une dizaine de mètres de haut qui avait le don d'écraser les visiteurs. Cependant, la Porte de Toutes les Tribus ressemblait davantage à un quartier couvert, sous le toit duquel se négociaient des marchandises diverses et variées à perte de vue. Les étals se succédaient, ici des boulangers, là de petits artisans, des tisserands, des potiers, des verriers, des orfèvres, et partout des milliers de clients qui parlaient fort, riaient, se disputaient, s'arrêtaient au milieu de la route au grand dam des voyageurs. Lakhsha fut plusieurs fois obligé de jouer des coudes pour passer, mais leur cargaison avait l'avantage de prendre assez d'espace pour pousser les négociants de côté et leur ménager un passage sûr à défaut d'être discret.

Ils quittèrent la Porte sans s'y arrêter vraiment, et bifurquèrent vers le palais, passant dans une succession de quartiers plus calmes et moins fréquentés. Quelques gardes rencontrés en chemin les escortèrent prudemment jusqu'au pied du bastion, où ils furent pris en charge immédiatement par des gardes du palais qui semblaient pour le moins patibulaires. C'était la première fois que Learamn pouvait voir des hommes qui étaient susceptibles de connaître Iran, des gens avec qui elle avait peut-être pris des repas, partagé une conversation ou échangé quelques passes d'armes en guise d'entraînement. Ces hommes auraient d'ailleurs tout aussi bien pu être des femmes, puisque pour la plupart ils ne parlaient pas, et il n'était pas possible de juger de leur sexe à leur seul aspect extérieur. Leur visage masqué et casqué ne donnait aucune information sur leur identité, ce qui avait quelque chose de dérangeant. Khalmeh lui-même n'était pas très à l'aise en leur compagnie, même s'il essayait de le cacher. Il donnait davantage d'explications que d'habitude à Learamn, comme pour le rassurer :

- Tout va bien, j'ai expliqué que nous venions pour des affaires urgentes, et que nous avions besoin de nous entretenir avec Sa Majesté en personne. J'espère que ce document que vous avez nous permettra d'entrer rapidement.

Ils attendirent un moment avant d'être autorisés à pénétrer dans l'enceinte de la forteresse, mais ils furent contraints de laisser leurs armes à l'entrée par mesure de sécurité. Une douzaine de soldats – ce qui représentait un fort contingent compte-tenu de leur nombre – les escortèrent à travers une cour extérieure où se trouvaient d'autres gardes en faction. L'omniprésence de l'armée atteignait son paroxysme ici, et où qu'il regardât Learamn pouvait voir les uniformes rouge et or de l'armée royale. Sur les remparts, à certaines fenêtres, dans la cour, aux portes, dans les écuries. Ils étaient partout, et du fait de l'absence de visiteurs, leurs regards étaient braqués vers les quatre nouveaux arrivants qui focalisaient l'attention. Le militarisme du Rhûn s'exprimait ainsi, par la démesure des effectifs, et le sentiment désagréable de ne pas pouvoir faire un pas sans être surveillé. L'officier qui avait pris en charge leur compagnie les invita à laisser leur cargaison à l'extérieur, mais Khalmeh protesta, se disputa avec un des militaires, puis finalement convint de suivre ce dernier afin de ne pas laisser sa marchandise sans surveillance. De toute évidence les tracas administratifs n'étaient pas l'apanage des royaumes de l'Ouest.

- Restez avec les autres Learamn, je vais régler ça.

Sans rien ajouter, il s'éloigna en continuant à grommeler contre l'officier, qui semblait ne pas vouloir changer d'avis. Le désaccord semblait profond. Pour la première fois depuis qu'il avait posé un pied au Rhûn, Learamn se retrouva donc seul, sans l'assistance de quelqu'un qui pouvait lui traduire les tenants et les aboutissants de ce qui se tramait. Sans son bâton de marche, son précieux guide, l'ancien capitaine était contraint de suivre le mouvement, et c'est ainsi qu'il fut avalé par le palais de Blankânimad, à la suite de ses compagnons. L'expérience n'avait rien de plaisant, et s'ils n'avaient pas été conduits par un page du palais, ils se seraient très certainement perdus dans cette construction sombre et labyrinthique qui n'avait rien de la chaleur de Méduseld ou de la splendeur du palais de Minas Tirith. Ce château était sombre, angoissant, glauque… il n'y faisait pas bon vivre, et rien n'était fait pour accommoder les visiteurs, bien au contraire. A l'instar des Rhûnedain qui prenaient un malin plaisir à faire comprendre à Learamn qu'il n'était pas des leurs, les murs du palais de Blankânimad semblaient désireux de le repousser, de le chasser, et la pierre elle-même semblait murmurer des malédictions à ceux qui bravaient son autorité.

Le page, qui devait avoir environ douze ou treize ans, et qui se montrait extrêmement à l'aise dans ces corridors, finit par s'arrêter devant des portes qui ressemblaient à toutes les autres, et sur lesquelles il n'y avait aucun marquage particulier. Il déverrouilla la première, et fit entrer Lakhsha et Zark'ân en leur donnant quelques consignes en rhûnien. Il déverrouilla la seconde, et proposa à Learamn d'entrer en lui donnant les mêmes instructions. Constatant que le guerrier ne comprenait pas un traître mot, il reprit dans un Commun impeccable, quoique très scolaire :

- Pardonnez-moi, sire, je pensais que vous maîtrisiez au moins quelques rudiments de notre langue.

Le reproche était à peine voilé, et d'autant plus acide qu'il était prononcé par un garçon qui avait la moitié de l'âge de Learamn, et qui semblait pourtant déjà maîtriser deux voire trois langues à la perfection.

- Voici vos appartements, vous êtes convié à y rester tant que vous serez l'invité de Sa Majesté. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous en prie n'hésitez pas à m'en faire part.

Il inclina la tête avec diligence. Les lieux étaient confortables à défaut d'être spacieux, et si l'on exceptait l'absence de fenêtre et la pénombre qui régnait dans la pièce, la chambre aurait pu être confortable. Il y avait deux lits, probablement un pour Khalmeh lorsqu'il aurait fini de régler son affaire. Une bougie solitaire, qui ne demandait qu'à être allumée, trônait sur la table basse. Les draps étaient propres, le sol de pierre était immaculé, et on avait même pris soin d'installer des oreillers confortables comme on n'en voyait que dans les maisons des bourgeois. C'était bien plus de luxe que Learamn n'en avait connu durant ces derniers mois.

- J'ai cru comprendre, ajouta le page, que vous aviez en votre possession un document à remettre à Sa Majesté : auriez-vous l'obligeance de me le remettre, afin qu'elle puisse en prendre connaissance ?

#Khalmeh
Sujet: L'Ultime Liberté
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Rhovanion   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'Ultime Liberté    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 14 Juin 2019 - 15:39
Khalmeh avait toujours été observateur, et il n'avait pas manqué de remarquer que l'histoire de Lakhsha avait touché leur jeune compagnon du Rohan. Il fallait dire que c'était un récit de noblesse et de courage qui transcendait les peuples et les races. N'importe quelle âme honorable pouvait se reconnaître derrière ces hauts-faits, et de toute évidence Learamn était de ces hommes qui voyaient d'abord la noblesse de cœur avant de regarder les étendards. Même entouré de ses ennemis historiques, il parvenait à faire preuve d'une tolérance que bien des siens n'auraient pas imaginé possible, et cela l'esclavagiste l'appréciait à sa juste valeur, comprenant que les différences entre leurs deux cultures étaient parfois irréconciliables. Cependant, lui cherchait à les rapprocher en ce jour, à comprendre ceux qu'ils appelaient les Occidentaux, et à établir un pont fragile entre deux mondes afin d'apercevoir l'autre côté. Soucieux de maintenir l'harmonie au sein de sa compagnie, Khalmeh était heureux de voir que le cavalier du Rohan s'intégrait bien, et ne démontrait pas une franche hostilité vis-à-vis de ceux qui l'entouraient. Il aurait été dommage de devoir le ramener à la raison par des moyens indélicats.

Alors, cédant à sa curiosité naturelle, le Rhûnadan avait demandé à Learamn des informations sur son passé, sur son histoire, s'attendant presque à le voir refuser. Mais celui-ci avait accepté, et lui avait livré un récit à la fois inspirant et déchirant. Un conte qui exaltait l'abnégation, la droiture, mais qui s'achevait misérablement, comme un doux rêve brisé par l'arrivée impromptue du matin et de la dure réalité. Khalmeh entendait la tristesse, l'amertume dans la voix de son interlocuteur, et il ne put s'empêcher d'observer :

- Vous n'êtes pas un homme banal, compagnon. Vous avez l'étoffe d'un guerrier, cela se ressent. Mais votre cœur n'est pas celui d'un soldat, de toute évidence.

Il sourit, et tapota son crâne en guise d'explication :

- Vous pensez, vous êtes curieux. Vous acceptez de chevaucher au milieu d'hommes qui ne sont de votre peuple, et vous acceptez de me parler. Ce ne sont pas des choses qu'un soldat est censé faire, n'est-ce pas ? Fraterniser avec l'ennemi.

Il baissa la tête négligemment, comme si certaines choses remontaient de son passé à mesure qu'il s'exprimait. Cependant, il y avait du vrai dans ses paroles. Pour être un bon soldat, il fallait être capable d'obéir aveuglément, et parfois cela impliquait de ne pas trop réfléchir, de ne pas se poser de questions. Y avait-il un avenir militaire pour ceux qui prêtaient attention à leur morale, à leurs sentiments et à leurs propres convictions ? Khalmeh n'en était pas convaincu, et c'est la raison pour laquelle il s'était toujours senti plus à l'aise auprès des miliciens que de l'armée régulière. Au moins les premiers étaient des hommes libres qui se battaient par nécessité, et non des professionnels de la guerre qui vivaient en permanence dans un univers conformiste.

Tout à ses réflexions, il ne s'attendait pas à la question de Learamn, qui le prit légèrement au dépourvu :

- Mon histoire vous intéresse ? Je suppose que je peux bien vous la raconter, après tout, puisque vous avez trouvé les mots pour me conter la vôtre.

Il s'installa plus confortablement, ses mains refermées précautionneusement autour de la chope qu'il tenait toujours, afin de réchauffer ses doigts face à la fraîcheur de cette nuit venteuse.

- Je n'ai pas toujours vécu ainsi, vous savez… Dans une autre vie, j'étais un homme respecté, un savant, un érudit. J'ai eu la chance de parcourir le monde d'aussi loin que je me souvienne… Des immenses plaines du Khand jusqu'au vieux royaume de l'Arnor, en passant par le désert mortel du Harad, et les vertes collines du Rohan, votre terre. Des années inoubliables. Avez-vous déjà vu le soleil s'élever paisiblement dans le ciel, derrière les cimes des Montagnes de Brume ? Avez-vous vu la nuit étoilée qui veille sur le Désert Sans Fin ? Il y a en ce monde des merveilles qui surpassent celles que les rois peuvent posséder.

Il haussa les épaules, comme si ces souvenirs appartenaient à un passé depuis longtemps révolu, et qu'il préférait rejeter la nostalgie pour se concentrer sur le présent. Cependant, alors qu'il revenait à son récit, il se fit tout à coup plus mélancolique et plus sombre.

- Parmi toutes ces merveilles, il y en a une qui jamais ne trouvera d'égale… Elle s'appelait Nelliniel, et elle était la plus belle créature à avoir jamais foulé cette terre. J'ai eu le malheur de m'éprendre de cette femme, qui n'était ni de mon peuple, ni de ma race. Elle était elfique, moi humain, et de telles relations sont condamnées là d'où je viens. Alors j'ai dû faire un choix. Suivre Nelliniel, ou faire peser le poids de ma folie sur tous mes proches… Que croyez-vous qu'un cœur impulsif ait choisi ?

Dans son ton, on pouvait déceler de la culpabilité. Une profonde peine que rien ne pouvait apaiser, et qui semblait le ronger de l'intérieur. Son sourire n'était que façade, tant la plaie béante dans son âme était difficile à refermer. Et désormais qu'il la dévoilait à Learamn, ce dernier pouvait constater à quel point elle le faisait souffrir. Khalmeh inspira profondément, et retrouva une contenance :

- Comme vous le devinez, j'ai tout perdu, compagnon. Le roi Alâhan n'était pas de ceux que l'on défie impunément. Quant à Nelliniel… cela n'a pas fonctionné. Alors, sitôt revenu à la raison, je suis rentré au Rhûn, et j'ai imploré la pitié du roi. J'ai été autorisé à vivre, mais banni de toutes mes fonctions, dépossédé de mon statut, et contraint à vivre comme un marginal.

Cette période incroyablement difficile avait été un cauchemar pour lui. Érudit habitué à utiliser son esprit pour s'en sortir, il avait découvert que le monde ne fonctionnait qu'avec des actions, souvent peu reluisantes. Pour se nourrir, il fallait être capable de travailler la terre de ses mains, de gravir les arbres fruitiers et de creuser la terre meuble pour y trouver quelques tubercules. Il fallait s'abriter des intempéries, se prémunir du froid, de la chaleur, des maladies et des mille dangers qui arpentaient le monde. C'était à cette occasion qu'il avait compris qu'il n'était pas possible de s'en sortir seul, et il mesurait aujourd'hui plus que jamais à quel point un groupe était précieux. Avec une forme de douceur, il embrassa du regard les hommes qui les entouraient, et qui allaient progressivement se coucher, ou monter la garde autour du camp :

- Ces hommes que vous voyez… ce sont les seuls de tout le royaume qui ont accepté de me donner une chance quand tous m'ont tourné le dos. De me protéger quand les brigands sont venus me dépouiller. De me nourrir quand j'ai failli mourir de faim. Ce ne sont que des vauriens pour vous, je le conçois, mais ils sont tout ce que j'ai aujourd'hui. Et cette expédition audacieuse leur permettra peut-être, si nous ramenons cette prise à Blankânimad, de s'arracher à la misère de leur existence. C'est ainsi que j'espère payer ma dette envers eux.

Un long silence s'installa entre les deux hommes, seulement rompu par le crépitement des flammes. Khalmeh regardait dans le lointain, perdu dans ses pensées. Il n'était pas en mesure de parler de ces choses très souvent, préférant garder pour lui ses secrets, ses hontes et ses traumatismes. La présence de l'étranger lui avait donné une opportunité unique de s'ouvrir, et il se sentait à la fois plus fort et plus fragile. Verbaliser sa situation l'avait aidé à se rendre compte qu'il était presque au terme de son périple, mais il se rendait compte également que ces longs mois de traque ne l'avaient pas apaisé, et qu'il était toujours déchiré intérieurement par ses sentiments.

Au fond de son cœur, il ignorait s'il guérirait jamais.

Ils en étaient là de leur conversation lorsqu'un homme fit soudainement irruption dans leur champ de vision, le visage soucieux. C'était un des gardes affectés cette nuit-là, et rapidement Khalmeh se demanda si certains des esclaves s'étaient échappés, ce qui aurait pu expliquer un tel empressement, mais qui ne permettait pas de comprendre pourquoi il n'avait pas sonné l'alerte générale. La sentinelle se mit à parler à toute vitesse, essayant vraisemblablement de résumer la situation à son chef tout en le persuadant de le suivre. Il y avait de toute évidence une urgence. Le chef des esclavagistes répondit quelque chose simplement, et invita Parsa à retourner à son poste. Puis il se retourna vers Learamn, le visage grave :

- Compagnon, c'est au sujet de votre amie… Parsa me dit qu'il a entendu des gémissements inhabituels venant de sa tente. Il pense qu'elle est réveillée, et que vous devriez aller la voir immédiatement. Il craint qu'elle ne vive ses derniers instants.

#Khalmeh
Sujet: L'Ultime Liberté
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Rechercher dans: Le Rhovanion   Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'Ultime Liberté    Tag khalmeh sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 31 Mai 2019 - 1:11
Le jeune cavalier du Rohan était peut-être épuisé, assoiffé et affamé, mais il n'avait absolument rien perdu de sa détermination. Dans son regard brillait toujours une lueur inquiétante, celle d'un homme résolu à aller jusqu'au bout de sa mission, en dépit des conséquences. L'esclavagiste ne put s'empêcher de noter ce détail dans un coin de son esprit, sans savoir s'il s'agissait d'une qualité ou d'un défaut. Un peu des deux, sans doute, car l'obstination pouvait rapidement devenir déraisonnable, surtout face à l'implacable force de la réalité. Le monde allait dans une direction, et la force de la volonté ne pouvait rien faire d'autre qu'infléchir légèrement l'ordre des choses. Ce qui avait été décidé par les Puissances adviendrait, peu importe ce que les Hommes souhaitaient.

- Je comprends, mon ami… Nous ferons de notre mieux pour la garder en vie, dans ce cas. Mais n'ayez pas trop d'espoir.

Le négociant n'aimait pas se faire le porte-parole de Melkor, mais il lui semblait bien que la jeune femme était condamnée, et il savait au fond de lui que la mort l'accompagnait déjà depuis longtemps. Ce cavalier solitaire retardait l'inéluctable pour un rêve fou, mais le Rhûn n'était pas une terre où les rêveries devenaient réalité. C'était peut-être pour cette raison que les Hommes de l'Ouest, toujours pétris d'idéaux, se sentaient mal à l'aise à l'Est. L'esclavagiste, qui avait beaucoup voyagé de par le monde, se demandait encore comment des individus qui lui paraissaient si semblables à l'extérieur pouvaient être aussi différents à l'intérieur. Deux bras, deux jambes, et une touffe de cheveux sur le crâne, mais des visions du monde radicalement opposées, des conceptions de la vie, de l'honneur et de la justice qui s'arrêtaient le long de frontières aussi invisibles qu'intangibles.

Et puis il y avait lui, passeur de mondes qui oscillait entre tous ces univers. Ni tout à fait d'ici, ni tout à fait d'ailleurs.

Empoignant fermement la main du jeune homme, qu'il jugea solide et droit à la seule façon qu'il avait de conclure cet accord solennel, le marchand de vies humaines répondit simplement :

- Khalmeh, c'est ainsi que l'on me nomme. Point de titres, point de famille. Simplement Khalmeh.

Il accompagna sa réponse d'un sourire énigmatique, qui cette fois n'avait rien de provocateur. On aurait même plutôt dit un rictus destiné à cacher une profonde blessure intérieure. Mais l'homme était habile à cacher ses émotions, et il n'en dévoila pas davantage à son interlocuteur, se contentant de lui demander en retour :

- Et vous, compagnon, comment dois-je vous appeler désormais ?

Les présentations étaient toujours un moment étrange, comme si les deux hommes se promettaient silencieusement une assistance mutuelle dans ce monde dangereux, alors que tout semblait les séparer. L'un avait des principes, l'autre avait des obligations, et les deux semblaient totalement incompatibles. Pour autant, le destin les avait réunis, et les forçait à marcher ensemble vers un but commun, à la fois incertain et porteur d'espoir. La paix pour le Rohirrim, le profit pour le Rhûnadan. Ce curieux assemblage se mit bientôt en route, profitant de la fraîcheur du début de soirée pour avaler les miles qu'ils avaient perdus au cours de ces négociations.

Sur sa selle, Khalmeh ne pouvait s'empêcher d'observer son nouveau compagnon, qui veillait sur cette guerrière comme s'il s'agissait de la personne la plus précieuse du monde.

Au fond de lui-même, il se sentit attristé.


~ ~ ~ ~


Voyager avec des compagnons présentait de nombreux avantages, et Learamn s'en rendit compte rapidement. Les jours passant, il reprit des forces et retrouva des couleurs, alors qu'il pouvait désormais se reposer plus librement, et profiter de repas de fortunes certes, mais qui avaient l'avantage d'être nourrissants. La nuit, on lui épargnait les tours de garde, si bien qu'il pouvait se concentrer exclusivement sur lui et sur Iran. Pas nécessairement dans cet ordre d'ailleurs. Cependant, dire qu'il faisait partie de la petite compagnie aurait été exagéré. Il ne parlait pas la langue du Rhûn, et les autres cavaliers le regardaient avec un mélange de méfiance et d'indifférence, préférant l'éviter dans la mesure du possible. Ils communiquaient par gestes, la plupart du temps, mais les Orientaux essayaient de limiter leurs contacts avec lui.

Il y avait bien les esclaves, que le Rohirrim comprenait pour la plupart puisque beaucoup parlaient le Westron. Cependant, il lui était tacitement interdit de trop sympathiser avec eux, au risque de s'attirer un grognement sévère de la part des gardes. Pour autant, en tant que membre de la compagnie des esclavagistes, il était naturellement amené à les fréquenter, qu'il s'agisse de leur donner leur ration, un peu d'eau quand ils en réclamaient, ou bien pour veilleur à leur santé. Ils ne lui lançaient pas des œillades bienveillantes, car même si Learamn était un Rohirrim et qu'il avait un statut assez spécial dans la compagnie, le monde se divisait entre libres et non-libres. Il n'appartenait pas à la même catégorie qu'eux, et pour cette raison ils semblaient s'en méfier.

En retour, il gardait un œil sur eux, et en apprenait davantage sur la marchandise qu'il contribuait à protéger. Au fil des jours, il put noter qu'ils se divisaient principalement en deux groupes. Le premier était constitué de Suderons et de Khandéens, essentiellement des Hommes qui avaient de toute évidence un passé guerrier. Certains arboraient des tatouages complexes, et Learamn apprit bientôt que ces motifs représentaient leurs précédents maîtres. Un titre de propriété, en quelque sorte, pour les esclaves les plus rétifs. D'autres n'en avaient pas, ce qui signifiait qu'ils venaient juste d'être réduits en esclavage, ou qu'ils étaient si dociles qu'il n'avait jamais été nécessaire de les marquer. Le second groupe était composé principalement de gens plus familiers à l'ancien officier. Il y avait là des gens du Harondor et du Gondor, et même deux qui venaient de Dale. C'étaient principalement des femmes, dont certaines se distinguaient par leur beauté. Assurément celles-ci n'iraient pas travailler dans les mines, mais viendraient nourrir d'autres appétits.

Leur regard était résigné, et la fatigue les gagnait, mais elles étaient mieux traitées que leurs comparses masculins qui semblaient veiller sur elles et les protéger. Il y avait chez les esclaves une forme de solidarité étonnante, à laquelle personne ne semblait déroger. Question de survie. Les esclavagistes, quant à eux, s'efforçaient de les traiter aussi bien que possible, de nettoyer leurs éventuelles plaies, de vérifier leurs blessures, et de les nourrir convenablement. On était loin de l'image dramatique d'esclaves faméliques au bord de la mort. Ces hommes et ces femmes étaient mieux traités que beaucoup des prisonniers que Learamn avait pu voir au cours de sa carrière… probablement car les prisonniers n'avaient aucune valeur marchande.

Au départ, Learamn aurait pu croire que les femmes constituaient le butin principal de Khalmeh et de sa troupe. En effet, certaines auraient fait tourner quelques têtes à Edoras, et apprêtées de belles robes et de beaux bijoux elles auraient pu sans peine séduire de puissants seigneurs – c'était d'ailleurs probablement l'avenir qui leur était promis. Cependant, il y avait parmi la marchandise une autre denrée précieuse que les Rhûnedain transportaient. Celle-là, Learamn n'était pas autorisé à s'en approcher. Cette pièce spéciale était enfermée dans une cage, elle-même montée sur un petit chariot. Personne ne semblait avoir vu ce qui se cachait à l'intérieur, car la cage était recouverte d'un épais tissu, mais il s'en dégageait une odeur désagréable, et par moments ils entendaient des grognements inquiétants.

S'il s'agissait d'un Homme, alors il devait probablement tenir davantage de l'animal que de l'humain, et être doté d'une force prodigieuse pour qu'on jugeât utile de détenir ainsi.

L'ancien officier apprit toutes ces choses et bien d'autres encore durant ces quelques jours avec la compagnie. Le monde des esclavagistes avait ses logiques propres, mais même quand ils accomplissaient un des métiers les plus détestables du monde, les Hommes restaient les mêmes. Le soir venu, alors que certains montaient la garde en s'efforçant de protéger leur marchandise d'éventuels brigands, les autres se réunissaient au coin du feu, et se racontaient des histoires. Le rhûnien était une langue étrange, très différente des langues de l'Ouest, mais quand il n'était pas utilisé pour la guerre il pouvait avoir des accents délicats et doux. Khalmeh, qui prenait bien soin de s'asseoir près du Rohirrim lors de ces veillées, s'efforçait de lui faire la traduction du mieux qu'il pouvait :

- Ce soir, Lakhsha nous raconte l'histoire de sa jeunesse, chuchota-t-il ainsi alors que tous prenaient place.

Lakhsha était le vétéran de la compagnie, mais il semblait encore énergique et avait le bras fort. C'était un homme qui inspirait le respect, et en l'occurrence tous ceux qui s'étaient rassemblés semblaient trépigner d'impatience à l'idée de recevoir son récit.

- Il a vécu à l'âge des guerres de Sharaman, c'est pour ça, souffla Khalmeh en guise d'explication.

De toute évidence la référence était connue par tous au Rhûn, et il ne jugea pas utile de donner une quelconque précision, laissant le récit parler à sa place. Sa capacité à traduire le discours en temps réel était stupéfiante, et attestait du fait qu'il avait déjà dû s'y employer par le passé.

- Quand Lakhsha est né, notre royaume était encore gouverné par les sinistres envahisseurs du Gondor. Pendant vingt décades, notre terre a été soumise, exploitée et pillée par nos ennemis ancestraux, devenus nos maîtres et nos seigneurs. A cette époque également, nous étions désunis, et chacun se faisait le fléau de son voisin. C'est notre faiblesse de cœur qui nous a condamné à la servitude, car jusqu'à présent nous n'étions qu'un ensemble de tribus sauvages.

Même si la traduction était approximative, elle mettait du sens sur le ton particulièrement solennel employé par le narrateur. Lakhsha ne se contentait pas de raconter quelques anecdotes du passé, non. Il donnait une véritable leçon à ses contemporains, laquelle était fondée sur des événements qui n'étaient guère enseignés à l'Ouest. Qui savait par exemple qu'au cours du Quatrième Âge, le Rhûn avait été soumis au Gondor, contraint de prêter allégeance à son ennemi mortel, et de renoncer à toute ambition d'autonomie ? Cette période particulièrement sombre de l'histoire orientale était ancrée dans la mémoire collective, et nourrissait la haine que certains éprouvaient vis-à-vis de l'Ouest en général. Khalmeh était lui-même captivé par le récit qu'il semblait pourtant connaître, et il traduisait machinalement, employant involontairement la première personne comme s'il évoquait sa propre histoire :

- Tout a changé, continua-t-il, quand Sharaman, le grand roi, a décidé que le destin de l'Est était de renaître, comme le soleil émerge à l'Est après la nuit. Je me souviens que dans ma jeunesse, mon père a prêté allégeance au grand roi, contre le tyran étranger. Et bientôt, ce fut la guerre. Sur les frontières occidentales du pays, il y eut de nombreux combats, et de nombreux morts également. J'ai vu de mes yeux le chaos, et les pillards du Gondor s'en prendre aux vieillards, aux femmes, aux enfants. Tuant, volant, brûlant, détruisant tout sur leur passage pour les dissuader de soutenir le grand roi. Ma propre mère fut violée, puis pendue par les Hommes de l'Ouest. Mais cela ne fit que renforcer notre volonté. Les uns se battaient pour la liberté, et les autres pour imposer leur joug à notre peuple. Ce fut finalement le camp de la liberté qui triompha, quand les armées de Sharaman repoussèrent l'envahisseur, après plusieurs batailles décisives. Mon père, qui s'était joint au conflit, trouva la mort au cours de la dernière grande bataille. Il y eut durant cette époque des hauts-faits, et de grands héros dont les noms sont aujourd'hui oubliés. De nobles tribus s'effondrèrent, certaines disparaissant totalement avec l'espoir que leur sacrifice nous offrirait des jours meilleurs. Sharaman avait purgé nos cœurs de notre faiblesse, de notre peur, et il avait fait de nous un peuple uni. Notre seul avenir est commun, notre seul espoir est ensemble. Ce fut le legs du grand roi, qui donna pour nous sa vie sur le champ de bataille, face aux hommes du Gondor.

A la mention de la mort de Sharaman, les hommes baissèrent tous la tête, marmonnant quelques paroles de protection à la mémoire de leur libérateur. Leur défunt roi tenait dans leur cœur la même place que Théoden pouvait tenir dans celui des Rohirrim. Un souverain brave, qui avait péri sur le champ de bataille au nom d'un idéal que beaucoup considéraient comme inatteignable. Libérer la Terre du Milieu de l'emprise de Sauron avait été une victoire éclatante des Peuples Libres, qui avait nécessité que le Rohan perdît un de ses plus illustres souverains. Son tumulus fleuri, à la sortie d'Edoras, rappelait à tous les jeunes Rohirrim que jadis, de grands hommes s'étaient battus pour leur avenir. Ce récit ne faisait que rappeler que chaque peuple avait ses héros.

- Aujourd'hui, l'époque des guerres de Sharaman est terminée, poursuivit Khalmeh, mais les leçons ne doivent pas être oubliées. Seule l'unité nous préservera de ceux qui nous menacent et cherchent à nous diviser. Cela s'est déjà produit, cela se reproduira. Et quand les tambours de la guerre résonneront, les fils prendront la place des pères, et répondront à l'appel.

Lakhsha posa alors une question que Khalmeh ne jugea pas utile de traduire, trop occupé qu'il était à y répondre dans sa propre langue maternelle. C'était un appel à l'unité, auquel les hommes autour du feu répondirent virilement par un cri de ralliement. Un cri martial. Un cri de guerriers. Même s'ils n'étaient que des marchands d'esclaves, même s'ils n'étaient personne aux yeux de leur propre royaume, ils se considéraient comme y appartenant, et étaient prêts à le défendre. Ces hommes n'étaient pas des soldats, mais leur compagnie en avait l'apparence : la discipline y régnait avec la même force qu'au sein d'un régiment, et pour la plupart ils savaient se battre mieux que le paysan moyen. On disait du Rhûn que son peuple était tout entier formé à la guerre, et ceux-ci ne faisaient rien pour contredire ce stéréotype. Ils partirent soudainement d'un grand rire joyeux, et entrechoquèrent leurs chopes qui ne contenaient qu'une infusion aux plantes destinée à leur donner du courage, avant de se mettre à parler entre eux. Khalmeh, qui semblait d'excellente humeur, frappa sa chope contre celle de Learamn en lui glissant :

- Merci compagnon, d'avoir écouté l'histoire de notre peuple. Rares sont les vôtres à la connaître, je le crains.

Il but de bon cœur, et s'allongea en levant la tête vers les étoiles. On les voyait particulièrement bien, car le ciel était très clair, sans le moindre nuage. Learamn comme Khalmeh étaient partis loin de chez eux, mais cette toile d'encre mouchetée d'opale était bien la même que celle de leur enfance. Ils savaient pouvoir trouver du réconfort dans cette vision familière, apaisante, ne fût-ce que pour quelques minutes ou quelques heures. L'esclavagiste, une main passée derrière la tête, lança tranquillement :

- Et vous, quelle est votre histoire ? Vous m'avez parlé de votre compagne, Iran, mais vous concernant vous avez été bien mystérieux jusqu'à présent. Parfois j'ai l'impression que vous êtes un grand seigneur, un prince ou je ne sais quoi. A d'autres moments, vous me semblez n'être qu'un voyageur égaré et sans but. Éclairez-moi, avant que mon cerveau ne se blesse par trop de réflexion.

Il eut un petit rire sec :

- Je sais que ma demande peut vous paraître déplacée, compagnon, mais vous auriez tort de me prêter le pouvoir de vous nuire. Je n'en ai ni l'envie, ni les moyens, et après tout peu importe que vous soyez le fils caché de Balthazar ou du roi Mephisto. Tant que vous honorez votre part du marché, vous êtes mon compagnon, et c'est quelque chose de sacré pour moi.

#Khalmeh
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