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Sujet: L'heure des renoncements
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 16 Mar 2024 - 11:47

La devineresse sécha ses larmes, en s’installant lourdement sur son lit à baldaquins. Les draps de soie, d’une douceur incomparable, l’enveloppèrent toute entière dans un cocon délicat qui lui donna tout le loisir de réfléchir à la conversation qui venait de se produire. Les Bakhshidan, toujours aussi impassibles, ne semblaient pas avoir décelé quelque chose d’étonnant dans la conversation à laquelle ils avaient assistée, mais il était toujours difficile de savoir ce que pensaient ces hommes métalliques dont les émotions étaient cachées au reste des mortels.

La jeune femme soupira.

Sa situation au Temple lui pesait de plus en plus, mais sa récente conversation lui donnait le sentiment qu’une nouvelle porte venait de s’ouvrir, apportant un nouveau vent de fraîcheur à l’intérieur de sa prison. Un sourire fleurit sur ses lèvres. L’histoire était désormais en marche, et elle avait contribué à l’emmener dans la meilleure direction, même si rien n’était jamais certain avec l’avenir.

Quelques coups furent frappés à la porte qui se trouvait à l’opposé du boudoir où elle avait reçu son étrange invité.

++ Entrez ! ++

Deux gardes firent leur apparition, dans une tenue moins impressionnante que la nouvelle légion de Jawaharlal. Ils n’en étaient pas moins dangereux pour autant, bien au contraire. Kryv les salua élégamment, en leur demandant la raison de leur venue. Ils répondirent en Westron :

- Le Grand Prêtre vous a fait quérir… immédiatement.

- Puis-je au moins passer une tenue plus adaptée ?

Le premier soldat lui fit signe que non, et s’approcha d’elle pour l’enjoindre à le suivre. C’était bien la première fois qu’elle était convoquée de manière aussi cavalière, et la devineresse s’interrogea sur les raisons d’une telle précipitation de la part du maître des lieux. Elle fronça les sourcils, et dissimula soigneusement dans un pan de sa tunique la lettre qu’elle venait de rédiger pour les amis « timides et rêveurs » de son récent hôte.

- Je vous suis. Après vous.

- Non. Après vous, devineresse.

Elle jeta un regard sibyllin à cet homme qui semblait prendre un malin plaisir à lui tenir tête. Quelque chose lui semblait différent, aujourd’hui.


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Huru était muré dans un silence renfrogné depuis la veille au soir, et il n’adressa qu’un vague salut de la tête à Eodwaeld, qui ne semblait pas de meilleure humeur. Sa dernière dispute avec le Rohirrim était encore fraîche dans leurs têtes, et semblait avoir fissuré l’unité des esclaves, qui doutaient désormais de leurs chances de succès et qui hésitaient quant à la marche à suivre. Fall, la plus jeune du groupe, souffrait de cette ambiance délétère, et elle décida de faire un pas vers chacun des deux hommes en espérant qu’ils parviendraient à se réconcilier.

Le fils de Kayemba la regarda parler à Eodwaeld pendant un long moment. Il n’entendait pas la teneur de leur échange, mais il pouvait lire beaucoup de choses dans le langage corporel des deux esclaves. Elle, plus ouverte, plus détendue, essayait d’apaiser les choses ; lui, tendu, avait encore du mal à laisser retomber la colère qui bouillonnait derrière ses yeux sombres.

Le jour fatidique approchait.

Leurs nerfs étaient mis à rude épreuve.

Fall finit par se lever, posant une main affectueuse sur l’épaule de l’Ancien, avant de se lever et de venir vers Huru qui s’écarta pour lui faire une place sur le banc où il était installé.

++ Ça va ? ++

++ Non. ++ Répondit-il, sombre. ++ Non, ça ne va pas. ++

Elle lui passa une main dans le dos.

++ Je sais, je sais… Mais il ne pensait pas à mal quand il a dit tout ça. Tu sais comment sont les gens de l’Ouest… Leurs paroles dépassent souvent leur pensée. ++

++ Ce n’est pas ça que je lui reproche… ++

Huru se mentait légèrement à lui-même. Il ne pouvait totalement nier, en son for intérieur, que les propos de l’Ancien avaient touché une corde sensible en lui. Ce dernier l’avait accusé de ne pas être à la hauteur de la mémoire de son père, en manquant de courage et de résolution alors que la Cérémonie sanglante prévue par Jawaharlal approchait. De telles paroles, alors que son père venait de quitter ce monde, ne pouvaient que meurtrir une âme encore jeune et fragile. En vérité, Huru se sentait comme un imposteur essayant d’endosser une tunique trop large pour lui. Eodwaeld, qui avait une longue expérience en ce monde, lui renvoyait en permanence ce qu’il n’était pas… et qu’il ne serait peut-être jamais.

++ Il a le droit de dire ce qu’il veut, Fall. Ce que je lui reproche, c’est de vouloir foncer tête baissée dans la gueule du loup, sans réfléchir aux conséquences… S’il pense qu’on peut simplement débarquer à Sharaman, et fondre sur Jawaharlal… Tu sais très bien que si c’était aussi simple, d’autres que nous auraient déjà essayé et réussi. ++

++ Je sais… Mais la lettre que nous avons reçue… La lettre de ton ami… Elle est encourageante, non ? C’est la lettre que tu attendais, Huru. La lettre qui nous donne enfin les informations dont nous avons besoin… ++

Il secoua la tête :

++ Non… Tu ne comprends pas… C’est une lettre codée, qui pourrait tout aussi bien être un piège. Elle ne nous dit rien du tout de la situation à l’intérieur du Temple, du nombre de gardes, et de la résistance que nous aurons à affronter. La situation est fébrile à Albyor, tu sais comme moi que les gardes sont nerveux, qu’on raconte des choses étonnantes en ville, des étrangers venus de loin, des hommes mystérieux qui convergent tous vers le Temple… Nous ne pouvons pas agir sans avoir plus d’informations. ++

++ Tu veux savoir la situation à l’intérieur du Temple ? Nos frères se font massacrer par centaines, les gardes seront de toute façon trop nombreux pour nous, et nous aurons à nous frayer un chemin sanglant jusqu’au Grand Prêtre. Voilà la situation, Huru. L’Ancien a peut-être raison sur un point : nous ne pouvons pas hésiter au moment où nous avons enfin un avantage face à Jawaharlal. Nous savons où il se trouvera, et nous avons quatre jours pour réfléchir à comment nous infiltrer là-bas. L’un de nous le tuera, et si Melkor le permet, ce sera ma lame qui plongera dans les entrailles du vieux décrépit… Le reste, nous l’improviserons le moment venu. Il nous suffit d’une seule opportunité, Huru, et nous perdons un temps précieux à tergiverser, alors que nous pourrions concentrer nos efforts à réfléchir à un moyen d’atteindre notre cible. ++

Elle soupira. Fall avait toujours été une femme déterminée, même avant que les circonstances de son existence ne changeassent radicalement quand elle était devenue esclave. Cependant, aujourd’hui, elle semblait animée d’une foi indéfectible que rien ne semblait pouvoir tempérer. En la regardant, Huru sut qu’il serait seul face à ses compagnons, et que son autorité sur le groupe ne tenait à rien d’autre qu’au nom de son père et à l’aura que ce dernier projetait encore sur les esclaves d’Albyor. Sans cela, ils auraient sans doute déjà confié le commandement à Eodwaeld. Frustré de cette situation, il garda le silence un instant, et Fall reprit un ton plus bas :

++ Huru… S’il-te-plaît… Nous avons besoin de toi. Nous n’y arriverons pas si tu n’es pas là pour nous guider. L’Ancien lui-même le sait, et il te respecte malgré tout ce qu’il a pu dire. Il sait que tu es celui qui peut nous guider à la victoire… à condition de ne pas t’en détourner toi-même. Nous sommes libres de choisir notre destination, mais il nous faut un guide pour tracer un chemin à travers les ombres. ++

Ils restèrent un moment silencieux, absorbés dans leurs pensées, avant que Huru ne prît le parti de se lever. Il posa une main affectueuse sur les cheveux de Fall en lui murmurant des remerciements sincères. Puis, d’un pas décidé, il rejoignit Eodwaeld et se planta devant lui. Leurs regards se croisèrent avec la même violence que deux lames s’entrechoquant, chacun jaugeant la force de caractère de l’autre. Huru rompit enfin le silence :

++ Nous ne pouvons pas rester sans rien faire, l’Ancien. Tu as raison. Trop de pièces sont déjà en mouvement. Pardonne-moi d’avoir douté. ++

++ Ce n’est rien, Huru… ++ Répondit Eodwaeld, visiblement surpris. ++ Moi aussi, je tiens à m’excuser. Je crois que nous sommes tous sur les nerfs, mais Fall a pris soin de me rappeler l’évidence : nous sommes tous dans le même camp. Quel est ton plan ? ++

La hache de guerre enterrée, les deux hommes s’assirent côte à côte :

++ Commençons par rassembler tous les éléments dont nous disposons au sujet du Grand Prêtre, du Temple, et des accès supérieurs. Sharaman n’a pas été conçu comme une forteresse : il y a forcément un moyen pour l’atteindre. Forcément. ++


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Aménager la grande alcôve, puis lustrer les marches du Temple, installer les décorations, l’estrade magistrale sur laquelle prendraient place les sacrifiés, et de fond en comble la salle des sacrifices. Ensuite, porter les repas des membres de l’Ogdâr qui étaient venus en masse pour assister à la Cérémonie sanglante, patienter le temps qu’ils terminent, puis débarrasser leurs plats, les porter aux cuisines, donner de l’aide aux équipes là-bas pour le nettoyage. Après cela, reprendre le travail, et participer au transport des corps… On avait appris à Nomi que trois condamnés n’avaient pas supporté la perspective de leur massacre, et avaient préféré se donner la mort dans leur cellule. Malheureusement, on avait retrouvé leurs corps après plusieurs heures, et le processus de décomposition avancé les rendait pratiquement inutiles. Son équipe devait les mener vers les jardins, où ils serviraient d’engrais pour les fruits et les légumes que l’on faisait pousser à destination des élites du Temple de Sharaman.

Le cycle de la vie.

Nomi quant à elle s’efforçait de se remémorer tout ce qu’ils avaient à accomplir aujourd’hui dans le bon ordre. La longue liste de tâches était complexe, mais elle avait une bonne mémoire, et son efficacité faisait d’elle une cheffe d’équipe toute indiquée pour conduire sa petite troupe vers les différents points où ils étaient réclamés. Ordinairement, ils travaillaient moins et dans moins d’endroits différents, mais l’effervescence palpable depuis l’annonce de la grande cérémonie avait conduit à une démultiplication des tâches. Ils terminaient chaque journée sur les rotules, ce qui permettait à la fois de lutter contre toutes les velléités rebelles, et de repérer très vite quels esclaves un peu fragiles pouvaient changer de statut, et être ajoutés à la longue liste des sacrifiés.

Malgré l’épuisement qui les gagnait, toutes les âmes damnées du Temple s’efforçaient de rester solidaires et de se montrer zélés à la tâche, car la simple dénonciation d’un garde pouvait les conduire à l’échafaud.

Le contrôle des hommes de Jawaharlal était également plus étroit que d’habitude, ils percevaient davantage les regards acérés des hommes en armes qui circulaient plus nombreux et plus fréquemment. Ils sentaient que la moindre erreur ferait l’objet d’une sanction, et que la moindre tentative séditieuse se solderait pas un véritable carnage. Learamn n’était pas là depuis longtemps, mais il n’avait jamais senti les esclaves aussi terrifiés. Nomi elle-même ne pouvait comparer la situation actuelle qu’avec les années sombres de Shuresh, quand la répression avait coûté la vie à des milliers d’esclaves… Depuis lors, ils avaient doucement relevé la tête, inspirés par la récente évasion spectaculaire qui avait secoué la cité… Mais aujourd’hui, l’emprise du Grand Prêtre s’était refermée sur leurs espoirs, et ils suffoquaient presque littéralement sous le poids des travaux forcés et des châtiments.

De folles rumeurs circulaient également. Un groupe de prisonniers spéciaux, enfermés dans une aile secrète du Temple, à laquelle personne n’avait accès sinon quelques prêtres de l’Ogdâr triés sur le volet. Les esclaves pouvaient seulement déposer les repas à l’entrée, et n’avaient jamais eu la possibilité de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Toutes ces considérations troublaient Nomi plus qu’elle n’osait l’avouer, et ce fut la raison pour laquelle elle sursauta légèrement lorsque le Lossoth lui adressa la parole.

Elle ne parlait à peine assez le Commun pour le comprendre, et il dut faire des efforts importants pour lui transmettre des informations simples. Les mots se mélangeaient dans son esprit, et les sonorités proches lui donnaient l’impression d’un charabia à peine discernable.

- Présonner ? Présonnier ?

Elle n’était pas sûre d’avoir compris. Le Lossoth fut contraint de mimer légèrement, et elle crut comprendre à quoi il faisait référence.

- Oui, présonnier dans la Temple. Oui. Ici.

Elle ne savait pas où il voulait en venir. Etait-il préoccupé à l’idée de devenir lui-même un prisonnier et d’être sacrifié ? Se souciait-il des rumeurs des prisonniers qu’on enfermait actuellement dans cette aile privée ? S’agissait-il d’autre chose ? De toute évidence, la question semblait avoir une grande importance pour son compagnon, et ce fut la raison pour laquelle elle choisit de ne pas simplement le laisser avec ses interrogations. Elle lisait dans son regard un souci réel, un trouble comme elle en voyait assez peu à Sharaman… Cet homme était inquiet d’autre chose que de sa propre existence.

- Rohan… Oui… Seigneur de Cheveux. Non ? Chevaux, oui. Présonnier de Rohan, c’est ça ?

Lentement, mais sûrement, ils parvenaient à communiquer. Elle comprit que la question portait sur un prisonnier Rohirrim, mais elle ne savait trop comment répondre. Elle essaya tout de même.

- Aujourd’hui, avoir présonnier à Sharaman… Mais pas connaître. Non. Hier… Elle fit un geste de la main, qui indiquait un passé bien plus lointain. Hier, autre présonnier de Rohan. Beaucoup des paroles…

Elle fit un signe vague de la main, comme le vent se répandant à travers les plaines… ou une rumeur dans les couloirs du Temple. Elle n’était pas certaine que le Lossoth comprenait, mais elle ne pouvait guère faire mieux.

- Je pas voir Uruk… Non… Mais paroles, oui. Raconter… Hm… On raconte Uruk libre humain. Hm… Libérer humain de Rohan. Oui. Uruk, libérer humain de Rohan. Mais paroles, paroles…

Elle haussa les épaules. Son interlocuteur semblait suspendu à ses lèvres, l’incitant à continuer :

- Je pas voir présonnier de Rohan. Je pas connaître. Mais… Hm… Hm… Paroles encore paroles : être présonnier de Jawaharlal. Pas être…

Elle ne connaissait pas le mot pour « esclave », et elle se résolut à désigner ceux qui se trouvaient autour d’elle.

- Homme de Rohan… douleur. Beaucoup douleur. Beaucoup cris. Paroles, paroles, dire… Hm… Hm… Jawaharlal vouloir information… Oui, information. Vouloir connaître… Hm… secret… Hm… Sahira.

Nomi avait tenté sa chance en rhûnien, incapable de prononcer le mot en westron. C’était un des termes dont Learamn avait connaissance, puisqu’il l’avait utilisé lui-même auprès des gardes. Ce mot assez générique pouvait se traduire par « enchanteresse » ou « magicienne », et de toute évidence il ne désignait qu’une seule personne à l’intérieur du Temple de Sharaman. Cependant, l’esclave ne parvenait pas à lui expliquer clairement ce qu’elle avait appris. De toute évidence, il s’était passé quelque chose entre le Grand Prêtre, Learamn et la devineresse, mais il en ignorait la nature… et Nomi elle-même ne semblait pas en connaître les détails. Seulement les « paroles » rapportées, et peut-être déformées.

Elle sembla cependant réagir davantage en voyant la petite clé que lui montra le Lossoth, sans cacher son étonnement.

Cela faisait longtemps que Nomi se trouvait dans le Temple, et elle n’avait jamais vu un esclave en possession d’une clé. C’était un objet à la fois rare et symbolique, puisqu’il permettait d’accéder à un endroit normalement inaccessible : tout l’inverse de ce qu’offrait le statut d’esclave, ces derniers ne pouvant se rendre que là où on le leur commandait. Toutefois, Nomi avait déjà vu de nombreuses clés : entre celles qui ouvraient les cellules et celles qui protégeaient les réserves de nourriture, elle savait visuellement à quoi elles ressemblaient. De gros objets métalliques, du fer généralement, qui n’avaient ni la finesse ni la délicatesse ni la couleur dorée de celle que tenait le Lossoth. La question que lui posa celui-ci était évidente, et prolongeait le questionnement qui venait de fleurir dans la tête de la cheffe d’équipe.

- Je pas connaître ce clé. Mais, clé important. Tu voir détail. Tu voir couleur… Ouvrir chose important. Pas être grande… Elle mima une serrure. Mais porte important… Trésor ? Secret ? Je pas savoir, mais attention… Personne savoir… Avoir ça, être interdit.

Elle adressa un sourire compatissant à Learamn. Elle avait depuis longtemps deviné qu’il n’était pas exactement comme les autres esclaves, et elle avait entendu parler de son escapade nocturne. Le voir revenir avec une clé ne pouvait pas être une coïncidence, et s’il manigançait quelque chose, elle préférait l’aider de son mieux sans se compromettre. Quelques conseils innocents, qui n’engageaient pas sa responsabilité et encore moins celle des hommes sous sa responsabilité. C’était ce qui faisait d’elle un être humain, et non une bête au service de Melkor… Toutefois, elle craignait que les audaces du Lossoth ne conduisissent à une fin bien sombre.

Toute la journée durant, elle se demanda si elle avait bien fait de donner son aide à cet inconnu.

La mort rôdait de toute évidence dans son sillage.

Restait à savoir qui elle emporterait.


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Les quatre jours menant à la Cérémonie sanglante furent à la fois fébriles et monotones pour les esclaves du Temple, assignés à des tâches éreintantes et pénibles, qui les abrutissaient. Leurs corps étaient soumis à rude épreuve, de même que leurs esprits, conscients que quelque chose bouillonnait dans les entrailles de Sharaman. Était-ce Melkor lui-même qui se réjouissait du sang bientôt versé ? Ou bien seulement l’inquiétude des milliers d’âmes qui se trouvaient enfermées là, sans connaître la fin d’une histoire qu’ils savaient en train de s’écrire.

La grande salle des sacrifices était fin prête.

Les immenses tentures rouge et noir figurant des symboles cryptiques complexes avaient été soigneusement dressées, et habillaient les murs latéraux, agitées légèrement par un vent surnaturel provenant des entrailles de la terre. Les statues du Dieu Sombre, qui encadraient les visiteurs, jetaient un regard sévère autour d’elles. On aurait dit qu’elles percevaient sans mal les intentions des uns et des autres, et tous ceux qui levaient les yeux vers ces visages de pierre ne pouvaient s’empêcher de trembler dans leurs chausses et de détaler comme des insectes face à la puissance du Vala.

Learamn lui-même commençait à prendre conscience de la mesure des actes qu’il entendait commettre.

Il affrontait non seulement une armée de fanatiques, mais également un dieu, et indirectement tous ceux qui croyaient en lui. Même les ennemis de Jawaharlal croyaient dur comme fer dans la puissance de Melkor, et il n’était pas facile d’imaginer quelle serait la réaction de la population d’Albyor s’ils réussissaient leur mission. Échouer était peut-être plus facile, finalement. Le Rohirrim s’installa pour entamer sa dernière nuit de quiétude, la dernière nuit avant une bataille qu’il livrerait avec un désavantage considérable… Jamais il n’avait été autant écrasé par la puissance de ses ennemis : pas même contre les sédéistes de l’Ordre retranchés à Pelargir, où il avait fait face à la mort avec des compagnons de valeur. Pas même contre Sellig, où il avait chevauché en compagnie d’Iran. Son sentiment d’absolue solitude à l’intérieur de ces murs était soigneusement entretenu par le Grand Prêtre, qui cherchait à briser l’individu en lui donnant l’illusion de n’être qu’un infime grain de poussière face à la puissance d’une armée divine.

Aujourd’hui, cette armée avait un nom et un uniforme.

Cette armée avait des effectifs considérables, et menaçait de prendre le contrôle de la cité d’Albyor.

Et ensuite ?

Et ensuite…

Learamn fut brusquement réveillé par Nomi, qui le secouait énergiquement par le bras. Son regard était effrayé : c’était la première fois qu’elle affichait une telle émotion.

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- Partir, tu partir, vite, vite !

Elle ne parvenait pas à s’expliquer clairement, mais elle poussa tout de même Learamn à quitter sa couchette et à s’habiller rapidement. Il faisait nuit à cette heure-ci dans le Temple, mais de toute évidence le matin approchait car le ciel avait pris une teinte indigo qui annonçait le retour prochain du soleil.

- Hommes venir pour toi. Venir arrêter toi. Et…

Nomi n’eut pas besoin d’en dire davantage. Ils avaient transporté assez de corps tous les deux pour savoir quelles seraient les conséquences d’une arrestation ici, au sein du Temple. Une condamnation à mort par le tribunal de l’Ogdâr, qui serait prononcée publiquement et exécutée dans la seconde par un prêtre zélé qui lui trancherait la gorge devant une foule en délire.

Non. Il ne pouvait pas être pris. Pas maintenant.

- Tu partir, pitié…

Elle se mit à réfléchir rapidement. A cette heure, les premiers visiteurs s’étaient déjà rassemblés auprès du Temple pour obtenir les meilleures places. Il ne pourrait pas affronter la marée humaine qui allait s’engouffrer dans la grande salle pour assister au funeste spectacle. Il ne pourrait pas non plus échapper aux gardes qui se rapprochaient et qui allaient probablement vérifier toutes les issues. Cependant, la jeune femme eut une idée. Jawaharlal tenait à ce que la cérémonie se passât à la perfection, et il ne pouvait pas entamer une chasse à l’homme en plein cœur de son moment de gloire, sans afficher aux yeux de tous sa propre faiblesse et son manque de maîtrise.

Tout reposait sur le maintien des apparences, et sur l’image de toute-puissance qu’il renvoyait.

- Tu cacher. Pas ici, ils trouver toi. Non… Tu cacher entre… esclaves…

Elle avait appris le mot quelques jours plus tôt, auprès du Lossoth dont elle essayait aujourd’hui de sauver la vie. Ils partagèrent un bref sourire dans la tourmente :

- Tu cacher… Hm… Autre… Elle fit un geste des deux mains qui désignait le dortoir où ils se trouvaient. Deux à gauche… esclaves de hommes de Jawaharlal… Tu cacher bien…

Learamn les connaissait bien pour les avoir croisés plusieurs fois. Ces esclaves avaient la lourde tâche de veiller aux besoins des zélotes, les fanatiques les plus radicaux qui chantaient et dansaient pour le retour de Melkor. Il était certain que leur proximité pouvait être dérangeante, mais ils seraient tellement concentrés sur la cérémonie que nul ne prêterait attention à lui, et les gardes n’auraient pas forcément l’œil tourné vers ces individus certes agités, mais entièrement dévoués à la cause de Jawaharlal. Nomi poursuivit :

- Tu cacher aussi… Cinq à droite… esclaves de hommes d’Albyor… Grands hommes…

La seconde option était au moins intéressante que la première : la bonne société d’Albyor se rendrait massivement à Sharaman sous peine d’être accusée de ne pas adhérer pleinement au culte du Dieu Sombre. En plus de leurs serviteurs personnels, ils étaient escortés par une armée d’esclaves qui veillaient à leurs moindres besoins : en effet, nombre d’entre eux défaillaient ou se souillaient, ce qui nécessitait l’intervention délicate d’un grand nombre d’esclaves pour gérer les incidents. En raison de leur statut, il était difficile pour les gardes d’intervenir de manière rugueuse parmi eux, mais hélas ils feraient l’objet d’une surveillance toute particulière.

Alors que Learamn allait partir, Nomi lui proposa une dernière solution :

- Tu cacher aussi… esclaves de Jawaharlal… Porte rouge, gauche, loin loin. Mais… difficile… Esclaves… nombre limité. Si tu cacher, tu remplacer esclave.

Cette dernière option était peut-être la plus folle. Les esclaves qui se trouvaient près de Jawaharlal durant la cérémonie étaient considérés comme plus dociles que les autres, et ils se trouvaient dans des quartiers séparés. Ils avaient été entraînés à porter des plateaux d’argent pour servir des collations et des rafraîchissements aux invités de marque, mais pour des raisons de sécurité leur nombre était limité et ils étaient soigneusement fouillés avant de pouvoir intégrer l’alcôve du Grand Prêtre. Cette option impliquait donc de négocier sa place avec un des esclaves du Temple… ou bien de la prendre par la force. Mais l’agression d’un esclave par un autre était susceptible de se retourner violemment contre Learamn s’il ne faisait pas attention.

Le temps était compté.

Nomi le rappela à son compagnon, tandis qu’elle le poussait vers la porte. Déjà au loin, il entendait l’écho des bruits de bottes qui se rapprochaient. Au moins une douzaine de soldats en armures, qui ne manqueraient pas de le tuer sur place s’il faisait trop d’histoires. Les Bakhshidan le tailleraient en pièces sans le moindre remord, sans la moindre once de pitié. Il était impératif de leur échapper.

Learamn n’avait qu’une nuit à passer : une seule nuit à survivre avant de pouvoir enfin faire face à son destin et à tout ce qu’il avait redouté durant son séjour dans la Cité Noire…

Il devait simplement décider où, et calculer soigneusement son coup pour le lendemain, en sachant pertinemment qu’il ne maîtrisait plus rien et qu’il devrait s’intégrer à un nouveau groupe d’esclaves qu’il ne connaissait pas.

- A demain, lui souffla Nomi en refermant la porte derrière lui. A demain.

Une nouvelle fois, il se retrouva seul.

Perdu dans les ténèbres de Sharaman.

Et dans le lointain, le rire de Melkor semblait accompagner sa vaine tentative d’érafler la puissance du Dieu Sombre qui se délectait du spectacle.
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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 3 Mar 2024 - 14:40

Dans une autre vie, une existence où n’aurait pas plané l’ombre sinistre des Melkorites, la conversation entre Kryv et Learamn aurait sans doute pu avoir des allures de simple discussion anodine entre vieux amis. De quoi auraient-ils bien pu parler s’il n’y avait pas eu les deux gardes qui les surveillaient au moins aussi intensément que le Dieu Sombre lui-même qui jetait sans doute un regard désapprobateur sur ces conjurés qui conspiraient au sein de sa propre demeure ? De leurs projets, peut-être, de leurs rêves, de leurs aspirations… Ils étaient bien trop jeunes pour avoir déjà à supporter le terrible fardeau du chagrin et du deuil, qui s’était abattu sur leurs épaules de manière implacable. Si jeunes, engourdis par trop de souffrance, étourdis par la violence du monde et la cruauté des Hommes. Si jeunes, et déjà vieux pourtant. Leurs yeux, à qui l’on avait retiré toute innocence, semblaient voir à travers les pieux mensonges et les paroles rassurantes. N’y avait-il vraiment plus le moindre espoir, pour chacun d’entre eux ?

Avaient-ils vraiment renoncé à tout ce qui faisait leur humanité, en ces lieux ?

Kryv s’efforça de dissimuler ses tremblements.

Sa main sembla retrouver de la vigueur en servant une nouvelle tasse de thé, tandis que l’air se chargeait d’effluves délicats, qui rappelaient le printemps et la douceur d’un rayon de soleil accroché négligemment à un sourire transi. Un simple regard vers les deux Bakhshidan suffit à faire revenir l’hiver au milieu de la conversation, soufflant les espoirs idiots qu’ils nourrissaient peut-être encore parfois dans le secret de leurs consciences troublées. La réalité était toute autre. La mort portait l’armure et la lance, et se tenait à quelques pas seulement. Ils se croyaient peut-être assis, mais ils marchaient sur un fil tendu au-dessus d’un précipice terrifiant, et la moindre erreur pouvait leur coûter la vie.

Voire pire.

Et ce fil si fragile, Learamn le fit vaciller par la plus infime des maladresses.

Instantanément, Kryv se figea et retint son souffle en faisant doucement glisser son regard vers les deux gardes qui se trouvaient dans le dos de Learamn. Elle guettait la moindre réaction, le moindre signe de tête perplexe qui aurait pu lui donner le sentiment qu’ils allaient quitter leur réserve et leur immobilisme pour redevenir les automates meurtriers, sédéistes de Jawaharlal, appelés à tuer au nom de Melkor lui-même. Leur silhouette terrifiante semblait grandir de seconde en seconde, et Kryv ne pouvait pas détacher son regard de leurs armes effilées, promesse d’une fin sanglante. Pendant qu’elle les observait, elle répondit machinalement :

- Fort bien, je suis heureuse de l’apprendre… C’est une nouvelle très rassurante.

Son ton apparaissait maîtrisé, mais ses pupilles dilatées disaient tout ce qu’il fallait savoir de son trouble. Elle aurait payé cher pour pouvoir apercevoir le visage des Bakhshidan et se faire une idée de ce à quoi ils pouvaient réfléchir. Au lieu de quoi, elle ne voyait que deux heaumes sinistres, d’un noir profond dans lequel la lumière de l’âtre ne semblait même pas se refléter. En se concentrant, elle pouvait entendre le souffle des combattants, mais rien de ce qu’elle pouvait faire ne lui donnait le sentiment de pouvoir percer l’âme de ces fanatiques zélés, endoctrinés par le Grand Prêtre en personne, et dont la dévotion n’était égalée que par leur efficacité à tuer. Kryv souffla par le nez, faisant de son mieux pour contenir l’émotion qui la traversait en vagues puissantes et douloureuses, le flux et le reflux de la panique qui menaçait de la submerger.

Son corps se raidit légèrement, alors qu’elle crut apercevoir un léger mouvement dans un coin de la pièce.

Mais il n’en fut rien.

Les soldats, dont on ne pouvait savoir s’ils écoutaient la conversation avec la plus grande attention ou s’ils étaient perdus dans leurs pensées, demeurèrent immobiles, statues d’obsidienne inquiétantes, silhouettes de jais menaçantes, qui leur laissaient encore un peu de répit. Pour l’instant. Ils ne devaient pas jouer avec leur vie de manière aussi légère, et maintenant qu’ils avaient repris leur équilibre in extremis, ils devaient absolument le conserver en préservant les apparences.

Kryv était devenue experte à ce jeu, depuis son arrivée au Temple. Un sourire de façade, une émotion feinte, une résignation simulée pour ne pas attirer les soupçons. Elle n’avait ni la force ni le courage de ses compagnons d’infortune, capturés ou tués à Lâm-Su, mais elle disposait d’autres atouts dont elle savait jouer habilement pour acheter quelques précieuses heures de vie… quitte à devoir renoncer à ses principes et ses convictions. Elle s’était découverte bien plus terrifiée qu’elle ne l’aurait pensé, car nul ne pouvait rester de marbre devant la cruauté et le sadisme des prêtres de l’Ogdâr, dont la malfaisance était narrée bien au-delà des frontières d’Albyor. Jawaharlal n’avait même pas eu besoin de la soumettre à de telles extrémités pour la briser mentalement, et la convaincre que tout espoir de fuite était vain.

Non, il lui avait suffi de trouver le point de rupture adéquat, en la faisant assister au supplice d’un proche pour qu’elle se rendît à l’évidence… Il valait mieux vivre en esclave que de souffrir ainsi entre les mains de geôliers aussi malveillants. Les coups de poing n’étaient rien qu’une entrée en matière pénible mais encore supportable, simplement destinée à produire un état de douleur généralisé qui empêchait toute tentative de résistance ultérieure… Puis il y avait eu le supplice de la noyade où l’infortuné, allongé sur le dos et la tête recouverte d’une toile de jute, avait été amené maintes et maintes fois au bord de l’asphyxie… simplement pour être miraculeusement ramené à la vie quand ses tortionnaires jugeaient qu’une seule goutte supplémentaire le tuerait.

Pendant des jours et des jours, elle avait vu Learamn mourir encore et encore sous ses yeux. Les murs du Temple portaient encore l’écho de ses suppliques et de ses cris déchirants qu’elle avait poussés alors qu’elle implorait qu’on lui laissât la vie sauve. Durant tout ce temps, les prêtres de l’Ogdâr avaient redoublé d’ingéniosité pour amener Kryv aux limites de sa tolérance, jusqu’à ce qu’elle se rendît compte qu’elle ne pouvait pas préserver sa propre liberté tout en sauvant la vie du Rohirrim… Sa vie à lui, aux yeux des prêtres, était insignifiante et inconséquente. Celle de Kryv, en revanche, avait une valeur inestimable aux yeux du Grand Prêtre. Après des semaines, anéantie, elle avait fini par passer un marché avec le maître des lieux.

Un marché absolument inique, dont elle mesurait chaque jour les conséquences…

Kryv ferma les yeux.

Ses mains délicates, refermées autour de sa petite tasse de laquelle s’échappait un doux fumet, se réchauffaient quelque peu. Elle but une gorgée de thé, sans savoir exactement combien de temps elle était restée ainsi, absorbée dans ses pensées.

- Notre ami poète, oui… je me souviens de lui…

Elle aurait voulu sourire, mais n’y parvint pas.

- Je suppose qu’il doit être très loin, désormais. Le monde est vaste, trop pour qu’un homme tel que lui ne reste au même endroit.

Elle but une nouvelle gorgée de thé. Elle ne parlait plus vraiment à l’homme en face d’elle, et de sa bouche cascade s’écoulaient des mots liquides, des larmes mises en paroles qu’elle avait trop longtemps retenues dans le secret de ses angoisses. Son visage éteint dégageait une étrange froideur, une distance que rien ne semblait pouvoir combler, comme si Kryv s’était retranchée tout au fond de son âme pour y faire survivre les maigres germes de l’espérance… Savoir qu’Ava était en sécurité aurait peut-être dû lui procurer davantage de réconfort, mais cette nouvelle tomba sur un cœur aride qui ne savait plus comment se réjouir vraiment.

Il fallut la mention de Learamn pour qu’elle retrouvât un semblant d’énergie.

Tout à coup, un feu nouveau se mit à brûler derrière ses pupilles tristes, et ses mains semblèrent s’agiter nerveusement, comme si elle voulait presser physiquement son interlocuteur de questions pour en savoir davantage. Elle le regarda droit dans les yeux, sans ciller… sans paraître mesurer ses insinuations, et sans laisser transparaître quoi que ce fût. Jawaharlal avait-il tellement brisé l’espoir dans le cœur de Kryv qu’elle ne pouvait pas reconnaître son libérateur alors qu’il se trouvait juste en face de lui ? Ou bien était-elle tellement pétrifiée par les Bakhshidan qu’elle n’osait pas montrer le moindre signe susceptible de trahir une émotion condamnable entre ces murs ?

Comment le savoir ?

- C’est bien, fit-elle alors que ses lèvres s’étiraient mystérieusement. C’est bien qu’ils soient en vie, ce sont des gens biens, nobles et courageux, et je…

Elle s’interrompit sans raison apparente, troublée, avant de reprendre. Sa voix était saisie par l’émotion.

- Je ne sais pas s’ils se souviennent de moi…

Les larmes s’amoncelèrent brusquement dans ses yeux, et elle les leva au ciel pour ne pas brusquement se mettre à pleurer. Les hommes dans le coin de la pièce ne seraient certainement pas étonnés de la voir se laisser aller ainsi à une démonstration d’émotion, mais nul doute que s’ils rapportaient la nouvelle au Grand Prêtre, ce dernier ne manquerait pas de s’intéresser de très près à cet esclave qui avait réussi à fendre la carapace de Kryv Syrsa-Shan. Et c’était bien la dernière chose qu’elle souhaitait.

- Lorsque nous nous sommes vus, la dernière fois…

Elle voulut dire « dans le Temple », mais les mots ne purent franchir ses lèvres. Les gardes étaient toujours là, attentifs, et elle désirait à tout prix que rien ne pût leur indiquer qu’elle évoquait un souvenir récent. Au lieu de quoi, elle contourna la difficulté et souffla :

- C’était après le départ d’Avalon… On m’a dit que les habitants risquaient de ne pas se souvenir de quoi que ce soit… On m’a dit qu’ils ne se souviendraient pas de la dernière fois que nous nous sommes vus…

Elle s’était involontairement penchée en avant, et ses yeux avaient accroché ceux de Learamn, tandis que ses doigts s’étaient discrètement emparés de ceux de l’ancien officier. Pendant une brève seconde, elle sembla tomber l’armure, et le Rohirrim put apercevoir quelque chose derrière ce mur d’affliction qu’elle offrait au monde. Une douleur et une peur bien plus grandes encore, teintées d’une profonde culpabilité. Un sentiment de honte qui émergea subitement, mais qui fut aussitôt englouti par le retour de cet océan de chagrin dont elle ne parvenait pas à se défaire.

Les Bakhshidan, captant ce mouvement inhabituel, tournèrent la tête pour mieux apercevoir ce qui se tramait. Kryv se redressa brusquement, retirant ses mains en laissant dans celles de Learamn un objet fin et froid, de forme irrégulière qu’il ne pouvait regarder pour l’instant.

Ils changèrent brusquement de sujet, alors que Learamn reprenait l’initiative dans l’échange en posant davantage de questions. C’était une posture audacieuse de la part de celui qui se présentait comme un esclave, et qui tranchait avec l’attitude servile et obséquieuse de la plupart des non-libres qui grouillaient au sein du Temple. Les gardes ne réagirent pas, cependant, de toute évidence désintéressés par de tels détails qui ne concernaient pas directement la sécurité du Grand Prêtre. La jeune femme, en revanche, bascula légèrement sur la défensive. L’accusation était à peine voilée, et c’était bien la première fois qu’on semblait lui reprocher sa place tout à fait particulièrement au sein de la demeure de Melkor. Elle fronça légèrement les sourcils, et répondit :

- À chacun selon son utilité, je suppose. Le maître sait flatter ceux dont il veut obtenir les services, vous en avez la preuve derrière vous.

D’un geste ample de la main, elle désigna les Pardonnés, qui arboraient des armures d’une qualité exceptionnelle et qui vivaient sans doute comme des princes au sein du Temple, entretenus par des esclaves qui priaient chaque jour pour ne pas être ajoutés à la longue liste des sacrifiés. Nombreux étaient ceux qui trouvaient à s’épanouir au sein de cette sinistre forteresse, et quoique la situation de Kryv fût exceptionnelle à bien des égards, elle n’était pas la seule privilégiée à échapper aux affres de la vie servile ici. Certains esclaves étaient même considérés comme particulièrement bien lotis, et ils agissaient comme des espions du Grand Prêtre et de son terrible capitaine, Durno… C’étaient des individus sans scrupules, prêts à trahir et à vendre leur prochain pour vivre un peu mieux que leurs voisins. Depuis la dernière révolte d’Albyor, ils avaient gagné en influence, et jouaient de leur aura terrifiante pour casser toute tentative de rébellion. Eux aussi, se cachaient parfois dans des lieux bien inattendus.

- Quant à mon histoire, elle n’est rien que banalité. Le Grand Prêtre a vu en moi une aide précieuse, et je n’ai d’autre choix que de la lui apporter… Il se trouve que je vois des choses… Des visions qui viennent à se réaliser, et qui seules expliquent pourquoi je suis encore vivante entres ces murs, et non sur l’autel du sacrifice où tant de malheureux sont conduits vers la mort.

Elle soupira.

Ici, son don semblait parasité par la présence de Melkor, et dès qu’elle fermait les yeux il lui semblait entendre des voix étranges murmurées au creux de son oreille, cherchant à s’insinuer dans ses pensées. Il lui était déjà arrivé de ressentir un poids curieux sur sa poitrine alors qu’elle dormait, comme si une créature essayait de l’étouffer dans son sommeil, la poussant à se réveiller en panique et à battre des bras contre l’obscurité étouffante, dans l’espoir de chasser cette apparition malfaisante. Le Grand Prêtre se fichait des états d’âme de la devineresse, et il lui avait commandé un grand nombre de divinations qui la laissaient fréquemment exsangue, voire totalement prostrée sur le sol.

Elle frémit, rien qu’en repensant à la dernière vision qu’elle avait eue, seulement quelques jours auparavant, et ne put que s’en ouvrir tant elle était singulière :

- Le règne du Dieu Sombre approche à grands pas, désormais, et le Grand Prêtre est convaincu que mes visions vont se réaliser telles qu’il les imagine… Je l’ai vu, baigné de lumière, se tenant au-dessus de la reine Lyra Armadîn et, surgissant des profondeurs de la terre, des ténèbres immenses, plus noires et hideuses que la nuit la plus sombre et la mort la plus vile.

Ces paroles tombèrent entre Learamn et Kryv, écrasant sous un silence abasourdi toutes les questions que l’esclave aurait voulu formuler. Il était évident que l’ambition de Jawaharlal était dévorante, et que son désir de dominer toute vie en Terre du Milieu n’était pas qu’une facétie de langage qu’il utilisait pour haranguer ses fidèles. Toutefois, si les visions de la devineresse confirmaient cette tendance, alors quel espoir y avait-il ? Fallait-il encore rêver de défaire le héraut de Melkor, ou bien fuir le plus loin possible d’Albyor en espérant que les griffes des fanatiques se déplaçaient moins vite qu’un cheval lancé au galop ? Mais où pouvaient-ils fuir ? Le Rohan n’avait-il pas été déchiré par la guerre ? Le Gondor n’avait-il pas lui-même engendré de nombreux guerriers de l’Ordre de la Couronne de Fer ? Quel royaume pouvait se targuer, aujourd’hui, d’incarner la vertu et la résistance face aux puissances ténébreuses qui se mouvaient dans l’ombre ? Les Elfes, dans leur grande sagesse, n’avaient-il pas compris que tout espoir résidait dans les lointaines terres immortelles, et que le destin des Hommes était scellé depuis le jour de leur naissance, condamnés qu’ils étaient à reproduire les erreurs de leurs pères, et à laisser grandir les racines de la haine et de la colère ?

Devant un tel avenir, comment ne pas renoncer ?

Kryv eut un sourire triste.

Il comprenait enfin.

Peut-être valait-il mieux passer les derniers jours de son existence dans une prison dorée plutôt que dans une prison crasseuse, finalement. Peut-être était-il plus sage de se rallier à Jawaharlal, de devenir sa créature, et de se laisser aller à fermer les yeux sur les tourments du monde pour profiter d’un peu de quiétude. Les puissants de ce monde étaient-ils réellement différents ? Se souciaient-ils de ceux qui souffraient, et qui ployaient sous le poids des levées et des taxes ? Fallait-il reprocher à une simple femme de choisir la mort la moins répugnante ? Qui, parmi ceux qui avaient vu les horreurs du Temple de Sharaman, aurait fait un choix différent ?

Kayemba, peut-être.

Et les esclaves qui avaient participé à la Révolte, qui avaient préféré donner un sens à leur mort que de l’égarer dans leur vie. Mais tout ceci avait-il changé les choses profondément ? Pour une révolte, combien de morts ? Pour un espoir, combien de répressions ? Pour une journée de soleil, combien de jours sombres où les Melkorites avaient renforcé leur emprise sur Albyor ?

La devineresse s’était encore absorbée dans ses pensées.

Elle revint doucement à elle lorsque son interlocuteur lui parla de ses amis, qui se trouvaient à l’extérieur du Temple. Elle comprit immédiatement à quoi il faisait référence, en voyant la lueur déterminée qui brillait dans les yeux de cet esclave dont la volonté n’avait pas été brisée. Elle haussa les sourcils légèrement, devant cette tentative dérisoire qui ne risquait pas d’aboutir, mais ne put que saluer le courage de ceux qui, contrairement à elle, faisaient le choix de continuer à se battre en dépit du bon sens. Elle aurait voulu partager leur foi.

- La grande cérémonie aura lieu dans quatre jours, et toute la bonne société d’Albyor y sera conviée, naturellement. Je ne doute pas que vos amis pourront approcher du Temple sans la moindre difficulté. Je peux leur porter un message, si vous le souhaitez. Dites-moi seulement comment les trouver.

Elle se leva gracieusement, et se dirigea vers un petit secrétaire posé non loin, d’où elle tira un papier feutré et un calame. Les gardes la regardèrent faire sans sourciller, faisant pivoter leurs casques sombres pour ne pas perdre de vue la devineresse. Celle-ci revint s’asseoir élégamment, ajustant sa tunique immaculée. Elle lissa le papier sous sa main, et encra légèrement le roseau taillé pour commencer à rédiger.

- À qui dois-je adresser cette missive ? Ou alors vous préférez que je ne m’en charge pas… Je suppose qu’après tout, vous n’avez pas de raison de faire confiance à quelqu’un qui vit dans le faste du Temple de Sharaman, n’est-ce pas ?

Sa question, aussi acerbe que précise, révélait la grande acuité intellectuelle de la jeune femme, qui n’avait pas totalement disparu derrière son masque affligé. Cet aspect de Kryv, Learamn ne le connaissait guère, et peut-être se rendit-il compte à ce moment précis qu’il en savait finalement assez peu sur la jeune femme, et qu’il n’était sans doute pas à même de jauger efficacement ses réactions, comme il aurait pu le faire avec Ava ou Khalmeh, ses compagnons de route avec qui il avait chevauché longuement, et qu’il avait appris à connaître. Finalement, que pouvait-il dire de cette devineresse, sinon qu’il lui avait fait une promesse ô combien difficile à tenir ? Pouvait-elle réellement le trahir, et divulguer aux hommes du Grand Prêtre les informations qu’il lui donnerait ?

Il n’avait aucun moyen d’obtenir une réponse parfaitement sûre à ce stade.

La réponse de Learamn marqua la fin de leur conversation. Les gardes semblèrent s’agiter quelque peu, et Kryv jugea que leur entretien ne pouvait pas durer plus longtemps sans éveiller d’étranges soupçons. Au motif qu’ils avaient des connaissances communes, elle avait réussi à le faire introduire dans son boudoir pour lui livrer des informations précieuses et un objet mystérieux, mais elle ne pouvait rien faire de plus. Elle se leva en prenant soin de lisser les plis de sa robe, invitant le Rohirrim à faire de même.

- Merci encore d’avoir bravé les dangers du Temple pour venir me porter les nouvelles de ces anciens compagnons qu’il ne m’a plus été donné de voir depuis trop longtemps. J’espère qu’ils vont tous bien à l’heure qu’il est, même si nous savons tous deux que ce monde est dangereux et incertain. Peut-être qu’un jour, il me sera permis de les recroiser, qui sait ?

Elle fit un geste ambigu de la main, mais lorsque Learamn tenta de s’éclipser, elle le rappela, cherchant de toute évidence à prolonger la conversation et à lui dire quelque chose qui devait probablement échapper aux gardes :

- Quant à vous… nous ne nous reverrons pas avant la cérémonie. Je sais que le Temple peut être un endroit… difficile. Je n’ai pas le pouvoir d’améliorer votre quotidien, hélas, mais je souhaite que vous puissiez échapper aux vicissitudes qui frappent parfois en mal les serviteurs de ces lieux.

Ses yeux s’embuèrent de nouveau, et elle conclut dans un souffle :

- Que Melkor vous protège…

Pour la seconde fois, Learamn allait prendre congé, et pour la seconde fois elle le rappela.

- Une dernière chose, L…

Elle se mordit la langue.

- … Lossoth… Avant que vous partiez…

Elle inspira profondément, ses épaules et ses mains tremblaient inexplicablement.

- Si vous deviez croiser des habitants du village de Lear, un jour… Dites-leur… Dites-leur que je les considérerai toujours comme ma propre famille. Les rudesses de la vie leur ont peut-être fait oublier certaines choses, mais rappelez-leur que leur bravoure est une source d’inspiration pour moi…

Elle inspira profondément, et ajouta d’une voix tremblante :

- Dites-leur que… que je porte fièrement leur héritage, et qu’il vit en moi chaque jour.

Alors qu’elle prononçait ces mots, sa main était venue caresser négligemment son ventre. Un geste trop subtil pour les gardes, mais que Learamn n’avait pu manquer. Elle plongea un regard meurtri dans celui pour le moins sidéré du Rohirrim, et cette fois ne put retenir une larme insolente, qui se fraya un chemin à travers ses cils, épousant la courbe parfaite de sa joue, avant de glisser vers son menton où elle resta un instant suspendue. Puis, cédant à la gravité de cette révélation, elle entama une longue et inexorable chute qui s’acheva en une mort silencieuse aux pieds de Kryv Syrsa-Shan. Étrange métaphore.

- Adieu.

Elle tourna les talons, et s’éclipsa dans ses appartements plus rapidement qu’il était convenable, laissant Learamn seul avec ses pensées confuses, ses espoirs, ses renoncements, et la petite clé dorée qui s’était égarée dans son poing serré. Il lui restait désormais quatre jours pour trouver quoi faire de tout ceci.

Quatre jours pour ne pas renoncer entièrement.
Sujet: L'heure des renoncements
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 13 Fév 2024 - 15:35
A cette heure tardive, l’immense majorité des âmes damnées du Temple de Sharaman s’efforçaient de trouver le repos, à défaut de pouvoir plonger dans un sommeil réparateur. Chaque journée ressemblait à s’y méprendre à la précédente, et le sort des esclaves qui se trouvaient enfermés entre ces murs n’était pas très différent de celui de leurs semblables dans les champs ou dans les mines d’Albyor, à ceci près que même les plus sinistres puits dans lesquels on envoyait des hommes par dizaines pour y mourir en quête de métaux, n’infligeaient pas une mort aussi cruelle et aussi douloureuse que le héraut de Melkor.

Jawaharlal.

Son aura était presque aussi terrible que celle du terrible dieu auquel il vouait un culte, et on murmurait aujourd’hui son nom avec au moins autant de crainte et de respect. Les couloirs glacés, aux pierres lissées par le temps et les larmes, semblaient renvoyer son nom comme un écho maléfique. Il fallait pourtant croire à son humanité pour s’extraire de cette gangue de terreur, et oser marcher à travers les travées du Temple alors que cela était formellement interdit. Learamn, entre rêve et réalité, bravait la peur primaire qui saisissait chaque être confronté à la nuit la plus sombre, et pas après pas, se rapprochait de son destin… ou de sa propre mort.

Le maître des lieux était paranoïaque, indéniablement, mais la sécurité du Temple laissait encore à désirer malgré tout. Les hommes qui en avaient la charge, lassés d’être des bergers surveillant des agneaux, semblaient négliger les esclaves pétrifiés qui se terraient dans les couloirs. Que pouvait bien accomplir cette masse servile, face à la puissance de Melkor et de ses Pardonnés ? Ces derniers étaient des fanatiques endurcis, dont les crimes innommables commis au nom du Dieu Sombre seraient récompensés lorsque celui-ci reviendrait parmi les mortels pour retrouver sa juste place. Ils n’avaient pas été entraînés et équipés pour faire la guerre à des hommes et des femmes en guenilles, qui rampaient misérablement dans les entrailles de Sharaman… Non. Leur but était tout autre, et bien supérieur…

Était-ce pour cette raison qu’ils surveillaient particulièrement les grandes portes d’entrée du Temple, et toutes les voies d’accès qui menaient vers l’extérieur ?

Que craignaient-ils, dans leurs armures sinistres qui donnaient l’impression qu’ils n’étaient que de gigantesques statues immobiles, ombres parmi les ombres, morts parmi les vivants ? Éprouvaient-ils seulement la crainte ? Ou n’importe quelle autre émotion ?

Learamn ne trouva pas la réponse à cette question, mais il put les éviter facilement en se fondant dans l’obscurité. Être esclave, c’était avant tout savoir disparaître à la vue de tous, s’effacer en plein jour, se fondre dans le paysage par une attitude banale, anodine… Éviter les regards, il avait appris à le faire auprès de Huru et de ses compagnons. Il l’avait appris encore ici, quand il accomplissait les tâches les plus odieuses au service du Grand Prêtre. C’était presque une seconde nature, un moyen de survivre, et d’échapper à la promesse de tourments infinis.

Associant une chance insolente à un talent certain pour la furtivité, Learamn parvint à gagner les étages supérieurs du palais. Sa mémoire de soldat lui avait sans doute permis de se repérer dans le dédale de couloirs, et d’éviter les patrouilles en se dissimulant opportunément dans les innombrables alcôves qui s’ouvraient ici ou là dans le Temple. Il lui avait fallu de la patience, une certaine dose d’audace, mais il y était enfin. Toutefois, ses espoirs de passer entièrement inaperçu furent douchés lorsqu’il perçut distinctement la présence de deux gardes du palais qui tenaient fermement leurs positions.

Ils conversaient à voix basse, dans un mélange de rhûnien et de parler noir qui trahissait des origines méridionales à l’échelle du royaume. Ils étaient sans doute originaires des contrées situées le long des flancs des Monts Cendrés, qui prenaient le nom d’Ered Lithui dans la langue des Elfes. Des territoires qui depuis fort longtemps entretenaient des liens complexes et fragiles avec les tribus orques qui vivaient encore dans le Mordor, et qui avaient appris à faire commerce avec eux. À moins qu’ils vinssent d’encore plus loin, à l’Est des plaines de Gorgoroth, là où s’étendait la frontière invisible entre le Mordor, le Rhûn et le Khand. Dans tous les cas, ces hommes étaient des étrangers à Albyor, comme beaucoup des serviteurs et des gardes du palais. Depuis combien de temps l’emprise du Grand Prêtre s’était-elle étendue au-delà des montagnes acérées qui gardaient la Cité Noire ? Combien de nouveaux fidèles avaient trouvé refuge au sein du Temple de Sharaman, prêts à tuer et à mourir en chantant le nom de Melkor ?

Learamn savait qu’il devait trouver le moyen de franchir l’obstacle que représentaient ces deux hommes, au risque de devoir faire demi-tour. Ses options étaient limitées, mais il choisit de jouer sa carte la plus insensée. Quittant sa cachette avec autant d’assurance qu’il était possible, il se présenta devant les deux gardes abasourdis en essayant de les convaincre du bien fondé de sa mission.

Le pli qu’il tenait dans sa main était sa seule garantie de pouvoir ressortir de cette rencontre en vie. Il fallait espérer que Kryv était bel et bien l’auteure de ce message…


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- … Tu m’écoutes ?

Vago leva la tête brusquement, tiré de ses pensées. Cela faisait quelques minutes qu’il fixait le mur intensément, et qu’il n’écoutait plus rien de la conversation fort peu passionnante qu’il entretenait avec son voisin.

- Ouais, ouais… fit-il machinalement. Dis-lui que tu verras plus tard.

- Plus tard ? Je te parle de ma mère qui serait mourante, et tu veux que…

Le sédéiste de Melkor se leva d’un seul coup, et tourna les talons :

- J’en ai rien à foutre de tes histoires, et j’en ai rien à foutre de ta mère mourante. Va pleurer auprès de quelqu’un d’autre. On a un boulot à faire ici, et ça n’implique pas de t’écouter toute la soirée, alors fous-moi la paix.

Vago n’avait jamais été particulièrement patient, ni particulièrement courtois. Il avait servi sous de nombreux drapeaux, s’était battu depuis qu’il avait su marcher, et n’avait jamais réellement formé une seule amitié digne de ce nom. Paria, ennemi de la paix, meurtrier, traître… On l’avait affublé de nombreux qualificatifs, mais jamais on ne l’avait appelé « ami ». Il se souvenait vaguement d’une mère, aussi douce avec les hommes de passage qu’elle était dure avec lui et ses demi-frères. S’il avait appris qu’elle était mourante, il aurait probablement sauté de joie. C’était sans doute pour cela qu’il se sentait bien ici : au moins, dans le Temple de Sharaman, chaque homme était face à son destin et à ses responsabilités. Melkor n’aimait ni la faiblesse ni l’amour, et il ne récompensait que la froide efficacité de ses serviteurs. Il n’avait pas fallu longtemps pour que le capitaine Durno le repérât, et lui confiât une mission de la plus haute importance : intercepter les ennemis de la foi qui entendaient s’emparer des biens du Grand Prêtre.

Depuis lors, il attendait impatiemment une nouvelle mission excitante, et rêvait de pouvoir faire usage de sa lame face à quelqu’un d’un peu plus coriace qu’un esclave. Pour l’heure, il n’avait eu aucun signe. Le Temple était en ébullition depuis la révélation de l’existence des Bakhshidan, et il avait cru naïvement qu’il ferait partie de la garde personnelle du Grand Prêtre, mais on lui avait demandé d’être patient… son heure viendrait très bientôt. C’était ce qu’on lui avait promis.

Mais patient, Vago ne l’était pas.

Une très mauvaise intuition lui trottait dans la tête, mais il n’arrivait pas à savoir pourquoi. Sa rencontre avec le Lossoth l’avait troublé, et il ne parvenait pas à enlever son visage de son esprit. Ses traits ne lui étaient pas véritablement familiers, mais il avait l’impression d’avoir déjà croisé cet homme, sans savoir ni où ni dans quelles circonstances. Plus il se concentrait, plus il lui semblait que ce visage s’évanouissait dans les limbes de ses souvenirs, et il ne lui restait qu’un sentiment de rage et de frustration.

L’heure était tardive, mais il choisit tout de même de quitter les quartiers réservés à la troupe, pour rejoindre les appartements de son supérieur. Il enfila son épais veston de cuir, qui le protégerait à la fois des coups et du froid ambiant, attacha sa ceinture à laquelle pendait son épée, et d’un geste lissa en arrière ses cheveux bruns. Il tenait à apparaître un minimum présentable pour s’adresser en personne au capitaine. Comme à peu près tous les serviteurs du Temple en charge de la protection des lieux, il savait se repérer convenablement, et il ne mit pas longtemps à rejoindre sa destination, avant de se retrouver planté devant un des Bakhshidan en armure complète. Celui-ci se tourna lourdement vers Vago, et le héla avant qu’il s’approchât trop près.

++ Halte ! Nom, grade, et raison de ta présence ici. ++

L’intéressé leva les mains, avant de répondre en Westron.

- Vago. Sergent. J’ai des nouvelles importantes pour le capitaine, j’ai besoin de le voir immédiatement.

Le garde, dont le visage était invisible derrière son casque, sembla considérer la requête un instant, avant de répondre d’une voix grave dans la même langue.

- Refusé. Retournez dormir, sergent.

- Non vous ne comprenez pas, c’est très important. J’ai un mauvais pressentiment, et je crois que le capitaine sera très intéressé par ce que j’ai à lui dire.

- Le capitaine est occupé, répondit le Bakhshidan en abaissant doucement sa lance dans la direction de son interlocuteur. Cela peut attendre demain.

Vago leva les mains pour apaiser la situation, mais il refusait de se taire pour autant :

- Tu parles, je sais bien qu’il est en train de sauter le lieutenant Kaona, ce n’est un secret pour personne ! Je te laisse surveiller la partie de jambes en l’air, tu es tout « pardonné », mais s’il s’avère que j’avais raison, c’est toi que j’incriminerai soldat ! Tu comprends ? Ce sera de ta faute !

Les invectives ne provoquèrent pas la réaction attendue, et le garde demeura parfaitement immobile jusqu’à ce que Vago eût disparu à l’orée du couloir. Ce fut seulement à ce moment qu’il releva sa lance, et qu’il retrouva une posture plus apaisée. Le sergent, quant à lui, n’avait pas fini d’enrager et il se mit à errer dans les couloirs du Temple, cherchant vainement quelqu’un sur qui passer ses nerfs. Avec de la chance, il trouverait un esclave égaré qui l’énerverait assez pour qu’il pût légitimement passer ses nerfs sur lui…


▼▼▼▼▼
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++ Tu comprends ce qu’il raconte ? ++ Lança le premier garde.

++ Non. Encore un fou. ++

Learamn était sorti de sa cachette face aux deux gardes qui le regardaient gesticuler, et l’écoutaient parler en Westron sans rien comprendre ce qu’il disait. À leurs yeux, il apparaissait comme une sorte d’amuseur public qui parlait fort et qui semblait vouloir leur expliquer quelque chose de fort important, pour les détourner d’autre chose. Cette attitude suspecte les mit immédiatement sur leurs gardes, et ils portèrent la main à leurs épées, craignant un coup monté.

++ Tu veux quoi, l’esclave ? ++

Ils s’avancèrent quelque peu, et comprirent à ses étranges gesticulations que ce qu’il attendait d’eux avait un lien plus ou moins direct avec le morceau de papier qu’il tenait en main et qu’il essayait désespérément de leur faire voir. Les deux hommes s’approchèrent, l’un de front, l’autre de côté pour prévenir toute tentative de rébellion. Hélas pour Learamn, ils ne savaient pas lire la langue commune, et le contenu du document leur échappa totalement. Tout au plus cela ressemblait-il à une série de caractères mystérieux qu’ils interprétèrent comme une provocation ou une menace. La tension monta d’un cran supplémentaire :

++ C’est quoi ce message ? Hein ? Tu veux quoi, débile ? Explique-toi ! ++

Il fallut beaucoup de dextérité à Learamn pour réussir à leur faire comprendre ce qu’il cherchait. L’idée du message n’était pas vraiment difficile à transmettre, mais il obtint vraiment du succès grâce au mot « magicienne » qui sembla pénétrer la conscience des deux hommes et les orienter immédiatement dans la bonne direction. De toute évidence, même pour des gardes qui n’appartenaient pas aux troupes d’élite de Jawaharlal, l’existence de Kryv n’était pas un secret. Soit le Grand Prêtre tenait à ce que tout le monde sût qu’il détenait une personne de la plus haute importance ici, soit les rumeurs circulaient plus vite qu’il y paraissait au sein du Temple, et il était possible d’en apprendre beaucoup simplement en tendant l’oreille.

Cela jouait en la faveur du Rohirrim, et le plus âgé des deux gardes répondit :

++ Ah, elle… Ça ne m’étonne pas… Viens, suis-nous, on va t’accompagner jusqu’à elle, on verra si tu dis vrai. ++

Joignant le geste à la parole, pour permettre à Learamn de comprendre, il l’invita à le suivre. Un garde devant lui, un garde derrière, ils se mirent en route à travers les couloirs encore inexplorés de Sharaman, à la recherche d’une magicienne qui détenait peut-être les clés de la réussite de toute cette folle entreprise. Ils bifurquèrent par deux fois sur la droite, puis montèrent une volée de marches, et arrivèrent enfin dans un couloir large et plutôt bien éclairé. Ils tournèrent à gauche cette fois, et marchèrent jusqu’à la quatrième porte, devant laquelle se tenaient quatre Bakhshidan. Leurs silhouettes semblaient occuper tout l’espace disponible, et ils formaient un mur d’acier entre Learamn et sa destination qu’il serait prodigieusement difficile de contourner s’ils s’y opposaient.

++ Halte ! Nom, grade et raison de votre présence ici. ++

++ Ulifr. Soldat. Nous avons rencontré ce drôle de type qui ne parle pas le rhûnien, et qui dit avoir un message pour la Devineresse. Le voici. ++

Le papier changea de main, et le soldat le lut avec grande attention, avant de reporter son attention vers Learamn.

++ Fouillez-le. Vérifiez qu’il ne porte pas d’armes. ++

Les deux gardes s’empressèrent de s’exécuter, et ne trouvèrent effectivement rien de compromettant sur l’ancien officier.

++ Retournez à votre poste, soldats. ++ Lança finalement le Bakhshidan. ++ Vous avez accompli votre devoir. ++

Il se tourna finalement vers Learamn, et lui souffla dans un Westron irréprochable :

- Toi, suis-moi.

Il ouvrit la porte à Learamn qui n’avait pas tout compris à l’échange, mais qui voyait désormais que son pari semblait avoir fonctionné. Deux silhouettes en armure lui emboîtèrent le pas alors qu’il pénétrait dans une salle qu’il n’aurait jamais imaginé trouver au cœur du Temple de Sharaman. Alors que le lourd battant de bois se refermait derrière lui, il put poser les yeux sur une anti-chambre somptueusement décorée. Les murs étaient recouverts de mosaïques de couleurs vives et chaleureuses, représentant des motifs floraux absolument exquis. Un enchevêtrement de fleurs bleues, rouges et jaunes, qui semblaient cascader autour d’une fontaine saisissante de réalisme, où s’égayaient de petits oiseaux au regard pétillant. Des bougies soigneusement disposées diffusaient une douceur lueur qui invitait à se perdre dans les jeux d’ombres et de lumière, et à s’aventurer un peu plus loin dans le confort de cette pièce qui n’était pourtant qu’un grand vestibule destiné à accueillir des visiteurs. Un des gardes toqua à une porte dérobée que l’on voyait à peine tant elle se fondait dans le décor, et lorsqu’il reçut une réponse favorable, il ouvrit l’huis et invita Learamn à pénétrer à l’intérieur.

La pièce suivante était encore plus somptueuse qu’il était permis de le rêver. Des trésors d’ingéniosité avaient été déployés pour construire un boudoir aussi délicat que raffiné, dans une pièce où brûlait un doux feu de cheminée qui crépitait joyeusement en dévorant les bûches dont on l’alimentait régulièrement. Des canapés fermes mais confortables étaient disposés stratégiquement. Ils avaient des tons d’un vert profond, et sur ceux-ci on trouvait de jolis coussins brodés de fils d’or. Les fresques murales représentaient de splendides paysages forestiers, une oasis en trompe l’œil à laquelle venait s’abreuver une créature majestueuse aux gigantesques ailes repliées. Learamn comprit immédiatement qu’il s’agissait d’un dragon. Des tentures pendaient du plafond et habillaient les murs, glissant jusqu’au sol qui lui-même était recouvert d’un tapis d’une extrême douceur. Tressé avec une patience infinie, cette œuvre d’art superbe représentait des formes géométriques dans lesquelles le regard pouvait se perdre librement.

Une petite table en verre cerclée d’or fin occupait le centre de la pièce, et constituait l’unique séparation entre les trois visiteurs et la femme solitaire qui les accueillait.


++ Ma Dame ++ Fit le garde. ++ Cet homme est revenu avec votre missive. Nous vous l’avons amené, comme vous l’aviez demandé. ++

++ Merci. Vous pouvez disposer. ++

Les deux Bakhshidan demeurèrent immobiles.

++ Les ordres du Grand Prêtre sont stricts. Nous resterons ici sans vous importuner. ++

Elle eut un sourire qui se voulait docile, puis se tourna vers Learamn et l’invita à s’asseoir. La scène était surréaliste. Elle était là, bel et bien vivante, aussi noble et élégante que la première fois qu’il l’avait croisée dans ce taudis des quartiers inférieurs d’Albyor… Son corps svelte était recouvert d’une tunique aérienne, aussi légère qu’une plume, qui semblait tenir en équilibre sur ses frêles épaules. Elle agissait avec la même étrange langueur que d’ordinaire, mais l’ancien officier ne pouvait pas manquer de noter la légère fébrilité de ses gestes, sa poitrine qui se soulevait à un rythme un peu rapide, et ce regard normalement si intense, qui semblait aujourd’hui éviter le sien. Au contraire, elle jetait de fréquents coups d'œil aux deux gardes qui s’étaient postés chacun dans un coin sombre de la pièce, cherchant à se faire oublier eux aussi.

- Du thé ? Fit-elle spontanément en Westron.

Elle semblait brûler d’impatience d’en dire davantage, mais elle n’en semblait pas libre.

- Votre voyage jusqu’ici n’a pas été trop difficile, j’espère ? Il se dit que les hommes du Grand Prêtre peuvent être un peu rudes avec les visiteurs.

Sa question ambivalente laissait assez de marge de manœuvre à Learamn pour l’entendre comme il le souhaitait. Elle servit un peu de thé dans une tasse, et la tendit gracieusement à son invité. Un doux parfum de jasmin et de menthe se répandit dans le boudoir, offrant subitement un moment suspendu à un homme qui s’était depuis peu habitué à l’odeur entêtante du sang et des viscères…

- Je suis heureuse que vous ayez répondu à mon invitation dans un délai si court. Avez-vous des nouvelles de mon ami ? Il s’appelle Avalon, et on dit qu’il a disparu près de la rivière Thrâkhân comme je vous le disais. La dernière fois que j’en ai entendu parler, la rivière était en crue, redoutable, et elle a peut-être emporté Avalon. Mais comme il savait très bien nager, peut-être que la rivière l’a emmené en sécurité, avant de le ramener vers nos rivages ?

Elle marqua une pause, et pour la première fois plongea son regard dans celui de Learamn, qui put y lire une curiosité dévorante et une envie folle d’avoir des nouvelles de ses compagnons de route. En arrachant Kryv à sa vie d’esclave pendant un bref moment, en lui faisant goûter à la liberté, Learamn avait déjà fait beaucoup pour la devineresse. Toutefois, il avait été plus loin en l’associant à leur folle entreprise et en l’entraînant dans ce qui s’était avéré être une situation catastrophique. Il n’avait rien su de son sort, mais la réciproque semblait être vraie également. Alors que de nombreuses semaines s’étaient écoulées depuis les événements de Lâm-Su, Kryv ignorait encore tout du sort de ses compagnons. Jusqu’à cette fameuse rencontre dans les couloirs du Temple, avait-elle, elle aussi, supposé que l’ancien officier avait succombé aux mains des Melkorites ? Avait-elle, elle aussi, renoncé à tout espoir jusqu’à ce que ses yeux rencontrassent enfin ceux de son sauveur ?

Kryv jeta un regard furtif aux gardes, toujours immobiles, puis ajouta :

- Et qu’en est-il du village de Lear ? Comment vont ses habitants ? Dites-moi qu’ils sont sains et saufs…

Ainsi, il y avait des choses que même une devineresse ne pouvait pas voir, derrière le fin voile des larmes que l’on décelait dans son regard chargé d’émotion.
Sujet: L'heure des renoncements
Learamn

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 5 Jan 2024 - 21:44




++ Loué Soit-il! ++

Learamn s’était surpris lui-même en reprenant, en rhûnadan, la bénédiction que la foule autour de lui hurlait sans relâche, répondant à l’appel du Grand Prêtre de Melkor. En ces lieux, le Dieu Sombre régnait sans partage et nul ne pouvait nier son pouvoir. Certains le vénéraient, d’autres s’en méfiaient, les plus fous s’y opposaient; mais nier son existence était une idée parfaitement irréaliste. Au Temple Sharaman, il n’était aucunement question de foi. Melkor y existait. L’ombre de sa présence s’étendait physiquement au-dessus de leurs esprits meurtris. Même ceux qui, à l’instar du Rohirrim, s’étaient depuis toujours désintéressés des divinités et détourné du sacré ressentait sa présence en chaque instant. Il n’y avait plus de matière à douter quand votre réalité entière ne dépendait plus que d’une seule entité. Qu’elle fût physiquement présente ou non.

L’esclave leva les yeux en direction de la galerie depuis laquelle Jawaharlal haranguait ses fidèles. Il les contrôlait avec une facilité déconcertante, presque inhumaine; parvenant à induire de formidables clameurs avec quelques mots, avant d’obtenir instantanément le silence d’un simple geste de la main. Sa voix grave résonnait entre les murs sombres du Temple, atteignant les âmes de chacun des participants. Il parlait si clairement qu’il se murmurait que cela était le fruit d’un quelconque sortilège. En un sens, la perspective qu’un homme puisse ainsi s’exprimer sans avoir recours à une sombre magie était peut-être encore plus terrifiante. La première fois qu’il l’avait vu, l’ancien capitaine avait serré le poing, sentant la rage monter en lui. Désormais, il attendait chacune de ses apparitions avec une crainte teintée de fascination.  Gallen Mortensen, Orwen, Lyra. Learamn avait toujours admiré ces personnages dont le charisme leur avait permis d’inspirer des dizaines de milliers d’hommes. L’officier du Rohan s’était plus d’une fois rêvé à reproduire les discours de ces modèles, pour devenir lui aussi, un jour, un chef respecté par le monde entier. Pourtant toutes ces figures qu’il avait érigé comme exemples, Jawaharlal les surpassait en tout point.

Cette-fois ci, son sermon était différent des deux premières cérémonies. Plus exalté, plus déterminé. Les plus attentifs pouvaient même percevoir une pointe de triomphe et de la satisfaction dans son discours. L’homme et ses ambitions prônant momentanément le pas sur le religieux qui prêchait. Dans une démonstration théâtrale, il présenta à la foule en délire les nouveaux soldats du Dieu Sombre, cuirassés de la tête aux pieds, des paires de yeux menaçants visibles sous leurs larges heaumes. L’annonce fit son effet. La foule de fanatiques était quasiment entré en transe collective, d’autres durent dissimuler leur inquiétude et réprimer leur surprise.

Learamn ne cilla pas. Il aurait pu tout autant machinalement hausser les épaules. Ces armures, ces armes, tout cet équipement, il savait d’où cela venait. L’envoyé de Lyra avait été chargé d’empêcher tout prix” que cette cargaison ne tombe entre les mains de Jawaharlal. Une mission qui s’était soldée par un échec retentissant. Il aurait pu ressentir de la frustration, de la honte ou de la peur face à ces soldats dont l’existence même était le fruit de sa défaite. Pourtant, il n’en était rien.

À quoi bon?


Toutes ces considérations lui paraissaient désormais si éloignés. Des semaines plus tôt, il avait quitté Huru et les esclaves des champs de la Ville Haute avec pleins de projets en tête, décidé à pénétrer dans l’antre des Melkorites pour les atteindre en plein cœur. Le Dieu Sombre avait tout vu, avait tout prévu. Méthodiquement, il s’était chargé d’effeuiller les couches de bravoure qui protégeait l’âme brisée de l’ancien capitaine. Lui faisant progressivement oublier jusqu’aux raisons même qui l’avaient conduit, à nouveau, jusque-là. Au Temple Sharaman, un esclave était bien trop occupé à survivre un jour de plus pour pouvoir réfléchir à toute autre chose. Dans ces conditions, même l’inébranlable sens du devoir de l’ancien capitaine devenait bien fragile.

À quoi bon?

Bientôt il mourrait. Et avec lui partirait tous ses idéaux, toutes ces valeurs qu’il avait cru pouvoir défendre, parfois au mépris de sa vie. La mort ne représentait nullement le châtiment ultime pour un soldat comme lui. Non. Vider son âme de tout ce en quoi il croyait. Qu’il eût combattu en vain pendant si longtemps, car tout était vain.  Là était la véritable expiation de tous ses péchés.

À quoi bon?

Là était sûrement la question qui hantait le plus son âme. Ces trois mots seuls pouvant faire ployer la plus grande épée tenue par le plus puissant des bras.

D’un œil vitreux, il observait les mises à mort qui se succédaient. Bientôt des flots de sang s’écoulèrent de l’autel, transformant le parterre des serviteurs en une sinistre pataugeoire vermeille. Lui, continuait de regarder ce sinistre spectacle. Le désespoir sur le visage des condamnés ne lui faisait plus fermer les yeux. Les cris de détresse ne submergeaient plus son esprit. Les pleurs ne lui retournaient plus l’estomac.

À quoi bon?


Il n’avait que trois cérémonies à son actif mais avait vite réalisé qu’il ne survivrait pas bien longtemps ici s’il laissait tout cela l’atteindre. Un acte d’horreur pouvait glacer le sang. Des milliers et cela devenait une banale routine. Une fois la cérémonie terminée, il emboîta le pas à ses camarades, prêt à reprendre le travail. En passant devant les grandes portes du Temple, encore entrouvertes pour laisser sortir les derniers retardataires, il aperçut furtivement une fraction du soleil orangé qui disparaissant progressivement derrière les montagnes rocheuses qui bordaient Albyor. Un petit sourire se dessina sur son visage. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait vu la lumière de l’astre solaire. Dans les entrailles de Sharaman, tout était si sombre. Les portes se refermèrent; plongeant le Temple et ses esclaves dans l’obscurité.

À quoi bon?


Il s’agenouilla près de la dépouille de la jeune noble dont la mise à mort avait clôturé en apothéose la cérémonie. Ses grands yeux verts le fixaient sans vie. Pour la première fois depuis des jours, il tressaillit face à l’innocence de ce regard mort. Le rohirrim s’en voulut de sa réaction. Il n’était pas encore parfaitement parvenu à se protéger de tout cela, à se détacher de l’horreur ambiante. La furie, les cris, les tambours ne l’atteignaient plus. Mais il y avait encore certaines visions qui faisaient flancher son esprit. Encore quelques semaines, deux ou trois cérémonies supplémentaires et il y seraient complètement hermétiques.

En attendant, il décida de laisser le reste d’humanité qui vivait encore lui s’exprimer de manière discrète. D’un geste délicat, il ferma les paupières de la défunte.

“Maudit soit-il” murmura-t-il en rohanais, sa langue natale.  Mais croyait-il vraiment en son injonction?

Il déposa le corps dans le chariot prévu à cet effet. L’ancien preux chevalier voulut d’abord la déposer délicatement dans un coin, pour préserver la dépouille. Puis il se souvint du sinistre destin qui attendait inévitablement son cadavre. D’abord écrasé sous une pile de corps avant de finir mis en pièces par les cuisiniers du Temple. Désabusé, il laissa choir le corps frêle dans la carriole et s’en éloigna sans un regard de plus pour poursuivre son labeur.

Ils suivirent ensuite le chemin habituel jusqu’aux cuisines. La première fois il avait naïvement cru qu’ils menaient les dépouilles des sacrifiés jusqu’à une fosse commune, ou du moins d’un crématorium pour se débarrasser efficacement des corps. Avec horreur, il avait découvert le recyclage dont ils faisaient l’objet. Un processus effroyable qui, pourtant, d’un point de vue purement pragmatique, faisait parfaitement sens. Cette découverte l’avait d’abord poussé à refuser de manger du ragoût immonde qu’on leur servait comme dîner. Il avait tenu quatre jours, puis il avait craqué. La faim prenait toujours le dessus sur les esprits les plus forts. Depuis, il s’était fait à l’idée que la viande humaine représentait peut-être la majeure partie de son régime alimentaire. Cette simple pensée l’aurait très certainement poussé, quelques années plus tôt, à déclarer qu’il valait mieux se donner honorablement la mort plutôt que de céder au cannibalisme. Aujourd’hui, il haussait les épaules et mangeait. Il avait faim.

À quoi bon?


Une fois leur terrible tâche accomplie, il s’approcha de Nomi qui distribuait des instructions. Learamn tendit l’oreille, cherchant à capter quelques mots en rhûnadan. Il arrivait à en saisir de plus en plus, pas assez pour comprendre le sens précis d’un ordre ou suivre une conversation mais il progressait. Il avait eu de la chance que la cheffe de l’équipe des esclaves le prenne en pitié. Elle l’avait en quelque sorte pris sous son aile, lui traduisant sommairement, et dans un Westron rudimentaire, ce que cet étranger avait besoin de comprendre pour survivre. D’autres esclaves ne se montraient pas aussi magnanimes qu’elle. Les raisons qui la poussaient à l’aider de la sorte n’étaient pas très claires aux yeux du rohirrim mais il s’en accommoder et ne chercha pas à en savoir plus. Il acquiesça d’un signe de tête, satisfait de découvrir un nouveau pan du Temple Sharaman.

Depuis son arrivée au sein du sanctuaire, il avait analysé chaque passage qu’il empruntait, scruté chaque pièce et observé chaque recoin qu’il croisait, dans l’espoir que des souvenirs de son premier séjour ici referaient surface. Il n’en fut rien. Comme s’il n’avait jamais été en ce lieu. D’ailleurs, aucun des gardes ou membres de l’Ogdâr ne le reconnut. Était-ce la conséquence de son changement d’apparence et du travail minutieux du tatoueur Arlan? Ou alors passait-il inaperçu car il n’était jamais venu ici. Ces jours-ci il lui était de plus en plus compliqué de dissocier le réel, de l’imaginaire. Il se gratta l’avant-bras qui le démangeaient depuis plusieurs jours. Une plaque rouge marquait sa peau, autour d’un curieux tatouage qu’il avait expressément voulu. Quelques semaines plus tôt, alors qu’Arlan s’apprêtait à ranger ses outils; Learamn, transi de douleur, l’avait saisi par l’épaule pour lui demander de réaliser une dernière gravure dans sa chair. Sous le regard surpris de Huru, il avait sorti de la poche de son pantalon un parchemin soigneusement plié, qu’il avait gardé auprès de lui depuis son arrivée au Rhûn. A l’intérieur se trouvait le poème, traduit par Khalmeh, qui était inscrit en runes cursives sur la peau hâlée d’Iran.  D’une voix faible, il avait demandé à ce qu’on écrive les premiers vers de la ballade sur son bras.

Il baissa les yeux et lut les premiers mots.

“Va, enfant des plaines, jeune fille au visage doux…


Cette fois-ci pourtant, il ne poursuivit pas sa lecture.

À quoi bon?


Il ne prêta pas grande attention aux gardes qui se dressaient sur leur chemin, laissant Nomi négocier leur droit de passage vers le balcon du Grand Prêtre. L’ancien capitaine resta en retrait, se faisant le plus discret possible. Malgré tout ses efforts, il était encore relativement facile de déceler ses origines étrangères. Learamn avait rapidement compris que pour survivre ici, il valait mieux éviter de se faire remarquer. Se faire le plus petit possible. Passer inaperçu. Un comble pour un rohirrim.

L’adage, pourtant, dit bien: Chassez le Naturel, il revient au galop.

Après des semaines de discrétion et d’obéissance religieuse, le tempérament de l’ancien officier refit surface d’un coup, risquant ainsi, en une poignée de secondes, de trahir sa couverture et ses origines. Pourtant la vision irréelle qu’il avait sous les yeux, avait réveillé une étincelle au fond de son âme damnée.

Elle était là.

La raison de tout ce ceci. Kryv. La devineresse qu’il avait arrachée aux griffes de l’esclavage avant de tomber captive à Lâm-Su .Celle qu’il avait juré de libérer. Des semaines durant, il avait cherché le moindre signe, l’indice le plus infime de sa présence. Durant les cérémonies, il avait constaté son absence; dans les couloirs du Temple, il avait échoué à remonter sa trace. Si bien, qu’après un temps, il l’avait cru morte. C’est à ce moment qu’il avait commencé à perdre de vue ses objectifs, que sa détermination s’était effacée pour céder plaça à une macabre routine. Dès lors, il n’avait cessé de se répéter ces trois mots.

À quoi bon?


Cette question qui le hantait vola en éclats. La réponse se tenait devant lui, flanquée de deux gardes fraîchement équipés par le Grand Prêtre. Il avait à peine remarqué leur présence, obnubilé par Kryv, voulant s’assurer qu’elle était bien réelle. Il avait entendu des récits sur des esclaves si épuisés qu’ils étaient victimes d’hallucinations. Il cligna des yeux plusieurs fois, s’attendant à la voir disparaître.

Mais elle était toujours bel et bien présente.

Leurs regards se croisèrent. Elle ne le reconnut pas. Comment en aurait-il pu être autrement? Il avait tout mis en œuvre pour devenir méconnaissable. Il voulut crier, hurler pour attirer son attention et révéler son identité.

Mais l’un des deux soldats fit rappeler sa présence d’une manière bien virile. Learamn ne vit rien venir et, sans trop savoir comment, se retrouva prisonnier de sa ferme poigne qui lui serrait le visage. L’espace d’un instant, le feu qui s’était réveillé en lui prit le dessus. D’un air défiant, il soutint le regard de son adversaire et serra le poing, prêt à répliquer. Puis, conscient des risques, il se ravisa et baissa les yeux. Comme il s’était efforcé de faire depuis son arriver. Faisant fi des vociférations de l’homme en armes, Learamn pouvait voir, du coin de l’œil, la devineresse s’éloigner lentement.

Il devait trouver un moyen de communiquer avec elle, de signaler sa présence sans pour autant se trahir. Lui montrer qu’il ne l’avait pas oublié, et qu’il était allé aussi loin pour honorer sa parole.

L’esclave avait cédé sa place au chevalier.

Il devait réfléchir vite, et bien. De par son accent en Commun, le soldat ne semblait pas être un local. Un Arnorien ayant découvert la foi de Melkor? Un Dalite en quête d’or? Il l’ignorait, mais si cet homme venait de l’Ouest, il serait plus délicat de mentir.



Il porta finalement son dévolu sur une région reculée, que peu connaissaient en détails. Le vieux maître Ovadiah lui avait jadis parlé de ces terres inhospitalières et des tribus qui y vivaient en autarcie.

“Forochel…Je suis un Lossoth…”


Il chercha à reprendre sa souffle, sa trachée toujours écrasée par les énormes doigts de son vis-à-vis. Puis, Learamn eut une idée et poursuivit en haussant la voix de manière à ce que Kryv puisse l’entendre.

“Un Lossoth venu de loin pour servir. Un village... entre la rivière Thrâkhân et le mont d’Ava.”


Une référence à des noms familiers pour la devineresse. Peut-être saisirait-elle le message et parviendrait-elle à le reconnaître. Ne restait plus qu’à espérer que le membre de l’Ogdâr n’ait pas un passé de géographe spécialiste des régions septentrionales.


#Learamn #Nomi #Kryv
Sujet: Pardonne-nous nos offenses
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Pardonne-nous nos offenses    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyJeu 29 Oct 2020 - 13:45
La suite de Fendre l'armure
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Dix ans plus tard.


Les yeux de Learamn avaient perdu l’habitude de voir la lumière, brûlante et aveuglante. Les bruits du dehors lui semblaient étouffés. Il n’entendait plus de l’oreille droite. Seule la respiration bruyante du garde sur sa gauche lui rappelait la réalité douloureuse… peut-être davantage que son corps meurtri, soigneusement passé à tabac, privé de nourriture et de sommeil pendant si longtemps qu’il en avait perdu le compte. Il lui manquait les cinq doigts d’une main. Son geôlier lui avait dit qu’il se les était rongés, plutôt que de mourir de faim. Les plaies sur son corps, pour la plupart infectées et purulentes, dégageaient une odeur insoutenable, en particulier ses pieds. Ils avaient été lacérés, et le prisonnier abandonnait des lambeaux de chair alors qu’ils trainaient sur le sol tandis qu’on le conduisait à travers un dédale de couloirs.

Le sang derrière sa tête, devenu sec, se craquelait progressivement.

Si ses dents n’avaient pas été déchaussées par un couteau chauffé à blanc quelques années plus tôt, il aurait probablement pu les serrer quand il sentit le choc de la douche glacée que lui imposa un garde armé d’un seau. L’intéressé ne fit aucun commentaire et s’écarta bientôt, permettant à Learamn de poursuivre son trajet, tremblant, gelé jusqu’aux os, semant sur son passage les parties de son corps dont il n’avait plus l’usage. Un de ses orteils, qu’il avait commencé à ronger plus tôt, se détacha et disparut dans les ténèbres. Une odeur d’encens le prit soudainement à la gorge, l’empêchant pendant un bref instant d’avoir conscience de sa propre puanteur.

Il était un cadavre en sursis, attendant patiemment de recevoir la mort.

L’ultime présent.

Le soleil brillait de mille feux, et lui déchirait la rétine, l’empêchant de voir à un mètre. On le força à s’agenouiller, et ses pauvres os manquèrent de se briser en heurtant le sol de pierre. Les gardes le maintenaient par les épaules, tirant sur son crâne rasé pour maintenir sa tête droite et le forcer à regarder son interlocuteur, dont l’identité ne faisait pas le moindre doute. Grand, bien bâti, il avait des traits curieusement familiers. On aurait dit un homme du Rohan, jeune et vigoureux, mais avec un regard noir comme les ténèbres… noir comme le cœur de Melkor lui-même. Il toisait Learamn de toute sa hauteur, et s’adressa à lui dans une langue qu’il ne comprenait pas. Les mots le frappaient comme des coups de ceinture, mais il n’était pas autorisé à se rouler en boule pour s’en protéger.

L’homme s’approcha.

Il exigeait une réponse.

Coups et larmes plurent de plus belle. Learamn sombra dans l’inconscience, s’abandonnant à la nuit, de laquelle il fut encore arraché avant la fin des temps. De nouvelles plaies étaient apparues sur son corps, recouvrant les cicatrices les plus anciennes, traçant des figures complexes sur sa peau parcheminée, mouchetée de tâches de vieillesse. Il saignait du nez, et le goût métallique du précieux liquide vermillon, la seule monnaie d’échange digne de ce nom en ce monde, lui rappelait qu’il n’avait pas bu depuis des siècles. Ironiquement, étancher sa soif par ce moyen finirait par le tuer…

Si seulement il en était de même pour le dieu sombre.

Il ne put que lever les yeux en entendant de nouveau la voix résonner. Elle appartenait toujours à l’homme du Rohan aux yeux maléfiques. Cette fois, pourtant, il était assis sur un trône de pierre qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Lyra. La grande salle, cependant, paraissait différente. Elle n’était pas plongée dans les ténèbres mystérieuses de Blankânimad, bien au contraire : elle était éclairée par de grandes ouvertures percées dans le plafond, et les colonnes de lumière dévoilaient toute l’horreur de la scène. En guise de décoration, des cadavres décharnés offerts à Melkor. En lieu et place des tentures, d’immondes oriflammes teintées de sang, le même qui se répandait sur le sol et s’incrustait dans les pierres de la Salle Rouge. La grande salle de sacrifice du Temple de Sharaman.

A la gauche du maître des lieux, se trouvait un autre trône, plus modeste, sur lequel avait pris place un visage familier. Learamn ne pouvait pas ne pas reconnaître Kryv. La devineresse. Elle était vêtue comme une reine, dans une longue robe vermillon qui tranchait avec la pâleur extrême de sa peau fardée. Raide comme une lame, elle demeurait parfaitement immobile. C’était à peine si elle respirait. Malgré les années, elle n’avait pas changé le moins du monde, si ce n’étaient ses yeux. Jamais le Rohirrim ne les avait vus aussi triste. Elle posait sur lui un regard affligé qui trahissait l’horreur de sa condition. Blessé jusqu’au point de non-retour, mort-debout dans l’attente du coup de grâce qui viendrait mettre un terme à une existence de souffrance, il était voué à Melkor et ne pourrait trouver de salut que dans la fin qui était promise… quelle qu’elle fût.

L’homme reprit la parole, et toujours la douleur.

Éternelle.

La nuit succéda au jour. Le jour à la nuit. Si rapidement que le temps semblait être devenu une succession d’éclairs lumineux que même des paupières fermées ne pouvaient pas stopper. L’orage silencieux finit par prendre fin dans une grande clameur. Des dizaines de bouches affamées de carnage, enragées, le poing levé, les yeux vicieux, les dents tranchantes. Des bêtes sauvages, une meute tout entière, Albyor déchaînée. Ils insultaient Learamn, le bousculaient dès qu’ils le pouvaient, sans la moindre considération pour son corps malingre qui ne pouvait que péniblement supporter le contact des haillons qui lui servaient de vêtements. Même le bétail que l’on conduisait à l’abattoir était traité plus dignement.

On lui fit monter difficilement quelques marches, qui conduisaient sur une estrade. Les années n’avaient pas changé le visage d’Albyor. La cité était toujours aussi nauséabonde, répugnante, douloureusement écœurante. Il en faisait partie désormais. Son sang, versé par le poignard émoussé que tenait fermement ce bourreau au visage fou, irait colorer les pavés de la Cité Noire, que le Grand Prêtre Jawaharlal s’efforçait de faire devenir une Cité Rouge. Il n’en était plus très loin, désormais. En dix ans, il était certain que son pouvoir n’avait fait que croître, et rien ni personne au Rhûn ou dans le reste de la Terre du Milieu ne pouvait décemment s’opposer à lui désormais. Le triomphe de Melkor était total.

Learamn fut conduit devant un gibet qui n’était pas destiné à le pendre par le cou, comme il aurait pu le penser, mais bien à le suspendre par les poignets au-dessus du sol. Dans son état, le bourreau n’aurait aucun mal à le hisser la force des bras, tant il avait perdu de poids depuis sa captivité. Il était à peine plus lourd qu’un sac de blé. On l’attacha, la corde cisaillant ses poignets au moins autant que les cris de la foule déchiraient ses oreilles tandis que ses pieds quittaient le sol progressivement.

Offert en sacrifice, la dernière vision de Learamn serait celle d’un peuple hostile, qui le détestait et le vouait aux pires tourments dans l’après-vie. Pouvait-il voir, par-delà les premiers rangs de fidèles zélés qui s’étaient massés pour assister à son exécution publique, les habitants d’Albyor forcés de prendre part à ce spectacle malsain, dont les regards trahissaient leur dégoût et leur mépris pour les serviteurs de Melkor ? Gagnerait-il les terres de ses ancêtres le cœur plein de haine pour ceux qui l’avaient tué, ou ménagerait-il une place pour la compassion et le pardon à l’endroit de ce peuple soumis à des forces qui le dépassaient.

La lame s’éleva dans les airs, au rythme des tambours.

Le bourreau n’entendait pas simplement le tuer. Il avait l’intention de le dépecer devant la foule, de le faire saigner pour contenter le dieu sombre, de répandre ses viscères sur le sol pour réaffirmer pleinement la puissance du culte Melkorite, et ainsi faire passer un message très clair à la population d’Albyor : « vous ne voulez pas vous opposer aux prêtres de l’Ogdâr », le bras armé du Temple de Sharaman. Ce n’était pas seulement un sacrifice, ce n’était pas seulement un acte religieux de la part d’esprits malades rendus insensibles à la violence… C’était une déclaration politique, un manifeste.

Il y eut un cri dans la foule, puis un autre, et encore un autre.

Une agitation fébrile, presque extatique, qui oscillait entre la colère et la terreur, entre l’effroi et l’indignation. Le premier sang avait été versé. Learamn tomba à genoux, alors que tout autour de lui des voix s’élevaient. Des silhouettes l’entouraient, fantômes du passé, du présent et de l’avenir, décidés à se disputer les restes de sa carcasse. On lui tirait le bras, les jambes, et bientôt il fut soulevé du sol, comme emporté par les Valar vers un autre monde.

- Uruk ! Uruk ! Criaient les spectateurs qui assistaient à ce miracle.

Le sang coula de nouveau, alors qu’une lame argentée tailladait les ombres en se frayant un chemin sanglant à travers la traîtrise et la noirceur. Il y eut des cris, des sanglots, et toujours de sinistres éclairs qui venaient éclater en un océan de couleurs derrière ses paupières closes.


~ ~ ~ ~


- Learamn ? Bon sang, Learamn ! Vous m’entendez ?

La voix était impérieuse et inquiète. On s’affairait autour de lui. Un juron, de nouvelles directives criées dans une langue qui n’était pas du Westron, tandis que quelqu’un lui ôtait délicatement sa chemise. Les mots fusaient, des bruits de pas, des silhouettes furtives passant dans l’angle mort de son champ de vision.

- Learamn ! Restez avec moi, ne vous endormez pas.

Quelques petites tapes sur sa joue, comme des coups de marteau. Un rugissement, des chaises déplacées. D’autres voix. Une cacophonie. Le temps semblait avoir sa volonté propre, se compressant et se dilatant si bien que les minutes paraissaient être des années, mais que les années semblaient être des semaines. Combien de temps passèrent-ils à s’affairer ainsi autour de lui, comme une armée d’araignées tissant patiemment leur toile, enserrant son corps dans une gangue protectrice et mortelle ? Combien de jours passés dans cet état entre le cauchemar et l’hideuse réalité ? Combien de mois pour émerger peu à peu des brumes des geôles du Temple de Sharaman ? Combien d’années pour s’en affranchir totalement, et ne plus trembler en entendant les murmures du vent, les pas feutrés sur la pierre, le grincement d’une porte, ou le premier rayon de soleil du jour naissant ?

Une éternité.

Peut-être deux.

- Learamn… Vous me reconnaissez ?

Cette voix… Ce visage… Malgré l’inquiétude qui se peignait sur ses traits, des cernes de plusieurs jours, et une lueur peinée au fond du regard, l’identité de cet homme ne faisait pas le moindre doute. Il avait trop voyagé en compagnie de Khalmeh pour ne pas le reconnaître.

- Ah, oui… vous me voyez enfin… Bienvenue parmi nous, Learamn…

Il eut un sourire triste, alors qu’il passait la main sur le front de l’ancien capitaine, écartant les mèches de cheveux bruns pour vérifier s’il n’avait pas de fièvre :

- Les effets de la drogue commencent seulement à s’estomper… J’ai cru que vous ne reviendriez jamais… Est-ce que vous vous souvenez de quelque chose, mon ami ? Leur avez-vous dit quoi que ce soit ?

L’empressement de Khalmeh était troublant. Il parlait vite, sans prendre la peine de cacher son anxiété. Son visage éclairé faiblement à la lueur de quelques bougies, dans cette pièce sans fenêtres, était soucieux comme jamais encore Learamn n’avait pu le voir. Ses pensées étaient tournées vers quelque chose, sans qu’il prît la peine d’en révéler la nature à son compagnon de route.

- J’ai besoin de savoir, Learamn… Que leur avez-vous dit pour qu’ils décident enfin de vous condamner à mort ?


#Khalmeh #Jawaharlal #Kryv
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 13 Oct 2020 - 13:45

La barge filait silencieusement sur le fleuve, le calme revenu depuis que le géant s’était éteint. Sa rébellion passagère mais meurtrière avait secoué les fidèles de Melkor, qui comptaient désormais leurs morts. A lui seul, ce titan avait tué cinq combattants parmi les meilleurs du Temple, et en avait blessé deux. Durno lui-même aurait pu y passer, s’il n’avait pas eu une chance inouïe. La reine Lyra, de toute évidence, avait envoyé des soldats compétents pour faire ses basses besognes… Maintenant qu’il n’était plus, ils pouvaient librement rejoindre Albyor, et apporter la bonne nouvelle au Grand Prêtre.

Ils venaient de faire un pas énorme vers la victoire finale.

- Allons, compagnons, fit Durno, ayez meilleure mine ! Malgré la résistance des incroyants, nous avons remporté la victoire, et nous revenons triomphalement au temple de Melkor. Jawaharlal lui-même nous accueillera et nous rendra les honneurs qui nous sont dus. Au nom de Melkor !

- Loué soit-Il !

- Au nom de Melkor !! Répéta-t-il, plus fort cette fois.

- Loué soit-Il !

Les hommes parurent oublier pendant l’espace d’un instant la guerre, la mort de leurs compagnons, et la terreur qu’ils avaient éprouvés face au géant. Il ne leur restait plus que la satisfaction d’avoir mené à bien le combat de leur nouveau maître, et d’avoir remporté en son nom une victoire décisive sur les forces de la reine Lyra. Durno, cependant, s’efforçait d’être vigilant. Ses hommes avaient besoin de rester motivés et concentrés. La débâcle qu’ils avaient subie au moment de la chute de l’Ordre avait laissé une cicatrice profonde dans leur âme, et aucun d’entre eux ne souhaitait revivre le sinistre exil, la peur permanente, et le sentiment d’abandon d’une rare violence qu’ils avaient éprouvé quand l’organisation s’était écroulée sur elle-même, comme un château de cartes. Considérant qu’ils semblaient avoir retrouvé la foi, il se détourna d’eux un instant, et envisagea la suite des opérations.

Hélas, il n’avait aucun moyen de contacter Albyor pour le moment.


~ ~ ~ ~


Au fond de la cale humide et puante, Kryv reprit peu à peu ses esprits, accueillant la vie et la conscience comme un bébé venant au monde.

Douloureusement.

Elle avait l’impression d’avoir été passée à tabac minutieusement, et tous ses muscles lui faisaient mal d’avoir été contractés aussi violemment pendant qu’elle était prise de convulsions incontrôlables Le phénomène n’était pas nouveau chez elle, mais cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu de telles visions, des éclairs de souffrance et de mort qui s’imposaient à son esprit comme si c’était elle qui se tenait sous la lame du Grand Prêtre Jawaharlal, elle que l’on sacrifiait au Dieu Sombre, encore et encore. Elle percevait encore distinctement le goût de l’acier sur sa langue, sentait sur sa poitrine le sang chaud qui s’écoulait de sa gorge ouverte, et tremblait de ne pouvoir rien faire pour chasser la sensation désagréable des chaînes attachées à ses poignets qui lui rongeaient la peau.

Il lui fallut quelques secondes pour retrouver pleinement la mesure de ses moyens… et quelques secondes de plus pour se rendre compte qu’elle était seule.

Learamn, son allié, son protecteur et son libérateur, était parti.

Pendant un bref instant, la panique s’empara d’elle, et elle sentit l’angoisse faire remonter de sinistres visions à la surface, qu’elle s’efforça de dompter en respirant profondément. Le calme et la sérénité étaient des outils puissants pour contrôler ses émotions exceptionnellement fortes, même si dans ces circonstances il était évidemment bien plus difficile d’y parvenir. Elle trouva la force de déplier ses longues jambes fuselées, et tendit le cou pour observer par-dessus la caisse derrière laquelle elle se trouvait cachée.

- Learamn ? Chuchota-t-elle faiblement.

Elle n’aurait su dire si l’absence de réponse était due à la solitude la plus complète dans laquelle elle était plongée, ou bien au fait que son murmure eût été à peine assez fort pour porter à plus d’un mètre. Terrorisée, elle n’osait pas parler plus fort au risque d’attirer une attention bien malvenue. Sur ce navire infernal, dont les fidèles de Melkor avaient probablement pris le contrôle désormais, elle devait considérer tout un chacun comme un ennemi potentiel. Les serviteurs du temple de Sharaman n’étaient pas des hommes avec qui elle pouvait espérer négocier…

Alors qu’elle observait le lointain, ses yeux s’habituaient peu à peu à la pénombre qui l’entourait, seulement rompue par la lumière blafarde des étoiles qui pénétrait par quelques ouvertures dans le plafond, et par la présence d’une torche au loin. Elle discernait mieux les caisses innombrables, soigneusement entassées, comme le trésor de guerre d’un dragon avide. Si chacune d’entre elles contenait armes, armures, casques et boucliers comme elle l’avait vu, alors elle comprenait mieux pourquoi Learamn et ses compagnons avaient absolument tenu à récupérer le tout avant que le navire parvînt à Albyor. Elle comprenait aussi, en parallèle, pourquoi le Grand Prêtre avait envoyé ses meilleurs hommes, commandés par Durno, pour mettre la main sur le butin. Ce navire pouvait changer le rapport de force au Rhûn, voire même en Terre du Milieu, si les ambitions de Jawaharlal se portaient au-delà des frontières du grand royaume oriental. Kryv comprit alors que Learamn en était arrivé aux mêmes conclusions, et son absence ne pouvait signifier qu’une chose.

Il allait essayer de mettre des bâtons dans les roues de Melkor…

Elle se leva, encore incertaine sur ses jambes, et ne sachant pas trop ce qu’elle pouvait faire, mais résolue à empêcher Learamn de commettre une erreur fatale. S’il décidait d’attaquer à lui seul les Melkorites, comme elle le suspectait, il pourrait peut-être en tuer un ou deux, avec de la chance, mais le nombre aurait raison de lui. C’était un suicide, mais la bête de guerre en lui se préoccupait-elle des conséquences de son acte, ou souhaitait-elle simplement périr glorieusement, en emportant autant d’ennemis que possible avec elle ? Elle devait empêcher Learamn de sacrifier sa vie inutilement. Il y avait sans doute un autre moyen.

Alors qu’elle s’apprêtait à partir, elle entendit un bruit suspect, et vit une ombre glisser furtivement devant son champ de vision. Trop rapide pour qu’elle pût l’identifier avec certitude, mais elle devina qu’il s’agissait d’un homme essayant de toute évidence de ne pas être vu. Elle-même se mit à l’abri, en retrait, observant la situation en essayant de se faire la plus discrète possible. Elle avait encore la dague de Learamn, mais n’avait pas particulièrement hâte de s’en servir… Des pas irréguliers se firent entendre dans le petit escalier qui menait jusqu’à leur section. Un homme descendait, portant une petite lanterne entre ses mains. Ses chausses étaient déchirées au niveau de la cuisse droite, et il peinait à se déplacer à cause de ce qui devait être une longue estafilade que l’on avait soignée à la va-vite pour lui permettre de marcher. Le bandage qui entourait sa blessure était imbibé de sang, et aurait dû être changé depuis longtemps.

Le malheureux n’eut pas le temps de crier à l’aide qu’une main se plaqua sur sa bouche, et il bascula en arrière, emporté par son propre poids et par la pression irrésistible d’un homme déterminé à le mettre à terre. Une lame apparut dans son champ de vision, et se posa sur sa gorge, tandis qu’il levait les mains bien haut pour montrer que lui-même n’était pas armé. Le tout avait duré moins de trois secondes, qui avaient suffi à Ezziz pour se mettre à pleurer à chaudes larmes. Il avait survécu miraculeusement à la furie des Melkorites, et la perspective de mourir subitement le terrorisait encore plus que la première fois.

Profitant de ce que Learamn desserrait légèrement son étreinte, il se mit à supplier à voix très basse :

- Pitié, pitié, pitié messire, pitié ne me tuez pas, pitié, pitié, pitié, j’ai rien fait de mal, je vous jure, je vous jure, j’ai rien fait…

Il pleurait de plus en plus, et à ce rythme il risquait bien d’attirer l’attention d’une oreille indiscrète. Par une nuit calme, les suppliques étouffées d’un homme s’entendaient aussi bien que les hurlements d’un mourant.

Kryv, terrée dans un coin, observait la situation sans trop oser bouger. Elle souhaitait aider Learamn, mais pour l’heure il avait la situation bien en main, et elle préférait éviter d’envenimer les choses en donnant au Rohirrim le sentiment qu’il était attaqué de toutes parts.

Qui pouvait dire comment il aurait réagi, alors ?
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 29 Sep 2020 - 10:17

Ils ne pouvaient ni se cacher, ni fuir.

Le navire les piégeait aussi sûrement qu’une souricière, coupant leur retraite, les emmenant toujours plus profondément dans les cales depuis lesquelles ils pouvaient entendre les hurlements déchirants de l’équipage que l’on massacrait. Leurs ennemis étaient déterminés, et nul ne se dresserait sur leur chemin sans en subir les conséquences. Une mort immédiate, qui était peut-être préférable à toutes les tortures qu’on leur infligerait s’ils étaient pris vivants. Kryv frissonnait de la tête aux pieds, agitée de tremblements nerveux chaque fois qu’elle percevait un nouveau cri. C’était comme si une part d’elle mourait à chaque fois qu’une vie s’éteignait, et elle en avait presque le souffle coupé et les larmes aux yeux…

Elle suivait aveuglément le Rohirrim, qui s’efforçait de la rassurer comme il le pouvait. Ce n’était pas la perspective de sa propre fin qui l’inquiétait le plus, cependant… c’était de savoir ce que ses ennemis feraient d’elle et de ses étranges capacités s’ils la reconnaissaient et décidaient de la mettre au service de sombres desseins.

Elle trébucha sur une marche inégale, et manqua de s’écrouler.

- Ce sont des hommes du Grand Prêtre. Je reconnais leur chef, Durno…

Rien d’autre ne sortit de sa bouche, tant la terreur la pétrifiait. Le Grand Prêtre, Jawaharlal en personne… L’idée même entrer à son service et de faire les basses besognes d’un homme tel que lui avait de quoi lui donner la nausée. Les sévices qu’elle endurerait avant de finalement céder à ses sombres désirs de pouvoir et de conquête ne seraient qu’une goutte de sang dans l’océan de ses tourments, quand il aurait enfin réussi à la briser. Des images d’une rare violence firent irruption dans son esprit, s’imposant à elle en une vision saisissante dont elle ne pouvait pas se détourner. Incapable de bouger, les yeux grands ouverts, elle fixait le lointain en y voyant non plus la cale et la promesse d’une mort douloureuse, mais bien la perspective encore plus terrible d’une vie entière de servitude…


- Kryv

Elle cligna des yeux. Jawaharlal se tenait là, le corps brisé par les innombrables scarifications qu’il s’était infligé lui-même, mais l’esprit toujours alerte et vif. Elle était parfaitement soumise à la volonté de ses yeux délirants, qu’il plongeait en cet instant dans les failles de son esprit, pour en extraire la vérité.

- Oui, mon maître…

Les mots sortaient mécaniquement de sa bouche, et le Grand Prêtre s’approcha d’elle, tendant une main blême vers sa gorge. On aurait dit les griffes acérées d’un faucon, prêtes à lui transpercer la chair.

- Kryv… Essaie encore de lire Son avenir… Tu dois y arriver… Je sacrifierai autant d’âmes que nécessaire. Même si pour cela je dois immoler la moitié de ce royaume…

Des larmes se mirent à couler sur les joues de la jeune femme, au moment où les doigts du Grand Prêtre se refermaient sur elle.




- Learamn !

Le cavalier venait de surgir dans son univers, à tel point qu’elle avait sursauté en le voyant, alors qu’il se trouvait à seulement quelques centimètres de son visage. Combien de temps était-elle restée dans cet état ? Quelques secondes ? Quelques heures ? Probablement un bref instant, car elle était toujours vivante, libre, et les bruits de combat continuaient de résonner derrière eux. Elle cligna des yeux, revenant à la réalité. La cale. L’obscurité. Les Melkorites…

Fuir.

- Venez, fit-elle en se relevant. Nous ne devons pas rester ici.

Learamn l’arrêta un instant, et entreprit de lui offrir sa dague. Une arme dérisoire face à la menace qui les poursuivait, mais qui pouvait effectivement se révéler utile le moment venu. Kryv ne put s’empêcher de manifester de la surprise. C’était la première fois de sa vie qu’elle se voyait confier une arme : les maîtres n’aimaient pas donner de tels objets à leurs esclaves en règle générale, et elle-même n’avait dû tenir une lame effilée qu’une poignée de fois dans sa vie. Sentir le poids de cet instrument de mort entre ses doigts lui rappela qu’elle était désormais libre, et en capacité de prendre ses décisions. Vivre ou mourir. Combattre ou attendre sagement la fin qui lui était promise. Prendre sa propre vie, si elle l’estimait nécessaire.

Elle contempla l’objet pendant un bref instant.

Learamn avait-il songé à cette éventualité ? Lui confiait-il une arme de sorte qu’elle préservât sa liberté dans l’après-vie, plutôt que d’être constituée prisonnière ? Ou bien espérait-il seulement qu’ainsi armée, elle lui apporterait un appui décisif dans le combat qu’ils seraient contraints de mener ? Elle avait ressenti toute la fureur de ses sentiments contradictoires, et décelait en lui un désir profond de mourir au champ d’honneur, couplé à une rage de vivre qu’elle n’avait encore jamais rencontrée. Ils étaient peut-être plus proches qu’elle ne l’avait pensé à l’origine.

- Merci, lâcha-t-elle sans parvenir à mettre dans ce simple mot la moindre émotion.

La situation demeurait critique pour les deux fugitifs, qui n’étaient pas encore sortis d’affaire. Learamn, fort heureusement, semblait savoir où il allait. Il naviguait dans le navire avec aisance, et les conduisit jusqu’à la fameuse marchandise qu’ils étaient censés transporter jusqu’à Blankânimad. L’objet de toutes les convoitises, qui semblait déchaîner les passions ici à Albyor, et inquiéter la reine au premier chef. Kryv ne put s’empêcher de marquer un temps d’arrêt quand Learamn abattit son épée sur le cadenas qui fermait l’une d’entre elles.

- Vous êtes sûre que… ?

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, que déjà le Rohirrim se penchait sur le trésor, qui les laissa tous deux passablement stupéfaits.

La situation était bien pire qu’ils le pensaient…


~ ~ ~ ~


L’odeur du sang ne dérangeait pas particulièrement Durno. C’était préférable, d’ailleurs, quand on travaillait au service du Grand Prêtre de Melkor, car depuis peu les exécutions s’enchaînaient et laissaient à peine le temps aux serviteurs de nettoyer le sol. Les dalles de pierre de la grande salle d’exécution étaient d’ailleurs incrustées de sang séché au point que les esclaves l’appelaient familière la « salle rouge ». Un nom qui lui convenait tout à fait.

- Capitaine, tout le monde est à bord.

- Bien, fit l’intéressé. Larguez les amarres, on y va. Cap sur Albyor, et que ça saute.

Le navire ne tarda pas à se mettre en branle, sous l’action combinée de quelques rameurs descendus dans le ventre du navire pour le manœuvrer, et de trois bateliers qui lui donnaient l’impulsion et la direction. A ce rythme-là, ils arriveraient dans moins d’une journée. Durno jeta un dernier regard à Lâm-Su, s’estimant satisfait de l’opération… Trois de ses hommes étaient morts face au colosse, et deux avaient été blessés par les marins, mais c’était bien tout. Un mince prix à payer en échange de la perspective de ramener au Grand Prêtre la si précieuse cargaison.

Il se détourna de la tour de garde, dont les administrateurs sortaient timidement pour récupérer la dépouille de leur chef, et se concentra sur les hommes dont il avait désormais la charge. Les marins qui n’avaient pas été passés par le fil de l’épée étaient blessés ou inconscients. Ou les deux. Ils n’étaient plus que quatre en vie, et les soldats s’occupaient de leurs blessures pour éviter leur mort prématurée. Ils pouvaient encore servir Melkor : Jawaharlal avait toujours besoin de nouveaux sacrifices. Ceux-là se tiendraient tranquille tant qu’ils penseraient que la liberté se trouverait au bout du voyage, ce que Durno était déterminé à leur faire croire.

C’était l’autre prisonnier qui l’intéressait davantage.


Ses hommes avaient eu fort à faire pour le maîtriser, et il avait le sang des fidèles de Melkor sur les mains désormais : un crime passible de mort devant le tribunal de l’Ogdar, devant lequel Durno espérait bien pouvoir le conduire au terme de leur voyage… Mais d’abord, il avait besoin de lui soutirer des informations, de comprendre qui il était, et pourquoi il se trouvait là. On le fit amener péniblement, avant de le jeter à terre où il demeura là, étendu, s’étouffant à demi dans son propre sang. Il ne s’était pas laissé prendre sans combattre, et souffrait de nombreuses blessures plus ou moins graves. Une lame avait perforé son abdomen et s’était glissée entre ses chairs ; pas assez profondément pour le tuer d’un seul coup, mais assez pour l’affaiblir considérablement. C’était pourtant le coup de taille à l’arrière de la cuisse qui avait eu raison de lui. Incapable de tenir debout, il était devenu une proie facile pour les Melkorites qui s’étaient vengés sans ménagement. Le nez cassé, la lèvre éclatée et le visage tuméfié, le Fléau de l’Ouest ressemblait à un ours dompté, le jour de sa mise à mort.

Durno savourait sa victoire.

++ Qui toi être ? ++ Demanda-t-il dans un rhûnien toujours aussi approximatif. ++ Garde ? Hm ? Protecteur ? ++

Thrakan ne répondit rien, essayant de reprendre son souffle et quelques maigres forces. Durno ne lui en laissa pas le loisir, et lui écrasa l’épaule de son pied pour se rappeler à son bon souvenir.

++ Toi parler ? Hein ? Toi parler vite. Qui toi être ? ++

++ Je être garde ++ ironisa le géant dans une réponse dont la subtilité échappa à Durno. ++ Où est la femme ? Où est-elle ? ++

Il s’agita, retrouvant soudainement ses forces titanesques, prêt à les déchaîner sur le capitaine. Percevant sa furie, Durno appuya encore plus fort afin de le maintenir au sol, et répondit d’une voix mauvaise :

++ Elle être morte. Elle… résister. Inutile ! Et toi ? Résister aussi ? ++

Le Fléau n’entendit pas la question, focalisé sur la première information qui venait de parvenir à son cerveau embrumé. Ava ? Morte ? Tuée par ces chiens ? Ce n’était pas possible ! Tout simplement pas possible… Aurait-il osé ? En se souvenant de la rapidité avec laquelle Durno avait tué le régent de Lâm-Su, Thrakan comprit que la mort d’Ava ne pesait pas bien lourd sur la conscience du sédéiste de Melkor. Il se croyait tout puissant, et le statut de la jeune femme l’indifférait au moins autant que celui de son prisonnier actuel. Tout ce qu’il entendait obtenir, c’étaient des réponses à ses questions. C’était pourtant sans compter sur la colère insoupçonnée du géant, qui se releva avec une force étonnante, jetant Durno au sol en lui balayant le pied.

++ TU VAS MOURIR, SALE CHIEN !! ++

À la surprise générale, Thrakan se redressa, immense et fier. Il n’était pas désarmé, tant ses mains gigantesques ressemblaient à des massues. Les torches que tenaient les gardes étendaient son ombre démesurée comme un voile sur Durno, dont le regard sembla soudainement empli d’une crainte nouvelle chez lui. Il avait sous-estimé cet adversaire, comme un chasseur trop confiant s’approcherait d’un prédateur blessé, oubliant et les crocs et les griffes et la rage meurtrière d’une créature née pour tuer. Dans les yeux de Thrakan, on pouvait lire une vérité indépassable… Il y aurait des vies brisées ce soir.

La vie du capitaine fut prolongée in extremis quand un de ses soldats, chétif comme un fétu de paille, tenta d’embrocher le géant barbu. Il eut la mâchoire anéantie par le coup de poing dévastateur qui le cueillit en plein vol, et son cou lâcha un craquement sinistre en percutant le bastingage. Son corps flasque glissa sur le pont et s’immobilisa, pas un souffle ne sortant de sa poitrine. Le second n’eut pas le temps de réagir, que déjà il basculait par-dessus bord sous l’impact terrible qui lui enfonça la cage thoracique. Le coup, aussi puissant que si un marteau s’était abattu sur lui, avait fait décoller ses pieds du sol comme s’il ne pesait rien.

La furie de Thrakan semblait n’avoir aucune limite, mais il savait pourtant qu’il était encerclé et en grand danger ici. Il avisa les autres Melkorites qui, alertés par le vacarme, quittaient leur poste en toute hâte pour venir arrêter la machine de guerre désormais réveillée. Ils s’emparaient de leurs armes, bondissaient sur leurs pieds, en espérant arriver à temps pour l’empêcher de prendre la vie de leur chef. Mais c’était trop tard. Rien ne pouvait plus arrêter le Fléau désormais, entré dans une folie furieuse dont il ne sortirait pas avant de les avoir tous massacrés. Il se retourna pour porter le coup de grâce à Durno, et lui faire payer son crime odieux… d’avoir tué Ava, cette âme si innocente et pure.

Leurs regards se croisèrent, alors qu’un vent glacial se levait sur leurs épaules.

Le duel s’acheva avant même de commencer.

Thrakan lâcha un gémissement, et en baissant les yeux, il put voir la lame en acier plantée dans son torse. Durno ne put s’empêcher d’avoir un bref mouvement de recul quand le géant tenta une ultime ruade dans sa direction. Un éclair de terreur passa dans ses yeux, comme s’il doutait maintenant de la capacité de l’acier à arrêter le monstre. Était-il même humain ? Pouvait-il défier ainsi un serviteur du Dieu Sombre et s’en tirer ? Le capitaine implora silencieusement les forces ténébreuses dont il s’enveloppait quotidiennement, priant pour obtenir la victoire, et pour voir le monstre chuter comme tous ceux qui se dressaient face à Jawaharlal, maître d’Albyor. Melkor lui accorda finalement son appui, et la tentative du Fléau se mua en un échec cuisant lorsque ses genoux heurtèrent le sol douloureusement.

++ Ava… ++

Sa voix se brisa en un sanglot. Durno, haletant, s’éloigna encore un peu par prudence, mais il ne craignait plus rien désormais.

++ Ava… ++

Un dernier mot, lâché dans un dernier souffle.

La vie quitta Thrakan, et son corps s’écroula sur le côté, comme s’il n’avait été qu’une marionnette dont les fils venaient soudainement d’être sectionnés.

Une larme solitaire perla sur sa joue.


~ ~ ~ ~


Serrée fermement dans les bras de Learamn, Kryv tremblait de tout son long. Pas de froid, car il faisait lourd dans les cales ; pas de peur, car hélas elle était absorbée par des émotions bien plus fortes en cet instant. Son esprit lui envoyait une succession de visions dont le sens lui échappait totalement, mais qui s’imposaient encore à elle, toujours plus violentes, toujours plus douloureuses. Elle s’était mise à crier, à gémir, à pleurer, à se débattre, au point que Learamn avait dû l’emmener dans un abri sûr et l’empêcher physiquement de faire trop de bruit, au risque qu’elle révélât leur position.

Elle finit par revenir à elle, en nage et complètement dépassée par la force de ces plongées dans le passé et l’avenir qui la secouaient comme rarement encore dans sa vie.

- Learamn…

Sa voix était très faible, ce qui convenait parfaitement à la situation et à leur impératif de discrétion, bien que pour le moment ils n’eussent pas encore été repérés. Il semblait, les hommes de Durno n’avaient pas conscience de leur présence à bord, car ils ne paraissaient pas les rechercher particulièrement, sans quoi ils n’auraient pas manqué de les trouver, terrés au fond du navire. Cependant, ils étaient passés vérifier la cargaison, et pouvaient revenir à tout moment.

- Learamn… J’ai vu des choses… Des morts… Par centaines…

Il aurait été facile de dire qu’elle divaguait, ou qu’elle affabulait. Cependant, elle avait l’air de croire sincèrement à ce qu’elle voyait, et la peur dans ses yeux n’était pas feinte. Elle qui paraissait d’ordinaire si détachée de tout dévoilait une fragilité presque totale, comme un enfant face à un monde cruel.

- Les Melkorites, Learamn… Tellement de sang… Tellement, tellement…

Elle s’était mise à pleurer. Ce n’était pas la première fois depuis qu’elle était propulsée dans ses visions. Cette fois, cependant, la fatigue l’emporta sur le reste, et elle sombra dans un sommeil agité, troublé sans doute par de nouveaux rêves.

Pour un temps, elle échappait au cauchemar du présent, dans lequel Learamn était quant à lui piégé. Piégé dans la cale puante d’un navire à destination d’Albyor, le dernier endroit en Terre du Milieu où il aurait souhaité être. Piégé dans l’incertitude de ne pas savoir ce qu’il était advenu de ses compagnons. Thrakan, Khalmeh, Ava… Ils avaient tous disparu, peut-être capturés par les hommes de Durno, peut-être pire…

Que lui restait-il, désormais ?

Sa mission ? Était-il encore en mesure de l’accomplir dans ces circonstances ? Pouvait-il faire autre chose que sauver sa vie, et quitter cet endroit de malheur ? Mais pour aller où ? Y avait-il un seul endroit où lui et Kryv pouvaient être en sécurité ? Ils n’avaient ni alliés, ni appuis… Quitter Albyor serait impossible compte-tenu de l’emprise du Grand Prêtre… La seule chose dont disposait Learamn pour le moment, c’était de temps pour réfléchir.

De temps, et d’un immense trésor.

Des centaines, non des milliers d’armes et d’armures soigneusement rangées dans les cales d’un navire apparemment quelconque. Des armes comme on n’en fabriquait pas dans le monde des Hommes. Le métal était bien trop léger et trop résistant, trop bien travaillé… La dernière fois que le jeune cavalier avait aperçu de telles pièces, elles étaient fièrement portées par les représentants des Naugrim. Celles-ci, en revanche, avaient été conçues pour être portées par des Hommes, et quiconque mettrait la main dessus pourrait constituer une force redoutable.

Du temps, et assez d’armes pour équiper au moins cinquante éored.

Il ne lui restait plus qu’à trouver quoi en faire.
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyJeu 17 Sep 2020 - 17:33

Un assassin.

C’était ce que Learamn était devenu en l’espace d’une seconde, quand il avait pris la décision de mettre fin à une existence pour en sauver une autre. Pas au cours d’un duel honorable l’épée à la main, pas à la suite d’un accident ou d’un geste involontaire… non. Il avait délibérément ôté la vie d’un homme sans défense. Toutes les justifications qu’il pouvait essayer d’apporter ne changeraient rien à la sinistre vérité.

En entendant la voix du Rohirrim qui l’appelait, Kryv était descendue précautionneusement, pour découvrir la scène de crime. Elle avait retenu un cri d’horreur, et avait fiché ses yeux dans ceux déterminés de Learamn, qui la dévisageait avec un mélange de rage contenue et d’indifférence. Étrange entre-deux dans lequel il semblait se complaire. La mort qu’il venait de donner ne paraissait pas l’émouvoir particulièrement, comme si les doigts griffus de Melkor glissaient sur ses épaules, sans parvenir à l’attirer dans le royaume de la culpabilité.

- Vous l’avez tué ? Demanda-t-elle sans y croire tout à fait.

Pour une devineresse, elle semblait particulièrement surprise. A croire que les actions de Learamn n’entraient pas le spectre de ce qu’elle pouvait prévoir. Elle se donna une contenance en dépit de la situation, et s’avança vers le corps de l’homme étendu par terre. Il avait le regard pétrifié dans sa dernière expression, la terreur et l’incompréhension. Curieux que d’afficher un air aussi perplexe à sa dernière heure, quand on vivait au quotidien avec une femme capable de voir le futur. L’ironie de la situation était d’une rare violence, teintée du carmin qui s’infiltrait dans le parquet soigneusement entretenu. A genoux devant lui, Kryv lui ferma délicatement les yeux… Elle n’avait jamais aimé l’homme, mais elle n’avait jamais haï son existence au point de lui souhaiter une telle mort.

- Adieu, fit-elle sur un ton difficile à cerner. Si vous m’aviez laissé regarder votre avenir, j’aurais peut-être pu vous éviter une fin aussi tragique…

Ce n’était pas de la compassion que l’on devinait dans sa voix. Plutôt un « je vous l’avais dit » qu’elle lui lançait comme pour lui reprocher de n’avoir jamais voulu d’elle autre chose que l’argent qu’elle pouvait lui rapporter. Elle lui adressa une brève prière en rhûnien, avant de se redresser, le regard résolu.

- Nous ne devons pas rester ici, les murs d’Albyor ont des yeux, et qui sait quels malheurs s’abattront sur vous si on vous identifie comme le responsable de tout ceci. Venez, je connais une sortie discrète.

Liés.

Ils l’étaient désormais, par le sang versé, et par leur fuite commune dans les rues d’Albyor, le souffle court, un œil dans leur dos pour s’assurer que personne ne les suivait. Sans qu’il en ait pleinement conscience, l’univers de Learamn venait de basculer.


~ ~ ~ ~


- Lâm-Su.

La voix de Thrakan les sortit de leurs pensées tumultueuses, tandis qu’il pointait du doigt la silhouette solitaire de ce qui ressemblait à une tour de garde dressée sur les rives du fleuve. Le colosse se retourna vers ses compagnons, pour s’assurer qu’ils ne dormaient pas en selle, et jeta un coup d’œil particulièrement peu sympathique à Kryv, dont la présence au sein de la compagnie n’était pas pour lui plaire. Il avait fallu tous les talents de négociatrice d’Ava et la bonhommie de Khalmeh pour le convaincre d’accepter sa présence à leurs côtés. Learamn s’était porté garant pour la devineresse, ce qui n’était certainement pas un gage suffisant pour le Fléau de l’Ouest.

Il avait finalement accepté de mauvaise grâce de la laisser prendre part à leur mission, considérant qu’elle était la responsabilité de Learamn, et qu’il tiendrait ce dernier pour responsable si quelque chose devait mal tourner. Il n’y avait rien à ajouter au sujet, les deux hommes n’étant pas désireux d’abandonner leurs positions respectives. Kryv chevauchait ainsi parmi eux, ayant troqué sa tunique de devineresse pour un vêtement un peu plus discret de voyageuse. Elle ressemblait à une aventurière comme les autres, mais son regard ne trompait pas : il y avait de la sorcellerie chez cette femme. Thrakan se retint de cracher au sol pour conjurer le mauvais sort.

++ C’est une ancienne tour de garde de l’armée d’Albyor ++ Fit-il en rhûnien en mettant délibérément Learamn à l’écart de la conversation. ++ Elle date d’avant l’ère de Sharaman, et servait à contrôler l’accès du fleuve en amont, pour éviter les attaques. C’était là que s’arrêtait l’autorité d’Albyor ++

Il entendit derrière lui Ava qui faisait la traduction, ce qui l’agaçait moins qu’au début de leur voyage, mais qui n’était pas pour lui plaire. Les efforts qu’elle était prête à consentir pour intégrer cet étranger à leur groupe et, plus largement, à leur culture, le mettaient mal à l’aise. Il préférait voir les gens de l’Ouest morts ou réduits en esclavage. Il avait combattu souvent contre eux, à la fois en tant que soldat et en tant que mercenaire quand il avait quitté les rangs de l’armée régulière. Il savait de quoi ces monstres étaient capables, et il n’appréciait pas de savoir qu’un Rohirrim marchait à ses côtés. La seule raison pour laquelle il acceptait sa présence était que la Reine en personne l’avait ordonné.

Revenant à son observation, il pointa du doigt la route qui menait paresseusement à Lâm-Su.

++ Pendant la Guerre, Lâm-Su a été le lieu d’une grande victoire. Beaucoup des nôtres sont morts là où nous allons marcher. La tour a longtemps servi à protéger le fleuve, mais au début du règne d’Alâhan, elle a progressivement perdu sa fonction. Aujourd’hui, on n’y trouve que quelques administrateurs chargés de lever les taxes de la cité, dont le régent de Lâm-Su. C’est à l’embouchure de la Mer du Rhûn que l’on trouve les troupes royales, désormais. ++

Les connaissances de Thrakan sur la région étaient encyclopédiques, et révélaient une facette du guerrier qu’il n’avait pas encore révélée, et qui ne manquait pas d’étonner quand on connaissait son caractère habituellement taciturne. En réalité, Thrakan avait passé de nombreuses années stationné à Albyor et dans sa région quand il était encore soldat. Ce n’était pas l’affectation idéale, on la réservait en général aux fortes têtes et aux soldats qui avaient fait preuve d’insubordination. Il avait passé huit ans ici, et il connaissait bien les environs de la ville pour avoir patrouillé un nombre incalculable de fois dans ces plaines. Puisque son domaine d’expertise était la guerre, il était particulièrement bien informé sur l’histoire militaire de cette partie du royaume. L’entendre parler ainsi était rassurant, et donnait le sentiment qu’ils savaient où ils allaient.

Ils chevauchèrent encore quelques heures, découvrant un peu plus Lâm-Su et les vestiges de l’impressionnant système défensif, à la lueur du soleil déclinant. Un vieux mur d’enceinte, dont il ne restait plus que quelques sections intactes, entourait la tour de garde à proprement parler, qui s’élevait sur cinq niveaux – à en juger par le nombre de fenêtres. Elle surplombait la région, et permettait de voir de très loin les navires remonter le fleuve. Des meurtrières permettaient à des archers embusqués de tirer dans toutes les directions, et pendant un bref instant ils se sentirent à la merci de quiconque pouvait se trouver à l’intérieur. Personne ne leur tira dessus, fort heureusement, mais ils furent hélés par un homme qui se trouvait à l’entrée du fort, et qui leur demanda de s’identifier sans délai.

Thrakan se tourna vers Ava, la plus diplomate de toutes, qui se chargea de faire la conversation, et d’obtenir les autorisations nécessaires. On fit chercher le régent de la tour de garde, qui descendit pompeusement et examina les compagnons des pieds à la tête, avant de regarder le document royal officiel que lui tendait la « Femme de la Reine ». Tout ce protocole de vérification minutieuse laissait de l’espace aux membres de la compagnie, et Khalmeh fit signe à Learamn d’approcher.


- Mon ami, j’ai une demande à vous faire…

Il parlait tout bas, observant de loin Thrakan et Ava qui discutaient avec l’administrateur en chef de Lâm-Su.

- Quand nous serons autorisés à monter à bord, trouvez un prétexte, n’importe quoi… j’aimerais bien que vous puissiez voir quelle est la nature de cette cargaison. Je sais qu’on ne devrait pas, mais j’ai l’impression qu’Ava nous cache quelque chose… Juste un petit coup d’œil rapide, hein ? Rien de méchant.

Il accompagna sa requête d’un sourire entendu, puis retrouva son sérieux quand Ava revint vers eux, visiblement satisfaite :

- Nous avons obtenu l’autorisation de procéder au contrôle du navire. Le sceau royal a encore de la valeur ici, contrairement à ce que vous pouviez penser Khalmeh. Leur seule requête est que nous ne pénétrions pas dans la tour, pour des raisons de sécurité. Nous pouvons nous installer dehors, et ils nous feront signe quand le navire approchera.

Khalmeh avisa les environs. Un grand espace vide bordé d’un côté par les restes du mur, et de l’autre par la tour et le fleuve. Un bâtiment en bois qui servait d’écuries, et un autre dans lequel étaient stockées quelques vivres. Tout à coup, leur auberge d’Albyor leur manqua, elle qui avait au moins un toit et un matelas relativement confortable. Cela s’apparentait au grand luxe, en comparaison des conditions dans lesquelles ils allaient devoir attendre. La terre était sèche et dure, poussiéreuse, et parsemée de petits cailloux qui leur rentreraient dans les reins s’ils essayaient de s’allonger. Ils s’installèrent rapidement, montant un camp de fortune pour passer le temps, en attendant l’arrivée du navire. Khalmeh s’en alla nourrir son Uruk, Kryv s’absorba dans une contemplation méditative du fleuve, Thrakan s’appliqua à affûter son épée, et il ne resta plus – comme souvent – que Ava et Learamn.


- J’ai du mal à croire que nous soyons déjà arrivés si loin, lâcha-t-elle, pensive. Lâm-Su, le navire, et nous serons en route pour Blankânimad avant d’avoir pu y songer. Vous pourrez trouver une bien meilleure situation une fois que vous aurez rempli votre devoir au nom de la Reine, sachez-le. Elle peut paraître impitoyable, mais elle sait récompenser à leur juste valeur ceux qui la servent bien.

« Et punir de manière exemplaire les autres… » se retint-elle d’ajouter. Elle espérait de tout cœur que la générosité de Lyra lui permettrait de retrouver le cours normal de son existence. Pour tuer le temps, en attendant de pouvoir poursuivre leur mission, elle reprit les exercices avec Learamn, vérifiant sa coordination, sa motricité, sa souplesse, et évaluant les nouveaux axes de travail qu’elle entendait définir. Elle le fit danser un peu, sans qu’il fût très clair si cela participait de sa rémission ou si c’était simplement pour le plaisir de présenter une facette très différente de lui devant leur nouvelle compagne de route. Ils rirent un peu, se racontèrent des histoires au coin du feu, et firent preuve d’inventivité pour se divertir, allant jusqu’à confectionner une balle avec quelques fétus de paille qu’ils trouvèrent là.

Les heures passèrent, tissées patiemment par Melkor qui prenait de toute évidence un malin plaisir à les faire languir. Le jour descendit progressivement à l’Ouest, là où se trouvait la terre natale du jeune Rohirrim. En suivant la trajectoire de l’astre solaire, il pouvait deviner à peu de choses près où étaient les siens, le royaume qu’il avait quitté. Derrière lui, là où s’étirait son ombre de plus en plus grande, se trouvait la capitale du Rhûn, et sa nouvelle maîtresse. La perspective d’entrer à son service était-elle toujours aussi alléchante désormais qu’il parcourait son royaume et accomplissait sa volonté ? Devrait-il retourner à Albyor si la souveraine l’exigeait ? Ou pourrait-il se prélasser dans le confort indécent de Blankânimad ? A moins qu’il fût envoyé affronter de nouveaux ennemis dont il ignorait tout… Le Rhûn recelait encore bien des mystères.

++ Navire en vue ! ++

Une voix forte résonna au sommet de la tour de garde, et tout à coup Lâm-Su s’agita. Les administrateurs étaient une demi-douzaine, pour la plupart des comptables et des experts de la négociation fluviale, chargés d’examiner les marchandises, leur prix, et de définir la taxe correcte à appliquer. Ils se pressèrent comme des souris sur le ponton près duquel le navire devait s’arrêter. La petite compagnie menée par Ava s’approcha à son tour du fleuve, pour découvrir leur cible. C’était une grande barge de transport à fond plat, conçue pour circuler sans difficulté dans les eaux les moins profondes, et ainsi remonter les fleuves en toute tranquillité. Quelques hommes s’affairaient sur le pont, signalant leur présence par de grands gestes du bras. Ils mirent un moment à arriver, et furent accueillis par une délégation qui comprenait à la fois les administrateurs du poste de garde, ainsi que la compagnie d’Ava.

++ Bonjour capitaine, j’espère que vous avez fait bon voyage ++ Lança le régent. ++ Ces hommes sont ici au nom de Sa Majesté Lyra, avec un mandat pour récupérer une partie de votre cargaison. Ils l’achemineront personnellement à Blankânimad… ++

La traduction de Kryv permit à Learamn de comprendre la réaction agacée du capitaine, et la brève négociation qui suivit. Décharger la cargaison, cela impliquait un retard à l’arrivée, qui ne plairait certainement pas à ses clients, ni à ses hommes qui avaient hâte de rejoindre enfin leur foyer. Surtout, le capitaine espérait toucher une part de la somme convenue pour le transport de la marchandise. Si elle n’arrivait pas à destination, il ne serait pas payé, et aurait fait tout ce voyage pour rien. La maigre compensation financière que lui offrirait Ava ne vaudrait jamais l’argent qu’il aurait pu gagner lui-même à Albyor. Il voulut lui-même vérifier le document que portait Ava, et se montra intraitable dans l’observation du sceau royal, essayant de déceler s’il pouvait s’agir d’un faux.

Pendant qu’il procédait à cet examen minutieux, Khalmeh se tourna discrètement vers Learamn, et lui adressa un signe de tête, comme pour l’enjoindre à aller examiner la cargaison. C’était le moment où jamais.


~ ~ ~ ~


Les entrailles puantes du navire n’étaient pas un endroit charmant, et Learamn devait s’habituer à la fois à l’obscurité oppressante et à l’odeur de renfermé qui rendait le tout irrespirable. Des formes mouvantes se déplaçaient dans les ombres, probablement des rats qui habitaient les cales et filaient pour échapper au halo de lumière sur le point de les cueillir dans leur tanière. L’équipage était composé de quelques marins expérimentés venus d’un peu partout, et de rares passagers qui venaient des rives de la Mer du Rhûn et avaient acheté un transport peu cher – et peu confortable – pour Albyor et les terres orientales du royaume.

C’était Ezziz qui lui avait raconté tout ça.

Le capitaine lui avait ordonné d’accompagner Learamn, visiblement content de trouver une occupation à cet homme qui parlait beaucoup, et qui semblait ne jamais manquer de faire un commentaire ou une remarque sur tout ce qu’il ne comprenait pas – c’était à dire, beaucoup de choses. Il venait du Harad, et était arrivé au Rhûn deux ans auparavant, où il était entré au service de plusieurs employeurs, avant de prendre part à une grande expédition vers l’Ouest. Il évoqua un comptoir commercial, quelques tensions politiques entre le Rhûn et ses voisins… beaucoup de choses qui n’avaient pas d’importance, et qui n’avaient rien à voir avec la conclusion de son histoire : son retour au Rhûn sur ordre de son employeur.

Ezziz était décidément bien bavard, mais toujours de bonne humeur, et surtout il parlait mieux le Westron que la plupart des Rhûnedain, ce qui signifiait qu’il était plus facile d’entretenir une conversation avec lui. Curieux comme, sur ces terres lointaines et méconnues, deux étrangers venus de contrées bien différentes pouvaient soudainement se trouver avoir beaucoup plus en commun qu’ils ne le pensaient.

- Ouais, fit-il en arrivant dans une section du navire qui ressemblait à toutes les autres, c’est bien la cargaison qu’on va devoir débarquer. Par Melkor, ça va demander un sacré boulot, vous n’imaginez même pas. Je comprends pas pourquoi on n’attend pas d’arriver à Albyor, on aurait plus de bras pour la sortir, on se fatiguerait moins.

Le marin avait raison, et Learamn n’imaginait pas à quel point. Il y avait devant eux un assortiment de caisses de belle taille, qu’il faudrait au moins quatre hommes pour manipuler sans difficulté. Elles étaient de forme régulière, et il serait possible de les empiler dans le chariot et, à condition de les attacher solidement, de prendre la route. Cependant, un problème subsistait : leur nombre. Il y en avait bien plus qu’il ne pouvait les compter, soigneusement empilées dans le ventre du navire, attendant d’être déchargées par des mains bien plus nombreuses que les leurs, et transportées par un convoi plus important. Le calcul était simple. Vu leur taille et leur poids, il faudrait au moins deux chariots comme le leur pour acheminer l’entièreté de la marchandise. Deux chariots vides, ce qui impliquait de devoir se débarrasser de la cage de l’Uruk d’une manière ou d’une autre… Ava était-elle au courant de cette première difficulté, qui semblait déjà insurmontable ? Comment le dire ?

Alors que Learamn observait la cargaison, il y eut de l’agitation au dehors. Un homme fit quelques pas dans les cales :

- Ezziz ! Ezziz !

Le Haradrim répondit dans une langue qui mélangeait plusieurs influences, mais qui ne ressemblait certainement pas au rhûnien que Learamn entendait depuis son arrivée ici. Peut-être un idiome partagé entre marins Haradrim ? Quoi qu’il en fût, le dénommé Ezziz qui l’accompagnait s’excusa platement :

- Désolé monsieur, je dois aller voir ce qui s’passe. Je reviens tout de suite.

Et il s’évanouit sans rien ajouter, laissant Learamn et sa lanterne, seuls au milieu du navire. Il avait tout le loisir de faire ce qu’il souhaitait. Jeter un coup d’œil discret à la cargaison, comme le lui avait recommandé Khalmeh ? Ou bien se comporter comme un fidèle de la Reine, ne pas poser de questions et simplement faire son devoir. C’était ce qu’aurait fait Ava, assurément. Il n’avait pas beaucoup de temps pour contempler ses options et prendre une décision, car Ezziz pouvait revenir à tout moment, et qui pouvait dire ce qu’il penserait de le voir penché sur le contenu d’une de ces caisses mystérieuses ?


~ ~ ~ ~


C’était Thrakan qui les avait repérés le premier. Il lâcha un juron particulièrement élaboré dans propre langue, maudissant son inattention, et celle de tous ceux qui se trouvaient là. L’arrivée du navire et la relative sécurité qu’induisait la proximité d’Albyor avaient probablement fait retomber la vigilance des administrateurs de Lâm-Su. Si la sentinelle au sommet de la tour avait fait correctement son travail, au lieu de regarder les tractations qui se déroulaient en contrebas, elle aurait probablement pu repérer depuis fort longtemps l’arrivée d’un groupe de cavaliers qui venaient de l’Est. De la Cité Noire. Impossible de dire combien ils étaient, ni quelle était leur allégeance. Des réguliers de l’armée royale venus pour leur prêter main-forte ? Des Miliciens en patrouille dans la région ? Ou bien, comme il le pressentait, une menace bien plus sournoise et diffuse ? Tout ce qu’il pouvait dire, c’était qu’ils allaient vite, et qu’ils étaient nombreux. Plus nombreux que les six membres de sa petite compagnie.

Une partie de lui espérait que ce ne serait qu’un malheureux hasard, des hommes envoyés hors des murs d’Albyor pour une toute autre raison – pour appréhender des esclaves en fuite, ou bien pour essayer de capturer des trafiquants. Cependant, il ne croyait plus aux coïncidences depuis longtemps. On les avait suivis jusqu’ici, et les raisons ne pouvaient être qu’inquiétantes.

++ Ava ! ++ Rugit-il. ++ Ava ! Amène les chevaux ! ++

La jeune femme était encore affairée à négocier avec le capitaine, et elle ne comprit pas immédiatement ce que lui disait le Fléau. Il fallut qu’il lui désignât les cavaliers qui approchaient dans la pénombre pour que son cerveau fît le lien.

++ Merde ! Capitaine, ces hommes en ont probablement après votre cargaison. Au nom de Sa Majesté Lyra, ils ne doivent pas s’emparer, est-ce clair ? ++

Le malheureux hocha la tête. C’était un marin, un marchand qui avait déjà dû manier le sabre deux ou trois fois pour sauver sa vie, mais qui n’était certainement pas un soldat. Cette histoire le dépassait. Il fit appeler ses hommes pour les rassembler et définir avec eux la marche à suivre. Il ignorait s’il devait reprendre la route vers Albyor, ou bien laisser la « Femme de la Reine » résoudre ce problème. En l’absence d’ordres, il se contenta de dire à ses marins de prendre leurs armes, et de se rassembler autour de lui. Pendant ce temps, Thrakan continuait à distribuer ses directives. Les administrateurs, qui devaient évaluer la marchandise pour prélever les taxes, paraissaient ne pas savoir quoi faire.

++ Hors de mon chemin ! ++ Tonna-t-il en les repoussant du bras. ++ Kryv ! Allez chercher Learamn ! Dépêchez-vous ! Khalmeh ! Khalmeh ! Bon sang, mais où êtes-vous !? ++

Il le chercha du regard, sans trouver trace de lui. Il n’était ni près du bateau, ni près de la tour. Près du camp ? Près de la porte ? Occupé à prendre la fuite comme le lâche qu’il était ? Thrakan se retourna, mais ses yeux avisèrent une scène qui le figea sur place. Ava s’était élancée pour récupérer les chevaux et les mettre en lieu sûr. Ils étaient leur seule garantie de pouvoir s’échapper si nécessaire, et elle en avait parfaitement conscience. Alors, appliquée comme d’habitude, elle avait fait en sorte de détacher une à une chaque monture, au lieu de simplement trancher leurs brides pour les guider à l’abri.

++ Ava ! ++

Ce fut tout ce qu’il trouva la force de crier, au moment où les cavaliers pénétraient en masse par les brèches dans le vieux mur d’enceinte. Le vacarme des sabots de leurs chevaux était terrible, et donnait envie de claquer des dents. Ils soulevèrent un nuage de poussière en freinant, tandis que leurs bêtes poussées à l’extrême s’étaient mises à renâcler et à piaffer. Le Fléau nota immédiatement que ce n’étaient pas des soldats. Pas d’équipement régulier, ni d’armure distinctive. Ils n’avaient même pas l’air de Miliciens. Plutôt d’une bande de maraudeurs armés, trop organisés pour être de vulgaires bandits cependant. Le guerrier se retrouva instantanément séparé de Ava, qui était présentement de l’autre côté de la cour. Entre lui et elle, une quinzaine d’hommes, et d’autres encore qui arrivaient à la suite des premiers, lourdement armés. Ils repérèrent la jeune femme, et lui barrèrent la route sans rien tenter encore. Tout dépendrait des ordres qu’ils recevraient.

Le chef des cavaliers avisa la situation d’un seul coup d’œil et, vit venir l’administrateur en chef qui descendait à sa rencontre, l’air particulièrement contrarié. En effet, il n’était pas habituel de pénétrer ainsi à Lâm-Su, et ces hommes auraient besoin d’une justification solide pour légitimer leur présence en si grand nombre en ces lieux. Le meneur de la compagnie lui lança dans un rhûnien très approximatif :

++ Je suis Durno, je viens en le service de Jawaharlal. Vous… Arrêter tout de suite ! Ces hommes se être des mensonges. Ils sont être des voleurs ! ++

L’administrateur fronça les sourcils devant cette pathétique tentative de l’impressionner. L’homme était de toute évidence un étranger, à en juger par son vocabulaire limité et son air clairement originaire d’Outre-Anduin. Ce misérable osait lui donner un ordre ? Inconscient du danger que représentaient ces nouveaux venus, il rétorqua avec une belle assurance :

++ Je suis le régent de Lâm-Su, et je ne réponds qu’à Sa Majesté la reine Lyra, et au gouverneur Hagan, pas aux suppôts de Jawaharlal et à ses supposés représentants. Rangez vos armes, et retournez dans votre antre, avant que je ne fasse appeler la garde qui viendra vous châtier ! ++

Des paroles fort braves, qui signèrent l’arrêt de mort du malheureux. Thrakan, n’eut pas le temps de réagir, que déjà le dénommé Durno dégainait son arme et l’abattait sur le crâne qui s’offrait à lui en sacrifice. La mort emporta cette première âme avant que quiconque eût compris exactement quels étaient les tenants et les aboutissants de cette affaire. Il était certain, toutefois, que la confiance était du côté des Melkorites qui semblaient agir en toute impunité, sans se soucier outre mesure des conséquences. La lame dégoulinante de sang frais vint se pointer vers les autres administrateurs.

++ La volonté de Melkor, loué soit-Il ! Nous sont être les représentants de Jawaharlal, le Grand Prêtre ! Écartez ou mourez-vous ! ++

Ils s’exécutèrent, comme tout le monde à Albyor. L’autorité grandissante de Melkor n’était pas prise à la légère, et si ces hommes pouvaient tuer un représentant du gouverneur sans sourciller, alors les vies de vulgaires exécutants n’avaient aucune valeur.

++ Bien… ++ Fit Durno, avant de reprendre en Westron à l’attention de ses hommes qui étaient tous, à l’évidence, étrangers au Rhûn. Maintenant arrêtez-moi ces chiens, nous les amènerons devant le Grand Prêtre qui sera sans doute curieux de savoir pourquoi ils s’intéressent à ses affaires. Allez !

Deux hommes descendirent de selle, et se dirigèrent vers Ava. Cinq autres firent de même en direction de Thrakan, qui était certes beaucoup plus impressionnant et méritait une attention toute particulière. Une dizaine d’autres mit le cap sur le navire, où les marins qui tremblaient de peur paraissaient hésiter quant à la marche à suivre. Mourir ne faisait certainement pas partie de leur programme du jour, et les deux Haradrim qui composaient l’équipage reculaient déjà pour éviter d’être pris pour d’éventuels obstacles.

Juché sur sa monture, Durno observait la situation avec le calme qui le caractérisait. Une concubine royale et son escorte, en route pour Lâm-Su afin de récupérer la précieuse cargaison… Il avait reçu le message dans la journée, d’un informateur qui parlait vite et de manière pas très claire, mais qui avait tout de même réussi à lui transmettre la substance du message. Les détails n’étaient pas très importants dans ce genre d’histoire, et il avait filé sans tarder, en bonne compagnie, paré à toute éventualité.

Une vingtaine d’hommes pour appréhender deux ennemis de Melkor.

Rien de plus simple.

#Ezziz #Durno
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 9 Aoû 2020 - 14:08

Melkor.

Ce nom à lui seul semblait doté de pouvoirs presque magiques, comme si le prononcer à voix haute suffisait à convoquer les pouvoirs du sinistre ennemi du monde, le grand destructeur, que les Hommes de l’Est semblaient pourtant vénérer comme leur principale figure religieuse. Le culte de Melkor existait depuis des siècles, et s’était mêlé à des pratiques animistes, les rites évoluant d’une région à l’autre. Depuis qu’il avait pénétré au Rhûn, Learamn avait pu constater que les Orientaux étaient aussi divers que pouvaient l’être les Hommes de l’Ouest de l’Anduin, et même s’ils se référaient explicitement au même dieu, en réalité la situation était bien plus complexe. Pouvait-on véritablement affirmer que les prêtres d’Albyor vénéraient la même entité divine que des gens aussi doux qu’Ava, ou aussi irrévérencieux que Khalmeh ? Chacun semblait avoir sa propre opinion sur le sujet.

Toutefois, Learamn se trouvait présentement dans l’endroit où la puissance du Dieu Sombre était certainement la plus importante en Terre du Milieu, et là où les litanies sacrées pouvaient passer pour de curieux mais innocents traits folkloriques à Blankânimad, ici le culte était pris très au sérieux. Ils devaient faire preuve d’une prudence de tous les instants.

Kryv lut dans le regard de Learamn qu’il comprenait les implications de cette révélation, et hocha la tête avec satisfaction. Désormais qu’il voyait le danger se profiler, il serait en mesure de se battre convenablement, de discerner plus facilement ses amis de ses ennemis, et de sortir vivant de la souricière dans laquelle il était enfermé. La mission confiée par Lyra n’était pas aisée, pour sûr, mais désormais qu’il en devinait les contours, il lui serait plus facile d’affronter les ténèbres qui rampaient ici.

Toutefois, Learamn était plein de surprises, et alors que Kryv espérait avoir satisfait sa curiosité, elle haussa les sourcils quand il lui fit une proposition qu’elle ne pouvait pas refuser. Sa loyauté totale, en échange de sa liberté ? Elle ignorait les implications d’une telle promesse, mais au fond de son cœur, elle savait que Learamn était un homme bien plus droit et honnête que ses maîtres le seraient jamais. Il ne la trahirait pas. Elle mit de longues secondes à réagir, avant de finalement revenir à elle, comme si pendant un bref instant elle s’était abandonnée dans ses pensées les plus profondes. Gracieusement, elle s’inclina en posant un genou à terre, baissant la tête comme le faisaient les esclaves. La liberté n’était pas, hélas, quelque chose qu’elle avait intégré :

- Je vous en fais la promesse. Vous aurez ma loyauté, aussi longtemps que je vivrai, je serai votre obligée.

Kryv sentit un poids étonnant peser sur ses épaules, alors qu’elle prenait cet engagement. C’était la première fois de sa vie qu’elle décidait par et pour elle-même, et elle ressentit la force de ce virage existentiel. Elle aurait voulu remercier chaleureusement l’étranger à qui elle venait de jurer allégeance sur la foi de ses visions et de ses convictions, mais elle en fut incapable, saisie par l’émotion.

La première pierre était posée.


~ ~ ~ ~

Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! Ava10

Ava s’était fait un sang d’encre en sachant Learamn seul avec la devineresse, et elle ne cacha pas son soulagement lorsque cette dernière quitta la pièce. Involontairement, elle jeta un regard mauvais à cette dernière, qui baissa les yeux devant une telle hostilité. Ava ne l’aimait décidément pas, et ne lui pardonnerait pas d’avoir joué un tour aux dépens de son patient. Khalmeh, qui perçut la tension latente, invita la « Femme de la Reine » à entrer.

Learamn semblait aller bien, et il avait même retrouvé des forces par rapport à quelques instants plus tôt. Le mal qui l’avait soudainement plongé dans l’inconscience s’était dissipé, comme le brouillard des matins d’hiver, impénétrable et aussi épais que de la laine, s’évanouissait avec la brise venue de la mer. Il avait l’œil vif, le pas sûr, et son discours était aussi précis et cohérent qu’à son habitude.

Cohérent, mais guère rassurant.

Ava jeta un regard éberlué à Learamn, comme s’il venait de lui demander s’ils pouvaient inviter Jawaharlal lui-même à rejoindre leur petite troupe.

- Elle ? Elle ? Vous n’y pensez pas, Learamn. Vous voudriez faire confiance à une femme comme elle, esclave de surcroît ? Non, non, oubliez cette idée saugrenue et dangereuse. Nous avons des choses bien plus importantes à régler.

L’avis d’Ava était particulièrement tranché, ce qui lui ressemblait assez dans un sens, mais il semblait y avoir autre chose derrière ses paroles. Les vestiges d’une inquiétude bien légitime, et une méfiance profondément ancrée qui la mettait en garde contre une personne dotée de pouvoirs de vision et de la capacité à ensorceler son prochain. Learamn s’était évanoui, mais Ava se souvenait parfaitement de toute la scène : cette femme qui d’un seul regard avait fait basculer un fier guerrier du Rohan, envoyé par la reine Lyra. Pouvait-elle reproduire son exploit à volonté ? Pouvait-elle, à elle seule, briser l’élan de leur mission, et mettre un terme à l’ambition de Lyra de récupérer ladite cargaison ?

Qui pouvait le dire ?

Ils revinrent effectivement à des affaires plus urgentes, notamment à Thrakan qui était parti en éclaireur. Ava invita Learamn à s’asseoir, pour lui faire un petit récapitulatif de la situation :

- Thrakan n’est pas encore revenu, mais il nous a fait parvenir un message. Un coursier est venu le déposer à l’attention de Khalmeh. D’après ses informations, la cargaison remonte le fleuve, et est attendue au poste de garde de Lâm-Su après-demain, dans la matinée. C’est le dernier point de contrôle sur le fleuve avant d’entrer dans l’aire d’influence d’Albyor. Il n’est même pas tenu par des militaires, mais par des administrateurs locaux, des bureaucrates chargés de lever quelques taxes pour l’entretien du bac. D’après Thrakan, c’est notre meilleure chance, car le navire sera obligé de faire un bref arrêt. Nous pourrons en profiter pour négocier avec le capitaine, récupérer la cargaison au nom de la reine, et repartir en direction de Blankânimad en évitant soigneusement Albyor.

L’explication d’Ava était rassurante, et donnait l’impression que cette mission ne serait rien de plus qu’une formalité. En réalité, elle omettait un certain nombre de détails, que Khalmeh se plut à rappeler sur un ton léger :

- Bien sûr, c’est si tout se passe bien, si les administrateurs se montrent dociles et flexibles, ce qu’ils sont toujours, c’est bien connu. Oh et c’est à supposer que le capitaine, qui a probablement dû recevoir des consignes concernant la marchandise, accepte de nous la livrer sans difficulté. Il y a plus de chances que nous soyons obligés de nous faire entendre les armes à la main, alors n’essayez pas de faire passer ce que nous allons faire pour une vulgaire promenade. Dites plutôt que nous allons nous livrer à de la piraterie en bonne et due forme.

Ava jeta un regard agacé à Khalmeh, avant de revenir à Learamn :

- Nous sommes investis de l’autorité royale. Il n’est pas question de piraterie. Ceux qui ne voudront pas se plier à nos requêtes seront, de facto les pirates. Nous sommes ici pour mettre à exécution la volonté de Sa Majesté, rien d’autre.

Une justification habile, à n’en pas douter.

- Voilà, reprit Ava, vous savez tout. Nous partons demain à l’aube, afin de chevaucher tranquillement et d’arriver à Lâm-Su à temps. Des questions ?

#Ava #Khalmeh
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 26 Juil 2020 - 12:05

Kryv sentit instantanément le changement d’attitude du guerrier, quand elle l’interrogea sur son passé. Elle avait perçu une brèche dans ses défenses, et avait tenté de s’y engouffrer, mais la souffrance était telle la marée : elle refluait parfois à la faveur de la lune, mais revenait plus forte en vagues incessantes qui submergeaient les digues et les rivages. L’homme était meurtri, et elle avait été trop audacieuse en tentant de le faire parler ainsi. Après tout, il n’avait aucune raison de lui faire confiance.

Surtout pas après le mauvais tour qu’elle lui avait joué.

- Je comprends, fit-elle sans cacher sa déception. Votre passé vous appartient. Cependant, je ne crois pas que vous soyez ici pour vous en délester : il me semble que vous le fuyez encore, au contraire. Mais un jour vous rentrerez chez vous, et vous y ferez face.

Ce n’étaient que des paroles encourageantes, qui n’avaient rien de prophétique ou de mystérieux, mais qui résonnaient étrangement dans la bouche de la jeune femme. Elle avait l’air d’en savoir plus qu’elle voulait bien le dire, à moins que le masque sibyllin qu’elle endossait devant son public lui collât à la peau tant et si bien qu’elle ne pouvait pas l’enlever même en privé. Alors elle se tint là, face à l’ancien soldat qui ruminait sa colère, sa frustration, mais aussi ses questionnements intérieurs. Il ne pouvait pas dire que la devineresse ne le perturbait pas, mais il semblait rétif, comme un cheval indocile refusant la main tendue. Kryv s’efforcerait de se montrer patiente, mais le destin ne l’était guère, et les entraînait tous les deux dans les eaux tourmentées du monde.

Ils n’avaient d’autre choix que de nager pour garder la tête hors de l’eau.

- Des réponses ?

Elle sourit pour elle-même. La question du jeune homme était si directe qu’elle fut légèrement prise au dépourvu devant tant de candeur. Les réponses étaient un bien fort précieux en ce monde, et elle s’amusait de le voir manier ce mot avec légèreté comme s’il s’agissait d’un vulgaire bibelot.

- Tout le monde cherche des réponses, Learamn. Certains ne les trouvent jamais. Croyez-vous que j’échappe à ma propre humanité, simplement car j’ai le don de discerner les bribes de l’avenir ?

Sa question était volontairement provocatrice, mais elle savait qu’elle n’allait pas convaincre le Rohirrim ainsi. Alors, ouvrant sa garde un bref instant, elle lança :

- Je crains que ma réponse ne vous soit pas utile, mais puisque vous insistez pour savoir… Je suis née en servitude, et j’aurais probablement connu un destin bien différent si mes… dons… ne s’étaient pas manifestés très jeunes. Mon rôle ? Des réponses ? Je les cherche depuis des années désormais, sans les trouver. Mon rôle… J’aimerais ne pas en avoir. J’aimerais ne pas être un instrument au service de la volonté d’un autre, j’aimerais ne pas être sur scène chaque soir, pour rapporter de l’or à ceux qui contrôlent mon corps et jouent avec mon esprit. Mon rôle… Je veux juste pouvoir apercevoir le monde, et vivre, et rencontrer tous les individus de cette terre, de toutes les autres. Je ne demande rien d’autre. Est-ce mon rôle ? Suis-je en train de le fuir ? Je ne sais pas. Est-ce la réponse que vous attendiez ? Je ne sais pas. Je veux simplement être libre, et ne plus porter les chaînes de la servitude, de l’obéissance et du devoir.

La voix de Kryv était empreinte d’une émotion sincère, qui amenait à considérer les choses sous un autre angle. Certes, la devineresse était une esclave de luxe, qui jouissait d’un degré d’autonomie exceptionnel, surtout si on la comparait aux esclaves d’Albyor. Les malheureux qui trimaient dans les champs ou les morts en sursis qui s’épuisaient dans les mines auraient tout donné pour porter de beaux habits, et se produire sur scène, plutôt que de porter de lourds rochers dans des galeries à peine éclairées qui menaçaient de s’effondrer.

Pourtant, Kryv était une esclave. Qu’elle fût parée de beaux atours, des bijoux les plus chers, des coiffes les plus extraordinaires, qu’on se prosternât à ses pieds ou qu’on la considérât comme une déesse, cela n’avait aucune importance. Il existait toujours un être au-dessus d’elle, qui, le jour venu, lui retirerait ses atours, ses bijoux, ses admirateurs et ses amis. Un individu qui déchaînerait les enfers autour d’elle si, pour une raison ou une autre, elle cessait de jouer son rôle. Si elle se refusait à obéir, si elle se refusait à se taire quand on lui intimait de se taire, à parler quand on lui disait de parler, à aller à gauche, à droite, devant ou en arrière…

Elle préférait ne même pas penser aux conséquences.

Le Temple de Melkor ne serait que trop content de pouvoir mettre la main sur une esclave récalcitrante, qui serait sacrifiée en grande pompe pour le Dieu Sombre qui régnait sur la ville. La silhouette effrayante des prêtres melkorites qui déambulaient en ville ne faisait que rappeler la violence qui gravitait au-dessus de sa tête, comme de celle de chacun d’entre eux ici. Les esclaves vivaient tous la même existence, seules les apparences changeaient.

Son rôle ?

Elle sourit de nouveau.

- Mon rôle est d’être ici. De vous dire tout cela. De vous encourager à tenir bon, à ne pas abandonner. Beaucoup de choses dépendent de vous… Je… dépends de vous.

En un geste qui pouvait sembler curieux aux yeux du Rohirrim, elle posa un genou à terre et baissa humblement la tête, comme s’il avait été roi, et elle une simple paysanne. Elle remettait librement sa vie entre les mains du guerrier, sans lui laisser vraiment le choix en la matière. Il déciderait du chemin qu’il prendrait, mais elle liait son avenir au sien, et troquait un maître pour un guide. Ce dernier, espérait-elle, la conduirait vers la lumière, et loin des ténèbres d’Albyor.

- Je ne connais pas les usages de l’épée, si c’est cela que vous voulez savoir. Je peux me défendre si nécessaire, mais un homme tel que vous n’aurait aucun mal à se débarrasser de moi. Je ne crois pas pouvoir me tenir à vos côtés dans la bataille sans vous gêner. Mais si vous vous inquiétez à mon sujet, ne craignez rien. Je sais veiller sur ma propre existence.

Sa réponse était honnête. On n’apprenait évidemment pas aux esclaves à se battre, à l’exception de quelques brutes épaisses qui servaient de gardes du corps, ou d’esclaves sélectionnés et triés sur le volet pour accomplir des assassinats. Ceux-là étaient les plus rares, et souvent appartenaient à des castes mystérieuses et mystiques qui les enrôlaient et les endoctrinaient au point qu’ils étaient davantage esclaves dans leur esprit que dans leur chair. Kryv, cependant, avait appris à se battre pour se défendre contre les abus des geôliers et des mauvais maîtres. Partout au Rhûn, et dans les terres du Sud, les non-libres qui en avaient la possibilité s’entraînaient régulièrement pour le jour où viendrait l’heure de la délivrance. Ils maintenaient l’espoir ainsi. Kryv avait quelques notions, et elle aurait pu repousser un bandit de basse extraction si la situation l’exigeait. Elle avait déjà tenu un couteau, et savait par quel bout l’employer. Voilà quelles étaient les limites de son expertise en la matière.

Learamn sembla assimiler ces informations, comme s’il essayait de définir le portrait de la jeune femme, et comment il pouvait l’intégrer dans ses plans. Il était évident que la devineresse ne serait ni une alliée combattante, ni un renfort de poids, si la situation devait mal tourner. Son point fort était la connaissance des choses et des gens, tant et si bien qu’il valait mieux la mettre à contribution du point de vue intellectuel. La question du Rohirrim mit la jeune femme plus à l’aise, et elle souffla :

- Nul besoin de lire les astres, le marc de café ou les entrailles de brebis pour connaître la raison de votre présence. Votre petit groupe vient de Blankânimad, et est placé sous l’autorité de la reine Lyra, comme l’indique la présence de la concubine royale à vos côtés. Il est donc évident que vous êtes là pour faire les basses besognes de la souveraine de ce pays. Soyez certain que si cela ne m’a pas échappé, d’autres que moi doivent déjà s’intéresser de très près à votre compagnie. Surtout la femme. Vos autres compagnons et vous-mêmes êtes quantité négligeable par rapport à elle.

Ces informations étaient fort précieuses, et tombaient sous le sens. Ava était une femme enveloppée dans un statut respectable et surtout reconnaissable. Sa tenue élégante, ses manières raffinées… tout en elle tranchait avec la noirceur de la cité où ils se trouvaient actuellement. Une cape et une auberge miteuse ne suffisaient pas à empêcher un diamant de briller. Pour autant, la guérisseuse était un atout exceptionnel : elle savait soigner les maux du corps mieux que personne, jouissait d’une aura qui leur ouvrait les portes sinon demeurées closes, et surtout elle était la seule à connaître vraiment les tenants et les aboutissants de leur mission. Mettait-elle réellement en danger leur mission ? N’était-elle pas indispensable par ailleurs ?

Voilà une autre réponse qu’il était difficile de trouver.

- Je devine, reprit Kryv, que vous voulez en savoir plus. Encore une fois, ce n’est pas la devineresse qui parle, mais seulement la logique : une concubine royale, envoyée en mission depuis Blankânimad entourée d’une forte escorte armée… Quel serait l’intérêt de la reine dans cette affaire ? Ou plutôt, qui serait assez puissant, assez fou et assez audacieux pour aller contre les intérêts de la reine, et justifier l’envoi de votre compagnie ?

La question était rhétorique. Depuis qu’il était arrivé en ville, tout le monde avait répété à Learamn que le véritable maître des lieux n’était autre que Melkor lui-même. Le Dieu Sombre. Personne ne prononçait trop fort le nom de Lyra, et bien que la garde royale fût présente – et en nombre – dans les rues de la cité, c’étaient bel et bien les prêtres et le tribunal de l’Ogdar que l’on craignait le plus. Ici, dans cette citadelle rocailleuse hantée par la nuit éternelle, l’autorité de la grande souveraine de l’Est s’étiolait.

Kryv lança un regard entendu à Learamn.

Cette fois, la réponse était évidente.

Ils étaient là pour affronter Melkor en personne.
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Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 20 Juil 2020 - 15:39

Parmi les différentes branches de la diviniation auxquelles Kryv était initiée, l’étude et la compréhension des rêves n’étaient guère sa spécialité. Du moins, pas ceux des Hommes de l’Ouest. Elle était capable de déchiffrer les symboles et les représentations de son peuple, mais ne comprenait pas encore assez bien l’esprit des gens d’Outre-Anduin pour être capable de déceler les mystères de leurs visions oniriques. Elle parvenait, toutefois, à se faire une idée globale de certaines visions particulièrement explicites, et s’était déjà essayée à analyser les rêves de certains esclaves capturés à l’Ouest. Des hommes et des femmes qui lui avaient paru étranges, pour ne pas dire inhumains. Des créatures tellement brisées par la violence d’Albyor que leurs songes n’évoquaient que mort, souffrance et désespoir.

Le jeune capitaine du Rohan avait sans doute des imageries moins violentes.

C’était du moins ce qu’elle pensait naïvement, avant de lui poser la question et de l’inviter à lui raconter ses visions. Learamn était habité par une profonde blessure, de celles qui ne guérissaient jamais vraiment, et qui le hanteraient probablement jusqu’à la fin de ses jours. De telles rêves de destruction, de flammes et de carnages ne pouvaient révéler qu’un esprit troublé par la guerre et le malheur.

Ce qui était peut-être le plus troublant, c’était la précision de ses souvenirs. Il semblait voir danser devant ses yeux les flammèches qui avaient éclairé son état d’inconscience, et curieusement il était plus effrayé par le fait d’être insensible à la fournaise que par l’existence même de celle-ci. Depuis combien de temps les flammes hantaient-elles ses nuits ? Depuis trop longtemps, à tel point qu’il s’était habitué à leur présence, et s’étonnait de ne plus les percevoir comme une gêne. Elle comprit pleinement la nature de son trouble lorsqu’il laissé échapper, en un souffle à demi-effrayé, la cause de son malaise.

Varka.

Le mot jeta un frisson dans le dos de Kryv, qui ferma les yeux un instant, comme pour digérer une mauvaise nouvelle. En réalité, elle n’était pas triste, ni véritablement surprise d’ailleurs. Seulement, elle savait quel poids cela pouvait représenter sur les épaules d’un homme : quel fardeau pouvait étreindre un cœur noble frappé d’une telle malédiction. Elle avait lu des histoires à leur sujet, entendu des légendes les concernant, et savait qu’ils étaient rongés de l’intérieur par le même feu qui semblait épargner leur chair. Invulnérables à l’acier, ils se consumaient dans leur for intérieur, au point d’oublier leur humanité, et de sombre dans une folie guerrière qui les conduisait aux portes de la mort et du royaume de Melkor. Ils laissaient derrière eux un sillage de sang, de larmes et de solitude, alors que le chemin qu’ils traçaient pour eux-mêmes dans le monde était écrit en lettres carmin qui jaillissaient avec vigueur sur les pages de l’histoire du monde.

La devineresse revint à elle brusquement, lorsque Learamn abattit furieusement son poing sur le mur. A deux reprises, ses phalanges s’écrasèrent contre l’enduit qui recouvrait les lourdes briques, laissant la seconde fois une empreinte indélicate de son passage. Sans paraître éprouver la moindre crainte, Kryv se leva à son tour et s’approcha du capitaine, en levant des mains apaisantes dans sa direction :

- Tout va bien, Learamn. Tout va bien.

Elle ne semblait pas entièrement rassurée, mais résolue à ne pas l’abandonner à la brève folie qui s’était emparée de lui.

- Comme je vous l’ai dit, votre avenir n’est pas entièrement écrit. Rien ne l’est jamais vraiment. Varka… Vous l’avez vu dans vos rêves, vous avez vu la figure de la férocité, à la fois crainte et respectée. Ce n’était pas vous, cependant. Tel que je vous vois, Learamn, vous n’avez pas encore atteint le croisement : votre chemin est encore indécis, et vous n’êtes pas condamné à sombrer dans les bras de la bête.

Elle n’essayait pas seulement de rassurer l’ancien officier, même si cela pouvait sembler être une tentative désespérée de le ramener au calme. Au contraire, elle ne faisait que parler avec conviction, certaine qu’il n’était pas encore arrivé au point de non-retour. Elle voyait en lui le conflit intérieur, la déchirure profonde dans son âme, qui l’avait mené aux limites de son esprit. Cependant, elle savait qu’il n’était pas encore habité par la toute-puissance de l’animal. Il lui restait encore de l’espoir, s’il faisait les bons choix.

- Tant que vous préserverez cette part d’humanité en vous, tant que vous vous battrez pour ne pas la laisser disparaître, vous ne deviendrez pas totalement un Varka. Enfermez votre conscience et votre âme derrière une lourde armure, cuirassez vos sentiments, et sachez distinguer la guerre de vous-même. Vous devrez encore tirer l’épée avant la fin, c’est certain, mais tant que votre cause sera juste, alors vous ne serez pas perdu.

Kryv ignorait si ses paroles étaient d’un quelconque réconfort pour le jeune homme. Elle espérait simplement qu’elles lui permettraient de réfléchir, et de prendre du recul par rapport à ses craintes. La perspective de sombrer dans la folie était évidemment terrifiante, mais c’était précisément en cédant à une telle peur qu’il accélérerait le processus. Faire face, tenir bon, et utiliser la violence tout en ne la laissant pas le contrôler… C’était peut-être là le secret. Un chemin de crête bien étroit, peu praticable, où le risque de chuter était élevé. Bien des braves succombaient à cette traversée. Cependant, la devineresse était convaincue que Learamn pouvait s’en sortir.

Elle l’avait vu.

Elle l’avait vu comme elle avait vu beaucoup de choses au cours de sa vie, mais elle n’avait pas senti venir la demande de Learamn. Une question tout à fait légitime, qu’elle aurait sans doute pu anticiper, mais dont elle n’avait pas l’habitude. Il était amusant de constater que l’on venait consulter un devin pour en savoir plus sur soi, mais qu’il était rare qu’on s’intéressât au rôle dudit devin dans le grand ordre du monde. Elle sourit tristement, et répondit :

- Mon rôle ? Je l’ignore précisément. Je n’en ai aperçu que des bribes, souvent incompréhensibles, ou qui n’ont de sens que bien longtemps après. Il m’a toujours été plus facile de lire l’avenir des autres, bien que je ne sache trop vous expliquer pourquoi. Ce n’est pas hélas quelque chose sur lequel j’aurais du contrôle.

Elle soupira, et se mit à fixer ses mains, comme pour échapper au regard du cavalier.

- Je comprends vos doutes, vos réticences. Je sais que ce que je peux vous dire semble n’avoir aucun sens. Je ne vous demande pas de me croire cependant. L’avenir répondra à toutes les questions que vous pourriez vous poser. Je m’efforce seulement de le rendre moins obscur à ceux qui en éprouvent le besoin. Quant à votre histoire… si vous faites référence à votre avenir, comme je vous l’ai dit de nombreux chemins s’ouvrent devant vous. Celui sur lequel vous êtes à présent vous mènera à de grandes réussites, pour peu que vous soyez capable de ne pas vous égarer. Puisque vous demandez ce que je sais, voici un conseil que je ne comprends pas moi-même. Méfiez-vous du serpent qui boite.

Elle haussa les épaules, comme si le sens de cet avertissement lui échappait – ce qui était le cas. Toutes les prédictions, hélas, n’étaient pas faciles à déchiffrer.

- Si vous faisiez référence à votre passé, en revanche, je pense toujours qu’il est plus agréable d’en apprendre sur les gens à travers leurs mots, plutôt qu’en procédant à des rituels compliqués. Si vous voulez bien en parler, naturellement.

Kryv plongea son regard dans celui de Learamn. Étranger en terres étrangères, il était un objet de curiosité pour chacun des habitants de ce lointain pays qu’était le Rhûn. A mesure que le temps passait, et qu’il s’acclimatait à ce nouvel environnement, sa perception du monde évoluait. Plus les questions pleuvaient sur son passé, plus elles perçaient la carapace de ses certitudes, et l’invitaient à interroger ses convictions, ses désirs, ses rêves.
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Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 19 Juin 2020 - 17:40
A peine étaient-ils arrivés à Albyor que la ville avait déjà refermé son emprise sur eux. Ils étaient soumis au rythme infernal de cette fourmilière et, mus par leur désir de ne pas s'éterniser à l'ombre des montagnes, s'empressaient de délibérer sur la meilleure solution à apporter aux problèmes auxquels ils devaient faire face.

La situation était, fort heureusement, sous contrôle.

Les grandes lignes de leur plan d'action avaient été décidées assez rapidement, Ava insistant pour agir le plus vite possible, afin de ne pas laisser leur fameuse cargaison pénétrer dans la Cité Noire, d'où elle estimait qu'il serait difficile de la faire sortir. Conformément à l'avis de Learamn, il fut donc entendu qu'ils tenteraient de récupérer la marchandise dont ils ne savaient encore rien à l'extérieur de la ville, afin de limiter les risques d'être dérangés par les autorités locales. Hélas, cette simple considération était en soi inquiétante : imaginer que les principales forces d'Albyor pouvaient se retourner contre eux était préoccupant, et témoignait de la faiblesse du pouvoir de Lyra dans cette ville. Quand on connaissait l'aura de la reine orientale, et la puissance de son bras armé, il fallait craindre ceux qui osaient la défier et échapper à la mainmise qu'elle avait de droit sur ces terres. Khalmeh était, des trois, le plus mesuré. Il considérait qu'agir en-dehors de la ville était un risque inutile, mais il ne voulait pas s'opposer à l'opinion générale, et se rangea de mauvaise grâce à l'avis des deux autres. Après tout, si quelque chose venait à mal tourner, il pourrait toujours accuser Ava d'en être responsable, ce qui lui convenait très bien.

La question de l'Uruk fut également décidée, et l'avis de Learamn pesa lourd dans la balance cette fois encore. Les bons sentiments de la « Femme de la reine » ne pouvaient pas tenir longtemps face à la compétence militaire du jeune homme, qui était en l'absence de Thrakan leur meilleur expert sur ce genre de choses. Il assumait son rôle avec une autorité qui trahissait les responsabilités qu'il avait eu à endosser auparavant, ce qui n'échappa à aucun de ses deux compagnons. Même s'il avait été privé de sa cape et de son armure, Learamn demeurait au fond un meneur d'hommes, et cela ne s'éteindrait pas si facilement. C'était un trait de caractère qui était ancré profondément dans son âme, forgé dans les flammes de la guerre civile qui avait déchiré le Rohan. Ava, était une guérisseuse de grand talent, et elle avait pour elle l'autorité officielle de la reine. Khalmeh était un érudit pétri de savoirs, qui en savait aussi long sur l'histoire, la géographie et la politique que sur les combines et les manigances cachées. Aucun des deux, pourtant, ne pouvait se targuer d'être un combattant aguerri, d'avoir déjà affronté la mort la plus effrayante droit dans les yeux, seul et loin de chez lui, et d'en être revenu. Learamn avait traversé les flammes de la guerre et les horreurs les plus innommables, ce qui lui donnait le calme et la maîtrise nécessaires pour affronter n'importe quelle situation.

Cela constituait un atout précieux dans leur mission.

Pourtant, si Learamn était un meneur d'hommes, il était bien loin de maîtriser aussi aisément ses relations avec les femmes. Celles de l'Est, en particulier, le désarçonnaient régulièrement, et chaque fois qu'il s'habituait à leur caractère, il en découvrait une autre qui lui rappelait à quel point elles étaient différente de celles de l'Ouest. Pour ainsi dire, Kryv était différente de toutes les femmes, même de celles qui vivaient sur ces terres orientales méconnues. Était-ce lié à son don particulier, ou à son attitude à la fois pleine de confiance et curieusement distante ? Elle avait toujours rendu les gens autour d'elle nerveux, et le jeune Rohirrim n'échappa guère à la règle.

Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! Kryv10

Sa réaction lui tira un bref sourire.

Elle s'était glissée à la table de ces trois conspirateurs, les seuls de toute l'assistance qui semblaient se soucier de toute autre chose que du spectacle qu'elle offrait aux clients de la Tulipe Noire. Ce n'était pas un affront pour lequel elle leur tenait rigueur, mais il était évident que, du fait de sa renommée et de son talent, ce genre de comportement était pour le moins inhabituel. Il n'en avait pas fallu davantage pour piquer sa curiosité, et pour venir faire une petite démonstration à ces élèves dissipés.

La réponse de Learamn était pour le moins attendue : le doute était normal, la moquerie encore davantage. Elle avait déjà vu bon nombre d'hommes et de femmes afficher leur méfiance et leur dédain vis-à-vis de ses talents de devineresse. Les gens comme elle étaient le plus souvent perçus comme des excentriques, qui vivaient de bonnes paroles et de prédictions génériques. Il fallait dire que beaucoup de devins se comportaient ainsi, et prétendaient avoir un pouvoir alors qu'ils se contentaient de bien peu de choses.

Kryv comprenait.

Pourtant, elle ne considérait pas son acte comme une imposture. Elle était, comme un certain nombre de personnes de par le monde, touchées par un don unique et précieux qui lui permettait d'échapper aux limitations du commun des mortels. Chaque culture expliquait cela à sa manière, et elle ne se targuait pas d'avoir compris ou de détenir une quelconque vérité. Elle savait seulement que le monde qu'elle voyait n'était pas celui que tout le monde percevait. A mesure que les années s'étaient écoulées, elle avait appris à peaufiner ce talent, au point de voir ce que les autres appelaient « l'avenir », et ce qu'elle même considérait comme une révélation évidente. Learamn n'était qu'un sceptique de plus…

Ou pas.

Elle l'observa longuement, de ce regard perçant qu'elle réservait à ses meilleurs clients. Elle voyait sa résolution, teintée d'une aisance de circonstance qui lui venait de longues années de certitudes qu'il confortait au quotidien en se persuadant que magie, prédictions et autres boniments n'étaient que des tours soigneusement préparés pour épater les badauds et récolter quelques piécettes. Cependant, elle ne pouvait pas faire semblant de ne pas voir son malaise, le léger tremblement au coin de ses lèvres. Elle décelait les modulations inhabituelles de sa voix, qui révélaient la profondeur de son… angoisse ? C'était souvent l'effet que produisait Kryv sur les gens, quand elle leur parlait de leur avenir. On pouvait la prendre pour une folle, on pouvait la prendre pour une menteuse, mais quelque part, l'aiguillon de la vérité s'insinuait derrière toutes les défenses, et même l'armure la plus solide avait une faille. Une faille qui se résumait en une phrase simple.

« Et si elle disait vrai ? »

Kryv ne s'épuisait jamais à convaincre quiconque. Elle se contentait de dire ce qu'elle ressentait, et de laisser les faits parler pour elle. Sa réputation la précédait pour une raison, et elle s'amusait toujours de voir ceux qui résistaient à l'inévitable, sans pour autant chercher à l'éviter. Curieuse posture de vie, que de nager toutes ces années à contre-courant, tout en niant l'existence du fleuve. La devineresse savait s'y prendre avec les incroyants.

Il ne lui fallut qu'un sourire.

Un sourire, et une incantation prononcée à voix très basse, très grave, dans un rhûnien ancien et mélodieux. Elle glissa l'index sous le menton de Learamn, comme le ferait une mère avec son enfant, et l'amena à plonger avec elle dans les flots tempétueux du destin et du monde…


~ ~ ~ ~


- Learamn ? Learamn ? Vous allez bien ?

Le jeune homme ouvrit les yeux pour découvrir le visage de Khalmeh penché sur lui. Il avait les sourcils froncés, et la pénombre ambiante ne parvenait pas à dissimuler la lueur préoccupée dans son regard. Ava se tenait à ses côtés, un peu en retrait, l'inquiétude peinte sur ses traits. Elle paraissait gigantesque, mais c'était parce que le jeune homme était allongé, dans son lit, une serviette imbibée d'eau sur le front. Les bruits étouffés de la salle commune leur parvenaient depuis le plancher. Ils entendaient des rires, des chants, des danses et des vivats. De toute évidence, la soirée touchait à sa fin. Les clients semblaient ravis.

- Bon sang, vous m'avez fait peur ! Soupira la « femme de la reine ». Vous voulez boire quelque chose ?

Sans même attendre sa réponse, elle lui servit un verre d'eau glacée. Sa main tremblait tellement qu'elle dut s'y reprendre à deux fois pour simplement remplir le petit récipient en terre cuite. Elle demanda à Khalmeh de le tendre à Learamn, incapable de maîtriser son malaise, qui semblait la transpercer comme une lance. Une telle réaction était particulièrement curieuse chez une femme aussi calme et expérimentée qu'Ava. Elle n'avait jamais cillé devant les blessures, n'avait pas semblé incommodée par l'odeur de l'Uruk, et voilà qu'elle frémissait comme la dernière feuille d'un chêne, battue par le vent automnal. L'esclavagiste, un peu plus pragmatique, paraissait se contrôler, mais il était blême lui aussi. Son regard n'était pas rassuré, et il examinait son compagnon de voyage avec le même air qu'il avait en général vis-à-vis de l'Uruk. Il le dévisageait pour essayer de déceler des signes de blessures, physiques ou mentales.

- Vous vous êtes évanoui, mon ami, lança Khalmeh sans détour, en répondant à la question silencieuse du Rohirrim. Je peux vous dire que vous avez animé la soirée, il a fallu qu'on joue des coudes pour vous ramener dans votre chambre. Tout le monde voulait voir ce qui vous arrivait. Et cette devineresse en a eu pour son argent, on s'est bousculé pour obtenir une prédiction après que vous ayez… réagi… ainsi.

Ava secoua la tête :

- Je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé. Vous vous souvenez de quelque chose ? Vous êtes resté inconscient une bonne heure, comme si vous aviez été empoisonné…

La jeune femme avait longuement veillé sur Learamn, et avait employé tous ses talents de guérisseuse pour essayer de déterminer l'origine de son mal. Elle avait conclu qu'il était simplement plongé dans un profond sommeil, agité de rêves qui faisaient bouger ses yeux derrière ses paupières closes. De toute évidence il s'agissait de rêves très intenses, car il s'était débattu légèrement quand on l'avait installé dans son lit. Rien de grave pour autant.

Finalement, Ava s'était avouée vaincue, et avait décidé d'attendre un peu pour voir quels seraient les effets secondaires de son évanouissement. A l'évidence, Learamn semblait aller bien, il était capable de parler, de penser logiquement et de bouger. Le mystère s'épaississait, mais au moins le cavalier était-il en bonne santé. C'était déjà ça. Khalmeh et elle essayèrent de tirer quelques informations à Learamn, pour comprendre d'où lui était venue sa réaction à la fois impressionnante et inquiétante, mais aussi – sans s'en cacher véritablement – pour savoir en quoi avaient consisté les visions qu'il avait pu avoir.

De toute évidence, ils s'étaient interrogés pendant qu'il était inconscient, et étaient impatients de connaître la réponse.

Leur conversation fut interrompue par quelques coups discrets frappés à leur porte.

C'était Kryv.

Ava se figea en la voyant entrer, tandis que Khalmeh se levait, prêt à se défendre si nécessaire. Tous les deux étaient méfiants, mais la femme eut un geste d'apaisement à leur endroit.

- Je viens seulement prendre des nouvelles, rassurez-vous. Je ne lui veux aucun mal.

Elle avait pris la peine de parler en Westron, afin de ne pas exclure Learamn de la conversation. Ava nota ce détail dans un coin de sa tête, et répondit dans la même langue :

- Je sais bien, mais il est encore fragile. Je ne vous laisserai pas faire un de vos drôles de tours sur lui ce soir.

- Je veux juste discuter avec lui. En privé, s'il-vous-plaît. Je vous donne ma parole qu'il ira très bien.

Kryv savait se montrer convaincante, et les deux compagnons de route de Learamn tombèrent bientôt à cours d'arguments, tant et si bien qu'ils furent contraints de la laisser seule avec l'ancien capitaine. C'était de mauvaise grâce, mais ils firent comprendre à l'ancien officier qu'ils resteraient tout proches, et qu'au moindre problème ils interviendraient. Kryv referma la porte derrière eux doucement, et lorsque ce fut fait, elle lâcha un soupir de soulagement.

- Je suis désolé pour tout ça, Learamn…

Elle lui parlait avec une familiarité déconcertante, comme si elle le connaissait depuis toujours. Le fait d'employer librement son nom ainsi renforçait ce sentiment de proximité. En trois pas, elle fut à ses côtés, et elle s'assit délicatement sur le lit, posant une main sur son front pour surveiller sa température.

- Tout le monde ne réagit pas pareil à la mandragore. Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce que vous succombiez si… intensément.

La mandragore… C'était une plante particulièrement puissante, que les gens du Rhûn utilisaient avec précaution tant elle pouvait être dangereuse. Elle détenait des propriétés redoutables, et avait notamment la faculté de provoquer l'endormissement d'un individu. Kryv jeta un regard vers la porte, puis revint à Learamn :

- Il fallait que je trouve un moyen pour que nous puissions parler seul à seul. Il n'était pas prudent que vos compagnons entendent ce que j'ai à vous dire, et je ne pouvais pas me libérer de mes maîtres sans une bonne excuse.

C'était un détail pour la devineresse, qu'elle avait laissé échapper sans y penser, mais elle était effectivement une esclave. Esclave de luxe, certes, dont la renommée assurait à ses propriétaires des revenus confortables, mais une esclave néanmoins. La liberté ne lui serait jamais rendue, assurément, et plus son don se manifestait, plus elle devait travailler pour enrichir son maître. La petite démonstration de ce soir, dont Learamn avait été à la fois l'objet et la victime, avait rapporté gros, et faisait partie des tours qu'elle réservait pour les grandes occasions.

Le destin ne se manifestait pas toujours de manière spectaculaire, et il fallait parfois forcer un peu les choses. Pour plaire à la foule.

- Je sais que vous ne croirez pas un mot de ce que je vais vous dire, mais je dois vous le dire néanmoins. J'ai vu votre arrivée, Learamn, il y a de ça bien longtemps. Votre avenir tout entier n'est pas écrit, mais certains passages le sont. Et si je suis ici, c'est que votre avenir me concerne, moi.

Elle le fixa sans ciller, comme pour lui prouver qu'elle croyait dur comme l'acier dans ce qu'elle venait de lui révéler :

- Nous sommes liés, vous et moi. Liés d'une manière unique et indescriptible. Vous êtes celui qui va me libérer, Learamn. J'ignore comment vous vous y prendrez, mais je le sais.

Elle parlait comme si elle évoquait un événement certain, et le ton de sa voix ne laissait pas de place au doute. C'était de toute évidence une certitude pour elle, mais pour des raisons curieuses elle avait estimé qu'il était de son devoir d'en informer l'ancien capitaine. Elle ne jugea pas utile de s'en expliquer, et ajouta :

- Avant que vous quittiez Albyor, beaucoup de choses auront changé. Vous aurez un rôle à jouer dans tout cela, oui. Votre histoire se répète, ici aussi, comme un miroir. Mais cette fois, vous ne la fuirez pas. Mais dites-moi, si vous le voulez bien. Qu'avez-vous vu dans vos rêves ?

#Ava #Khalmeh #Kryv
Sujet: Fendre l'armure
Ryad Assad

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Rechercher dans: Albyor   Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Fendre l'armure    Tag kryv sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMer 29 Avr 2020 - 14:06
- Deux chambres isolées, je suis sûr que cela devrait pouvoir se faire.

L'esclave que Learamn avait rencontré était particulièrement affable, d'une gentillesse exacerbée par son rôle particulier dans la Cité Noire. Il faisait à l'évidence partie des mieux lotis, et il s'employait à garder un ton enjoué, pour ne pas avoir à subir le même sort que nombre de ses compagnons d'infortune qui achevaient leur misérable vie dans les tristement célèbres mines d'Albyor. Ici, chacun trouvait une utilité, et on racontait que même ceux qui n'avaient que la peau sur l'os pouvaient servir à fertiliser les champs…

Les rumeurs étaient trop plausibles pour pouvoir être simplement ignorées.

- Pour l'accès à une cour privée, il faudra que vos maîtres voient si ce que nous avons à offrir peut leur convenir. Je pense que nous pourrons trouver de quoi les satisfaire entièrement. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je porte vos affaires ?

En se penchant vers Learamn, le rabatteur posa involontairement les yeux sur l'épée que le cavalier gardait au côté. Il eut un bref mouvement de recul, et une lueur inquiète passa dans son regard. Son masque de sérénité se craquela légèrement, mais il se reprit bien vite, et ne fit aucun commentaire particulier, se contentant de parler un peu plus rapidement que précédemment :

- Je vais faire prévenir le maître-aubergiste de votre arrivée, il verra les détails avec vous. Je vous assure que vous passerez un excellent séjour ici.

« Excellent ». Le mot semblait ne pas coller à l'atmosphère locale. Sans rien ajouter de plus, il se tourna vers un autre rabatteur, et lui fit signe de filer vers l'auberge : ils avaient enfin trouvé des clients, et ils devaient faire en sorte de les accueillir dans les meilleures conditions possibles. De toute évidence, la clientèle étrangère était assez rare, et la concurrence était rude, à en juger par le regard déçu ou jaloux des autres esclaves présents.

Quand ils furent tous prêts à se mettre en route, Khalmeh fit aller leur précieux attelage à travers les rues d'Albyor qui montaient en pente douce, toujours escorté de ses compagnons qui avaient mis pied à terre pour l'occasion. L'imposante silhouette de Thrakan, en tête de cortège, fendait la foule comme la proue d'un gigantesque navire fendrait les flots. Il écartait d'une main impatiente ceux qui ne réagissaient pas assez vite, et devant son visage austère les critiques s'évanouissaient aussitôt. L'homme parlait peu, mais il représentait un atout irremplaçable dans leur petite compagnie. De tous les cinq, il était peut-être celui qui connaissait le mieux les subtilités locales, et il y avait fort à parier que sans lui, ils n'auraient aucune chance d'accomplir leur mission.

La Tulipe Noire apparut bientôt devant eux, et ils pénétrèrent à l'intérieur du bâtiment qui n'eut pas le loisir de les décevoir, vu la hauteur de leurs espérances. Les lieux étaient à peu près propres, malgré l'odeur désagréable qui leur agressait les narines. Quelques regards méfiants les accueillirent comme depuis qu'ils avaient posé le pied en ville, mais rien de franchement hostile qui aurait pu les décourager de s'arrêter ici. La clientèle n'était ni pire ni meilleure qu'ailleurs, et il aurait été hypocrite de croire que toutes les tavernes à l'Ouest de l'Anduin réservaient bon accueil aux étrangers.

Thrakan prit en charge les négociations, pendant que Learamn et Khalmeh s'occupaient de leur cargaison. La répartition des rôles et des tâches était devenue de plus en plus fluide depuis leur départ, si bien qu'ils n'avaient pas besoin de se concerter particulièrement. Ils étaient tous des hommes d'action, et à ce titre Ava faisait preuve d'une capacité d'intégration tout à fait étonnante. Pour une femme distinguée et bien éduquée, elle s'était fondue dans la vie collective avec aisance, et ne s'était jamais révélée être un poids pour quiconque. La fatigue semblait quand même la saisir plus rapidement que ses compagnons, habitués des longues marches et des privations de la vie sur les routes. Ils lui laissèrent le privilège d'aller se délasser quelque peu, tandis qu'ils accomplissaient les dernières formalités.


~ ~ ~ ~


Khalmeh déchargeait quelques caisses de matériel et de vivres, afin de faire de la place pour ouvrir la cage et libérer l'Uruk, quand Learamn lui lâcha ce commentaire laconique concernant la cité. L'esclavagiste réfléchit un instant, avant de répondre sur un ton difficile à déchiffrer :

- Mon ami, je crois que même lui ne se plairait pas tout à fait ici. La violence est omniprésente à Albyor, et je crois que même les Uruk ont besoin de repos, parfois. J'ai bien peur que certains des hommes que nous croiserons ne vous déçoivent, Learamn. Tout le monde ne partage pas mon élévation morale et mon exceptionnelle politesse.

Il sourit largement, tout en déposant une lourde caisse dans les mains de l'Occidental, qui alla la poser près des autres. Cela n'avait pas arrêté Learamn dans son enquête : le jeune cavalier semblait à la fois inquiet et fasciné par la Cité Noire, ce qui était une réaction assez logique compte-tenu de l'atmosphère locale. Le mal semblait si profondément ancré ici qu'il semblait possible de l'observer à l'état naturel, comme une curiosité quelconque. Le danger était de trop s'en approcher, de baisser sa garde, et de se laisser happer par celui-ci. Certains devenaient totalement fous, et s'abandonnaient à leurs pulsions les plus sauvages. D'autres étaient brisés par de telles visions, et ne s'en remettaient jamais totalement. Chaque fois qu'ils fermaient les yeux, ils voyaient en boucle les horreurs commises au nom du Dieu Sombre.

C'était d'ailleurs à son sujet que Learamn s'interrogeait le plus, ce qui n'était pas étonnant.

- Pour comprendre ce que Melkor représente, je crois qu'il nous faudrait discuter fort longuement… et surtout à l'abri d'éventuelles oreilles indiscrètes. Vous n'êtes pas au meilleur endroit pour émettre des réserves sur le véritable maître de la ville aujourd'hui.

En disant cela, il avait jeté un regard circulaire vers les coursives et les petites fenêtres qui donnaient autour d'eux. Il était plus prudent de ne pas parler trop librement ici.

- Melkor règne à Albyor depuis quelques années maintenant. Son aura irradie depuis le Temple Sharaman, le grand temple de la victoire qui date d'il y a plusieurs dizaines d'années. Le culte de Melkor s'est développé particulièrement ici, sous l'impulsion du grand prêtre Jawaharlal… J'espère que nous n'aurons pas à trop nous en approcher.

Il marqua une pause, tout en libérant l'Uruk de sa cage. Celui-ci, sans paraître éprouver la moindre émotion, s'extirpa de sa prison et descendit au sol avec une certaine souplesse. Il s'étira longuement, et se mit à marcher. Khalmeh l'observa un instant, avec ce regard précis et observateur : il regardait sa masse musculaire, vérifiait qu'il n'était pas blessé, qu'il ne boitait pas, et qu'il avait toujours l'air en pleine santé. Ce bref examen terminé, il revint au cavalier :

- Ce que vous devez comprendre, Learamn, c'est que Melkor n'est pas juste une vieille figure légendaire, un nom dans les mémoires que l'on invoque pour de bon. C'est une divinité bien vivante, bien réelle, et son pouvoir se manifeste encore parfois en certains endroits, ou à travers certaines personnes. Les prêtres interprètent sa volonté, afin d'accélérer son retour. Le jour où ils y parviendront, le monde changera de manière irréversible. D'ici là, nous pouvons toujours compter sur les femmes et l'alcool pour nous causer du souci, hein ?

Il posa une main sur l'épaule de Learamn, et retourna à ses occupations. Si le jeune cavalier avait des questions plus précises, il lui faudrait les poser quand ils seraient seuls, à l'abri des oreilles indiscrètes, dans un endroit sûr. Cela existait-il seulement à Albyor ?


~ ~ ~ ~


Cette première journée avait été consacrée au repos. Khalmeh s'était endormi sans la moindre difficulté, dans la chambre qu'il partageait avec Learamn. Ava et Thrakan, qui dormaient une pièce plus loin, tout au bout du couloir, s'étaient vraisemblablement assoupis aussi. Par la fenêtre, le soleil déclinait déjà alors qu'au Rohan il aurait été encore haut dans le ciel. Pour eux tous, il faudrait un temps d'adaptation : à la pénombre, à l'angoisse permanente, et à ces bruits sinistres qui semblaient essayer de les effrayer. Le parquet grinçait étrangement, le vent qui tapait à la fenêtre ressemblait à des doigts malicieux essayant de pousser le battant. Même les voix étouffées des clients au rez-de-chaussée remontaient comme de sinistres incantations venues des tréfonds du monde.

Learamn dormait dans un lit assez peu confortable, mais qui avait au moins le mérite de ne pas avoir trop de punaises. Il n'avait dû en écraser que deux pour le moment. Ses compagnons ne s'étaient pas plaint pour l'heure, ce qui témoignait soit de leur exceptionnelle résistance au parasites nocturnes, soit de la malchance de l'ancien officier s'il s'était vu affublé du couchage le moins confortable.

La fatigue était une visiteuse capricieuse, qui semblait fuir l'esprit de quiconque voulait se reposer, et qui savait cueillir celui qui voulait rester éveillé à méditer sur de sombres pensées. Et il y en avait un certain nombre qui méritaient l'attention du jeune officier, à commencer par la question de son statut ici, mais aussi leur mission de laquelle Ava ne leur avait rien dit ou presque. Ils devaient seulement récupérer « quelque chose » pour la Reine, et le ramener à Blankânimad. Que pouvaient-ils vouloir à Albyor que le pouvoir royal ne pouvait pas récupérer autrement qu'en envoyant une bien étrange compagnie ?

Doutes et questions n'empêchèrent pas l'ancien officier de s'assoupir, et il ne fut tiré de son lit qu'en début de soirée par Khalmeh. L'ancien esclavagiste semblait ne pas avoir totalement récupéré du voyage, mais il mourait de faim et préférait de très loin manger quelque chose avant de retourner dormir :

- Je pourrais avaler un auroch tout entier, mais je crains qu'on ne nous serve qu'une soupe infâme et du pain sec. L'hospitalité locale…

En rejoignant la salle commune, les deux compagnons n'eurent pas le plaisir d'être accueillis par le fumet savoureux d'une belle pièce de viande cuisant doucement sur le feu, mais Khalmeh ne s'était pas montré tout à fait juste avec la cuisine locale. Les gens d'Albyor étaient peut-être des sauvages, mais l'aspect vicié des lieux ne signifiait pas que leur cuisine était piteuse. Ils mangèrent à leur faim, dans un assortiment de plats communs dans lesquels ils pouvaient piocher librement, comme cela se faisait assez couramment à l'Est. Les légumes étaient bons, et ils eurent même une pièce de viande séchée dont l'esclavagiste préféra ne même pas demander la provenance. Il avait peur qu'on lui révélât quel animal se trouvait dans son assiette… Il avait encore plus peur qu'on lui apprît qu'il ne s'agissait pas d'un animal.

La pièce était plongée dans une atmosphère chaleureuse, du fait de la présence de quelques musiciens qui jouaient un air lancinant, mélancolique. Un homme chantait d'une belle voix chaude, légèrement usée par le temps. Les deux artistes qui l'accompagnaient,  à l'aide d'une sorte de harpe horizontale et d'une flûte pour le seconde, donnaient de leur personne pour rendre les lieux chaleureux, et c'était presque réussi. La Tulipe Noire n'était pas si inconfortable, finalement. Il convenait toutefois de se rappeler que la quiétude relative dont ils jouissaient ici était construite sur le dos des esclaves qui trimaient quotidiennement pour assurer aux rares habitants libres de la cité une vie confortable.

Ces légumes avaient été plantés, surveillés, récoltés, triés, et préparés par des mains serviles, et ils avaient le goût amer des chaînes. Cette musique n'était pas jouée par des hommes libres de leurs mouvements, et leurs maîtres passaient dans les rangs pour récolter une donation charitable de la part du public. Khalmeh déposa quelques piécettes dans l'écuelle qu'on lui tendait avec un sourire affable, avant de revenir à son compagnon :

- Ce ne sont pas les pires : ces musiciens sont bien traités, ils représentent un investissement précieux. Ceux-là n'ont pas de renommée, mais les plus chers s'arrachent à prix d'or, et vivent des vies somptueuses dans des palais que vous ne pourriez même pas imaginer. Ah, si seulement j'avais pu mettre la main sur une telle pépite, plutôt que de m'encombrer de cette créature.

Il partit de son rire franc et communicatif, avant de se pencher sur sa chope pour dire à Learamn :

- Je me serais évité bien des problèmes, si vous voyez ce que je veux dire.

Il fit un signe de tête entendu, incitant le cavalier à se tourner pour regarder derrière lui. Ava venait de faire son apparition, élégante comme à son habitude, sans son garde du corps habituel. Elle attira les regards d'une bonne partie de l'assistance, venue pour passer une soirée relaxante après une courte journée. Quelques hommes semblaient vouloir l'aborder, mais ils n'osèrent pas s'interposer entre elle et la table où elle se dirigeait. Khalmeh tira galamment une chaise pour la jeune femme, un geste d'une grande courtoisie qui ne lui ressemblait guère.

- Merci, Khalmeh.

- De rien, votre Altitude Sérénadissime.

Elle lui fit une moue entendue qui lui tira un sourire amusé, mais ne releva pas. De toute évidence, les deux s'efforçaient de parfaire une sorte de couverture qui consistait à les présenter comme des visiteurs étrangers. Montrer des signes de division serait bien malvenu et risquait d'attirer inutilement l'attention sur eux, alors qu'ils devaient de toute évidence rester discrets. La jeune femme prit quelques nouvelles de ses compagnons, notamment de la blessure de Learamn, avant de venir au sujet qui leur importait le plus.

La mission.

Curieusement, dans le brouhaha de plus en plus fort de la salle principale, ils étaient plus à l'aise pour communiquer. Les voix ambiantes couvraient leurs conversations de conspirateurs, à condition de surveiller que personne n'écoutait aux alentours :

- J'ai envoyé Thrakan enquêter, fit-elle, pour dénicher des informations au sujet de la marchandise que nous devons récupérer.

- Vous ne voulez toujours pas nous dire de quoi il s'agit ? Demanda Khalmeh.

- Pour le moment, cette information n'est pas utile, mais vous serez mis au courant en temps voulu. Nous devons tout d'abord parler d'Albyor. Khalmeh, je suppose que vous avez déjà expliqué à Learamn où nous nous trouvions.

Les explications lacunaires de l'esclavagiste dressaient un portrait singulier de la ville, mais encore trop incomplet. Ava avait de toute évidence des informations fraîches. A voix basse, les forçant à tendre l'oreille pour la comprendre, elle glissa :

- A notre arrivée ici, j'ai été approchée par des informateurs de la Reine qui avaient eu vent de notre présence. Ils m'ont donné un long rapport sur la situation à Albyor, que j'ai pris le temps d'étudier cet après-midi. Les choses ne sont pas rassurantes, je le crains. Le gouverneur Hagan a perdu le contrôle de la ville, au profit des Melkorites. La récente évasion d'esclaves a largement affaibli son pouvoir, d'autant que son fils Nixha a été empoisonné durant l'affaire… Les prêtres de Jawaharlal ont repris la main, malgré la destruction de leur nouveau tribunal pendant l'émeute. Cela a mis un frein temporaire aux condamnations qui s'abattent sur les habitants. Je crains qu'il nous fasse faire profil bas, si nous voulons éviter les ennuis…

Les paroles d'Ava étaient pour le moins inquiétantes. Learamn et Khalmeh étaient deux vagabonds sans statut et sans famille pour les protéger, ce qui faisait d'eux des cibles particulièrement faciles pour les prêtres melkorites. Leur compagne, en revanche, était une des « femmes de la Reine », et elle était ici l'extension de la volonté de Lyra. Qu'elle fût préoccupée par sa propre sécurité alors qu'ils se trouvaient toujours au Rhûn ne voulait rien dire de bon concernant leur séjour ici. Ils marchaient sur un sentier bien étroit.

Ils continuèrent à parler de choses et d'autres, marquant une brève pause quand la musique se tut bientôt, pour laisser la place à une nouvelle attraction. Un grand nombre de clients se bousculaient maintenant dans l'auberge, et ils pouvaient se féliciter d'avoir une place assise, car beaucoup étaient debout derrière eux, remplissant les lieux de manière inhabituelle. Les trois voyageurs en mission ne comprirent pas immédiatement pourquoi, jusqu'à ce qu'un homme fît son apparition sur une petite scène installée pour l'occasion. Il portait une jolie tunique blanche, qui contrastait beaucoup avec les habitudes vestimentaires des locaux, et parlait d'une voix suave et élégante en regardant l'assistance de droite à gauche, pour capter leur attention. Il y eut quelques applaudissements qui annonçaient l'arrivée de quelqu'un, pendant lesquels Ava se proposa de traduire à Learamn :

- Apparemment c'est une devineresse assez célèbre dans la région, qui vient faire ses tours. Comme je le disais donc, nous devrons intercepter le navire marchand à l'extérieur de la cité, idéalement à une bonne journée de cheval d'ici. Il nous faudra peut-être camper un peu, mais les informations à ma disposition sont plutôt fiables, et je ne doute pas que tout ceci sera terminé rapidement. Nous n'aurons ensuite qu'à décharger la cargaison, et à la ramener en toute simplicité à Blankânimad.

- Cela ne me paraît pas simple du tout, fit Khalmeh. Learamn, dites-lui, mon ami. Je parie que vous avez l'expérience de ces choses. Ça pourrait très mal tourner.

Malgré toute son expérience de voyageur et d'esclavagiste, Khalmeh n'avait jamais eu à mener de dangereuses missions d'escorte. L'idée de récupérer une cargaison mystérieuse au nez et à la barbe des autorités d'Albyor lui semblait délicat : et comment feraient-ils ensuite pour rallier la capitale, sans être contrôlés par les miliciens locaux ? Les principales routes étaient étroitement surveillées, et s'aventurer hors des sentiers battus représentait un risque non-négligeable pour leur compagnie qui ne comptait pas assez de lames pour repousser la plus petite attaque de bandits. Learamn ne connaissait pas forcément la région, mais il était logique, et Khalmeh comptait sur lui pour cela.

Ava, à l'inverse, comptait sur le cavalier pour appuyer son idée, et reconnaître que c'était la seule possibilité raisonnable. S'ils avaient des ennemis à l'intérieur d'Albyor, a fortiori si ceux-ci étaient haut-placés, il valait sans doute mieux éviter de laisser le navire entrer dans la ville, au risque de ne plus pouvoir faire sortir la marchandise. Face à ce dilemme, l'expertise précieuse d'un homme de guerre était requise, et les deux Rhûnedain convinrent tacitement de se ranger à l'avis du Rohirrim. Il en savait certainement plus qu'eux à ce sujet. La « femme de la Reine » l'écoutait d'ailleurs très attentivement, prenant quelques notes codées sur un carnet qui ne la quittait jamais.

Ils discutèrent de choses et d'autres, ponctuellement interrompus par les applaudissements de la foule qui appréciait les tours de la devineresse. Elle s'était installée d'un côté d'une petite table ronde, et invitait les volontaires – ceux qui ne craignaient pas ses prédictions, du moins – à la rejoindre pour qu'elle leur dise l'avenir selon toute une série de méthodes plus ou moins exotiques. Pendant ce temps, le trio continuait sa longue conversation, en essayant d'envisager toutes les éventualités de leur bref – espéraient-ils – séjour à Albyor. Ils firent l'inventaire de leurs forces et de leurs compétences, de tout ce qui serait utile pour la réussite de leur mission. L'Uruk fut notamment un sujet important, car Ava était convaincue qu'il pouvait prendre part à leur entreprise de manière plus active, en tenant une arme et en assurant la sécurité de leur campement aux côtés du possesseur du bâton. Khalmeh, quant à lui, ne voulait pas se montrer aussi optimiste. La confiance dans sa créature n'empêchait pas la prudence la plus élémentaire, et il ne souhaitait pas faire l'erreur de donner une lame à un Uruk qu'il avait enfermé des semaines durant. La vengeance grondait peut-être derrière ces yeux étrécis, et il préférait ne pas prendre de risque inutile.

- Je vous assure que cet Uruk a l'air totalement soumis, avait dit la jeune femme, il ne montre aucun signe d'agressivité quand il est en présence de ce bâton, et je crois qu'il pourrait être un allié de poids.

- Non, non, non, c'est trop risqué, avait rétorqué Khalmeh. S'il s'agit de le lancer sur un bandit pour qu'il lui mange une jambe ou un bras, pourquoi pas. Mais je ne pense pas qu'il soit judicieux de le laisser vadrouiller ainsi.

- Ce n'est pas qu'une bête, vous savez. On a déjà vu de telles créatures arpenter les couloirs de Blankânimad par le passé, et même si les gens d'ici les craignent, ils seraient sans doute fascinés de voir un tel produit.

Khalmeh souffla par le nez, peu convaincu. Il n'aimait pas la tentative de manipulation qu'Ava tentait sur lui, et répondit :

- « Fascinés », rien que ça ? Je pensais que le but était de passer inaperçu, non ?

- Fascinés par l'Uruk, Khalmeh. Un excellent moyen de détourner leur attention d'autre chose. De moi, et Learamn par exemple. Si nous devons conduire nous affaires à Albyor, ne pensez-vous pas qu'une bonne raison de rester ici nous permettrait au contraire de ne pas attirer l'attention inutilement ? Les voyageurs ne s'attardent jamais dans la Cité Noire. On risquerait de se poser des questions.

De nouveau, ce fut à Learamn de trancher. Les chamailleries des deux compagnons de route pouvaient parfois être constructives, mais il était souvent besoin de prendre une décision rapide et efficace. Dans ce cas, le seul étranger de la compagnie apportait un point de vue extérieur précieux, et une voix plus modérée qui leur permettait d'avancer dans les discussions. C'était un rôle étrange, mais nécessaire. Ils en étaient là dans leur discussion quand ils furent soudains interrompus par l'arrivée d'une silhouette qu'ils n'avaient pas vue venir. Ava rangea précipitamment son carnet, alors qu'ils levaient la tête avec étonnement. Ils croisèrent tous trois le regard d'une jeune femme, tout de blanc vêtue, les dévisager avec un air indéchiffrable.


Même Khalmeh paraissait interdit, lui qui d'ordinaire avait toujours les bons mots. Il observait cette inconnue avec surprise, cherchant à savoir la raison de son arrivée inopportune. Ce fut peut-être à ce moment qu'ils notèrent que les yeux de toute l'assistance étaient rivés sur eux, dans un silence oppressant. Elle observa intensément l'esclavagiste, paraissant lire en lui la vérité de son existence toute entière. Son regard glissa bientôt vers Ava, qu'elle cloua sur place sans la moindre difficulté, en semblant dévoiler toutes ses blessures les plus profondes au grand jour. Enfin, elle observa l'Occidental. Ses sourcils se froncèrent très légèrement, comme si quelque chose la préoccupait… ou l'intriguait.

Elle tendit une main délicate, et souffla quelque chose dans la langue des gens du Rhûn. Puis, avec grâce et un accent amusant, elle prit la peine d'ajouter en Westron :

- Bonsoir à vous, Learamn. Voulez-vous que je lise aussi votre avenir ?


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