La dernière danse du Scorpion

- Cinq.

- Très bien. Et combien dans l’autre ruelle ?

Il leva dix doigts, puis cinq de plus. Il ne savait pas compter jusqu’à quinze, mais n’avait pas manqué de remplir son devoir convenablement. L’assassin le congédia rapidement, et lui permit de filer à travers les ruelles comme le souriceau qu’il était. Il valait mieux qu’il ne se trouvât pas là lorsque le sang coulerait.

Les rumeurs allaient bon train depuis quelques temps. La pression augmentait, l’étau se resserrait. Il y avait d’abord eu la grande purge des quartiers inférieurs de Minas Tirith, puis la fermeture des portes de la cité… Leur activité en avait pris un coup. Toutes les marchandises qui venaient du Harad étaient systématiquement fouillées par les autorités, et trois de leurs cargaisons avaient été saisies ce mois-ci. L’étau, toujours l’étau. Et maintenant, voilà que Rash avait disparu, que Alkhaz avait été retrouvé poignardé dans une ruelle, et que leur dernier associé ne s’était pas présenté au rendez-vous convenu.

Taltos savait que le vent n’allait pas tarder à tourner, et à leur apporter la tempête. Une tempête descendue furieusement du Septième Niveau pour les balayer sans la moindre merci. L’homme se dépêcha de ranger ses affaires. Il rassembla des documents, tout un tas de contrats, de lettres échangées, de listes diverses et variées, qui ne devaient pas tomber entre de mauvaises mains.

- Apprentie !

Une jeune femme sortit d’une pièce attenante, quelques instants plus tard.

- J’ai besoin que tu détruises ces documents, dépêche-toi. Assure-toi qu’ils brûlent dans leur intégralité. Il ne doit pas en subsister le moindre fragment.

Elle ne posa pas de questions. C’était ce qu’on lui avait appris, et elle se voulait une apprentie obéissante, si d’aventure elle entendait obtenir le rang d’assassin, et progresser encore dans la hiérarchie de la Guilde. Elle n’affichait pas trop fort ses ambitions, mais elle nourrissait le désir secret de devenir la première femme Hîr-Dae… commander à toutes les Ombres du monde, l’idée lui faisait tourner la tête. Pour l’heure, cependant, elle devait faire son devoir. La cheminée abritait un feu vorace qui ne tarda pas à engloutir les minces feuilles de papier, tandis qu’elle veillait à l’aide d’un tisonnier à faire disparaître tous les sceaux, toutes les marques de reconnaissance et autres éléments compromettants. Elle était à peu près à mi-chemin dans son travail quand elle entendit la voix de Taltos l’appeler.

- Apprentie ! Tu as terminé ?

- Pas encore, maître.

Les assassins aimaient bien s’entendre appeler « maître », quand les véritables Maîtres Assassins de la Guilde n’étaient pas dans les parages.

- Dépêche-toi, j’ai d’autres documents pour toi.

Elle jeta le reste dans l’âtre sans ménagement, puis rejoignit son supérieur, qui lui tendit une nouvelle pile de papiers, assez lourde pour la faire vaciller. Il retourna à son tri en la congédiant rapidement, mais elle nota tout de même qu’il avait l’air inquiet. Une inquiétude profonde, comme elle n’en avait jamais vu chez une Ombre, en réalité. Encore moins chez Taltos, qui n’était pas connu pour être particulièrement expressif. Elle aurait voulu lui demander ce dont il retournait, mais elle n’osa pas.

Ce qui pouvait effrayer un Assassin de la Guilde des Ombres ne pouvait être qu’une très, très mauvaise nouvelle.

#Taltos

Elle fourra sans ménagement une tunique dans son sac, quelques babioles récoltées ici ou là sur la commode, ainsi que ses maigres économies pour un futur voyage. Le son de sa propre respiration saccadée lui donnait l’impression d’être un Oliphant cherchant à échapper à une horde de chasseur. A la différence qu’un Oliphant n’était pas sans défense.

- Apprentie ! Apprentie !

Elle courut, son sac sur l’épaule, et faillit heurter Taltos qui venait à sa rencontre. L’homme avait un sabre à la main, une de ces merveilleuses arbalètes légères dans l’autre, et son regard portait le poids des conséquences de sa décision.

- Apprentie, tu as pu brûler tous les documents ?

- Oui, maître. J’ai fait comme vous avez demandé.

Il hocha la tête, passablement satisfait.

- Il y a autre chose. Des textes précieux pour la Guilde. Je n’ai pas le cœur à les brûler, mais nous ne pouvons pas les laisser tomber à l’ennemi.

- L’ennemi, maître ?

Il la cloua sur place d’un regard qui voulait tout dire. Pas de questions. Elle se mordit l’intérieur des joues, et s’efforça de ne pas baisser les yeux, comme on lui avait appris à le faire. Taltos parut satisfait, et reprit :

- Tu les emporteras avec toi. Tu pourras quitter Minas Tirith par le moyen habituel, en espérant que les gardes soient toujours de notre côté. Tu traverseras le Lossarnach sans t’arrêter, et tu rejoindras Linhir. J’ai entendu de sombres rumeurs concernant Pelargir, et si elles se confirment, il sera trop dangereux pour toi de t’aventurer là-bas. Linhir. Quand tu y seras, trouve un moyen de rejoindre la mer et de rallier Al’Tyr en toute sécurité. Ces textes doivent leur parvenir, tu comprends ?

- Je comprends, maître.

C’était la première fois qu’elle lui mentait. A dire vrai, elle ne comprenait pas absolument pas ce qui se passait, ni pourquoi ils devaient s’enfuir ainsi de leur repaire à Minas Tirith. La Cité Blanche avait fermé les yeux sur leurs activités depuis des années… même quand la situation s’était tendue avec le Harad. Les Ombres ne prêtaient allégeance à personne, n’étaient du côté de personne, et par conséquent trouvaient des alliés partout où l’or avait une valeur. Quelle était cette menace soudaine qui planait sur leurs intérêts ici ? La jeune femme, contournant habilement les directives de l’Assassin, demanda :

- Dois-je dire quoi que ce soit à Al’Tyr de la situation à Minas Tirith ?

Taltos sourit. Cette jeune femme était décidément très intelligente. Sans doute pas l’élève la plus disciplinée qu’il avait eu sous ses ordres, mais elle avait ce petit quelque chose qu’il n’expliquait pas. Il s’humecta les lèvres, et répondit :

- Dis-leur… Dis-leur que Dîm-Bar est tombée, et que le responsable de tout ceci n’est autre que le Général Cartogan lui-même. Dis-leur… que j’ai servi la Guilde jusqu’au bout. Et maintenant va.

Elle aurait voulu le convaincre de partir avec elle, de s’échapper et de rester en vie pour se battre un autre jour. Elle ne comprenait pas sa décision de rester ici, et d’affronter ce qu’il décrivait à demi-mots comme une mort certaine. Pourquoi ? La question resta bloquée en travers de sa gorge, et elle hocha la tête, essayant de dissimuler sa tristesse.

- Je leur dirai, maître. Je leur apporterai ces documents, et je leur dirai.

Elle tourna les talons, et fit quelques pas, quand soudainement quelqu’un toqua à la porte. Involontairement, elle se figea, et tendit l’oreille, alerte comme un félin que l’on aurait surpris en pleine nuit. Une voix grave et puissante leur parvint de l’extérieur :

- Par ordre du Haut-Roy, ouvrez cette porte !

Taltos tourna les yeux vers la jeune femme une dernière fois, et lui souffla :

- Dépêche-toi, Farah. Ne reste pas là.

Les mots la transpercèrent comme une lance, et quand elle mit de l’ordre dans ses pensées, elle était déjà loin, ses jambes longues et véloces la portant déjà à travers les passages secrets de Dîm-Bar, loin du danger. Elle se souvenait parfaitement des paroles de Taltos, quand il l’avait prise sous son aile :

« Tu seras mon apprentie, et c’est par ce nom que tu seras désormais connue. Tu retrouveras le tien le jour où tu parviendras au rang d’Assassin ».

Ce jour était enfin venu.

Et pourtant, elle ne ressentait qu’amertume et tristesse.

#Farah

- Bon travail les gars… Mettez-moi de l’ordre là-dedans, et récoltez tous les indices que vous pourrez.

L’ironie n’échappa guère aux soldats du Haut-Roy, qui s’empressèrent de vider tous les tiroirs sur le sol, de déverser le contenu des étagères, d’éclater les bocaux contre les murs, de détruire tout ce qu’ils ne pourraient pas emporter. Ils firent main-basse sur un stock d’armes conséquent, d’une qualité suffisante pour expliquer pourquoi le seul homme qu’ils avaient trouvé à l’intérieur de l’Antre des Ombres leur avait opposé une telle résistance. Ils avaient eu fort à faire pour prendre le contrôle des lieux, mais c’était fait, désormais, et ils pouvaient se satisfaire de cet audacieux coup de filet.

- Lieutenant, j’ai l’impression qu’il a essayé de brûler des documents… Rien à récupérer, j’en ai peur.

- Continuez à chercher.

Les soldats s’affairèrent en vain, des heures durant, avant de céder la place à une autre équipe plus minutieuse. Des universitaires entrés au service du pouvoir, des rats de bibliothèque qui se montreraient beaucoup plus à l’aise dans ces travaux fastidieux que le seraient jamais les soldats de l’armée royale. Le lieutenant, cependant, décida qu’il était de son devoir de rester sur place et de superviser les recherches. Il avait reçu des instructions très claires de la part du général : ne pas revenir sans avoir passé les lieux au peigne fin.

Et c’est ce qu’ils firent.

Après trois jours de recherche, il ne resta pas un seul endroit dans l’Antre des Ombres qui n’avait pas été fouillé. Toutes les tables avaient été retournées, tous les meubles renversés, et les différentes pièces donnaient l’impression d’avoir été traversées par une tornade. Le repaire secret des assassins les plus célèbres de la Terre du Milieu était méconnaissable, profané par des non-initiés qui avaient osé défier la Guilde. Trois jours de recherche, au cours desquels ils purent saisir maints produits illégaux importés du Harad, en particulier des drogues et autres substances aux effets délétères sur le corps et l’esprit. Trois jours de recherche qui leur permirent de plonger dans les rares documents comptables qui avaient survécu au processus de destruction systématique, et qui se révélèrent bien inutiles.

Trois jours de recherche, sans le moindre élément probant.

Le lieutenant avait commencé à s’impatienter, et il avait craint la réponse du général Cartogan, que l’on disait irritable et préoccupé ces derniers temps. Sans doute à cause des rumeurs, et de l’attaque récente des Orientaux sur Cair Andros. Son devoir lui commandait de continuer l’investigation aussi longtemps que nécessaire, mais son cœur lui disait que leurs adversaires avaient été plus malins, et qu’ils n’avaient pas attendu bien sagement l’arrivée de la garde pour se débarrasser des preuves les plus compromettantes. A quoi bon s’épuiser dans une quête futile ?

Au matin du quatrième jour, le lieutenant trouva cependant un peu de réconfort. Quelques badauds s’étaient rassemblés, certainement attirés par les allées et venues des membres de la garde, qui patrouillaient dans les environs et surveillaient les ruelles sombres à la recherche d’un éventuel assassin qui aurait échappé à leur surveillance. La foule se mit à applaudir le représentant de la justice royale, qui leva la main pour saluer le bon peuple de Minas Tirith.

- Bravo lieutenant ! Fit un homme. Vous avez enfin débarrassé la ville de ces misérables !

- Merci, lieutenant ! Reprit une femme. Grâce à vous les rues seront plus sûres !

Les louanges ne cessaient de pleuvoir sur lui, et bientôt la rumeur se propagerait dans le reste de la cité. Le général Cartogan lui en voudrait peut-être de ne pas avoir réussi à mettre la main sur la fameuse liste qu’il espérait tant trouver : la liste de tous les membres de la Guilde des Ombres dépendant de l’antenne de Minas Tirith. Toutefois, il apprécierait sans doute de savoir que son action décisive avait une nouvelle fois contenté le peuple, qui se réjouissait de la fermeté du général face aux vilains qui sévissaient dans les ruelles sombres de la Cité Blanche. Le lieutenant voyait lui aussi Cartogan comme une bénédiction : le seul homme qui n’avait pas eu peur de s’en prendre directement aux responsables du déclin du Gondor.