Une poignée de minutes s’écoulèrent qui semblèrent pourtant s’étirer longuement à la vue de ces plaines verdoyantes, paisibles. Ignorantes de son peuple déporté et souffrant qui les parcouraient. Pays ignorant de ces braves qui luttaient pour survivre quelques heures, une journée peut-être ? Un peuple auquel on arrachait leurs foyers, leurs proches. Leurs racines. L’ancienne Ombre médita quelques instants sur les propos de l’homme au regard d’émeraude, avant de souffler, comme pour elle-même, sans même savoir s’il avait pu percevoir ces mots :
- Je viens d’ici…
En ce jour la jeune femme avait peu de certitudes. Son nom, cette plaie qui s’empirait sur ses côtes, et ce pays. Ce pays auquel elle ne devait rien. Ce pays qui l’avait renié il y a de cela bien longtemps. Le regard d’un père qui se détourne de son enfant en détresse, à genoux devant lui. Une mère en larmes, retenue par son époux courroucé. Et une porte, qui se ferme pour toujours. Cette porte, dont elle pouvait se rappeler chaque détail, avec encore plus de netteté que le visage même de ses parents. Bois sombre, craquelé par les âges et les couches successives de vernis… une clenche en bronze abimée, en forme de cheval au galop, fabriquée par son arrière-grand-père. Sur le chambranle de porte, à l’intérieur, désormais cachée de son regard, des marques tracées au couteau pour démontrer de la montée en croissance des jumelles. Kryss, toujours très légèrement au-dessus de sa sœur. Elle venait d’ici, et pourtant elle n’y avait plus sa place. Un seul voyage l’avait ramené ici et déjà ses pas étaient dirigés de force par des étrangers. Mais n’en était-elle pas une également, d’étrangère en ces terres ? Voilà même qu’une de ses rares certitude s’envolait.
« Ce que l’on est » Ne restait que la douleur physique. Et son nom.
Elle se releva avec lenteur, ne put retenir un gémissement de douleur tandis que sa main alla attraper le bandage tâché de sang. Chaud. Lorsqu’elle retira ses doigts ils étaient devenus carmin. Elle s’arrêta à nouveau vers ce bol délaissé par le guerrier au heaume de bronze, et prit un bref instant pour le finir, la main légèrement tremblante. Elle détestait cette faiblesse du corps, de l’esprit. Combien de temps, combien de temps cela prendrait avant de la briser entièrement ? Elle descendit avec difficultés l’amas rocheux sur lequel ils avaient été perchés et ne tarda pas à retrouver Eopren tandis qu’ils reprenaient la route. Pour combien de temps, encore, marcheraient-ils aujourd’hui ? La jeune femme leva son regard pour attester de l’astre diurne… un soupir arraché à ses lèvres. Sans un mot la fillette pris place entre eux deux, une main attrapant un pan de sa tunique à défaut de pouvoir s’emparer des mains de l’ancienne apprentie des Ombres qu’elle se garda bien de préserver hors de portée. Elle leva les yeux au ciel à nouveau. La route serait longue. Et c’est alors qu’Eopren décida de rompre le silence. Longue, en effet.
Elle serra les dents et une main partir par réflexe rattraper le cavalier du rohan, bien qu’il n’ait besoin de son aide pour se rattraper à l’aide se son bâton de marche sommaire. Son regard descendit analyser sa blessure… fronça les sourcils. D’eux trois, c’était la gamine qui se portait le mieux et ce n’était pas à défaut d’avoir tenté de l’achever. Elle ignorait même son nom. Ne préférait pas le lui demander. Elle supportait déjà bien difficilement sa présence mais n’avait pas la force de la repousser plus ouvertement.
- Ton attèle tiens ? Jpeux pas te porter…
Non pas qu’il le lui ait demandé. Kryss poussa un soupir. Après tout, à quoi cela servirait de rester en silence jusqu’à leur trépas, hm ? Autant faire passer le temps. Elle était devenue lasse de ses propres pensées qui tournaient en boucle dans son esprit. Des mots du sauvageon au heaume qui répétaient dans sa tête « ce que l’on est, ce que l’on est… » elle croyait devenir folle, en plus du reste.
- Comment était censée s’appeler cette chère « mère aimante » qui attendait mon retour ?
Un léger rire s’échappa de ses lèvres gercées, se transforma en quinte de toux et bientôt en un râle de douleur, une main sur sa côte. Profonde inspiration. Aperçu le regard inquiet d’un vert profond de la fillette qui n’avait pas lâché sa tunique sombre.
- Il ne sait rien.
Une demande, silencieuse, de préserver le peu qu’il lui restait. Il ne la comprendrait probablement pas. A quoi un nom pouvait-il bien servir dans une telle situation ? Elle n’aurait su l’expliquer elle-même. Elle ne releva pas les propos du cavalier qui pestait avec une vulgarité peu commune. Au contraire, cela lui arrachait un léger sourire. Cet éclat de vie dont elle manquait. Il suivit son regard vers la gamine et elle ne put retenir un soupir. Elle avait tenté d’accélérer le pas, mais la petite avait suivi et Eopren non… donc elle avait adapté son allure au plus infirme. Elle fit une tentative d’humour maladroite de sa voix devenue rauque à force d’être étranglée :
- Jt’aurai bien aidé à en emporter deux trois avec moi mais à une main et sans arme…
Il lui restait toujours sa main dominante, mais en vue de son état actuel elle ne donnait pas cher de sa peau. Elle avait tenté d’observer les sauvageons qui les entouraient et il lui semblait que leur garde était toujours un peu plus soutenue… un peu plus nombreuse, comme si la cape d’Eopren et les rumeurs de la forcenée en nuisette avaient circulé au milieu des rangs. Cela n’aidait en rien leurs affaires… Elle lui adressa donc :
- Jsais pas pourquoi elle m’accroche. Tu saurais pas vers qui la refourguer ? Une tante ou je ne sais quoi du village.
Une franchise brutale dont elle ne se cachait pas. Kryss vint à côté d’Eopren et tenta de le soutenir de son bras valide pour essayer de soulager le poids sur sa jambe blessée. En vue de sa faiblesse cela était bien peu, et la gamine dans ses pâtes n’arrangeait rien. Ce qu’elle était. Ce qu’elle était. Elle n’en savait rien.
Sa respiration laborieuse sous l’effort combiné, l’ancienne Ombre réussit non moins à articuler :
- Que proposes tu, vieil homme, pour passer le temps ? Et si tu me disais toutes les foutaises que t’as balancé à l’autre type, hm ?
Une tentative pour le faire rire. Peut-être pour se faire pardonner de sa bien piètre compagnie.
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La grimace du vétéran se mua progressivement en un franc sourire à la suite de la remarque de son associée d’infortune.
“Ah c’te “mère aimante”! Qu’est-ce que j’en sais moi ? Cunégonde, Eowyn ou Jensairien. Dans tous les cas on était cramé.”
Face à leur mésaventure, il se mit à rire. Un rire qui se mua bientôt en une violente quinte de toux qui le secoua vigoureusement. Eopren dut s’arrêter un moment et se reposer sur son bâton de marche pour éviter de perdre de son équilibre et cracha plusieurs glaires sanguinolentes. Ses poumons étaient-ils atteints ? Ou était-ce seulement le signe d’un saignement plus bénin ? Il n’en savait foutrement rien. Tout son corps lui faisait mal désormais.
“Bordel…pas beau à voir ça. Et ça sent pas très bon…"Fit-il avec un haussement d’épaule comme si la fatalité d’une morte quasiment certaine ne l’émouvait pas plus que l’absence de pommes de terre frites à la cantine de la garnison.
Il leva le pouce en direction de Kryss pour lui signifier qu’il vivrait encore un peu et qu’il pourrait reprendre sa pénible avancée et se remit en marche avec un grognement en écoutant la jeune femme. Celle-ci lui expliqua n’avoir rien révélé au Chef Dunlending et semblait particulièrement importuné par la présence de l’enfant.
Le ton cynique et parfois teinté d’un humour bien sombre de la vagabonde lui arracha un nouveau sourire. Savoir que son infortune était partagée lui rendait toute cette mésaventure un peu moins amère. Ne disait-on pas que tout histoire ne valait la peine d’être vécu que pour qu’on puisse en ressasser les souvenirs au coin d’un feu, avec l’estomac rempli de grillades et une cervoise en main? Il n’irait probablement pas jusqu’au bout de cette histoire, mais au moins n’avait-il pas à y avancer dans la solitude la plus complète. Du moins quand sa taiseuse partenaire ne se murait pas dans le silence.
Par chance, elle semblait d’humeur légèrement plus bavarde. Était-ce l’entrevue avec le Héros de la Verte Vallée qui l’avait remise d’aplomb ? “Tante ou cousine j’en sais rien…tout le monde ici est passé en mode survie. J’doute fort que qui ce soit, hormis ses parents morts, en ait quelque chose à faire du sort d’une orpheline. Après c’qui m’inquiète c’est d’avoir jeté son dévolu sur toi comme mère poule. La gamine doit avoir un grain…”
Une dizaine de mètres devant eux, l’un des vieillards du village, à bout de force s’écroula d’épuisement. Inconscient, ses heures étaient comptées. Une femme qui devait sûrement être sa fille hurla et se jeta au côté du malheureux. Un geste de compassion que l’un des hommes d’Ulfgand s’empressa de réprimer à l’aide de son fouet, forçant la villageoise à se relever et laisser derrière elle son proche, désormais condamné à une mort certaine.
Était-ce ainsi qu’ils finiraient ? Morts de fatigues ou de maladie sous l’écrasant soleil qui frappait la Trouée du Rohan ? Leurs corps laissés au bord du chemin pour servir d’encas aux charognards qui rôdaient parfois sur ces terres ?
Eopren n’avait jamais rêvé d’une fin épique, armes à la main face à une hordes d’ennemis. Toutefois il préservait une mince part de fierté personnelle, et une fin aussi pathétique ne l’enchantait guère.
Cherchant à chasser ses idées noires, il reporta son regard sur Kryss qui lui demanda ce qu’il avait bien pu dire, de son côté, à Tolkfrän. “Ooh c’t’abruti a cherché à me cuisiner. Il croit que de par mon rang, je dispose d’informations confidentielles sur les mouvements des troupes. J’ai pu l’mener en bateau, si seulement il savait que j’ai toujours été un simple trouffion de base…”
Eopren s’arrêta net dans son rapport et son sourire affable s’effaça lentement alors qu’il prenait conscience qu’il en avait sans doute trop dit. Comme souvent ses paroles avaient dépassé sa pensée. Une erreur stupide qui venait faire voler en éclat le mensonge qu’il entretenait depuis sa rencontre avec la jeune femme.
De toute façon au point où il en était, cela ne changerait plus grand chose.
D’un air faussement désolé il secoua légèrement la cape verte d’officier de la Garde Royale qui pendait toujours fièrement derrière son dos.
“C’te joli bout de tissu, en vrai, je l’ai emprunté à un ami.”
Un sourire, cette fois plus mélancolique, à l’évocation de “cet ami” qui se trouvait désormais si loin. Le Capitaine P’tite Pousse était-il encore vivant ? Que penserait-il de tout cela ? De la débâcle de son royaume ? Des combines de son vieux compère qui cherchait piteusement à se faire passer pour lui?
En voilà une bonne histoire à conter autour d’un bon feu si jamais ils devaient se revoir. “Kryss, j’te sens un poil énervé. Alors si tu veux encore me gifler, frappe-moi sur le côté gauche jt’en prie. Ma joue droite me fait encore mal.”
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Un sourire faible face à l’idée d’une mère dont l’identité resterait un mystère. Kryss observait les traits d’Eopren et tenta d’imaginer quelle femme il aurait pu avoir pour avoir elle comme résultat. Elle ne possédait ni ses cheveux, ni ses yeux, ni son teint. Décidément l’idée même qu’ils aient tenté de se faire passer pour père et fille était dérisoire et risible. Ici, à quelques jours de la Troué du Rohan, les illusions et les mensonges étaient éclatées sous les rayons du soleil implacables et les coups de fouets cinglants des sauvageons du Nord. Ne restaient plus alors que les fous. Et ceux qui refusaient de mourir. Dans quelle catégorie était-elle ? Probablement un peu des deux. Probablement…
Ils s’arrêtèrent un bref instant tandis qu’Eopren se courba en deux en une quinte de toux des plus violentes. Kryss repoussa quelque peu la gamine derrière elle, effort inconscient de lui voiler la face sur tout ce qui pourtant les entourait, l’omniprésence de la Mort telle une amie guidant chacun de leurs pas. Elle la maintint là de son bras violacé tandis que le droit soutenait le cavalier de son mieux. Son regard, pourtant, était de marbre. Car en elle, elle sentait cette même finalité, cette même chaleur qui envahissait son front avant le froid éternel. Peut-être partirait-elle après lui, si les Ancêtres le souhaitaient. Cette seule pensée la perturba. Car serait-elle-même accueillie par ces esprits anciens, ou au contraire serait-elle rejetée une fois de plus dans les limbes, condamnée à l’oubli ? Elle espérait ne jamais connaître cette réponse, et qu’un voile se pose sur son dernier souffle. Que la neige la recouvre.
Elle écouta le cavalier et soupira de lassitude, un regard jeté sur la gamine qui la tenait toujours par un bout de tunique en un mutisme flagrant. A cet âge… elle ne devrait pas avoir ce regard vide, ce silence accablant. A cet âge… elle devrait rire, s’esclaffer, pousser des cris et pourchasser ses amis au village. Les seules tâches sur ses habits devraient être de boue et d’éclaboussures, et non pas de cendres et de désolation. Ses cheveux devraient être tressés et ébouriffés, et non pas raides et collés par la sueur et l’abandon. Ses pas étaient plus lents, moins assurés…fatigués. Des cris et des pleurs, devenus leur quotidien désormais. Kryss continuait de soutenir Eopren de son bras valide, la respiration haletante sous l’effort. De plus en plus sa vision s’obscurcissait et sa tête tournait. Elle avait chaud. Et pourtant une sueur glacée coulait le long de sa colonne vertébrale. Elle claquait des dents et cligna des yeux à quelques reprises pour se reconcentrer. Un pas. Un autre. Le soleil déclinait à l’horizon. Comme ses forces.
Et une révélation. Ici, les mensonges étaient éclatés. Un autre alors s’envola comme une bulle de savon. Éphémère. L’ancienne apprentie des Ombres regarda un instant ce sourire s’effacer du visage du cavalier, le changement dans son regard. Un voile s’était déposé sur le sien également, et pendant de longues secondes qui semblèrent s’éterniser, elle ne put que respirer avec difficultés, son regard d’acier noyé dans le sien à quelques centimètres à peine. Elle murmura cependant :
- Tu pourrais me dire que la cape était à ton chien que ça changerait rien.
Elle avait du mal à articuler et sa voix était encore rauque sous l’effet des étranglements successifs et du manque d’hydratation. Sa poitrine se soulevait rapidement et elle avait bien du mal à garder son esprit clair. Elle continua cependant avec difficultés :
- Donc. De toute j’aurai jamais eu ce « nouveau départ » ?
Un petit rire qui se transforma en toux. Désillusion comme elle en avait eu bien d’autres. Elle n’avait jamais su pourquoi elle persévérait à le suivre sans objectif déterminé. Et maintenant elle en avait la réponse. Ce serait son dernier voyage. Non pas la fin d’un chapitre mais d’un livre. Le sien. Et il finirait de manière aussi pitoyable qu’il avait débuté. Deux « trouffions » qui se sont perdus. Car Kryss ne s’était jamais fais d’illusion sur cela, les nobles et les paysans mourraient de la même manière. Leur sang était rouge, leur corps étaient froids et cette même peur qui les habitait. Tout le monde était égal face à son amie. Modeste. Humble. Les habits importaient peu. La seule différence, pour elle, et qu’elle ne retrouvera pas cette lumière. Cet avenir resterait loin. Inaccessible. Et elle ne put s’en vouloir qu’à elle-même, d’avoir préservé une telle naïveté malgré tout ce qu’elle a vécu. Qu’importe. Qu’importe.
Et pourtant son nom résonnait à nouveau à son oreille. Son nom, cet ancrage qui la liait encore à ce monde. Ce qui véritablement la mit en colère bien qu’elle fut atténuée par son épuisement. Elle grogna sous l’effort et la douleur :
- Si tu répètes encore mon nom c’pas la joue que je viserai.
Son regard de lune observait autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’avait entendu. Son nom. Tout ce qu’il lui restait. A la tombée du jour alors que les troupes annonçaient l’arrêt pour la nuit, elle s’écroula au sol, ignorante d’entraîner avec elle potentiellement le cavalier et la gamine. Elle gémit, le front brûlant, et sa main agrippa le bandage chaud qui tenait ses côtes. Peut-être partira-t-elle avant son compagnon d’infortune, finalement… Une larme unique roula le long de sa joue et elle se surprit à appeler ce chef étranger dont elle ignorait son nom. Elle balbutiait et mimait un heaume de sa main valide, le souffle court. Pourquoi ? Ne restaient ici que les fous. Et ceux qui refusaient de mourir.
Les souvenirs ensuite furent flous pendant une poignée d’heures. Peut-être s’était-elle évanouit. Elle ne s’en rappelait pas. L’effort de soutenir Eopren pendant de longues heures avait eu raison de ses dernières réserves. L’ancienne apprentie était désormais sur le dos et elle ne put que constater que des heures s’étaient écoulées car l’obscurité ambiante n’était plus que perturbée par la lumière des flambeaux et l’éclat faible des astres nocturnes. Mais il était là, dans son champ de vision quelque peu flou. Elle n’avait pas la force de bouger et ne se rappelait même pas l’avoir appelé. Elle déglutit avec difficultés et prononça d’une voix faible.
- Trois questions.
Elle reprit son souffle et ferma un instant les yeux. Elle maudit la faiblesse dans sa voix lorsqu’elle reprit la parole :
- Et tu me laisseras partir avec le cavalier et nos montures.
Une offre pitoyable qu’il allait certainement refuser. Elle n’avait rien à lui offrir, ne possédait rien et n’avait aucune information de valeur. Et pourtant c’est tout ce qui lui restait. Sa douleur physique. Son nom.
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L’esprit encore embrumé à la suite de sa perte de connaissances, Kryss mit un moment à reconnaître qu’elle ne se trouvait plus à l’endroit où elle avait chuté. On l’avait déplacée sur un lit de fortune près de deux flambeaux plantés en haut d’une colline qui surplombait les paysages alentours. De part et d’autre, dans l’obscurité ambiante, on pouvait distinguer les ombres des montagnes, menaçantes au loin.
Face à elle, une paire de yeux vert émeraude sous un casque de bronze avait veillé sur elle pendant un long moment. Le héros Dunlending tenait sa lame dans une main et une pierre à aiguiser dans l’autre mais son regard était fixé sur sa belle captive. Dès son réveil, il se redressa et posa une main ferme sur l’épaule de Kryss pour lui indiquer qu’elle devait rester allongée. Un geste bien inutile, tant la jeune femme était à bout de forces et incapable d’esquisser le moindre geste. On l’avait libéré de tout liens et un pichet d’eau avait été disposé à ses côtés. La prisonnière n’y prêta guère attention, ni même se soucia de son état de santé ou de savoir ce qui avat pu se passer pendant son coma. Elle s’adressa à lui d’une voix, certes affaiblie, mais emplie de détermination. De manière toujours aussi directe et centrée sur son objectif.
Tolkfrän n’en attendait pas moins mais la proposition incongrue de Kryss le surprit avant de le faire sourire. “Trois questions me semblent bien peu pour vous cerner réellement. De toute façon, il m’est impossible d’accepter votre offre.’’
Le guerrier s’éloigna de quelque peu pour faire face au panorama qui s’offrait à lui, faiblement éclairé par la lueur blafarde de la lune. “Vous n’auriez nul part où vous rendre.”
Son regard se perdit vers l’horizon. Dans les ténèbres, les collines verdoyantes et les contreforts abrupts de son pays ondulaient comme les vagues d’un immense océan. Un océan où tant pouvaient prospérer, où tant s’étaient noyés. S’arrachant à cette vision, il reporta son attention sur la rohirrim.
“Vous avez dormi plus que quelques heures; mes hommes vous ont transporté sur une civière de fortune alors que nous traversions la Trouée du Rohan.”
Il s’accroupit et saisit des deux mains la cruche d’eau qu’il tendit délicatement à Kryss. “Bienvenue en Dunlande.”
Tolkfrän avait prononcé ce mots avec une fierté innocente qui contrastait avec le contexte de leur voyage. Comme un enfant excité à l’idée de faire visiter son foyer à un ami qui s’y rendait pour la première fois. Sous ce heaume intimidant et ce regard intrigant, Kryss fut l’une des rares à pouvoir percevoir l’âme juvénile et pleine de regrets qui habitait ce guerrier si craint.
Le ton changea complètement quand il reprit la parole.
“Nous arriverons à destinations dans une poignée de jours. Là-haut, vous serez soigné. Quant aux questions, le Roi du Rohan pourra vous les poser en personne.”
Le Héros de la Verte Vallée désigna ensuite la tente adjacente d’un geste de la main.
“La petite s’est endormie dans le lit. Elle a refusé de quitter votre chevet pendant tout ce temps mais elle a repris quelques forces. Un père…une gamine. Si vous survivez à toute cette histoire, vous risque bien d’en ressortir avec toute une famille.”
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Ce n’étaient pas les cailloux dans son dos, pas les poussières de terre séchée, ni l’herbe devenue brune et morte. Elle n’était pas au sol, mais légèrement soulevée. Sa tête était douloureuse, comme des coups sur ses tempes et sa vision était brouillée de cercles noirs. Elle ferma les yeux un instant et déglutit, enfin fit de son mieux avec sa gorge sèche. Elle aurait préférée être recouverte de neige et délaissée. Oubliée, pardonnée. Cependant ses souhaits ne furent exaucés. Ne restaient en ces terres que les fous, et ceux qui refusaient de mourir. Elle appartenait semble-t-il dans ces catégories car alors même qu’elle avait sombré dans l’inconscience elle l’avait appelé. Et désormais qu’elle entendait sa voix résonner dans son crâne, elle ne savait si elle voulait l’embrasser ou le fracasser. Si seulement son corps pouvait répondre à l’une ou à l’autre de ces options. Mais il était en bien mauvais état et sa respiration même était douloureuse. Elle avait chaud. Trop chaud. Ses lèvres desséchées s’entrouvrirent en un effort vain de la refroidir, d’attraper cet air qu’elle ne voulait pas.
Pourquoi s’obstinait-il à la vouvoyer ? Elle n’était pas une Dame, une noble ou bien même un être qui méritait la moindre marque de respect. Elle était captive, blessée, mourante. Rien, dans sa vie, ne méritait un quelconque honneur. Elle avait volé, tué, menacé. Son corps même montrait les signes de nombre sévices. Ce n’était pas le « corps » d’une Dame, ou bien même d’une femme ordinaire. Un doute s’empara d’elle et sa main, légèrement tremblante, remonta sur sa côte. Un nouveau bandage. Elle expira lentement, se fit une raison. Elle n’aurait pu préserver l’ancien sous peine d’infection. Sa tunique était restée entrouverte pour faciliter les soins, mais la chaleur l’envahissant elle n’en pris pas garde. Elle ouvrit les yeux à nouveau, et sa vue sembla se stabiliser quelque peu. Elle vit par-delà un léger voile les astres nocturnes, sentit une légère brise sur elle. Son regard accrocha celui qu’elle avait appelé inconsciemment…et ils se jaugèrent ainsi un moment en silence. Elle voulut se relever mais sa main, bien que douce, la rallongea et elle n’avait pas les forces de le contredire.
A son refus, qu’elle avait deviné avant même de formuler sa proposition, elle répondit d’une vois pâteuse :
- Les hommes ne se sont pas arrêtés avant pour les mourants. Laisse-moi donc et continue ta route.
Elle déglutit à nouveau, la respiration haletante. Sa seule tentative de fuite désormais reflouée. Elle n’avait plus d’idée, plus rien à proposer. Nulle part où se rendre, disait-il…arrachant un demi sourire à l’ancienne apprentie des Ombres. Elle ne se souvenait pas d’avoir un endroit pareil depuis bien des années. La destination de son périple restait floue à elle-même, et c’était mieux ainsi. Tout de moins c’est ce qu’elle avait réussi à se convaincre, avant qu’on ne la contraigne à aller quelque part contre son gré. Elle le regardait un instant tandis qu’il lui tournait le dos. Il tenait dans une main une lame qu’il n’avait pas fini d’aiguiser. Serait-ce assez ? Serait-ce suffisant, pour la lui arracher, l’apposer contre sa gorge et inciter ces hommes à s’éloigner sur son chemin ? Non… alors que la pensée même la traversa, la faiblesse de son corps se rappela à elle. Elle était vaincue. Et cette réalisation lui laissa un goût amer dans la bouche, une rage dans la poitrine. Une larme vint prendre naissance dans ses yeux qu’elle ferma brièvement pour reflouer. Par chance il n’en vit rien.
A ses paroles joviales elle lui répondit d’un regard froid, une colère sourde la secouant. Mais elle ne refusa pas l’eau qu’il apportait désormais à ses lèvres gercées, sa main soutenant sa tête pour la relever légèrement. Elle devait reprendre ses forces…pour se battre. Elle sentait la force de l’homme la soutenir sans effort, et la délicatesse dans ses gestes tandis qu’il l’aidait à se désaltérer. Elle toussa d’abord quelque peu et le liquide frais coula sur son menton et sa gorge. Mais il tint bon et elle but. Peu à eu sa soif s’estompa…et rien que prendre ces gorgées semblaient l’avoir vidé de ses forces. Il la reposa donc sur cette couche de fortune mais ne s’éloigna point. Son ton était dur lorsqu’elle reprit :
- Je ne réponds de personne, ni même aux Rois. Pourquoi t’obstines-tu ?
Et dans son regard gris un défi. Une incompréhension sincère de la part de Kryss. Tant de rohirrims avaient été laissés pour morts en route. Pourquoi la préserver, elle ? Pourquoi ralentir leur marche, la porter alors que ses jambes refusaient de marcher ? Cela ne faisait aucun sens. Elle eut du mal à suivre du regard la tente qu’il lui désignait. Semblerait que son « traitement privilégié » ait même offert une tente de fortune à Eopren et à la gamine. Elle ne savait pas si cela était une bonne chose ou pas. Il chercherait probablement à les utiliser pour faire pression sur elle. De sa main droite, elle l’attrapa et le rapprocha d’elle à quelques centimètres à peine de son visage. Dans ses yeux d’argent, de la sincérité à l’état brut et une voix froide:
- Je n’ai plus de famille.
Elle aurait pu tenter un énième mensonge, un « je n’ai pas », mais elle n’avait pas les ressources nécessaires pour mentir. Ce qu’elle lui avait dit était d’une franchise redoutable et incontestable. Personne ne la pleurerait. Elle n’était rien pour ce « Roi ». Ne souhaitait le découvrir. Elle pouvait sentir son souffle sur sa peau... presque un soulagement alors qu’elle semblait brûler de l’intérieur. Son regard était beau, doux… lui rappela celui d’un autre. Dans une autre vie. Des caresses fantômes, des paroles murmurées dans le creux de son cou, un frisson agréable la parcourut… Elle ferma un instant les yeux et voulut plonger. Son nez frôla celui du cavalier inconnu, sa main tremblante le retenant avec toutes ses maigres forces. Elle relâcha sa prise et le repoussa. Elle rouvrit les yeux et sa réalité lui explosa à la figure. Prisonnière.
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Le Héros Dunlending n’esquissa pas le moindre geste lorsque la jeune femme le saisit fermement par le bras. Point de mouvement de recul quand elle chercha à approcher son visage du sien. Guère d’initiative cavalière afin d’assouvir les désirs qu’il sentait graduellement monter en lui.
Pendant plusieurs secondes, le captif et sa prisonnière restèrent ainsi figés dans le silence le plus complet, seulement séparés par quelques centimètres. Il sentit son regard se perdre dans ces yeux d’un gris si curieux, si unique. La jeune femme avait raison. Depuis le début de leur expédition, jamais n’avait-il ordonné à ses hommes de ralentir la cadence pour soulager un otage ne pouvant avancer aussi rapidement. Jamais n’avait-il accueilli un ennemi Forgoil sous sa tente. S’il s’était toujours refusé à faire directement preuve de cruauté, le cavalier était parfaitement conscient que la responsabilité de la mort de tant d’innocents lui incombait. S’était-il ouvertement opposé à la sauvagerie de certains des hommes sous ses ordres? Non, c’eût été trop risqué. ll lui suffisait de se mettre assez de monde à dos pour perdre sa légitimité ou finir avec un poignard dans le dos. Alors tout espoir d’une issue positive à toute cette affaire serait perdue.
Pourtant depuis quelques jours, il avait fait voler en éclats tous ses principes pour cet avenir possible auquel il s’accrochait. Déjà, certains commençaient à jaser lui avait-on rapporté, sur ce Héros Dunlending au passé déjà trouble qui profiterait de son rang pour bénéficier de plaisirs qu’il interdisait à ses subordonnés.
Pourquoi tout risquer pour cette inconnue dont il ne connaissait pas même le véritable nom ? Si les traits de son visage étaient harmonieux, ainsi allongée, meurtrie et épuisée, elle n’était pas forcément à son avantage.
La réponse se trouvait sans nul doute ailleurs. Dans cette plaie béante qui habitait son âme et qu’il avait décelé dès leur première rencontre. Un mal qu’il comprenai. Qu’il partageait.
Ce fut finalement la Rohirrim qui le repoussa d’un geste sec et, respectueusement, Tolkfrän recula d’un pas, les mains légèrement levées.
“Face au Roi du Rohan, vous n’aurez d’autre choix que de lui répondre. Ainsi en est-il. Quant à la source de mon obstination…”
Il hésita un long moment à poursuivre sa phrase. Devait-il réellement partager cela avec cette étrangère ? Ne risquait-il pas de paraître…ridicule ?
Le Héros haussa finalement des épaules et décidé de balayer ses interrogations d’un revers de la main. “J’ai le sentiment que vous aurez un rôle important à jouer dans la guerre qui risque d’accabler nos deux peuples.”
Un “sentiment”. Sur ce point-là, il avait omis une part de vérité. Cela avait été lu ; lors de la cérémonie qui s’était tenue la veille de son départ.
Le guerrier quitta la tente sans un mot de plus, laissant Kryss seule avec ses sombres pensées.