Sa main tremblait et sa mâchoire était raide.
De l'autre côté de la porte, l'ombre de son passé n'attendait sans doute que lui. Et pourtant, celui qu'il était venu visiter n'avait aucune idée de son passage. Il savait qu'en quittant la pièce dans laquelle il était sur le point d'entrer sa vie en serait changée à jamais. Naos releva la tête, le regard perdu sur les rides du bois de la porte face à lui. Il prit une profonde inspiration. Avant de frapper.
- Oui, lui répondit-on de l'autre côté.
Cette voix. L'image d'un adolescent s'imposa dans son esprit.
La porte s'ouvrit dans un léger grincement, point de non-retour. Les appartements de l'Intendant étaient plongés dans l'obscurité. De nombreuses bougies allumées venaient simplement rehausser l'endroit d'un peu de lumière salvatrice pour y distinguer ses pieds. Naos avança d'un pas se voulant déterminé, mais son souffle court trahissait une certaine crainte. Il déambula à travers la pièce, essayant de trouver du regard où se cachait son aîné.
- Tu as toujours eu peur du noir.Naos s'immobilisa.
- J'avais à te parler, se contenta-t-il de répondre, esquivant la remarque.
Une ombre s'arracha aux ténèbres sous les yeux de Naos. La silhouette s'approcha de lui, bientôt éclairée par les chandelles. Sirion se présenta enfin à son frère. Cela faisait près d'une semaine qu'ils ne s'étaient pas vus. Et la transformation de Sirion sauta aux yeux de Naos. Cela faisait maintenant quelques mois que sa nomination avait été rendue publique. Sirion le Fantôme avait cédé sa place à Sirion d'Amon Araf, comte en Minhiriath et Intendant de l'Arnor. Ses cheveux hirsutes étaient désormais bien coiffés, sa barbe foisonnante avait été taillée. Ses vêtements de voyage usés et adaptés aux affrontements s'étaient à présent mués en une tunique sombre aux détails riches et distingués -quoi que toujours discrets et sobres.
- Eh bien ?Le ton de son frère était tel un fouet implacable sur sa peau.
- Je dois partir.C'était sorti naturellement. Sans même y penser. Cela faisait trop longtemps. Cette idée le hantait. Pourtant, Sirion n'eut pas l'air de réellement comprendre.
- Je m'en vais, précisa Naos.
L'Intendant leva le menton avant d'esquisser un sourire sans âme. Il s'approcha de ce qui ressemblait à un bureau. Une lampe à huile illuminait des piles de papiers. Une liste de noms rayés était tout en haut de l'une d'elles. Au-dessus de cette liste était écrite la mention
"tribun mil". Dessous, une autre liste avec différents noms de nobles familles arnoriennes. Avec une autre mention
"hiboux". Sirion effleura le parchemin de ses doigts.
- J'ai besoin de toi ici.
- Tu as fort à faire mais tu te débrouilleras très bien. J'en suis persuadé.
- Je ne te savais pas si confiant, petit frère.
- Rien ne te fait peur, tu as contribué à la fin de l'Ordre. Tu as débarrassé l'Arnor de ses traîtres. Je crois qu'affronter quelques politiciens en colère devrait être à ta portée.Sirion croisa le regard de son frère. Naos semblait bien avoir réfléchi à la question. La cape sur ses épaules et sa tenue en étaient les parfaits témoins.
- Ainsi donc, tu es venu me dire adieu.Le cadet baissa les yeux. De trop longs échanges n'auraient que rendu la chose plus difficile.
- Après s'être enfin retrouvés et alors que nous pouvons à présent voir l'avenir d'un même point de vue, tu t'en vas.
- Non.Naos balaya d'un revers de main les mots de Sirion.
- Es-tu aveugle ? Depuis que l'on s'est retrouvé, tu n'as eu de cesse d'aller là où je ne pouvais te suivre. Et maintenant, te voilà intendant. L'homme du roi, plus que jamais. On dirait que tu voues à cet homme plus que ta propre vie ! Plus que ta famille.
- Prends garde, il est ton roi.- Mais- non, Sirion. Il n'est pas mon roi. Je ne suis pas arnorien et toi non plus ! Combien de temps vas-tu te voiler la face ? Tout le monde ici nous prend pour des mercenaires, des étrangers qui ne croient qu'au pouvoir, aux richesses et... à la mort. Tu crois être à l'abri de ça ? Tu es le Fantôme, le bras armé du roi. Ils se taisent car ils te craignent. Pas parce qu'ils te respectent. Si tu fais ne serait-ce qu'un écart, ils te sauteront à la gorge comme des chiens affamés. Et si tu dérapes, Aldarion te jettera en pâture pour sauver la face.Il avait le souffle coupé. Ses mains se mirent à nouveau à trembler. Le sac enfin vidé, il dut s'asseoir. Sirion, lui, resta stoïque, debout devant son frère. Il le jaugea de toute sa hauteur sans mot dire tandis que Naos avait le regard plongé sur ses pieds.
- Parfois je fais un rêve.La voix de Sirion était étonnamment calme et sereine.
- Disons plutôt un cauchemar. Je suis dehors et j'entends des hurlements dans une bâtisse. J'ouvre la porte et je vois une femme, un bébé dans les bras, face à trois hommes. Ils veulent la tuer, elle et son enfant. Je peux même sentir leur rage et leur soif de sang. Tout est si... réel. Je tue le premier d'un carreau et j'égorge les deux autres. Et quand je me retourne, je vois la femme à terre, au milieu d'une mare de sang. Son bébé est vivant. Je le prends et avant de repartir, je vois cet enfant caché dans un coin.Stoppant son histoire, Sirion tourna le dos à son frère. Naos sentit les larmes lui monter.
- Caché, il avait pu échapper aux assassins. Mais trop effrayé, il n'avait rien osé faire. Il n'avait rien tenté pour sauver sa mère et son tout petit frère. Il avait dû attendre l'arrivée de leur paternel pour daigner sortir de sa cachette.Naos passa sa manche sur ses joues. Trop jeune, il n'avait jamais entendu l'histoire réelle de cette fameuse nuit. Celle où leur mère avait perdu la vie.
- Tu n'avais que sept ans, Sirion. Tu serais mort si tu avais voulu la sauver.Le Fantôme se retourna et agrippa violemment son frère par le bras, le levant de son siège.
- Depuis ce jour, j'ai tout fait. TOUT FAIT. Pour que cela ne se reproduise plus. Pour que tu sois en sécurité. Et qu'on ne risque plus rien. J'ai tout sacrifié. Vlad et Alma aussi et ils l'ont payé au prix fort. J'ai tué des dizaines, des centaines d'hommes et de femmes. J'ai gravi les marches pour nous assurer la sécurité et la paix. Aujourd'hui, j'y suis. Nous y sommes.
- À quel prix ? Tu es seul, tout en haut face au soleil. Mais baigné dans les ténèbres. Et alors que tu sais que notre père est encore en vie, tu sembles l'ignorer.
- Il nous a laissés derrière lui.
- Tout comme toi. La vérité, c'est que tout ça, tout ce qu'on a vécu enfants t'a conduit à ce monde. À cette solitude. Et au milieu des ombres, te voilà roi. Ni noir, ni blanc. Tu n'es qu'un homme gris dans une vie de grisaille. Entre la vie que tu mènes et la mort que tu as semée.Les deux frères affrontèrent le regard de l'autre, trouvant leur reflet dans l'âme de leur propre sang. Mais si Naos laissa éclater sa rage et sa tristesse, Sirion resta flegmatique. Ne montrant aucune émotion.
- Ainsi donc, tu étais venu me dire adieu.Naos laissa échapper un rire mécanique.
- Tu as toujours été têtu.
- Où iras-tu ?
- Au sud. Je ne sais pas trop encore. J'en ai assez de l'ombre.Sans un mot de plus, Sirion dépassa son frère et lui ouvrit la porte.
- Alors je souhaite bon voyage. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.Le cadet soupira avant de passer le seuil.
- Et j'espère que tu me pardonneras un jour. Je suis bon avec une arbalète, mais je suis un piètre frère.
- Tu as fait de ton mieux. Je le pense.Naos fit quelques pas, avant de se retourner. Les embrassades n'étaient pas une habitude.
- Ne tue personne au sénat, plaisanta-t-il.
- J'essaierai.
- Et ...Je t'aime. Tu vas me manquer. Prends soin de toi. Je veux qu'on se revoit un jour. Mon frère.- ... reste aussi fort que tu es.Puis Naos fila sans s'arrêter. Bientôt sa silhouette se mêla à l'obscurité et il disparut. Sirion s'en retourna dans ses appartements. L'endroit lui parut soudain bien plus petit. Ce fut finalement lui qui vit l'ombre du passé revenir le hanter. Étrangement, la voix de leur père se mit à résonner dans sa tête.
- Pourquoi tombons-nous, Sirion ?Et l'Intendant de l'Arnor sut ce qu'il lui restait à faire.