Octobre 301 du Quatrième Âge, Tolfalas-
Continuez à étaler ! Ne lâchez rien !Les muscles tendus des hommes les brûlaient, mais tous étaient à leur poste, conscients que le moindre relâchement les conduirait dans l’abîme. Ils grognaient de douleur, s’encourageaient en se lançant des cris qui résonnaient par-dessus le vacarme des éléments. Leurs yeux trahissaient des sentiments conflictuels.
Certains hommes s’étaient mis à prier.
Les nouveaux venus, qui avaient rejoint l’équipage quelques jours auparavant seulement, et qui tremblaient dans leurs chausses en sentant le navire tanguer d’un bord à l’autre, menaçant de chavirer tout simplement. Ils imploraient Melkor, ou les Valar selon leur origine, unis par la peur qui les tenaillait. Les autres s’accrochaient de toutes leurs forces à ce qu’ils pouvaient, conscients qu’ils sortiraient vivants de ce nouvel accostage, qui prenait la forme d’un rite de passage. Le courant tourbillonnant dans lequel ils étaient entraînés était redoutable, tant et si bien que sur le pont on le surnommait parfois « la Sirène ». Deux dromons avaient déjà été brutalement détruits, et on n’avait pu sauver qu’une poignée de marins, miraculeusement retrouvés en vie sur la plage. Nombre de capitaines avaient renoncé à s’approcher de l’île depuis. Mais Aric, capitaine de l’
Impénitente n’était pas du genre à se détourner d’une tâche qu’il s’était fixée. Les dieux étaient avec lui, et par la seule force de sa volonté, il avait réussi à triompher de la Sirène, et il entendait bien recommencer. Impassible, aux commandes de son bâtiment, il manœuvrait. Ils devaient prendre garde de ne pas être tout simplement emportés et jetés comme un fétu de paille sur les rochers qui pointaient à tribord, tout en gérant la vitesse du courant qui changeait en fonction des marées. En plein jour, avec une visibilité parfaite, cette approche aurait été prodigieusement difficile à accomplir.
De nuit, elle était suicidaire.
Aric leva le nez, avisant la lune qui les baignait de ses rayons. Le sablier à ses côtés se vida de son dernier grain.
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Choquez !Dans un bel ensemble, ses hommes libérèrent les cordes qu’ils maintenaient tendues depuis de longues minutes désormais, et le navire fut soudain entraîné vers l’avant, par la force du courant qui commençait à s’atténuer.
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Souquez ferme les garçons, allez ! Sortez-nous de là !Les entrailles de l’
Impénitente s’agitèrent, tandis que les rameurs s’empressaient de mettre leurs avirons à l’eau, et de les actionner à un rythme régulier, au rythme des tambours qui faisaient vibrer la coque. Tous les marins dont la présence n’était pas nécessaire sur le pont se précipitèrent pour les aider. La bataille contre l’océan s’achevait, et ils devaient porter le coup de grâce. Puissamment, comptant sur le cœur des hommes qui le peuplaient, le vaisseau s’arracha au courant et put enfin se rapprocher de l’Anse des Naufragés, qui s’enfonçait profondément avant de s’ouvrir sur des eaux calmes et chaleureuses. Un répit bienvenu, après une telle épreuve. Là, à l’abri d’une formation rocheuse impressionnante, se trouvait le port de fortune construit par les Pirates. Depuis le large, il était impossible de le voir à cause de l’entrée étroite qui présentait le double-avantage de casser les vagues les plus importantes, et d’offrir une grande discrétion à qui se trouvait là.
Le navire trouva bientôt sa place le long d’un ponton de bois, aux côtés de quatre autres vaisseaux plus petits. Les hommes poussèrent un soupir de soulagement, et quelques vivats, acclamant les prouesses d’Aric.
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Amarrez-moi ma grande fille, allez !Les mains expertes exaucèrent sa volonté avant même qu’il eût le temps de ramasser sa lourde veste et ses armes, afin de se présenter sous son plus beau jour aux hommes qui se trouvaient là. Conformément à la tradition, il fut le premier à poser le pied à terre, et sitôt fait, la horde de Pirates à bord débarqua joyeusement. Il leur restait encore beaucoup à faire : les trois cents hommes qui avaient fait le trajet sur l’
Impénitente ne venaient pas seulement garnir les rangs de la force considérable installée sur l’île de Tolfalas : ils apportaient également des armes, des vivres et du matériel qui permettraient d’aménager davantage l’île dont ils avaient pris la possession. Aric n’eut pas besoin de leur dire quoi faire, ses officiers connaissaient parfaitement le protocole.
Il pouvait entièrement se concentrer sur son interlocuteur, le Maître Artilleur Mengesha, que tout le monde surnommait Arty. Ce drôle de type à la peau sombre avait servi sous les ordres de Riordan pendant quelques années en tant qu’esclave, avant d’acheter sa liberté, et de repartir chez lui, dans le terres de l’Extrême-Harad. Il était revenu au Harad, appelé par la campagne des Seigneurs Pirates et la promesse d’un enrichissement rapide, mais n’avait guère trouvé de place dans l’équipage de son ancien maître. Il avait travaillé avec Reznor, puis sur un des navires d’Yse, et s’y était bâti une petite réputation, qui avait plu à Aric. Ce dernier était venu le chercher personnellement.
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Aric. Bienvenue. Il est heureux que tu sois en vie.-
Il faut bien plus qu’un peu de houle pour m’abattre, tu le sais bien. Tu seras ravi d’apprendre que l’attaque contre Pelargir est en cours. A l’heure où nous parlons, la ville doit être à feu et à sang. Et le fleuve, mes hommes s’en sont assurés, sera inutilisable pendant un long moment. Je suis sûr que tout se passe comme prévu.Mengesha hocha la tête.
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Et le traître ?-
Ils lui ont réservé un sort très créatif, répondit Aric avec un sourire.
Attaché au mât, il va couler avec le navire, en regardant la cité de Pelargir brûler. C’est une fin adéquate : là d’où je viens, on avait pour habitude de noyer les chiens qui mordaient. Mais revenons à des affaires plus intéressantes : tu as réussi à trouver où menaient ces sentiers ? Les Gondoriens ont pu t’aider ?Le Maître Artilleur haussa les épaules.
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Ils ne savent rien. Apparemment, ils ignoraient même que l’île avait été habitée auparavant. J’ai envoyé une expédition, suivre un de ces sentiers, et ils ont trouvé une vieille grotte abandonnée, qui contenait un coffre ancien. Il nous a fallu un bon moment pour le déloger, et encore davantage pour l’ouvrir. Visiblement, ceux qui l’avaient caché là ne voulaient pas qu’on le trouve.-
Et alors, qu’est-ce qu’il contient ?-
C’est difficile à expliquer. Le mieux serait que tu puisses voir par toi-même…#Aric