Les mains dans sa longue chevelure flamboyante n’étaient pas les siennes.
Des dames de compagnie, et quelques enfants, qui tressaient ses longues mèches, soigneusement lavées, peignées et parfumées pour l’occasion. La longue robe qu’elle portait, retenue à la taille par une ceinture faite d’anneaux d’or finement ciselés, soulignait sa silhouette élancée caractéristique des Malkorkara. On lui présenta son reflet dans un petit miroir, probablement une prise de guerre enlevée à des marchands sur la route du Sud, puisque les Dunlendings ne fabriquaient pas de tels objets. Elle se trouva belle.
Belle, mais méconnaissable.
La femme qui la dévisageait avec ce regard froid n’était pas Niamh… Ses joues rendues encore plus pâles qu’elles ne l’étaient déjà par les fards qu’on avait appliqués sur sa peau, lui donnaient un air éthéré, presque surnaturel, à la manière de ces créatures qui peuplaient les bois, et que l’on appelait fées ou elfes. Assurément, elle plairait à son futur époux.
Mais qui était-elle ?
Au cours de la cérémonie consacrée à Eoin, elle avait senti la mue s’opérer, comme si le masque qu’elle portait depuis trop longtemps se craquelait progressivement, laissant émerger une femme nouvelle, nue et vulnérable. Les heures qui avaient suivi avaient été irréelles, et elle ne se souvenait que de bribes.
Elle avait conversé un moment avec l’ambassadeur Morgan, qui avait fait preuve d’une compassion touchante, et avait su trouver les mots justes pour l’aider à surmonter sa douleur.
- La mort d’Eoin est une tragédie qui nous oblige, avait-il lâché. Il nous a rappelé l’importance de l’honneur.
Des mots empreints de vérité et de sincérité, qui ne pouvaient laisser personne indifférent. Niamh avait saisi la main de l’ambassadeur, et ils étaient restés un moment silencieux. Elle savait que le métier qu’il exerçait était crucial mais ô combien dangereux. Malgré tous ses défauts et son idéalisme à toute épreuve, Eoin avait un potentiel important sur lequel Morgan avait probablement misé. Aujourd’hui, ce dernier perdait non seulement un collègue, mais aussi son successeur… Il fallait du temps pour former un bon messager, pour lui donner l’expérience nécessaire à l’accomplissement de tâches qui nécessitaient une dose de tact, de diplomatie et d’intelligence.
- Vous ne manquez pas d’honneur, ambassadeur, lui avait répondu Niamh dans un soupir. Vous servez cependant un maître qui n’en a plus.
Morgan avait été surpris par ces paroles, mais il avait soigneusement choisi ses mots.
- Faolan est un homme bon, avait-il fini par rétorquer. La mort de votre époux, son frère, l’a changé profondément. Je crois qu’aucun homme ne peut prédire comment il réagira. La mort nous révèle à nous-mêmes. Faolan ne manque pas d’honneur. Je ne le crois pas. Il est simplement… dévasté. Je crois qu’il s’en veut.
- Il n’est pas responsable des choix de Nuall…
- Certes, certes. Mais il aurait sans doute préféré mourir à sa place. Mourir honorablement. Être célébré par les Dunlendings. Au lieu de quoi… il est contraint à rester en vie, désormais. Ou à chercher une meilleure manière de mourir.
Niamh n’avait pas compris le sens profond de cette phrase. Son regard interloqué avait rappelé à Morgan qu’il s’aventurait sur un terrain glissant. Il avait souri, énigmatique comme souvent, et s’était appuyé sur son bâton pour se relever.
- Vous ne laissez personne insensible, sachez-le. Vous inspirez le courage chez les hommes. Nuall. Eoin. Faolan. Vous les exaltez.
- Est-ce à cause de moi qu’ils trouvent la mort de manière aussi stupide ?
L’ambassadeur avait souri :
- Peut-être. Mais dans la mort, ils atteignent l’immortalité. Dans la défaite, ils deviennent victorieux. Dans la souffrance, ils obtiennent la plénitude. Quoi qu’en disent certains, le Krall Conchobar a de la chance. Et vous serez heureuse avec lui.
Il l’avait embrassée tendrement sur le front, à la manière d’un père vis-à-vis de son enfant, et avait quitté la pièce sans rien ajouter, laissant la jeune femme réfléchir longuement à ces paroles à la fois troublantes et pleines de sagesse. Qui était-elle ? Une inspiratrice ? Une femme maudite condamnée à voir les hommes qui entraient dans sa vie mourir pour des raisons futiles ? Une écervelée qui s’arrangeait uniquement pour se lier avec des fous en quête d’une fin aussi glorieuse que précoce ?
Ces pensées l’avaient suivie tout au long de la journée.
Une journée au cours de laquelle elle s’était débrouillée pour éviter Faolan autant que possible. Elle ne voulait ni lui parler, ni l’entendre s’exprimer à nouveau sur la politique des Dunlendings, sur la nécessité de faire alliance, de soutenir Aiden, de partir en guerre contre le Rohan, et toutes les autres inepties qui semblaient habiter son esprit au détriment de toute autre pensée rationnelle. Elle ne souhaitait pas non plus voir dans ses yeux ce que Morgan lui avait révélé. La profondeur d’un désespoir dans lequel il se noyait chaque jour davantage, et dont la seule issue était la mort.
Elle aurait peut-être dû lui parler.
Essayer de le réconforter.
Mais elle savait l’homme encore plus fier que son frère, et elle n’avait ni le courage ni l’énergie de l’extirper des ténèbres dans lesquelles il s’enfonçait. Pas aujourd’hui. Immobile, apparemment impassible, elle dialoguait silencieusement avec son reflet qui lui renvoyait la même froideur que celle de sa mère. Ironique.
Les mains étrangères quittèrent sa chevelure.
- Vous êtes magnifique, lui souffla une des dames de compagnie.
- Merci.
Elle n’ajouta rien.
Ses pas la conduisirent vers l’extérieur, entourée qu’elle était par ces femmes et par les gardes des Landes Tourmentées, dans leurs tenues d’apparat. Faolan se tenait là, lui aussi. Il avait revêtu pour l’occasion une tenue élégante, et une large cape en poil d’ours. Ses cheveux libérés et sa barbe hirsute lui donnaient l’air plus féroce qu’il ne l’était en réalité. Malgré tous les revers qu’il avait pu subir récemment, il demeurait impressionnant, et Niamh baissa les yeux instinctivement devant lui. Il lui offrit son bras. Elle l’accepta.
Sans un mot l’un pour l’autre, ils marchèrent vers le lieu de l’union. Une colline où brûlait un grand feu, et où s’était rassemblée une foule composée principalement des deux clans. D’autres mariages avaient eu lieu tout au long de la journée, et au loin ils entendaient la liesse des fêtes qu’on donnait ici ou là. Sous le ciel qui prenait doucement une teinte bleutée, ils étaient assurément le dernier mariage qui aurait lieu de la journée.
Faolan s’immobilisa en voyant Conchobar, et il se tourna vers Niamh, dont il prit les deux mains entre les siennes.
- Tu as fait de mon frère le plus heureux des hommes, murmura-t-il à sa seule intention. Nous n’avons pas toujours été d’accord, mais tu as toujours fait la fierté de notre clan. Qui aurait pu prédire qu’une princesse des Malkorkara s’accommoderait si bien de la vie dans les Basses-Terres ?
Elle sourit sincèrement. Dire qu’ils n’avaient pas toujours été d’accord était un bel euphémisme, mais elle comprenait où voulait en venir le Krall des Landes Tourmentées. Et elle était réellement touchée par ses paroles… des mots qu’il n’avait jamais tenus auparavant.
- Pour les Muirchertach… pour moi… ton départ est un déchirement. Oublions la politique, oublions les tractations et les jeux de pouvoir. Niamh… tu aurais pu devenir ma femme, tu es devenue ma sœur, et tu deviens aujourd’hui l’épouse d’un puissant Krall. Mais sache que tu seras toujours une des nôtres. Toujours. Je jure sur la mémoire de mon frère et sur tous les Ancêtres, que tu trouveras toujours assistance dans les Landes Tourmentées, dussé-je donner ma vie pour honorer cette promesse.
Ce serment fit monter les larmes aux yeux de Niamh, qui ne trouva pas quoi répondre. Faolan, qui semblait en cet instant être redevenu l’homme qu’il était avant la mort de Nuall, lui embrassa le front comme l’avait fait Morgan auparavant. Puis, tendant la main vers Conchobar qui attendait, il souffla :
La journée fut… interminable. Combien de temps avait duré cette Assemblée des Rois ? Les évènements s’étaient enchainés avec un rythme effréné et de tout cela, le Krall Conchobar ne retenait surtout que la confusion. De paroles fusées à tout va, se contredisant les unes aux autres, des hommes et une femme cherchant à gonfler leurs torses et asseoir sa domination sur un autre. Des bêtes capables de langage – avait formulé son neveu Doran et il n’aurait pu trouver de meilleure formulation. Comme si en l’espace de trois jours l’avenir des prochaines années devaient être décidé, tranché, scellé, voir même influencer le reste de leurs vies. Une agitation dans laquelle il avait du mal à s’acclimater et il lui tardait de retrouver la vallée de Glanduin et l’aspect paisible des troupeaux nomades. Du calme. Du silence.
L’après-midi avait été dédié aux préparatifs de la cérémonie ainsi que la renégociation des termes avec le Krall Faolan. Conchobar n’avait pas caché son mécontentement. De lui avoir proposé cette alliance à l’abri d’oreilles indiscrètes tout d’abord au contraire des règles de bienséance, pour ensuite mettre le blâme sur un membre de son clan, le poussant à enquêter sur la disparition du messager et finir par risquer de déclencher une guerre contre les Hurleurs de Frimas. Tout cela pour quoi ? La main d’une veuve qu’on forçait dans sa couche avant même la période de veuvage terminée. Il répugnait ces hommes manipulateurs. Mais le Krall Conchobar n’avait qu’une parole et encore son honneur intact. Des hauts-faits de son clan prouvés la veille, il avait obtenu au moins le soutien et la gratitude de l’ambassadeur Morgan.
Il n’aurait jamais pensé prendre épouse dès la tombée du jour… et Aoife demeurait introuvable. Cette femme qu’il avait protégé des années durant, en qui il avait toute confiance. La messagère qui au prix d’incroyables sacrifices avait enfin réussi à obtenir l’approbation des conseillers et de biens des hommes… son ascension en tant que guerrière redoutable des Cornes Ecarlates n’avait pas su relever sa prochaine épreuve. Celui d’un cœur brisé. Sa disparition et sa potentielle perte s’ajoutait à la longue liste des redevances envers le clan des Landes Tourmentées. Et Conchobar avait ajouté à sa liste d’exigences que la mèche rousse fut enterrée avec le messager. Ce fut la seule chose qu’il avait pu lui offrir, à cette femme farouche qui affrontait désormais les terres inhospitalières en quête de réponses.
Le soleil se couchait désormais à l’horizon, apportant avec lui une légère nappe de brume aux pieds des collines brunes. Il était tourné vers le Nord, ses terres, pensif. Il avait besoin de quelques instants de plus, pour réfléchir à son avenir. Qu’il partagerait désormais avec une femme. Oh. Il ne s’était jamais attendu à particulièrement aimer son épouse, mais de la connaitre ne serait-ce qu’un peu, d’avoir une conversation en tête à tête, avant de lier leurs esprits jusqu’au trépas ? Oui. Cela il aurait aimé. Il n’avait que de brèves paroles contées par Aoife et Morgan sur la personnalité de la veuve et cela voulait dire beaucoup… mais rien à la fois. Il poussa un grognement, lorsque son neveu vint le chercher pour lui annoncer l’arrivée de la délégation de Faolan, et il daigna enfin prendre place en haut de la butte aux pieds de l’arche en bois séché sur lequel était attaché des étoles de couleurs, chacune symbolisant une bénédiction spécifique. La santé La force La fertilité… Et pour les autres couleurs… il avait oublié. Ou du moins cela lui échappa entièrement lorsque son regard se posa sur Niamh.
Sa chevelure avait une couleur absolument exceptionnelle, éclairée par les derniers rayons de l’astre diurne et son teint et sa robe pâle offraient un contraste saisissant. Un aveugle aurait pu sentir l’aura d’une beauté si saisissante comme… d’un autre monde. Elle n’aurait nul besoin de couronnes ou de bijoux pour la sublimer… son port altier suffisait à la démarquer des autres femmes. Conchobar déglutit et ne put s’empêcher un petit pas nerveux, sur place. Lui-même avait revêtu ses plus beaux apparats : une tenue composée d’une tunique en laine épaisse brodée de noir, de rouge et d’or, coupée au niveau des coudes pour laisser apparaître des lignes sombres sur sa peau… et sa lourde cape était bordée de fourrure de renard blanc. Sa ceinture en cuir gravée était fermée d’une boucle en bronze forgé, bien rares en ces terres. Quelques bracelets plus fins, de cuir tressé, apparaissaient à son poignet alors qu’il tendit à nouveau sa main vers sa promise, paume vers le ciel. A sa gauche se tenait son neveu Doran, seul représentant ici de sa famille et il n’aurait accepté aucune autre présence à ses côtés pour cette cérémonie qui, malgré qu’elle influence son clan, était tout de même d’ordre personnelle.
Ainsi les mains liées ils se tournèrent vers le drughu en charge de la cérémonie. Un toucher, d’abord, sur leurs fronts. Trace écarlate pour éveiller leurs esprits et les aider à communiquer avec eux. Trace sombre ensuite, faite de cendres, symbole d’union entre deux âmes. Pas une seule fois son regard ne dévia vers la jeune femme à ses côtés dont la tête atteignait avec peine ses épaules. Mais il sentait cette main frêle et froide dans sa paume, cette douce assurance qui ne trahissait qu’un sens du devoir avant tout. En cela déjà il la respectait. Car même s’il ignorait encore tout d’elle, il se souvenait encore avec quelle force elle s’était jetée sur le corps d’Eoin au milieu de l’arène, et des larmes qui avaient alors coulé à flot, et son cri qui appelait son nom. Personne n’aurait souhaité au courant d’une même journée, enterré un proche et se lier à un étranger. Une coupe de bronze désormais passait entre leurs lèvres, qu’ils accueillirent entre leurs mains, brisant momentanément leur échange de toucher…
Niamh écoutait la litanie du drughu de loin, comme absente de son propre corps. Les mots ne lui étaient pas tout à fait étrangers, pas tout à fait inconnus, pourtant. Ils exhumaient de sa mémoire fragmentée des souvenirs épars, qui s’envolaient comme les fumerolles qui s’échappaient parfois de la roche, dans ses terres natales. Des images fugaces se superposaient à la réalité troublante qui se jouait devant ses yeux, et qui n’avait rien de sensé à ses yeux. Elle voyait son propre visage, illuminé par un sourire radieux, disparaissant brusquement derrière la femme qu’elle était devenue.
Froide.
Triste.
Fanée comme ces fleurs séchées qui ornaient ses poignets, ses chevilles et qui ceignaient son front. Belle mais morte, dévastée par les tourments d’une existence qui ne lui avait donné de l’espoir et de l’amour que pour mieux tout lui retirer au moment où elle s’y attendait le moins. Son futur, ses désirs et ses ambitions avaient été balayés par un tourbillon furieux lorsque la mort de Nuall lui était parvenue, et elle se souvenait honteusement de nuits d’horreur, pétrifiée sur son lit, incapable de parler ou de respirer, pleurant toutes les larmes de son corps et appelant à l’aide à qui voudrait bien l’entendre. Eoin ne l’avait jamais abandonnée dans cette période terriblement difficile, mais il était parti lui aussi. Il avait rejoint le rang des souvenirs déchirants, et son sourire protecteur s’était figé dans un passé dont il n’émergerait plus jamais… Niamh inspira. Respirer lui faisait mal. Elle se sentait tirée en arrière, happée par les lambeaux de son esprit qui se refermaient sur sa gorge et l’entraînaient inexorablement vers une chute vertigineuse le long de la cascade des rêves brisés.
Seule la main du Krall Conchobar qui enfermait délicatement la sienne la ramenait parfois au présent, ancrage douloureux dans une vie dont elle ne voulait pas, mais qu’elle était contrainte d’accepter aujourd’hui. Les impératifs de la politique de Faolan exigeaient qu’elle fût mariée à tout prix. Rapidement. À Melkor son veuvage, son chagrin et ses états d’âme. Elle n’était qu’un instrument au service des puissants, et son corps une marchandise à laquelle étaient attachées des richesses et un statut… Avait-elle jamais été autre chose ? Si… Désormais, elle était un océan d’affliction, dont les vagues impétueuses submergeaient les misérables digues de la bienséance qu’elle s’était efforcée d’ériger. Seul le temps, s’il y était disposé, pourrait guérir les blessures que les récents événements venaient de rouvrir.
Elle ferma les yeux.
L’homme à ses côtés était grand et fort. Il était beau. Il était puissant et influent. Krall. Toutes les femmes de son clan auraient rêvé de conclure une telle union. Quelle femme du Dunland n’aurait pas accepté sur-le-champ et avec gratitude de se voir promise à un seigneur qui semblait dans la force de l’âge, et que la nature ne semblait pas avoir doté du caractère violent et agressif que de trop nombreux hommes semblaient partager ? Après tout, Faolan aurait pu trouver un parti bien pire… Il aurait pu demander à Dech, des Routes du Sud, s’il souhaitait la prendre pour épouse, et nul doute que le Krall aurait accepté. Cette alliance aurait été beaucoup plus profitable pour Faolan, et elle aurait conforté sa position dans les Basses-Terres, tout en lui garantissant le soutien d’un roi belliqueux potentiellement prêt à le rejoindre dans sa folle entreprise contre le Rohan. Son beau-frère avait-il jeté son dévolu sur Conchobar pour lui épargner les griffes de quelqu’un d’autre ? Fallait-il voir dans son geste, outre l’intérêt et le calcul, une sincère préoccupation pour son bonheur ?
La réponse demeurerait un mystère, assurément, mais elle serra un peu plus fort la main de l’homme à ses côtés, espérant qu’il y verrait là un signal positif et encourageant. L’homme. Conchobar. Krall des Cornes Écarlates. De la Vallée de la Glanduin. Un roitelet lointain et obscur, qui commençait à se faire un nom parmi les Dunlendings, et qui avait espéré pouvoir profiter de l’Assemblée des Rois pour conforter sa position. Un inconnu. Pouvait-elle être sûre de l’interprétation qu’il tirerait de ce simple geste, de cette simple pression sur le dos de sa main ? Après tout, que savait-elle de lui, et de la façon dont il réagirait ? Qui se cachait derrière ce qu’il voulait bien laisser paraître en public ? Quels sombres aspects de sa personnalité découvrirait-elle bientôt, en cherchant à rencontrer l’homme derrière le Krall ?
Un soupir s’échappa de ses lèvres, et un frisson lui parcourut l’échine. Elle eut envie de s’enfuir en courant, mais disciplina son esprit rebelle pour se contraindre à rester aussi immobile que possible. Ce mariage devait avoir lieu. Elle n’avait pas le choix. Il en allait de son honneur, une des dernières choses qu’elle pouvait se targuer d’avoir su conserver depuis sa jeunesse. Elle sursauta lorsque Conchobar lui lâcha la main, pour s’emparer de la coupe de mariage dans laquelle le drughu avait versé un liquide mystérieux, sans doute une décoction aux propriétés magiques dont le secret lui venait des Ancêtres. Elle profita de ce que le Krall buvait pour l’observer en coin. C’était la première fois qu’elle posait ainsi les yeux sur lui, à la dérobée, sans avoir à souffrir en retour le poids de son regard intense et pénétrant. Il était plus grand que Nuall. Plus large d’épaules aussi, à moins que ce ne fut sa superbe tenue qui donnait cette impression. Son visage était fermé, lui aussi, comme s’il désapprouvait ce mariage. Niamh sentit son cœur se serrer… Méprisait-il cette union avec une veuve ? Se sentait-il avili, souillé par cette cérémonie qui ne répondait sans doute pas aux attentes qu’il se faisait de cette dernière journée de l’Assemblée des Rois ?
Elle baissa la tête, pleine de honte.
Elle n’avait pensé qu’à elle-même, et à son propre chagrin, oubliant dans l’affaire qu’ils étaient deux à embarquer dans ce voyage. Et que des deux, elle était peut-être la plus affligée, mais qu’il demeurait celui sur les épaules duquel tant de choses reposaient. L’avenir de tout un peuple. Le devoir de construire une alliance profitable et de sauvegarder les intérêts de son clan. L’impératif moral de donner aux siens un héritier mâle, qui serait à même de préserver le futur des Cornes Écarlates. Elle se vit alors à travers les yeux de cet inconnu. Femme glaciale et repoussante, éprise d’un autre et meurtrie par la mort d’un ami… Elle ne pouvait que paraître hideuse et malsaine à celui qui entendait partager sa vie. Elle ne lui renvoyait aucune chaleur, aucune tendresse… aucune humanité. Elle était si absorbée par ses propres pensées qu’elle avait fait abstraction de tout le reste, et l’avait laissé la conduire jusqu’au drughu sans même lui adresser le moindre mot, le moindre regard, le moindre sourire. Sans doute la haïssait-il déjà de tout son être. Mais comment aurait-elle pu lui dire, au moment de boire dans le calice, qu’elle n’était pas tout cela… Qu’elle ne lui voulait aucun mal, et qu’elle n’avait d’autre envie en cet instant que de se montrer à la hauteur de ses espérances, ne pas le décevoir. Seules les circonstances expliquaient son attitude… Elle n’était pas cette créature qui habitait son corps et se laissait mourir.
Il se tourna vers elle, et leurs yeux s’accrochèrent un instant.
Pouvait-il lire son trouble ? Sa peur ? Sa confusion ? La lutte intérieure qu’elle menait pour surmonter la peine indicible qui la déchirait ?
Elle accepta avec des mains tremblantes la coupe qu’il lui tendit, tressaillant au contact de sa peau. Elle but, sans le quitter des yeux, en essayant de charger son regard de davantage de douceur et d’émotions. Cela lui coûta infiniment, mais elle voulait être brave. Ne pas renoncer. Il était injuste de lui faire peser ce que la vie n’avait infligé qu’à elle seule. Cette peine, le trou béant dans son cœur, le vide assourdissant dans son esprit… Tout cela n’appartenait pas aux Cornes Écarlates, et il n’avait pas à porter le fardeau d’une femme qu’il n’avait pas véritablement choisie. Elle affronterait ses démons, seule puisque le destin en avait décidé ainsi. Alors que le liquide à la saveur familière s’égarait sur sa langue, elle se promit de faire son possible pour que ce mariage fonctionnât. Elle aurait pu être une épouse acariâtre, invivable et austère, lui rendant la vie suffisamment impossible pour qu’il la répudiât et la renvoyât dans l’Abîme des Murmures d’où elle était originaire.
Mais elle n’avait pas été élevée ainsi.
Elle rendit la coupe au drughu, qui leur intima de baisser la tête. Ce dernier s’empara d’une baguette, qu’il posa tour à tour sur leur tête, et leurs épaules, tout en marmonnant des paroles rituelles. Des bénédictions, dont l’origine se perdait dans la mémoire du monde, mais dont la fonction était de retirer au couple tous les malheurs qu’ils avaient pu accumuler dans leur vie. Les vers étaient scindés en deux, la première moitié visant à ôter le mal, et la seconde visant à conférer au couple les bénédictions qui lui permettraient de survivre et de prospérer. Chaque couplet renvoyait à une protection, qui correspondait en retour à une couleur de ruban accrochée dans l’arbre sous lequel ils célébraient leur union. A chaque fois qu’il achevait un couplet, le drughu donnait un coup de marteau dans une cloche qui renvoyait un son à la fois puissant et apaisant. De quoi chasser les mauvais esprits, et attirer les faveurs des bons.
Il y eut neuf couplets, et neuf coups de cloche.
Au neuvième, tous les participants se mirent à applaudir chaleureusement, donnant de la voix pour attirer les Ancêtres qui n’auraient pas entendu l’appel du drughu. Les cris se mirent à retentir dans la nuit qui tombait doucement, faisant écho aux célébrations qu’on entendait par ailleurs. À nouveau, tout cela parut étrangement familier à Niamh, mais cette fois ces cris d’allégresse ne provoquèrent aucune émotion positive chez la jeune femme, qui s’en voulut terriblement. Sans doute parce que, parmi les esprits qui s’étaient réunis pour assister à cette union, se trouvaient Nuall et Eoin.
Elle les chercha un instant du regard.
Il lui sembla les apercevoir à l’orée de son champ de vision, mais lorsqu’elle tourna la tête, ils avaient tout simplement disparu. Elle resta un instant interdite. Puis la présence de Conchobar se rappela à elle.
Une main tendue. Paume vers le ciel.
Elle y plaça la sienne, et fit la révérence comme il était attendu d’elle. Les vœux étaient un moment particulièrement important de la cérémonie, mais les mots mirent un moment à quitter ses lèvres.
- Krall C… Conchobar, des Cornes Écarlates… Moi… N-Niamh des Malkorkara… Fille des Muirchertach Ua Clairingnech… Je me soumets à vous… Par la volonté de mon père. Sous la protection des Esprits. Avec la bénédiction des Ancêtres. Je j… Je jure de vous être fidèle. Dévouée. Tant qu’il vous plaira de me considérer v-vôtre…
Tout son corps tremblait perceptiblement, mais elle prit sur elle de continuer.
- Je vous offre m-mon sang…
On lui tendit une coupe de vin, dont elle versa une partie dans la paume du Krall.
- … qui contient les vertus de mon peuple. Je vous offre ma… ma chair…
Elle échangea la coupe contre quelques grains de blé, qu’elle déposa dans la main de Conchobar.
- … pour que vous y semiez la vie, dont je serai la gar… la gardienne. Enfin, je vous offre mon âme…
Elle se pencha en avant, et souffla sur le blé et le vin.
- … la garantie de ma présence à vos côtés, dans cette vie et…
Ses yeux se fermèrent un instant.
« Pardonne-moi, mon amour. »
- … dans cette vie, et après, conclut-elle.
Ces vœux l’avaient épuisée, mais elle avait réussi l’exploit de les prononcer sans s’effondrer littéralement, aussi lui fallut-il quelques secondes pour reprendre son souffle. Elle fit l’effort de se redresser pour accueillir ceux de Conchobar le plus dignement possible. Elle ignorait si les gens de la Vallée avaient leurs propres coutumes, ou s’ils choisissaient librement la teneur de leurs vœux, mais elle espérait sincèrement que ses paroles ne trouveraient pas en elle l’écho dont ses larmes avaient besoin pour inonder son beau visage.
À nouveau, son regard plongea dans celui du Krall, sans qu’elle parvint à déchiffrer ce qu’il ressentait en cet instant.
Cette fois, ce fut elle qui tendit la main. Paume vers le haut.
Ses doigts fins tremblaient.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
Il apporta le gobelet de bronze à ses lèvres, fermant les yeux ce faisant. Le breuvage qu’il accueillit dans sa bouche était…complexe. Une touche sucrée tout d’abord sur ses lèvres, qui se développa ensuite vers une panoplie de saveurs se mélangeant… il crut déceler des traces de champignons en poudre, des fruits rouges vieillis ainsi que quelques épices qui finit par tirer vers de l’amertume en arrière bouche, et dans la gorge lorsqu’il avala. Il n’aurait su déterminer s’il appréciait cette concoction cérémoniale qui visait à purifier le corps des époux. Sa langue tourna dans sa bouche pour essayer de déterminer un peu plus des composants de cette boisson qu’il ne goûterait qu’une fois dans sa vie, et finit par déglutir sa salive pour apaiser le léger picotement qui persistait dans sa gorge. Il rouvrit les yeux et se retourna vers sa presque-conjointe, surprit de voir qu’elle le dévisageait en silence. Et son regard clair était…indéchiffrable. Il regretta de ne pas pouvoir déterminer le fond de ses pensées, ses réflexions les plus profondes. Mais cela viendra en temps voulut…espéra-t-il. Cependant il ne put s’empêcher de remarquer les signes que montrait son corps. Les légers sursauts qu’elle essayait tant bien que mal de cacher, le tremblement dans ses mains lorsqu’il lui passa la coupe. Intuitivement, il déposa ses mains par-dessus les siennes. Non pas pour la contraindre, ni pour la forcer, mais seulement apaiser ses tremblements, soutenir avec douceur la coupe pour qu’elle ne se renverse pas. Il ne gênait en rien ses mouvements, et son regard ne quitta pas un instant le sien tandis qu’elle prenait une gorgée également.
Des fragments de mémoire lui vint à l’esprit, qui n’étaient pas les bienvenus en ce moment solennel. A travers ce corps de femme frêle et tremblant, il voyait sa sœur plus jeune couverte d’ecchymoses. La peur dans un regard fuyant, les tremblements instinctifs à l’approche d’un homme, ces hoquets de terreur qui se bloquaient dans la gorge. Son regard s’assombrit et il fit de son mieux pour chasser ce souvenir et la colère qui l’avait alors envahi. Les années avaient passés mais les détails demeuraient telle une marque laissée au fer rouge dans son âme. Ce ne fut que lorsque le drughu reprit la coupe, brisant à nouveau le contact de leur peau qu’il sembla redevenir maître de ses pensées. Le tintement des cloches résonnait en profondeur dans son cœur, et son corps fut traversé de frissons agréables. Il releva la tête, observa un moment les rubans de couleurs voleter dans l’air nocturne, comme si les Esprits eux-mêmes souhaitaient communiquer par ce biais, participer à cet évènement. Il sentit la branche tapoter doucement sur ses épaules, sa tête, et la main de Niamh serrer quelque peu la sienne, par instants. Il ne sut déterminer pourquoi… mais sa main à nouveau enveloppa la sienne, son pouce passant lentement sur le dessus de sa peau. Au neuvième tintement, la foule se joignit à leur tour, dessinant un léger sourire sur son visage. Il vivait cet instant comme s’il n’était qu’un voyageur, un observateur dans son propre corps, et son regard se tourna brièvement vers les siens pour contempler les expressions sur leurs visages ravis. La reconnaissance officielle de leur Clan à l’Assemblée des Rois, et l’avenir prometteur que ce mariage annonçait.
Une fois de plus, Niamh le rappela silencieusement à elle et lorsque son regard se posa à nouveau sur elle, il la vit s’abaisser à lui. Se soumettre. Telle une biche à genoux qui offrait son cou au chasseur pour le coup de grâce. Il tira sur cette main quelque peu, abrégeant la révérence. Suivant les instructions du maître de cérémonie, il lui offrit à nouveau sa paume vers le ciel. La femme rousse tremblait devant lui et cette vision le déstabilisa plus qu’il ne l’aurait souhaité. Il chercha son regard pour la rassurer tant son corps semblait sur le point de s’écrouler. D’appréhension, de peur, ou de répulsion ? Si seulement il le savait, et comment l’aider à traverser cette épreuve. Ses yeux bleus pourtant s’échappaient à son regard, toute fixée à sa tâche. Sa voix… douce et hésitante… était-ce la sienne ? C’étaient les premiers sons qui sortaient de cette bouche tremblotante, et qui la liait à un parfait inconnu, un étranger. Il se força à l’immobilité la plus parfaite, de crainte que même sa respiration puisse perturber cette créature éthérée. Son souffle sur sa peau, lorsqu’elle vint écarter le vin et les épis de blés, était froid, tout comme son toucher. Les derniers rayons de soleil semblait donner vie à cette chevelure d’un rouge sombre tel un brasier ardent. Son tour était venu…et leurs regards à nouveau s’accrochèrent. Deux inconnus désormais liés par un jeu du destin qui les avait surpris l’un et l’autre. Peut-être était-ce là leur seule similitude, pour le moment… et pourtant aucune hésitation ne pouvait se lire dans ses yeux. Sa main gauche passa sous la sienne pour la maintenir en douceur sans l’encercler. Sa voix était rocailleuse comme à son habitude, lorsqu’il prit la parole :
- Moi, Conchobar des Cornes Ecarlates, fils de Lorcan…
Il ne se présentait pas en tant que Krall, car devant les Esprits il n’était qu’un homme, humble et commun. Son titre n’avait que peu de valeurs dans l’au-delà où les possessions terrestres n’avaient aucune valeur.
- Te choisis, Niamh des Malkorkara, pour partager ma vie et mon âme. Sous la protection des Esprits, je t’offre mon sang, qui contient les vertus de mon peuple.
Il versa quelques gouttes de liquide rouge dans la paume de la jeune femme, dont certaines tombèrent sur sa main en dessous. Il n’en prit pas note cependant.
- Avec la bénédiction des Ancêtres, je t’offre ma force pour te protéger et t’offrir refuge dans les tempêtes.
Il ajouta quelques épis de blé comme elle l’avait fait précédemment.
- En présence de mon Clan et les témoins ici présents, je promets de porter ta marque sur ma peau, et te consacrer la moitié de mon être.
Il ajouta ensuite dans un murmure pour elle seule, tout en lui glissant dans sa main libre une petite sacoche… :
- Je ne vous forcerai pas à porter ma marque, vous n’êtes pas native des Cornes. Mais s’il vous plait, je vous en conjure…gardez ceci sur vous afin que les Esprits vous reconnaissent.
Sa main se referma ensuite autour de la sienne et il espérait qu’elle ne se dérobe pas… alors qu’il se pencha en attirant la paume de la jeune femme vers ses lèvres dont il but le vin et le blé à même sa peau. La sacoche qu’il lui avait transmise le plus discrètement possible… contenait un loquet d’apparence ancienne qui avait connu bien des épreuves mais avait été choyé par ses propriétaires. Il était accroché à une fine cordelette en cuir qui permettait de l’attacher en bracelet, collier, ou bien même à la ceinture. Dans le petit médaillon ouvragé et quelque peu terni par les âges…se trouvait une fine tresse de cheveux châtain clair. La fin de la cérémonie se passa dans un brouillard d’émotions et de bruits qui les avaient guidés jusqu’à la tente communale des Cornes Ecarlates dans laquelle les attendait un festin. Conchobar l’avait épousé en tant qu’homme, mais parmi les siens il revêtait à nouveau sa cape de Krall et il était évident dans les attentions de chacun qu’il était aimé et respecté des membres de son Clan. Cependant… avant que les festivités ne débutent… une dernière étape attendait l’homme qui changeait de statut, de vie.
Un tabouret était en plein milieu de la tente et un cercle d’observateurs s’était mis en place tout naturellement tandis qu’un murmure se propageait entre eux et gagnait en force.
- Lairch’Tak !
Les époux furent alors séparés, Niamh guidée par Belette tout en douceur sur un fauteuil en bois ouvragé tandis que Conchobar prenait place en face, délaissant sa cape et sa tunique à son neveu qui les prit avec un sourire, attrapant l’avant-bras de son oncle en une marque d’affection brute. Le Krall prit place sur le tabouret et bientôt fut rejoint par un homme sans-âge et bien qu’il ne fut drughu, son regard dénotait bien d’une sagesse comme seulement pouvait apporter une vie remplie et dévouée. Il apportait avec lui une sacoche de cuir qu’il installa auprès de Conchobar et en sortir un bâton fin taillé en forme de tube qu’il tenait dans sa main tel un pinceau. Le bout était taillé en multitude de pointes acérées bien que les détails ne pouvaient être visibles de là où se tenait Niamh. L’artiste ensuite sortit une fiole remplie de liquide sombre… qu’il porta à ses lèvres. Les observateurs étaient très concentrés et bientôt plus un bruit ne vint perturber le travail du vieil homme qui avait un rôle bien particulier au sein du Clan des Cornes Ecarlates. Conchobar était assis patiemment sur le tabouret beaucoup trop petit et bas pour sa carrure mais il ne bougeait pas. De nombreuses lignes et symboles étaient dessinées sur sa peau, parcourant un bras, une partie de son torse et de son dos. Bientôt, bientôt il recevra sa nouvelle marque, afin que les Esprits le reconnaissent dans l’au-delà où les mots ne pouvaient être prononcés. La marque signifiant le début d’une nouvelle branche, la sienne. L’artiste le questionna du regard et le Krall confirma d’un hochement de tête sans prononcer un mot. Il était prêt. Le vieil homme alors débuta son œuvre d’art, marquant le dessous de la clavicule droite de Conchobar. Ses gestes étaient précis et d’une rapidité telle que sa main devenait floue. De temps en temps il apporta sa bouche à l’extrémité du tube, afin d’injecter de l’encre sous l’épiderme. Le Krall ne cilla pas bien qu’il ferma les yeux pour se concentrer sur la douleur de la procédure et le dessin de cette marque qu’il portera désormais à vie.
Les applaudissements de la foule nombreuse tirèrent Niamh de ses pensées chaotiques.
Mariée.
Elle était mariée.
Son visage d’albâtre se tourna un instant vers Conchobar… non… son époux, alors qu’il s’était retourné pour adresser un sourire étincelant à ses proches, ses amis et ses hommes qui le saluaient avec de grands cris d’allégresse. Vit-il le regard à la fois effrayé et incertain qu’elle lui lança lors qu’elle posa les yeux sur ce quasi-inconnu auquel elle avait lié son âme, devant les Ancêtres et les Esprits ? Elle évita autant que possible de le laisser entrevoir la profondeur de ses doutes, et se contenta de sourire tristement à l’assistance, en particulier à la famille de Faolan qui célébrait cette union avec au moins autant de joie que s’ils avaient été sa famille de naissance.
Tous appréciaient Nuall. Beaucoup avaient appris à la connaître et à l’aimer par l’intermédiaire de son défunt époux, mais elle se sentit saisie d’une émotion difficilement explicable en voyant ces hommes et ces femmes qui l’avaient adoptée comme une des leurs lui souhaiter bon voyage dans sa nouvelle demeure, dans sa nouvelle existence. Elle n’avait sans doute pas mesuré qu’ils pouvaient avoir un attachement sincère envers elle, et non seulement envers le souvenir de Nuall qui restait encore lié à sa personne. Les Landes Tourmentées, pourtant si différentes de chez elle, lui manqueraient assurément. Elle avait appris à aimer ces terres, ces gens, cette vie d’aventure et de trépidations qui les obligeait à toujours se montrer prudents et attentifs. Par comparaison, le confort relatif dans lequel vivaient les gens de la Vallée et des montagnes lui semblait être une indolence luxueuse dans laquelle elle n’était pas sûre de complaire.
- Merci, répondit-elle à un homme qu’elle n’avait pas vu arriver, et qui venait de lui adresser des félicitations.
Elle avait sursauté involontairement, avait répondu machinalement. Ce visage, entré brièvement dans son champ de vision, lui était inconnu. Un des hommes de Faolan ? Un des conseillers de Conchobar ? Un invité de marque d’un autre clan ? Elle n’aurait su le dire.
Hélas, il ne fut que le premier d’une longue collection d’images fugaces et de sourires anonymes auxquels elle répondit avec toute la politesse qui était attendue d’elle, et dont elle avait une seconde nature. La première, en revanche, lui commandait de fuir de cet endroit à toutes jambes. Son cœur battait trop fort dans sa poitrine, son souffle était court, et elle se sentait emprisonnée dans cette lourde robe qui lui comprimait la taille et le buste au point de l’empêcher de respirer. Les regards posés elle lui pesaient presque physiquement, faisant reposer sur ses épaules des émotions qu’elle se sentait atrocement coupable de ne pas ressentir.
Elle devait ne garder aucun souvenir des heures qui suivirent.
Conchobar et elle, unis par un lien sacré, célébrèrent un moment cette union au milieu de l’assistance composite et bruyante, qui s’apprêtait à fêter dignement cette merveilleuse nouvelle. Tout n’était que couleurs tourbillonnantes, musiques entêtantes, et mouvements confus. Des bras, des jambes, des rires, des danses, des envolées de capes et de robes et de châles et les mèches de ces cheveux bruns qui virevoltaient en tous sens. Le temps semblait s’étirer à l’infini, et Niamh continuait de chuter à travers tous les étages de la réalité sans jamais toucher véritablement le fond du puits de tristesse où son âme s’enfonçait. Conchobar, qui n’avait pratiquement pas quitté son côté de toute la soirée, avait fini par indiquer qu’il se faisait tard, et que le couple nouvellement formé se devait de rentrer pour. Alors que les deux délégations continuaient de faire la fête, rejoignant en cela d’autres clans qui célébraient d’autres unions conclues au cours de cette assemblée riche en rebondissements, Niamh fût symboliquement raccompagnée par son mari dans sa nouvelle demeure, la tente du Krall des Cornes Écarlates.
Ses pieds touchèrent terre délicatement, lorsqu’elle fut enfin extraite à la cohue et à la confusion générale qui régnait au dehors, et qu’elle intégrait formellement sa nouvelle famille. Encore une fois, elle reçut des félicitations appuyées, des marques d’hommages de la part d’hommes qui se présentaient à elle sans qu’elle parvînt à mémoriser leurs noms ou leurs visages. Ils étaient si nombreux à se prosterner… Niamh profita du banquet qui fut donné en son honneur et en celui de Conchobar pour observer davantage les membres des Cornes Écarlates. De sa nouvelle famille.
Ils étaient très différents des Muirchertach Ua Clairingnech. Tous avaient l’air rude et peu amène des Dunlendings, mais ils semblaient moins brutaux, moins violents, moins inutilement agressifs. Ils plaisantaient et riaient à gorge déployée, frappaient fort sur la table, mais jamais on ne sentait poindre chez eux l’envie de se lancer dans une bagarre amicale, comme cela pouvait être le cas chez certains protégés de Faolan, qui s’amusait beaucoup de ces démonstrations de force. La guerre était le passe-temps favori des jeunes des Basses-Terres, qui grandissaient dans l’ombre du géant Rohirrim à leurs portes, et qui nourrissaient souvent des envies de revanche motivées par des haines ancestrales dont ils n’étaient que les malheureux héritiers. Ceux de la Vallée de la Glanduin, plus éloignés des perspectives d’un combat, paraissaient moins tendus… Plus humains.
Ils rappelaient un peu à Niamh les Malkorkara, qui ne montraient guère d’agressivité indue, et ne se laissaient jamais déborder par leurs émotions. Son peuple, à la fois très pieux et très industrieux, ne considérait la guerre que comme une tragédie nécessaire… une réalité à laquelle il fallait se préparer de la meilleure des manières. Ils ne voyaient pas cela comme un art de vivre, ou une manière de se sublimer.
Elle se surprit alors à trinquer de bon cœur avec quelques hommes qui semblaient sincèrement partager le bonheur de leur Krall, qu’elle s’efforça d’analyser dans ses rapports aux autres. Il semblait doux et attentionné, prudent dans ses paroles, mais ferme dans ses positions. Il avait indéniablement l’âme d’un chef, et commandait le respect de tous, sans avoir à l’exiger par caprice ou à l’imposer par la menace. Conchobar était de toute évidence un homme bon. Un homme qui méritait d’avoir à ses côtés une épouse aimante et dévouée, qui remplirait fidèlement ses devoirs de femme, et qui se montrerait à la hauteur de ce qu’il attendait d’elle.
Serait-elle capable d’être cette personne ?
Son verre resta un instant suspendu au bord de ses lèvres. Les fantômes d’Eoin et de Nuall la hantaient en permanence, et elle entendait presque leurs voix dans sa tête. Le premier, toujours pragmatique, lui intimant de faire son devoir de la meilleure des manières pour le bien des trois familles auxquelles elle appartenait désormais. Le second, qui l’aimait passionnément même alors qu’il avait franchi la barrière de ce monde, qui l’enjoignait à saisir le bonheur que Conchobar semblait soucieux de lui offrir, et de ne pas gâcher l’existence qui s’ouvrait devant elle pour un simple souvenir.
- Silence ! Silence ! Cria quelqu’un, la tirant de ses rêveries.
Elle tourna la tête de droite et de gauche, cherchant ce qu’elle devait regarder. Son regard fut attiré par Conchobar, qui traversait l’assistance avec la noblesse qui semblait le caractériser, rehaussée par la simplicité de sa posture. Il prit place au milieu de tous sur un simple banc de bois, comme on aurait pu en trouver dans n’importe quelle chaumière du Dunland. Un jeune garçon vint s’emparer délicatement de la main de Niamh, et l’inviter à prendre place en face de son mari, dans un fauteuil qui lui était réservé. La jeune femme le remercia d’un signe de tête, pensant naïvement qu’il allait retourner vaquer à d’autres occupations de son âge, mais il se fit un devoir de rester à ses côtés et de lui expliquer la cérémonie qui allait prendre place :
- Votre union sera bientôt inscrite dans la chair du Krall, souffla-t-il. Comme ça, vous ferez partie de lui éternellement.
Niamh hocha la tête, sans quitter des yeux Conchobar qui s’était délesté de sa tunique, et qui exposait ainsi son corps aux muscles saillants, parsemé de longues lignes régulières, formant des motifs complexes et recherchés. De toute évidence, ils avaient été réalisés en plusieurs fois, et se complétaient pour former la fresque d’une vie que tous pouvaient voir désormais. Elle n’en comprenait pas véritablement le sens, mais Niamh en apprécia la symbolique, la beauté, et la puissance. Il se dégageait des Cornes Écarlates une forme de poésie qui lui manquait sans doute dans les Basses-Terres, où la vie était plus rude, et où les considérations les plus immédiates et les plus pressantes emportaient toute forme de créativité et de beauté. Il y avait bien des artistes et des artisans, dotés d’un grand talent pour certains, mais quelque chose chez les gens de la Vallée était différent. Inexplicablement différent.
- C’est douloureux ? Demanda-t-elle au garçon en un murmure.
- Oh oui, ça fait un mal de chien ! Répondit-il sans y penser, avant de tourner la tête vers elle.
Le gamin capta l’inquiétude dans son regard, et il se reprit bien vite.
- Enfin… Pas tant que ça ! Regardez !
Il inclina le cou, révélant ses propres marques rituelles. Il avait beau être jeune, il semblait déjà avoir connu beaucoup de peines, si elle en jugeait par les entrelacs qui se dessinaient sur la base de son épaule et la base de son cou. Il lui adressa un sourire plein de confiance, auquel elle répondit en étirant légèrement les lèvres.
Elle revint à Conchobar qui, dans le plus grand silence, accueillait physiquement sa nouvelle épouse en lui ménageant une place au sein de sa chair. Il garda le silence, son corps se crispant seulement quand la douleur le gagnait de manière inattendue, en un tressaillement imperceptible. Les membres de son clan l’observaient avec attention, comme s’ils jaugeaient aussi ses qualités de Krall à la manière dont il recevait l’encre qui le liait à son passé, à ses ancêtres. Niamh, admirative, vit le tatoueur achever son œuvre, et se joignit aux applaudissements des convives. Le vieil homme, qui tenait toujours son matériel en main, se tourna vers la jeune femme aux cheveux roux, et lui lança sans ambages :
- A votre tour ?
Tous les regards convergèrent vers elle, y compris celui de Conchobar. Elle s’accrocha à ses yeux à la fois doux et sévères, qui attendaient de voir quelle réaction serait la sienne. Il avait dû deviner, à ses hésitations, à ses trébuchements, à quel point ce mariage la perturbait. Il avait fait montre d’une grande patience à son égard, et d’un respect qu’elle n’avait ni mérité ni espéré. Il s’était tout bonnement montré parfait depuis qu’elle lui avait été promise, et elle pouvait également le remercier d’avoir bien voulu la prendre pour épouse alors que beaucoup d’autres Kralls auraient refusé de s’unir à une femme qui avait déjà été mariée. Il s’était battu pour lui prouver qu’il pouvait être son mari, et non pas un simple inconnu auquel elle serait mariée. Il avait su, avec un tact qu’on ne rencontrait que bien peu dans le Dunland, lui faire comprendre qu’il la considérait en tant que personne et non en tant que simple génitrice de ses futurs héritiers…
- À mon tour, répondit-elle en regardant le Krall droit dans les yeux, soucieuse de lui montrer qu’elle pouvait, à son tour, être sa femme.
Il y eut quelques murmures dans l’assistance, sans qu’elle sût très bien si c’était parce que sa décision était plutôt rare pour les femmes qui intégraient le clan, ou si c’était parce que personne ne s’attendait à ce qu’elle acceptât de procéder au rituel sur le champ, devant tout le monde. Elle leva fièrement le menton, convoquant le courage à nul autre pareil des Landes Tourmentées, et le stoïcisme légendaire des gens de l’Abîme des Murmures, et resta de marbre tandis que des dames de compagnie s’approchaient d’elle pour défaire les nœuds qui retenaient sa robe.
Le tissu se défit progressivement, libérant son corps engoncé dans cette carapace de bienséance, et elle sentit bientôt l’air glisser sur son corps, à mesure que le vêtement glissait le long de ses épaules, dégageant le dos sur lequel allait travailler le tatoueur.
- Elle est si pâle, lâcha quelqu’un dans l’assistance.
Niamh laissa ce commentaire glisser sur elle, comme l’eau de pluie sur une statue. Elle était cependant troublée par ce rituel qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait, et par l’ordalie qu’elle allait devoir subir pour appartenir véritablement à ce clan. Elle leva la tête vers Conchobar, sans parvenir à contenir le léger tremblement de peur qui agitait son menton, mais en chargeant son regard de toute la détermination qui l’habitait. Elle lui prouverait qu’il n’avait pas pris la mauvaise décision, et que malgré toutes ses peines et toutes ses blessures, elle lui serait dévouée. Prête à souffrir pour lui.
Elle ne vit pas son époux faire le moindre geste, et soupçonna que l’idée était venue de quelqu’un d’autre. Peut-être de cet homme qui semblait si proche du Krall, et que certains avaient appelé Doran un peu plus tôt. Quoi qu’il en fût, huit hommes quittèrent l’assistance, et se placèrent de chaque côté de Niamh, lui tournant le dos pour protéger de leurs corps l’honneur de la jeune femme qui avait remonté pudiquement ses bras pour ôter ses formes aux regards de cette foule qui n’avait d’yeux que pour elle en cet instant. Rempart bienveillant entre elle et le monde extérieur, ils formaient aussi une haie d’honneur qui enfermait les deux époux dans un tunnel. Elle était tout ce qu’il voyait, et réciproquement. Ce fut peut-être ce qui l’aida à ne pas hurler de douleur lorsque l’homme dans son dos commença son travail.
Le temps sembla se déchirer, s’écoulant à la fois à une vitesse inouïe tout en semblant ne jamais défiler vraiment. Elle serra les mâchoires, résistant à l’envie de se contorsionner pour échapper à la morsure qui la meurtrissait si cruellement. Elle sentait un liquide chaud et poisseux lui couler dans le dos, et supposa qu’il s’agissait de sang, mais elle comprit à la façon dont le tatoueur l’essuyait régulièrement qu’il n’en était rien. Ce n’était que de l’encre, ce sang noir qui ressortait si violemment sur sa peau blanche. Elle était si tendue qu’elle eut l’impression que son corps ne parviendrait jamais à se relâcher, et qu’un début de migraine s’empara d’elle, mais l’homme derrière elle annonça bientôt :
- C’est fini. Vous êtes des nôtres.
Elle lâcha un soupir de soulagement, qui fut avalé par les acclamations de la foule. Niamh ne les entendait qu’à moitié, récupérant à peine de l’effort intense que lui avait demandé ce rituel. Elle sentit à peine les femmes qui vinrent presser contre sa peau un pansement propre afin de faciliter la cicatrisation. On l’aida à s’habiller, puis on lui prêta un bras vigoureux pour se relever, et rejoindre la table du festin. Elle fixa un instant Conchobar, essayant de chercher dans son regard quelque chose qui pouvait ressembler à de la satisfaction, voire même un brin de fierté. N’importe quoi qui pourrait donner du sens à tout ce qui était en train de se passer, et qui lui semblait si irréel.
Ce soir-là, donc, on but et on mangea plus que de raison. On célébra à la fois le mariage, mais également la fin de cette Assemblée, que certains prolongeraient en restant dans les environs pour conclure des accords commerciaux, poursuivre des négociations entreprises avec des peuples locaux, voire explorer les opportunités qu’offraient les Basses-Terres à l’heure où la guerre de profilait. Certains espéraient profiter des tensions à venir pour fournir des armes et des vivres aux clans qui entendaient s’équiper contre le Rohan. Une aubaine qu’il n’aurait pas été sage d’écarter par principe, tant les conflits alimentaient parfois l’enrichissement de ceux qui savaient en tirer profit.
Deux des conseillers du Krall Conchobar, qui étaient assis en face de Niamh, étaient engagés dans une discussion intense à ce sujet, que le maître des lieux semblait écouter avec beaucoup d’attention. Le premier, qui paraissait hostile à la politique guerrière proposée par Faolan et Aiden, ne souhaitait pas qu’on apportât de l’aide à cette entreprise :
- Et où cela mènera-t-il le Dunland, à part à la ruine ? Pourquoi vendrions-nous armes et vivres aujourd’hui à des gens qui sont susceptibles d’apporter la guerre demain ? Appuyer Aiden dans sa folie, c’est lui donner une chance non pas de réussir, mais d’infliger tellement de massacres au Rohan que leur vengeance sera sans commune mesure avec ce que nous avons vécu. Nous nous croyons en sécurité dans la Vallée, mais nous ne devrions pas tester la détermination du Rohan et de ses puissants alliés…
Le second, qu n’était pas beaucoup plus belliqueux que son voisin, semblait au contraire y voir un intérêt certain :
- Devrions-nous donc laisser le commerce à d’autres Dunlendings qui s’enrichiront à notre détriment ? Si Aiden et ses fidèles veulent courir à la guerre, ils iront. Vivres ou non. Armes ou non. Nous avons tout à gagner à leur fournir ce qu’ils demandent, et à utiliser cet argent pour les besoins de notre peuple. Les réparations de notre village, le renflouement du trésor qui a été mis à mal par le Rude Hiver, et tous les aménagements pressants que nous ne pouvons pas accomplir avec du grain et des lames. Et même à supposer que tous les Dunlendings penseraient comme nous, il reste encore des marchands venus d’ailleurs qui sont prêts à offrir à Aiden ce qu’il veut. Au risque de vous surprendre, la nouvelle de l’Assemblée a traversé les frontières, et des étrangers sont venus jusqu’ici pour faire du commerce avec nous. Devrions-nous les laisser, eux, s’enrichir ?
- J’ai eu vent de ces marchands étrangers, oui… Des charognards qui incitent à la guerre car ils savent qu’ils peuvent se nourrir sur les cadavres des Dunlendings… On m’a rapporté la présence de nos cousins du Delta, avec leur air supérieur et leurs belles manières. Un certain Laderic aurait fait le voyage : il se présente comme le chef des bateliers qui remontent le fleuve, et qu’on voit parfois arriver jusque chez nous. Nous ont-ils jamais offert quelque chose de si merveilleux que nous devrions craindre qu’ils s’enrichissent à nos dépens ? S’il est le chef de ces marchands en haillons qui poussent leurs drôles de barques jusque sur la Glanduin, alors c’est sans doute Aiden qui serait stupide de s’acoquiner avec ces gens-là.
Il y eut quelques rires autour d’eux, mais le conseiller favorable au commerce avait également de bons arguments à avancer :
- J’ai pu rencontrer certains de ces marchands, ici-même, car il me semblait intéressant de savoir avant de parler, et de comprendre avant de juger. Eh bien croyez-moi, nous ne devrions pas sous-estimer ces gens. Il y avait deux marchands de Tharbad, un certain Silvin Seges, et son frère Elvin Seges. Deux hommes qui ont apporté de belles épées et des boucliers d’acier comme on n’en fabrique guère chez nous. Ils m’ont assuré qu’ils avaient un réseau développé en Arnor, et qu’ils pouvaient faire parvenir plus de matériel à qui était prêt à payer le prix fort. Il y avait aussi une petite délégation venue des Montagnes Blanches, envoyée sur ordre d’un certain Breac, mais ils n’ont pas voulu dire ce qu’ils avaient à offrir. Et dois-je parler de la marchande de chevaux, cette Maw Tallenbär, qui voulait s’entretenir avec le Krall Wulf ? Ou de Vilmus, du peuple des pêcheurs ? Ou de Nobber, Carmandua, Rolva, Tayek et de tous ceux que je n’ai pas eu l’opportunité de rencontrer mais qui ont trouvé à venir jusqu’à nous ? Nous ne devrions pas sous-estimer l’intérêt que ce conflit peut revêtir pour notre peuple, car si d’autres y sont sensibles, nous serions fous de ne pas au moins considérer la question.
Niamh les écoutait avec une attention certaine. Elle avait toujours admiré la capacité des hommes à pouvoir converser ainsi pendant des heures sur des questions politiques, a fortiori quand ils parlaient avec tant d’aisance et de conviction de sujets qui les passionnaient. De toute évidence, Conchobar savait s’entourer, et il avait à cœur d’avoir autour de lui non seulement des individus intelligents, mais également des hommes qui n’avaient pas peur d’être en désaccord les uns avec les autres, et de manifester ces désaccords devant lui pour lui permettre par la suite de prendre la meilleure décision. Nul ne savait, cependant, si une décision serait prise par le Krall, qui s’efforçait visiblement de ne pas se précipiter dans un camp ou dans l’autre, et de peser les arguments.
La jeune femme aurait pu les écouter discuter ainsi pendant des heures, mais quelque chose en elle la retenait de s’investir pleinement dans la conversation. Chaque seconde qui passait les rapprochait de la fin du repas succulent qui avait été préparé – et auquel elle n’avait pratiquement pas touché. Chaque seconde les amenait donc vers l’inexorable départ des convives, et vers la chambre nuptiale qu’elle redoutait de tout son être. Conchobar avait démontré une galanterie fort rare dans les terres du Dunland, et elle s’était forgé l’opinion d’un homme droit et juste, qu’elle n’imaginait pas être une brute épaisse dans l’intimité. Cependant, la perspective de cette première nuit ensemble, qui devait cimenter leur union, la terrifiait.
Elle se rendit compte à quel point, malgré tous les indices qu’elle avait pu accumuler sur lui au cours de la soirée, elle ne le connaissait en réalité que bien peu.
Son cœur se mit à battre plus vite, et elle eut soudainement la nausée.
Elle inspira profondément. Expira.
Ouvrit les yeux.
Le regard de Conchobar était posé sur elle, et elle crut y déceler une interrogation. Une inquiétude ? Prenant son courage à deux mains, elle s’adressa à lui directement, ce qu’elle avait évité de faire autant que possible durant toute cette journée :
- C’est mon dos… mentit-elle. Je dois encore m’habituer. Cette douleur disparaîtra-t-elle un jour ?
Il était évident qu’elle essayait d’orienter la conversation loin du sujet qui pétrifiait, et qui donnait à son regard ce côté à la fois fragile et pourtant si fort.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Dernière édition par Ryad Assad le Sam 14 Sep 2024 - 21:38, édité 1 fois
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
Cela commençait par des picotements familiers. Une délimitation dessinée à main levée. Un frisson parcourut son échine et il garda les yeux fermés. Il n’aurait jamais pensé recevoir sa marque lors de l’Assemblée des Rois, et encore moins de manière aussi… rapide. Comment pouvait-on prendre une décision éternelle en une poignée d’heures ? Cela lui semblait irréel, déraisonnable et pourtant…le voici ainsi, assis sur un tabouret de bois, immobile pendant que sa chair se faisait percée à répétition par les mains habiles de l’artiste.
Les picotements s’intensifièrent, et il força une inspiration profonde. Cela n’était pas sa première marque mais elle symbolisait le début d’une nouvelle page vierge. Si les Ancêtres le souhaitaient, son bras droit finirait par être recouvert également de marquages symbolisant sa lignée descendante. La marque qu’il laissera, son héritage. Les picotements se transformèrent en brulure tandis que l’encre était injectée dans la plaie, sa peau rougie par cette violation, résistance vaine contre cette cérémonie cruciale pour les Cornes Ecarlates.
D’aussi loin où remontaient ces souvenirs, il avait vu des membres de son clan arborer des nouvelles peintures, marquant les étapes importantes de leurs vies. La plupart de ces marques étaient reçues dans un contexte plus…intimiste. Il s’agissait avant tout d’une communion avec les Esprits, un rite de passage personnel. Les symboles reçus publiquement l’étaient généralement lors des mariages ou des condamnations, où la présence de la communauté était requise en guise de témoins. Une union était une célébration qui influençait le clan entier et l’attitude des époux était observée avec attention. On disait de ceux qui luttent contre la douleur ou montrent des signes de faiblesse, qu’ils n’avaient pas la force requise pour construire une vie à deux. C’était alors un sombre présage pour l’avenir du jeune couple…
Le Krall sentit sur lui l’attention de ses pairs, le souffle que certains retenaient. Il expira en lenteur entre ses lèvres entrouvertes. Il ne sut dire combien de temps la cérémonie dura. Une poignée de minutes semblaient s’étirer éternellement, provoquant des vagues de chaleur et de souffrance de cette marque gravée sous sa clavicule. L’artiste parfois devait repasser sur de la chair ouverte pour ajouter un détail, injecter un peu plus d’encre et c’étaient dans ces moments là que la douleur était accrue. Le pinceau n’avait beau percer que la surface de l’épiderme, la sensation se répercutait bien plus en profondeur comme si le liquide noir entrait dans son être pour le traverser, se mêler à son tout. Il pouvait le ressentir contre son omoplate, jusque dans ses côtes en douleur diffuse.
L’artiste releva sa main et s’éloigna pour observer son travail. C’était terminé. Il rouvrit les yeux.
Des applaudissements se firent entendre, un soulagement imperceptible dans ses épaules. Il avait accueilli son épouse en lui, les Ancêtres l’avaient vu, étaient témoins. Elle rejoignit ainsi sa lignée passée et future. Il releva le regard et observa à l’autre bout de l’espace la figure éthérée et blanche assise sur un fauteuil en bois gravé. Pure. Son épouse. Il répéta ce mot quelques fois dans son esprit et sa gorge se bloqua à cette pensée. Elle semblait si fragile, timide…comme un songe qui s’évaporait à l’aube, faite de brume et de mirages. Sa chevelure rousse cascadait jusqu’à ses reins et son regard froid était. Doux, étrangement. Ils s’observaient ainsi un moment et les convives semblaient s’effacer brièvement de leur monde. Une nouvelle vie, à deux. Les Ancêtres l’avaient voulu ainsi… Il fut tiré de ses pensées par la voix de l’artiste invitant son épouse à prendre place. Une colère s’empara de lui et il se releva un peu trop rapidement du tabouret, le renversant dans son mouvement et il s’apprêtait à intervenir, interjeter lorsque…
- A mon tour.
Le choc de cette voix fluette qui avait percée l’assemblée et tous les regards se tournèrent vers elle, splendide, debout, une main tenant celle de Belette qui l’avait aidé à se relever. Il en eut le souffle coupé. N’avait-elle pas entendu ses propos lors de la cérémonie, des échanges de vœux ? Son regard d’un bleu perçant semblait dire que si et malgré tout… Malgré tout elle venait à lui d’un pas léger qui semblait flotter sur la surface avec la gracilité des êtres éternels qui avaient foulé autrefois ces terres. Sa robe pâle glissait sur ses chevilles qui se dévoilaient par brefs instants volés alors qu’elle marchait vers lui, un air de résolution dans ces yeux qui ne quittaient les siens. Il voulut arrêter les dames de compagnie, ou à défaut au moins être auprès d’elle…il s’avança donc d’un paf vif et la rejoint, agissant sur son impulsion. Il lui murmura :
- Vous n’avez pas à faire cela…
Mais sa décision était prise et elle l’affronta de son regard perçant, menton relevé en un défi silencieux. Qu’il était étrange de rencontrer une volonté de fer dans un corps si frêle. En cet instant précis elle lui rappela Aoife et un léger sourire vint se dessiner sur ses lèvres alors qu’il prenait sa main dans la sienne pour la guider vers l’assise. Sa deuxième main vint s’apposer en douceur dans le creux de son dos pour empêcher la robe de glisser plus qu’il ne se devait et perçut un léger frémissement sur cette peau pâle. Allait-elle tenir le coup ? Si elle faiblissait en cours de marquage… de l’inquiétude s’empara de lui, bientôt suivi d’une profonde gratitude envers son neveu qui prit les devants et ordonna à des proches de prendre place autour de son épouse, lui tournant le dos pour leur attribuer un peu d’intimité. Sa première marque sur sa peau d’albâtre…serait la sienne. Le Krall fut traversé d’émotions indéfinissables tandis qu’il resserrait sa main sur la sienne alors qu’elle prenait place. Il s’agenouilla devant elle sans rompre le contact.
Il la vit trésailler de douleur à la première morsure du pinceau et sa prise se raffermit. Les sourcils froncés il invita Niamh à le regarder. A se perdre en lui. Sa propre voix lui revint en mémoire tel un songe éveillé « je t’offre ma force pour te protéger et t’offrir refuge dans les tempêtes ».
- Respirez, profondément, par la bouche…
Son pouce vint alors se poser sur sa lèvre inférieure pour l’inciter à l’ouvrir légèrement. Son regard fut un moment détourné par cette chaire douce et rosie… et il copia sa propre respiration sur la sienne. Un guide, une fois de plus, tandis que son regard remontait vers le sien à nouveau. Il chercha à lui transmettre par ce simple biais toute sa force et son courage mais il voyait bien à travers ce maigre lien qui les liait que sa volonté était entière et d’une beauté sans pareille. Il n’aurait pas pu témoigner de plus de fierté en cette instant alors que sa main froide se refermait sur la sienne pour affronter ensemble cette vague de douleur. Il vit sa mâchoire se serrer et un voile humide se déposer sur ses iris pâles et Conchobar pria que sa peine trouve fin le plus vite possible. Il serra à nouveau cette main, l’appela à lui. Respire Niamh…Respire.
Il ne se joint pas aux acclamations tant son attention était centré sur sa jeune épouse qui semblait à deux doigts de s’évanouir et il la prit contre lui pour l’aider à se relever, la soutenir pour lui laisser le temps de reprendre pieds dans la réalité. Lorsqu’il sentit son équilibre lui revenir il s’écarta, respectueux de ses limites, ne voulant la suffoquer plus que de raison alors que son Clan les entourait pour les féliciter à nouveau de leur rite de passage.
- Que l’encre coule à flot dans votre union ! - Lairch’Tak !
Les festivités allaient se dérouler jusqu’à l’aube du nouveau jour et la musique était des plus entrainantes. Conchobar n’y prit pas part cependant, soucieux de son épouse fragile qui se remettait avec difficultés de cette épreuve et qui pourtant arborait un sourire poli à ses côtés. Il lui avança un gobelet d’eau claire devant elle et regarda du coin de l’œil qu’elle s’hydrate convenablement pour se remettre de ses émotions. Son attention fut cependant attirée par ses conseillers qui, bien que célébrant l’union de leur Krall, étaient déjà dans la planification de leurs actions futures afin d’assurer la prospérité de leur Clan et mettre à profit leurs nouvelles alliances et réputation gagnée ces derniers jours auprès des autres Kralls du Dunland. Comme à son habitude Conchobar écouta leurs échanges un moment et fut reconnaissant de la pluralité et divergences des voix entendues. Il n’était pas un Krall parmi les plus puissants en ces terres. Il n’avait ni les soldats pour faire de grandes incursions en terres rohirrims, et ne possédaient pas les richesses d’autres roitelets. Cependant il tirait sa force de son peuple, de leur entrain et vivacité. Il était convaincu qu’on ne pouvait prendre de bonne décision sans entendre son contraire, et que l’esprit était une arme qui nécessitait d’être affiné tout autant que les lames.
- Baruk. Comme convenu tu resteras trois jours de plus dans la région. Je ne souhaite pas vendre nos ressources pour contribuer à l’effort de guerre. Cependant le peuple qui reste a également besoin de vivres et je souhaiterai me concentrer sur ces échanges.
Son attention se tourna ensuite vers un conseiller à la mine renfrognée qui se tenait à gauche de Doran.
- Tual, dresse la liste des marchands étrangers et les biens qu’ils ont en leur possession ainsi que le prix proposé. J’aimerai une meilleure compréhension des attentes et demandes. C’est avant tout une opportunité d’apprendre les faiblesses des clans et leurs forces. Doran… renseigne toi sur Aoife mais garde tes distances. Elle doit parcourir ce chemin seule. Libre à elle de revenir ou non.
Quelques grognements se firent entendre parmi les conseillers mais aucun n’osa faire la moindre remarque, surtout depuis la renommée qu’elle avait apporté à leur Clan lors de son duel contre un Hurleur de la Tour de Frimas. Il arrivait que des âmes meurtries se perdent et s’égarent dans les plaines en quête de réponses à leurs questions. Parfois les Ancêtres miséricordieux leur apportaient ce qu’ils désiraient. Et parfois… cet appel restait sans retour. Les âmes errantes étaient respectées dans son Clan comme étant des voyageurs d’entre les mondes. Le Krall se tourna vers sa jeune épouse pour lui demander :
- Avez-vous des affaires à conclure avant notre départ ?
Il n’avait qu’une vague connaissance des spécificités matrimoniales du clan des Basses Terres ni des liens l’unissant à sa famille d’origine. Le chemin sera long jusqu’à la Vallée de Glanduin et il souhaitait l’entreprendre sans tarder. Il s’était déjà que trop absenté et devait s’assurer de leurs ressources et stockages si la guerre arrivait jusqu’à leurs portes. Niamh semblait quelque peu perdue dans ses pensées, peut-être dû à l’épuisement de ces derniers jours et des sensations fortes par l’enterrement de son proche et son union à un parfait inconnu. Il savait bien qu’elle n’avait pas eu son mot dans la décision prise de la lier à lui. Il l’interrogea donc du regard, tenta de percer les mystères de cette femme, son épouse, et quelles pensées pouvaient bien la traverser en ce moment. Elle lui adressa une excuse et un léger sourire et il ne put déterminer s’ils étaient candides. Il lui répondit donc avec une voix posée et sérieuse :
- Oui…la douleur s’apaise avec le temps… Il faut laisser la peau cicatriser cela peut prendre deux à trois semaines… mais ne vous faites pas, vous ne la ressentirez plus d’ici un jour ou deux…
Il ne savait pas si elle considérerait cette réponse comme étant positive ou au contraire effrayante. Le symbole d’union n’était généralement pas le plus complexe ni douloureux mais la première morsure d’encre était généralement assez violente pour un corps qui n’était pas habitué, d’autant plus chez les personnes à la morphologie plus fine et délicate… Il se détourna une fois de plus d’elle, accaparé par ses hommes qui venaient à lui pour trinquer, lui poser des questions, demander des directives. Plus les heures passaient plus il sentait en lui la fatigue monter et le besoin, impérieux, de calme et de silence. Cela devait se ressentir chez les personnes qui le connaissaient le mieux car peu à peu les rangs se vidèrent et quelques-uns des conseillers ainsi que son neveu invitaient les convives les plus festifs à poursuivre dehors, rejoindre les célébrations avec les autres Clans et la clôture de l’Assemblée des Rois. Lorsque Doran lui adressa un regard réhaussé d’un sourire avant de prendre congés et de refermer sur lui les pans de la tente, Conchobar poussa un profond soupir.
- Enfin seul.
Il n’avait pu retenir ce mot, qui fut comme arraché à son âme avec profond soulagement. Ne pouvait sur le moment comprendre qu’on pouvait tout aussi bien entendre « seul » que « seuls » et toutes les implications causées par une potentielle mauvaise interprétation. Il reposa son dos un instant contre le dossier de son fauteuil, et passa une main sur ses yeux pour les frotter avec un léger grognement. Il lui fallut quelques instants, pour réaliser la présence qui demeurait à ses côtés, silencieuse et parfaitement immobile comme figée sur place. Il se redressa donc avec une lueur d’excuse dans son regard à son égard.
- Venez. Nous avons besoin de repos.
Ce soir le Krall Conchobar, de part son nouveau statut d’homme marié, ne dormirait pas dans la tente commune mais dans un espace qui a été ménagé spécialement pour eux. L’espace était réduit mais il était indéniable que les dames de son Clan avaient été consciencieuses pour y apporter des touches intimistes et confortables. Il observait avec attention l’environnement qu’il découvrait au même titre que son épouse et trouva dans un coin ses affaires qui avaient été apportées. Il s’y dirigea et fouilla les poches pour un trouver un petit pot qu’il prit avant de se relever et de se retourner. Il se figea sur place et faillit en faire tomber sa trouvaille. Niamh, le dos tourné, faisait glisser avec lenteur sa lourde robe blanche pour dévoiler sa peau nue sans aucune imperfection, sa chevelure caressa ses épaules fines en une tentation infinie. Il chercha ses mots, lutta, pour enfin lâcher d’un souffle rauque :
- Non.
Et déjà il se mordit la lèvre de sa maladresse, car il la vit fléchir sous le ton de sa voix et son corps parcourut de tremblements qui ne pouvaient être que de la peur et de l’appréhension, maintenant, il les voyait et ne pouvait tirer d’autres conclusions. Il s’avança vers elle en prenant une inspiration, cherchant les mots justes, se maudissant de ne pas les trouver en sa présence désarmante. Sa main s’empara de sa robe pour la maintenir en place et ses doigts frôlèrent un bref instant cette peau froide et désirable. Il prit un instant de plus avant de prononcer dans un murmure :
- Vous n’avez pas à… par devoir.
Il poussa un soupir et alors qu’elle attrapa de ses mains tremblantes sa robe pour la remonter, Conchobar se mit à enlever avec lenteur les fleurs qui ornaient ses cheveux et se prenaient dans ses mèches d’un roux sombre seulement éclairés par une faible lumière de bougies. Il les dénoua un à un sans tirer. Concentré à sa tâche, il reprit :
- Vous êtes en deuil, et la marque est douloureuse.
Bien entendu qu’il n’allait pas la renverser sur le dos et la prendre de force comme de coutume. Cette pensée même le révolta. Il fit tomber sur le sol les fleurs à mesure qu’il les enlevait de sa chevelure, tâcha de ne pas la brusquer.
- Si vous le voulez bien… je souhaiterai vous appliquer un baume. Il facilite la cicatrisation et apaisera le tiraillement…
Il ne lui laissa pas le temps de répondre qu’il reprit avec ses instructions, son regard rivé sur les fleurs qui semblaient avoir une volonté propre de lui rendre la tâche difficile.
- Gardez le bandage les deux premières semaines et changez-le quotidiennement. Votre peau va rejeter l’excès d’encre vous pourriez tâcher vos habits…
Disait-il alors que sa propre tunique révélait les traces sombres sous sa clavicule, les hommes ne bénéficiant pas de tant d’égards. Une fois fini, il attendit patiemment sa réponse qu’elle lui donna d’un hochement de tête timide, gardant son dos tourné à lui. Il ouvrit le baume donc dont une odeur d’herbes s’échappa et en appliqua sur son index avant de retirer le bandage de l’omoplate de Niamh. Il resta un instant sans bouger, à fixer cette marque qui contrastait fortement sur cette peau d’un blanc sans pareil. Les contours étaient rougis, légèrement enflés et le bandage portait les souillures de l’encre qui avait commencé à s’évacuer. Il hésita quelque peu…avant d’effleurer le plus délicatement possible la surface de la plaie. Elle tressaillit. Il répondit sur un ton qui pouvait sembler brusque, mais qui relevait plutôt d’une inquiétude et de sa concentration :
Prouver qu’elle était à la hauteur du rôle qu’elle devait accomplir.
Niamh ferma les yeux un instant, alors que sa chair à vif la lançait une nouvelle fois. En contenant ses larmes, en enfermant la douleur dans un coin de son esprit, elle prouvait à Conchobar qu’il n’avait pas seulement choisi une femme douce et fragile à qui il ne pourrait confier que l’éducation de ses enfants. Il voulait qu’il pût voir en elle autre chose… une partenaire. Une équipière, peut-être. Quelqu’un sur qui s’appuyer, et sur qui compter, qui le suivrait dans ses entreprises et resterait à son côté jusqu’au bout.
Il en avait été ainsi pour Nuall.
Elle n’imaginait pas qu’il en fût autrement avec l’homme dont l’âme était désormais liée à la sienne. Niamh croyait dans la force des Esprits, dans la bonté des Ancêtres, mais également dans leur courroux vis-à-vis de ceux qui dissimulaient leurs véritables sentiments. Elle devait leur prouver à eux, autant qu’à son époux et à tout le clan des Cornes Écarlates, qu’elle valait mieux que ce qu’ils pouvaient bien penser d’elle. Mais la souffrance avait cette étonnante faculté à submerger les digues les plus robustes, et à trouver la faille la plus minuscule pour s’y engouffrer et la transformer en brèche béante.
A plusieurs reprises, elle se sentit vaciller, elle se reposa entièrement sur la main de Conchobar qui tenait la sienne et qu’elle serrait de toutes ses maigres forces.
Cette main tendue.
Cette main qui était désormais la seule à laquelle elle pouvait faire confiance, désormais que les hommes dont elle était les plus proches s’en étaient allés. Le Krall ne réalisait sans doute pas à quel point ce simple geste pouvait la réconforter, elle qui se sentait si démunie depuis la veille, depuis que son dernier véritable pilier en ce monde s’était effondré. La mort d’Eoin, brutale, inattendue, laissait un vide étrange dans son existence que Conchobar s’efforçait de combler, sans en mesurer tout à fait l’ampleur.
Elle souffla par la bouche, comme il le lui avait recommandé, laissant un mince filet d’air s’échapper de manière continue de ses lèvres charnues.
Les ondes de pure souffrance refluèrent quelque peu. Temporairement. A l’image de ces bourrasques qui ricochaient parfois contre les parois des Monts Brumeux, semblaient se calmer un instant, avant de revenir à la charge derechef quand nul ne s’y attendait.
L’achèvement du rituel lui procura une sensation indescriptible, que les mots ne pouvaient retranscrire avec assez de précision dans sa langue ou dans aucune autre… Elle se sentait à la fois plus forte et infiniment vulnérable, capable de tout affronter, tout en étant à peine en mesure de tenir debout. Conchobar était toujours là, à ses côtés, apparemment insensible à sa propre souffrance. Elle prit appui sur lui sans honte, trouvant un certain réconfort dans la présence de ces bras virils capables de la soutenir dans cette épreuve qu’elle avait affrontée avec lui autant que pour lui. Si les actes étaient meilleurs juges d’un caractère que les mots, alors le Krall des Cornes Écarlates venait de lui démontrer de bien belles qualités dont elle espérait qu’elles n’étaient pas qu’un mirage, et qu’elles ne fondraient pas comme les neiges de ses terres natales lorsque les premiers rayons d’un soleil printanier venaient caresser les cimes blanchies par l’hiver.
Il la soutint jusqu’à la table du banquet, où Niamh se laissa rapidement emporter par le torrent de conversations qui fusaient de part et d’autre de la longue tablée installée en l’honneur du Krall et de sa nouvelle épouse. A ses côtés, elle paraissait discrète et effacée – seyant ainsi à ce que l’on attendait d’une femme au Dunland – mais elle ne perdait pas un mot de ce qui se disait, et s’intéressait sincèrement à la position des Cornes Écarlates quant aux affaires qui agitaient tous les roitelets du pays.
Conchobar avait maintes fois réaffirmé sa volonté de ne pas précipiter les Dunlendings dans une guerre meurtrière avec leurs voisins, ce qui correspondait tout à fait à la vision de Niamh qui aurait abondé dans son sens s’il lui avait été permis de prendre la parole sur un tel sujet. Elle appréciait la modération de l’homme, de même que sa capacité à rester fidèle à ses convictions dans un monde où l’or, l’honneur et la vengeance venaient souvent obscurcir le jugement des plus sages, les transformant parfois en de sinistres parodies d’eux-mêmes. Faolan n’avait pas toujours été tel qu’il était aujourd’hui, mais la mort de son frère avait sans nul doute libéré les aspects les plus sombres de sa personnalité… Hurnax, qui avait pris la vie d’Eoin, n’avait jamais été réputé pour avoir déjà tué un innocent sans raison. Les émotions des hommes les conduisaient parfois à de dangereux extrêmes, et bien peu de choses pouvaient les détourner de leurs quêtes destructrices.
Il fallait espérer que Conchobar lui-même ne rencontrerait jamais ce point de bascule. Ce point de rupture qui transformait un jeune roi plein d’ambition et d’allure en un vieil homme usé par la politique et les malversations, rongé par la haine, l’avidité ou l’orgueil… Quelle mort, parmi les gens de son entourage à qui il tenait le plus le pousserait dans l’abîme ? Quel crime commis contre les siens, quelle injure faite à un être aimé le transformerait en ce monstre qu’il s’était juré de ne jamais laisser paraître au grand jour ?
« Aoife ».
Le nom tira Niamh de ses rêveries.
Aoife.
La messagère. Celle qui avait accompagné Eoin dans son dernier voyage. Celle qui semblait si désireuse de le rejoindre, ayant perdu tout sens à son existence, qu’on murmurait d’elle qu’elle avait quitté l’Assemblée sans demander son reste, disparaissant là où seule la mort pourrait la libérer de ses tourments. Était-ce cette disparition, que le Krall redoutait le plus ? Était-ce elle dont le sort lui importait plus que tout, sans qu’il s’en rendît compte véritablement ? Niamh posa brièvement sa main sur celle de son époux, dans un geste si discret et si fugace que nul ne sembla le remarquer, à l’exception de Conchobar lui-même.
Un geste qui en disait tellement.
« Désolée ».
« Je comprends ».
« Je suis là ».
Elle n’attendait aucune réponse particulière à cette déclaration unilatérale. Conchobar ne lui en donna aucune, préservant les fameuses apparences qui les privaient de pouvoir exprimer le chagrin qu’ils ressentaient de toute évidence tous les deux. Inconvenant. Inacceptable. Faible. Voilà ce que l’on aurait dit d’un tel étalage. Niamh n’était pas prête à ruiner la réputation de son mari, ni aujourd’hui, ni aucun autre jour d’ailleurs. Elle se comporterait en épouse fidèle et dévouée, comme les Ancêtres l’attendaient d’elle. Il prit néanmoins soin de la consulter quant aux affaires les plus pressantes, et Niamh fut troublée par le regard qu’il posa sur elle, sans réellement pouvoir expliquer pourquoi.
- Je… Avec votre permission, je souhaiterais pouvoir dire adieu aux miens. J’aimerais laisser quelques unes de mes possessions à certaines personnes qui me sont chères, et que je ne reverrai peut-être plus. J’aimerais également, si vous me l’autorisez, m’entretenir avec le clan de la Tour des Frimas. Ils vivent plus près des Contreforts que nous, si je ne m’abuse.
Elle utilisait la première personne du pluriel à dessein.
- Je voudrais simplement qu’ils transmettent un message à mes parents. J’aimerais qu’ils sachent… Et aussi… je voudrais obtenir leur bénédiction.
C’était stupide de sa part, elle le savait, car leur bénédiction ne changerait rien au mariage qui venait d’avoir lieu. Ce n’était pas une décision politique, ni même spirituelle au sens où pouvaient l’entendre les Druwidan. Seulement, elle avait toujours été proche de ses parents, et elle il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu de nouvelles de leur part. Ils avaient été mis au courant de la mort de Nuall par le biais d’Eoin, qui avait rempli cette mission avec diligence, mais Niamh elle-même n’avait pas été en mesure d’aller visiter sa famille depuis lors… Elle aurait voulu pouvoir bénéficier des conseils de sa mère, de la bienveillance de son père, et de la sagesse des illustres membres de son clan, qui semblaient toujours emplis de sérénité. Un simple message, pour leur annoncer son mariage précipité, ne comblerait pas le manque qu’elle ressentait, mais lui donnait somme toute l’impression de partager ce moment avec eux indirectement.
Elle devait leur prouver, à eux aussi, qu’elle ne les oubliait pas.
La soirée s’éternisa plus longtemps que Niamh l’aurait voulu, mais moins longtemps qu’elle l’avait imaginé, et elle sut gré aux proches de Conchobar de pousser gentiment ceux qui souhaitaient à juste titre prolonger les festivités à se rendre à l’extérieur, là où des milliers de Dunlendings célébraient bruyamment la fin de l’Assemblée. Le Krall lui avait dit que la douleur dans son dos disparaîtrait d’ici un jour ou deux, et elle espérait sincèrement qu’il dît vrai car le simple fait de rester assise appuyée contre la chaise était à peine soutenable, et elle n’imaginait pas faire tout le trajet jusqu’à la Vallée de la Glanduin dans cet état.
Elle lâcha un soupir de soulagement non feint en voyant le dernier convive partir, et partagea ce bref moment de répit avec Conchobar qui ne put s’empêcher de laisser un commentaire qu’il était difficile à interpréter. « Enfin seul ». Voulait-il qu’elle le laissât seul ? Elle n’était guère envahissante, et elle aurait très bien pu s’éclipser si cela lui convenait, mais elle n’était pas sûre que c’était ce qu’il recherchait, et elle ne souhaitait pas l’offenser en lui proposant de disparaître le jour de leur nuit de noces. L’autre option qui lui traversa l’esprit était un peu plus troublante encore, et elle se demanda s’il n’avait pas tout simplement oublié sa présence. Traversé par tant de questionnements et soumis à tant d’obligations en tant que Krall, avait-il oublié sa discrète épouse à l’heure où ils se retrouvaient enfin tous les deux pour converser ?
Ses muscles refusèrent de bouger, comme pour ne pas rompre sa concentration.
Son souffle s’échappait à grand peine de ses poumons comprimés par l’angoisse au moins autant que par sa robe que des mains habiles avaient serrée avec soin. Elle dut faire un bruit malencontreux, car il sembla soudainement se rappeler de son existence, et il revint à lui brusquement, lui tendant la main pour qu’elle l’accompagnât dans la prochaine étape de leur cérémonie de mariage : celle qui n’appartenait qu’à eux.
Niamh savait ce que cela impliquait.
Ses yeux embués se posèrent sur la couche qu’on avait dressée pour eux. Elle semblait confortable, et on avait installé assez de couvertures pour qu’ils pussent passer la nuit sans craindre la morsure du froid qui s’insinuait parfois à la faveur d’un courant d’air inopportun. Les affaires du Krall avaient été installées dans un coin, tandis que l’espace ménagé pour la jeune femme avait été rempli de babioles inutiles – des parfums, des peignes et des fards – ainsi que d’une malle à vêtements qui ne lui appartenait pas, et sur laquelle on avait déposé une robe écarlate. Une couleur fort rare dans ces terres, qui symbolisait à la fois la puissance de celle qui la portait, et du clan qui lui en faisait cadeau. Elle devrait probablement la porter le lendemain, pour les innombrables obligations auxquelles elle serait soumise du fait de son nouveau statut.
Mais ce n’était pas la robe qui l’inquiétait pour l’heure.
Elle inspira profondément.
La présence du Krall dans son dos irradiait comme s’il avait été un feu dévorant dont elle percevait la chaleur et la pulsation constante. Elle le ressentait d’autant plus que cet espace était réduit, et que tous les sons étaient amplifiés. Celui de ses pas sur le sol. De sa respiration, lourde mais profonde. Calme. De ses mains qui fouillaient dans les affaires placées là à son intention.
Elle expira.
Ses épaules glissèrent hors de sa robe qu’elle avait commencé à délacer discrètement. La caresse de l’air sur sa peau nue lui fit courir un frisson le long de l’échine, mais elle se refusait à déshonorer son clan et sa famille. Elle était sur le point de laisser la robe achever sa course quand soudain la voix autoritaire du Krall lui parvint. Un mot, un seul, lancé sur un ton si impérieux qu’elle en demeura figée, à moitié nue, incapable de prendre une décision, ou même de se retourner pour chercher dans son regard la raison de ce refus qui la désarçonnait plus qu’elle ne voulait l’admettre.
- Pardon… Je pensais que…
Elle bafouilla.
La honte succéda à la peur, et ses joues s’empourprèrent.
Cette fois, de vraies larmes se mirent à couler le long de ses joues, tandis que le poids de l’humiliation s’ajoutait à celui de la culpabilité et du chagrin. Cela aurait été trop pour n’importe quel être, mais Niamh des Malkorkara ne laissa pas échapper le moindre sanglot, et seules quelques perles salines évadées de ses iris accablés trahirent l’immensité de son désarroi.
- Ne suis-je pas à votre convenance, Sire ?
Ce murmure qui lui servait de voix, l’avait-il entendu ? Percevait-il les accents plaintifs qui se dégageaient de cette question anodine, pour une femme objet de tant de désirs et de tant de convoitises, qui se trouvait aujourd’hui liée à un homme qui ne semblait pas même la convoiter ? Fort heureusement, elle était de dos, et il ne pouvait voir ses mâchoires crispées qui s’efforçaient de retenir l’expression évidente de sa détresse.
Les mains du Krall se posèrent sur sa peau, l’aidant à couvrir ce corps qu’elle avait été prête à lui offrir.
Elle ne l’avait même pas entendu approcher.
Un instant sidérée, elle entendit au loin les paroles qu’il lui adressait. Qu’elle n’était pas obligée… Qu’elle n’avait pas à remplir son devoir… Ces mots lui donnèrent le vertige. La nausée. Elle était terrifiée à l’idée d’avoir le choix, car alors que ferait-elle ? Pouvait-elle choisir aujourd’hui de rompre cette alliance avec Conchobar, d’humilier le Krall des Cornes Écarlates, de s’attirer les foudres de Faolan, et de rentrer simplement auprès des Malkorkara comme elle le souhaitait ? Était-elle libre de s’abîmer dans le chagrin, comme Aoife l’avait fait, en errant dans les landes sans autre espoir que celui de rencontrer une mort rapide qui la ramènerait vers ceux qu’elle aimait ? Avait-elle vraiment le choix ?
- Je comprends, répondit-elle, distante.
Elle sentit ses mains s’égarer dans ses cheveux. Défaire doucement les tresses magnifiques confectionnées pour l’occasion, ôter doucement ces fleurs si jolies qui avaient paré sa chevelure d’une couronne de petites étoiles perdues au milieu d’un océan carmin. La constellation acheva sa route sur le sol, inutile, tandis que ses longues mèches rousses se laissaient aller à cascader le long de son dos et de ses épaules. La caresse des mains du Krall sur ses cheveux était d’une douceur incomparable, qui fit naître une chaleur apaisant au creux de son ventre. Elle inclinait légèrement la tête à mesure qu’il progressait dans son entreprise, et qu’il continuait à lui murmurer à l’oreille. Ce moment intimiste et tendre lui donna l’impression de découvrir une nouvelle facette de l’homme derrière le Krall. Conchobar était sans doute versé dans les arts de la guerre, dans la politique et dans le gouvernement. C’était un homme respecté et, dans une certaine mesure, craint par ceux qui ne se montraient pas à la hauteur de la confiance qu’il accordait.
Elle n’aurait jamais imaginé qu’il pût se montrer aussi doux.
Il avait la patience de ces grands érudits que l’on trouvait parfois absorbés dans la contemplation du ciel étoilé, et qui semblaient tout connaître des âges de ce monde mais s’émerveiller encore de la plus anodine des étoiles filantes. Ses mains couraient dans ses cheveux avec une lenteur infinie, comme s’il apprenait à découvrir chaque parcelle de ce corps qui lui était offert, avant de s’en emparer et de le faire sien.
- Merci… Souffla-t-elle. Merci…
Elle sut qu’il avait compris.
Avec une bienveillance non feinte, il lui proposa de soigner la blessure dans son dos, en y appliquant un onguent odorant mais qui pouvait l’apaiser. Rien à ce stade ne l’aurait empêchée d’accepter un tel cadeau, et elle n’eut aucun mal à supporter de dévoiler un peu plus de cette peau opaline en échange de cette caresse apaisante alors qu’il déposait du bout du doigt le précieux baume sur ses blessures.
- Pouvez-vous me la décrire ? Demanda-t-elle en évoquant la marque dans son dos, qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de voir. Est-ce qu’elle… vous convient ?
Elle ignorait si cette question avait même un sens pour Conchobar, tant elle ne savait rien des coutumes des Cornes Écarlates. La seule chose qu’elle savait, à ce stade, c’était que cet homme prenait soin d’elle comme bien peu l’avaient fait dans son existence, et qu’elle pouvait avoir suffisamment confiance en lui pour lui déposer de naïves interrogations, sans craindre de déclencher sa colère ou de s’attirer son mépris. Elle laissa échapper un halètement de douleur, se reprenant bien vite en serrant les dents pour ne pas paraître faible devant cet homme qui avait enduré les mêmes tourments qu’elle et ne semblait pas le moins du monde préoccupé par son propre tatouage. Encore une fois, comme il le lui avait dit, elle prit sur elle de respirer par la bouche, inspirant profondément, et soufflant de toutes ses forces. Elle fermait les yeux, entièrement absorbée par le fait de contenir les tressaillements involontaires de son corps qui se dérobait face à la souffrance.
Le Krall acheva bientôt son opération.
Ses mains appliquèrent un bandage sommaire mais efficace à la jeune femme, qui se sentit beaucoup mieux grâce à son intervention.
- Merci, Sire…
Elle ignorait comment l’appeler. Son prénom lui semblait encore trop familier. Cher époux lui paraissait trop tôt. Elle espérait simplement qu’il ne se formaliserait pas trop de ces hésitations qui trahissaient davantage son envie de bien faire qu’un désir de mettre de la distance entre eux. Au contraire, elle s’efforçait de lui plaire, mais ne semblait pas y parvenir tout à fait.
Conchobar s’éloigna doucement, respectant l’intimité de la jeune femme, et choisissant lui-même de se débarrasser de sa tenue de cérémonie pour passer quelque chose de plus confortable pour dormir. Niamh se retourna légèrement pour le regarder faire, mais il souffla bien vite les quelques bougies qui apportaient un mince rai de lumière dans leur chambre. Sans doute pour lui permettre de passer la tenue qu’elle trouverait la plus appropriée sans craindre son regard. Elle s’exécuta aussi rapidement que possible, et revint vers lui en frissonnant.
- Votre main, Sire… Je ne vous vois pas.
Elle sentit bientôt sous sa paume les doigts de cette main tendue qui la guidait doucement dans les ténèbres, vers le refuge de ces bras protecteurs qui seraient les siens jusqu’à la fin. Elle se glissa sous les épaisses couvertures, auprès du Krall. De son époux. Elle frissonna. Il lui semblait tout à coup immense, maintenant qu’elle se trouvait tout contre lui, épousant la forme de son corps avec le sien. Ce bras autour de son épaule nue lui apportait un étrange sentiment de sérénité. Ces doigts qui parcouraient négligemment la peau de son dos nu décrivaient des cercles réguliers qu’elle pouvait presque reproduire dans son esprit si elle se concentrait suffisamment.
De son côté, son oreille était posée contre ce torse puissant, qui se soulevait au rythme de cette respiration profonde et régulière. Elle entendait nettement son cœur qui battait puissamment dans sa poitrine, un peu plus vite que ceux d’un homme sur le point de s’endormir, sans doute. Était-ce la faute à cette jambe nue qui enveloppait la sienne d’une douce fraîcheur ? Ou était-ce la faute à ces seins, nus eux aussi, qui se pressaient contre sa poitrine ?
Ils gardèrent le silence un moment.
Niamh le rompit.
- Mon monde s’est effondré. À bien des égards, il s’effondre encore. La mort rôde, et j’ai tellement peur de perdre encore quelqu’un qui m’est cher…
L’obscurité semblait l’aider à parler, à faire exister ses pensées.
- Je n’ai jamais rêvé d’aimer et d’être aimée comme je l’ai été. J’ai connu un bonheur que beaucoup n’imaginent pas possible. Et j’ai perdu tout cela. Brutalement. Violemment. Depuis lors, je n’ai fait que collecter les fragments de ma vie… Jusqu’à aujourd’hui…
Elle avait l’impression, dans la nuit ambiante, de parler directement à ce cœur sur lequel elle avait posé sa tête. Comme si ces mots devaient se frayer un chemin derrière le mur d’inquiétude et de devoir qui cuirassait généralement le Krall des Cornes Écarlates pour toucher l’homme qui se cachait dans l’intimité de leur couche.
- Vous auriez pu être un homme bien différent. Vous auriez pu me terrifier. Me dégoûter. Mais à vos côtés, je me sens… bien. Et alors que je pourrais être hantée, je ne pense qu’à une chose… Vous mériter.
Prenant appui légèrement sur lui, elle se redressa pour lui faire face. Elle ne voyait pas son visage, même à cette distance, mais ses mains trouvèrent un chemin vers ces joues qu’elle découvrit pour la première fois sous cette barbe épaisse. Du pouce elle caressa cette bouche de laquelle s’étaient échappés tant de mots justes et bons.
- Krall Conchobar…
Elle chercha comment lui dire. Ses mots à elle étaient encore un cassés, abîmés par la vie et ses affres. Alors, elle se pencha en avant et déposa ses lèvres entrouvertes sur celles, invisibles et pourtant si douces, de son époux. Un premier baiser, aussi timide que sincère, qui en appela un autre, dans lequel elle s’abandonna totalement. Même si cet homme ne souhaitait pas unir leurs chairs cette nuit, même s’il était révulsé par ce qu’elle était ou qui il était, elle ne pouvait pas résister aux élans de son cœur, qui désirait ardemment aimer encore, et être aimée encore. Dans la mort de Nuall, et dans celle – plus récente encore – d’Eoin, elle avait trouvé quelque chose qu’elle n’aurait jamais soupçonné avoir réussi à préserver.
L’envie irrépressible de vivre.
De saisir la main qui lui était tendue.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
La sensation de chaleur était d’une douceur sans pareille, comme un brin de complicité qui s’installait le plus naturellement possible alors que ces deux âmes avaient été forcées à se lier devant les Esprits. L’avaient-ils prévu, depuis le début? Cette entente dans la découverte, cette compréhension tacite dans les silences, cette paix illusoire au milieu de la tempête? Et pourtant il l’avait fait déjà pleuré, cette brave femme qui avait affronté milles tourments. La perte d’êtres chers, la vie d’obéissance aux hommes, la marque indélébile sur sa peau de marbre. Il vit ces éclats d’argent glisser le long de ces joues légèrement rosies par des sentiments qu’il n’arrivait pas à identifier… et ne fit rien pour les recueillir du bout de ses doigts, aucun mot ne daigna franchir la barrière de ses lèvres qui n’avait pas pour habitude de trouver des termes d’apaisement, de soulagement.
Il en avait connu des femmes certes, mais aucune qu'il n'avait inscrit dans sa chair. Et comment alors comparer ces femmes de rencontres, ou bien de son clan, quand face à lui se tenait une figure endeuillée venant de terres lointaines? Comment pouvait-il trouver les mots justes, pour lui expliquer son refus? Accepterait-elle la moindre justification, quand il lui avouera qu’il n’abattrait jamais cette frontière charnelle entre leurs êtres? Comprendrait-elle sa douleur, lorsqu’il lui annoncera qu’il ne pourra jamais faire d’elle une mère? Elle avait déjà bien assez pleuré et leur union n’avait qu’une poignée d’heures. Conchobar n’osa cependant maudir les Esprits de son infortune. Il l’avait choisi, après tout… et le Krall n’avait qu’une parole.
- Si…
Fut la seule réponse qu’il lui offra, une monosyllabe qui disait bien peu de son conflit intérieur alors que cette jeune femme lui demandait si elle lui plaisait, de la plus innocente des manières. De cette voix fluette et timide qui s’exprimait peu mais qui l’avait surpris alors qu’elle lui déclarait avec quelques maladresses son souhait de dire adieu à ses proches avant leur départ, et de faire parvenir un message auprès des siens. Bien entendu, Conchobar avait hoché de la tête de manière compréhensive, avant de proposer l’escorte de Doran et de trois jeunes guerriers pour l’accompagner. En plus d’une inquiétude fondée sur sa protection personnelle, cela lui permettrait lui de vaquer à une dernière affaire avant de partir. Une question, qui demeurait. Un espoir fou, fugace… mais qui méritait d’être envisagé désormais qu’il était marié.
Son attention retourna vers la jeune femme qui baissait légèrement la tête pour lui faciliter l’accès à ses ornements floraux dans sa chevelure. Obligeante… mais ce coup ci il pensait, du moins espérait, qu’elle ne se forçait pas. Que de simples gestes anodins, échangés à la lumière des bougies, puisse apporter un baume sur leur relation naissante et encore indéfinissable. Elle le remercia de son murmure qui devenait caractéristique, et bien que Conchobar sut la raison, son coeur se serra. Il fit de son mieux pour ne pas lui faire de mal lorsqu’il appliqua l’onguent, ses mains semblèrent soudainement trop grandes, trop grosses pour accomplir une tâche si délicate, mais il fit de son mieux en prenant le temps nécessaire. Comment décrire la marque hm? Ce fut un de ces moments où il aurait souhaité savoir dessiner ou bien, se servir d’un support quelconque. Mais cela n’était pas coutumier chez les Dunlendings qui révéraient avant tout la transmission orale qui selon eux, retransmettait au mieux les émotions et intentions des âmes. Il chercha un instant ses mots, avant de se lancer d’une voix pensive, quelque peu hésitante:
- Une fois “chez nous”, je pourrai vous montrer si vous le souhaitez avec des miroirs… Pour l’instant, votre peau est encore rougie de la cérémonie. Ne vous en faites pas, c’est tout à fait normal. La marque…est quelque peu similaire à la mienne. Il s’agit d’un noeud composé de deux fils qui se rejoignent et se mêlent… avec au centre un nouveau symbole créé par un mélange de nos clans de naissance surmonté de l’astre du jour de notre union. Je… Permettez moi…
D’abord fébrile, le Krall la retourna précautionneusement et lui prit une main, paume vers le ciel. De son index il fit au mieux pour recopier la marque en question. Il aurait pu tout simplement se libérer de sa tunique pour lui montrer au plus près mais en cet instant, la pensée ne lui traversa même pas l’esprit. La communication entre leurs deux âmes semblait prendre la forme du toucher de leurs mains timides, en recherche de contact mais également d’un lien à construire. Il bredouilla, perdant soudainement contenance:
- J’espère qu’elle ne vous fait pas trop mal…
Il retourna sur ces mots dans son dos pour lui remettre un bandage propre qu’il sécurisa au meilleur de sa capacité. Il espérait qu’il ne se détacherait pas dans la nuit. Il se permit un dernier effleurement sur ces épaules d'albâtre, en tentative probablement vaine de la rassurer, l’apaiser. Comme s’il en était véritablement capable… puis se détourna d’elle. Il se changea, déposa ses vêtements de mariage sur un coffre de bois ornementé de gravures. La faible lumière laissait entrevoir les marques de son dos qui étaient restés jusqu’alors invisibles pour sa jeune épouse et qui dénotait dans son Clan un passé lourd de combats et de victoires. Mais à quel prix, hm..? Cela…il ne souhaitait jamais l’admettre. Il s’installa ensuite confortablement dans la couche, avant de souffler sur les bougies pour accorder à la jeune femme toute la pudeur qu’elle souhaitait.
Il ne sut que penser du “Sire” qu’elle semblait adopter avec lui, mais n’avait pas la force de la corriger, n’ayant aucune idée de la formulation adéquate. Il était étrange, pour un homme de son âge, d’être si ignorant des affaires maritales. Il ne put par contre ignorer son appel et instinctivement trouva cette main dans le noir, effleura son bras nu, et sentit une pulsation dans son bas ventre tandis qu’il attirait vers lui cette silhouette enchanteresse pour le rejoindre. Elle s’accola instinctivement contre lui et une fois de plus, son bras passa par-dessus son épaule, la sentant frissonner de froid, pour la rapprocher contre lui. Son esprit quitta un instant son enveloppe charnelle en découvrant le toucher de sa peau nue, glacée contre la sienne. Cherchait-elle à tester la force de sa conviction, de son refus il y a de cela une poignée de minutes? Car elle pourrait bien y réussir…
Il ferma les yeux et tenta de garder sa respiration calme tandis que son cœur tambourinait fortement dans sa poitrine. Cette sensation était… agréable. Trop. Dangereuse même. Mais comment la repousser alors que sa main cherchait le réconfort de ses bras qu’il lui avait promis lors de la cérémonie d’union? Il n’avait qu’une parole… et se rendit bien compte que la repousser désormais aurait des dommages permanents sur leur relation. Elle avait bien souffert et même s’il ne pouvait lui apporter ce qu’elle désirait vraiment… il pouvait au moins lui dévouer cela. Un soutien, un refuge. Sa main gauche se mit à dessiner distraitement sur cette peau nue offerte et une fois de plus ce geste semblait anodin, comme un couple ayant vécu ensemble des années durant et non pas depuis quelques heures. Les Esprits l’avaient souhaité ainsi…pensa Conchobar…tandis que l’odeur de son épouse s’invitait dans ses narines de touches sensuelles et douces qu’il eut du mal à définir.
Tandis qu’elle prenait la parole, à l’abri dans l’obscurité, comme une confession secrète, Conchobar sentit son échine se glacer. Il n’aurait jamais dû la prendre pour épouse. Pas elle, qui avait déjà tant perdu et qui espérait de tout son être ne plus traverser de telles épreuves. Une fois de plus il se sentit impuissant face à ce danger qui rôdait au-dessus de lui et désormais de son épouse. Serait-il suffisamment fort pour le surmonter, la sauver elle, et lui, par la même occasion? Pouvaient-ils être…heureux? Sa gorge se serra et il la laissa poursuivre, sentant son souffle étrangement chaud sur son torse… Il répondit par un murmure:
- Vous pouvez prendre le temps qu’il vous faudra…
La suite le laissa perplexe. Le mériter? Il était reconnaissant, bien entendu, de ne pas susciter de la peur chez sa jeune épouse ni même une appréhension d’être en sa compagnie. Il savait oh combien il était difficile pour une femme d’être ainsi troqué dans leur société. Ou du moins il pensait comprendre mais… Il n’avait que les observations qu’il pouvait tirer pour lui-même. Contempler les épreuves surmontées par sa sœur et les unions, certaines malheureuses, dans son clan. Il s’était promis de faire au mieux lorsqu’il prendra épouse et surtout, ne jamais lever la main sur elle. Ne pas transformer l’éclat d’un regard de soumission à terreur. A défaut de mieux…ainsi il ne put retenir un soupir de soulagement tandis que sa main s’apposait dans le creux du dos de la jeune femme. Il n’avait pas totalement failli en cette première journée, bien qu’il ait repoussé ses avances et ainsi bravé son sens de l’honneur et de loyauté. Mais elle avait été brave lors de leur cérémonie d’union, et démontré une détermination sans faille tandis que sa chair était marquée à vie de la plus violente des manières, devant un Clan dont elle ignorait tout.
- Vous n’avez pas à …
Mais il la sentit alors bouger contre lui, et cet effleurement de chairs lui envoya une décharge dans tout son corps. Il retint sa respiration et demeura immobile dans l’obscurité la plus totale, offert à la découverte pour sa jeune épouse. Elle vint alors caresser son visage, et déposa ses lèvres sur les siennes dans un souffle, prononçant son nom. Il en resta un moment interdit. Il lui avait donné toute opportunité de maintenir ses distances avec lui, un parfait inconnu qu’elle n’avait pas choisi, qui a été imposé par le frère de son défunt mari. Se forçait-elle, une fois de plus? Se sentait-elle obligée, ou alors, avait-elle peur qu’il ne la rejette et ainsi jeter un voile de honte sur sa famille? Il ne pouvait penser avec logique, alors que ses cheveux cascadaient autour de son visage pour les envelopper d’un cocon intime, secret. Il lui fallut une poignée de secondes, analysant le toucher de sa peau nue contre lui, son poids léger, sa poitrine délicieuse…son odeur enivrante. Ses mains, avant son esprit, partirent à la conquête de ce corps offert, l’empoignant avec force pour répondre à son étreinte. L’une vint alors se noyer dans cette chevelure soyeuse alors que l’autre se logea dans le creux de son bassin contre lui. Et il répondit. Avec maladresse, probablement, avec un peu trop d’entrain, certainement, à ce baiser. Une vague de chaleur l’envahit de la sentir si frêle et si fraîche contre son corps brûlant. Il sentit les touches étranges de ce vin de cérémonie sur ces lèvres, les goûta une fois de plus avec sa langue, avide. Et il se serait volontiers perdu dans cet échange qui ne dura qu’une poignée de secondes. Mais il la relâcha…desserra son étau qui pouvait la suffoquer. Elle n’avait fait cela que pour devoir… Il ne pouvait y avoir d’autres raisons. Il la fit glisser du coup le long de son corps pour l’installer à nouveau à son côté, avant de déposer un baiser chaste sur son front…
Il laissa quelques instants ses ardeurs s’apaiser…et espérait qu’elle ne se sentait pas à nouveau humiliée qu’il n’ait pas poursuivi ses avances car alors elle avait certainement senti que l’attrait n’était pas le problème dans cet échange de baisers. Il lui fallut un long moment pour calmer les pulsations de son corps qui réclamait cette délivrance…et sa proximité, lovée contre lui, n’arrangeait pas son dilemme… Il ne sut combien d’heures passèrent avant qu’il ne s’assoupisse… mais au lendemain, sa jeune épouse ne le trouverait pas auprès d’elle. Il avait fait son possible pour ne pas la réveiller et l’avait recouverte de toutes les couvertures à sa disposition pour qu’elle ne prenne froid une fois parti. Il l’observa un instant, cette silhouette frêle endormie… cette chevelure rousse étalée sur la vaste majorité de leur couche… et il ne put s’empêcher de la trouver belle. Folie.
Il quitta la tente à l’aube et réussit à convaincre ses gardes de le laisser seul. Il avait à sa ceinture un glaive et ne souhaitait être accompagné. Il ignora l’expression sur les visages des hommes qui le saluèrent d’un air entendu, persuadés des échanges entre les nouveaux époux la nuit précédente. Ignorants. Il lui avait fallu bien des négociations avec le Krall des Collines Brunes, pour lui octroyer une permission exceptionnelle. Sur son chemin, Conchobar observait les clans petit à petit défaire leurs tentes et empaqueter leurs affaires pour le long trajet qui les attendait. Certains resteraient encore quelques jours pour conclure des accords, mais la plupart des Dunlendings étaient sur le départ bien que nombreux titubaient quelque peu sur leurs jambes en grognant alors qu’ils chargeaient mules et chevaux. Il passa presque inaperçu, silhouette solitaire dans les brumes qui s’éloigna bien vite des tentes colorées en train d’être dé-assemblées.
Les Collines Brunes avaient pour vertu d’abriter en leur sein les sources chaudes réputées pour être un passage entre leur plan et celui des Esprits. Ici même vivait un Drughu sans âge, le plus ancien de tous… qui accordait des entrevues seulement aux plus méritants. Conchobar avait fait des offrandes généreuses pour obtenir ce droit. Il lui fallait des réponses… Après une inspection de gardes, il délaissa ses armes et ses parures à l’entrée avant de passer dans une étroite passe entre deux collines plongée dans un voile opaque. La chaleur des sources chaudes était tout de suite ressentie tandis qu’il se faufilait le long de ce chemin, tâtonnant ses alentours avec ses mains. Il respirait par la bouche pour faciliter sa respiration et peu à peu une certaine appréhension le gagna. Il avait de grandes attentes pour cette entrevue, mais aucune certitude. Il poursuivit son chemin un moment…son pied se prenant de temps en temps dans une racine ou un rocher, le faisant chanceler sur sa route. Mais bientôt sa vie s’éclaircit lorsqu’il déboucha sur une clairière nichée entre les collines, faite de rochers et de cuves d’eau fumante. Il avança lentement, suivant les directives reçues par les gardes pour trouver l’entité unique auprès de laquelle il avait demandé audience.
Il le trouva…assis dans une alcôve naturelle, comme faisant partie intégrante de l’écosystème environnant. Un homme à la peau ridée et couverte de symboles inconnus, les yeux fermés, les mains posées sur ses genoux en une position méditative. Ses cheveux d’un blanc éclatant tombaient sur ses épaules, emmêlés. Conchobar s’approcha en silence, et s’assit auprès de cet étrange personnage, déposant à ses pieds les cornes d’une chèvre sacrifiée la veille lors des rites. L’étranger alors ouvrit les yeux subitement et son regard sembla traverser le Krall de part en part. Ses lèvres s’entrouvrirent sur une bouche dénuée de dents et sa voix résonna, comme venue d’un autre monde:
- Celui qui d’une autre la marque a pris Pensant ainsi sauver un destin, une vie Dont le coeur quand sera pour de bon épris Sonnera à travers les mondes la fin du sursis Penses tu pouvoir te défaire de la marque éthérée Bien que sans cicatrice, demeure imprégnée? La volonté de ceux qui accordent, doit être respecté Ou offrande offerte en échange, et acceptée Un échange contre une vie, quel peut en être le prix? Rivières de larmes, étang de sang, futur inassouvi
Le Krall resta un instant interdit et son coeur battait la chamade. Voilà l’instant pour lequel il s’était tant préparé, la raison ultime de sa venue à l’Assemblée des Rois. Un espoir, une chance, peut-être ? D’équilibrer les balances du destin. Sa voix cependant était forte et sans hésitation lorsqu’il demanda à ce messager des Ancêtres:
- Quelle offrande puisse apporter paiement aux Esprits, pour la bénédiction qui a été accordée? Qu’ils puissent épargner ma descendance, et voir en moi une âme dévouée.
Un long silence s’installa dans la clairière à cette annonce, cette plaidoirie qui a été faite dans les règles de l’art. Le Drughu sembla alors prendre une profonde inspiration qui transforma tout son torse, tandis qu’il reprit:
- A l’origine des faits, tu dois remonter Traverse les landes, affronte les démons passés L’émetteur de ce sort, tu dois affronter Afin d’apporter justice au méfait. N’ai crainte, Krall courageux Ta main sera guidée par tes aïeux N’oublie pas tes marques, tes enjeux Alors sera accordé ton futur joyeux
Conchobar prit une profonde inspiration… et une clarté s’installa dans son esprit. Un relâchement, un poids s’élevant de ses épaules car une voie était possible bien que semée d’embûche. Serait-il à la hauteur? Il l’espérait… L’échange n’avait duré qu’une poignée de minutes mais avait mérité chaque sous et offrande versées. Le Krall se releva de sa position assise inconfortable, et s’inclina profondément devant ce messager de l’au-delà. Il lui avait apporté une vision claire de son avenir et soulagé d’une peine immense. Il lui revenait désormais d’être à la hauteur des souhaits des Anciens. Il s’approcha du Drughu, s’empara d’une lame ébréchée déposée à ses pieds, et se taillada la paume gauche, avant de laisser couler le sang dans une coupelle de bois prévue à cet effet.
Il n’avait prononcé de mots depuis cette entrevue particulière qui l’avait profondément chamboulée. Il observait avec attention les membres de son clan défaire leur campement et les atteler à leurs bêtes, prêtes au départ. Il prêta son aide lorsque nécessaire, et refusa qu’on lui bande la main malgré qu’il laissa quelques traces sanguinolentes sur les affaires qu’il aidait à entreposer. Personne osa le contredire, conscients de l’état secondaire de leur Krall perdu dans ses pensées. Une fois les préparatifs finalisés, il prit place sur un rondin de bois auprès d’un feu et son regard se perdit dans les flammes, attendant le retour de son épouse pour lever le camp.
Niamh ouvrit timidement les yeux, enveloppée dans la pelisse d’ombres et de fourrure qu’une main affectueuse avait délicatement refermée sur ses épaules pour les préserver du froid nocturne. Elle s’étira à la manière de ces félins paresseux, avant de lâcher un profond soupir qui l’aida à retrouver ses esprits. Ses sens se déployèrent autour d’elle, cherchant à réorganiser les bris épars de ses souvenirs fragmentés, entremêlés par le tourbillon d’émotions qu’elle avait vécu la veille, et dont elle n’était pas certaine d’être sortie.
Il lui semblait encore entendre les musiques et les chants, les applaudissements de la foule…
Puis la douleur.
Elle se tourna sur le côté pour épargner son dos meurtri par cette encre violemment injectée dans son épiderme. Le temps guérirait bientôt cette blessure qui se transformerait en un symbole qu’elle conserverait toute sa vie. C’était du moins ce que lui avait dit Conchobar. Son mari.
Elle prit alors conscience de son absence à ses côtés…
La couche qu’ils avaient partagée la veille au soir portait encore la trace de ce corps puissant qui s’y était installé, et contre lequel elle avait trouvé à s’abriter face aux tempêtes du destin qui soufflaient à l’extérieur de son univers. Elle se souvenait comme d’un rêve lointain de cette étrange soirée… Des émotions conflictuelles qui s’étaient disputées le droit de vivre dans l’intimité de leur première rencontre et de leur nuit de noces. Elle se souvenait d’un baiser aussi bref que passionné. Elle se souvenait de ces mains à la fois douces et rudes, qui lui promettaient une étreinte belle et sincère. Elle se souvenait…
De ses larmes.
De ses sanglots quand, la nuit tombée, elle avait repensé à tout ceci. A son amour pour Nuall, qui semblait ne pas vouloir s’éteindre malgré la mort, et qui demeurait en elle comme une blessure refusant de cicatriser. Elle avait pleuré longuement. Silencieuse. Infiniment seule, malgré la présence de Conchobar. Elle avait pleuré à cause du respect dont il avait fait preuve envers elle, lui qui avait choisi de ne pas la toucher en cette nuit de noces. Lui qui avait choisi de ne pas la posséder entièrement, à l’heure où elle se livrait à lui, si fragile, si vulnérable. Elle avait pleuré de la noblesse de son geste, et de la pureté de son cœur dans lequel elle trouvait un miroir du sien, ébréché par le chagrin.
Elle avait pleuré, jusqu’à l’épuisement.
Jusqu’à ce que le sommeil l’arrachât à ses tourments, au milieu de la nuit noire.
Une pointe de honte s’empara de Niamh, en repensant à la manière dont elle s’était abandonnée à la volonté de son époux. Que penserait-il d’elle, désormais ? Était-ce pour cette raison qu’il avait quitté ce lit conjugal, incapable de supporter plus longtemps la présence d’une femme impulsive et irréfléchie à ses côtés ? Elle passa une main sur son visage.
Pour l’heure, elle devait faire bonne figure.
Elle se leva et se prépara sommairement à l’aide d’un baquet d’eau fraîche qui avait été déposé là à son intention, qui l’aida à se rafraîchir. Puis elle enfila la robe choisie par le clan des Cornes Écarlates pour elle ce jour, et qui lui allait plutôt bien. C’était une robe épaisse et chaude, finement brodée à l’encolure et à la brisure des hanches, tandis que les manches étaient rehaussées de fils dorés. C’était une pièce magnifique, un cadeau absolument superbe qui était probablement destiné à honorer la femme du Krall pour les occasions officielles. La couleur, riche et profonde, contrastait de manière singulière avec la pâleur de sa peau, mais offrait un rappel élégant à la couleur de ses cheveux, qu’elle attacha soigneusement derrière sa tête pour dégager son visage et ses traits fins. Elle ne souhaitait pas se pomponner outre mesure, ni demander l’assistance d’une dame de compagnie pour l’aider à se coiffer, aussi choisit-elle la sobriété et l’efficacité.
En quittant le réduit qui leur avait servi de chambre nuptiale, elle fut accueillie par trois silhouettes viriles qui lui rendaient tous au moins une bonne tête.
- Dame Niamh… Salua le premier en inclinant la tête. Nous sommes à votre service. Le Krall nous a demandé de vous escorter aujourd’hui.
Elle acquiesça sans rien dire.
Elle n’avait jamais aimé les escortes, et l’idée que quelqu’un qu’elle ne connaissait pas fût près à donner sa vie pour elle l’étonnait toujours. Elle aurait préféré que ces trois jeunes hommes allassent se consacrer à construire leur propre vie, plutôt que de veiller sur la sienne. Cependant, elle savait aujourd’hui qu’elle n’était plus la femme d’un aventurier zélé et irrévérencieux, mais bel et bien celle d’un roi qui devait garantir la stabilité de son pouvoir. Ceux qui voudraient s’en prendre à lui, assurément, s’en prendraient à elle. Elle ne pouvait plus ignorer qu’elle représentait davantage que Niamh des Malkorkara, ou Niamh des Muirchertach Ua Clairingnech.
Aujourd’hui, elle était la femme d’un Krall.
Un symbole.
L’un des guerriers s’éclipsa brièvement, tandis que le premier continuait à lui exposer la situation :
- Nous attendons seulement Doran. C’est le neveu du Krall… Nous ne pouvons sortir sans lui.
Elle semblait un peu éteinte, sans doute à cause de la fatigue de cette nuit trop courte, que les hommes en face d’elle interpréteraient sans doute maladroitement. Hélas, elle n’avait ni le temps ni l’énergie de leur expliquer les raisons de son comportement. Eux, dociles et serviables, ne semblaient pas non plus chercher à la connaître davantage. Elle ne représentait qu’une mission de plus, à leurs yeux. Sans doute pas celle qu’ils espéraient pour cette journée riche en occupations, même s’il s’agissait d’un grand honneur.
Doran finit par arriver.
Niamh le salua de manière un peu plus appuyée.
Elle se souvenait de lui, la veille. Il se tenait aux côtés de Conchobar lors du mariage, à la place normalement réservée à la famille. Une place qu’il avait occupé seul, sa grande carcasse ne parvenant pas à faire oublier à ceux qui se trouvaient dans l’assistance que le Krall des Cornes Écarlates ne jouissait pas d’un entourage nombreux, et qu’il était malgré tout isolé. Niamh se demanda s’il avait laissé les siens dans ses terres, se contentant d’emmener un seul parent proche pour les festivités de l’Assemblée, ou si hélas la mort avait frappé sa famille au point de ne lui laisser qu’un seul neveu en mesure de l’accompagner.
- Bonjour, seigneur Doran… Je suis ravie de pouvoir vous rencontrer et vous remercier officiellement.
Elle savait qu’il comprenait à quoi elle faisait référence, et ne jugea pas utile de s’étendre sur le sujet. Alors même qu’ils ne s’étaient pas encore adressé la parole, et qu’il ne la connaissait pas, il avait eu la présence d’esprit et la prévenance de faire barrage de son propre corps pour protéger celui de la jeune femme du regard d’une assistance curieuse. Il y avait dans le sang de ces hommes une noblesse qu’elle appréciait à sa juste valeur, tant elle avait pu mesurer à quel point elle était rare dans les terres du Dunland.
- Je souhaiterais commencer par aller voir le Krall Hurnax, lança-t-elle en répondant à la question qu’il n’avait pas encore posée. Si cela ne vous dérange pas de m’accompagner, bien entendu.
La réponse ne fut pas une surprise, et la compagnie se mit en marche à travers le campement. Les Dunlendings émergeaient doucement d’une dernière soirée de beuverie, et de débauche. Il était encore tôt, et une brume légère flottait dans l’air, donnant au paysage un caractère irréel, comme s’ils évoluaient dans un songe. Le froid était mordant, mais Niamh y était habituée, et la robe lui tenait assez chaud pour qu’elle n’éprouvât pas le besoin de passer une pelisse ou une cape. En chemin, ils virent quelques personnes affairées à ranger le camp, mais la plupart des participants dormiraient encore tard, certains choisissant de prolonger les festivités pendant encore quelques jours, tant qu’ils en auraient les moyens et l’énergie. Seuls les Kralls qui vivaient éloignés des Basses-Terres, et qui avaient des affaires pressantes à régler, retournaient chez eux en urgence. Hurnax était de ceux-là.
Niamh demanda et obtint une audience sans la moindre difficulté, et pénétra dans la tente du Krall en compagnie du seul Doran, les autres membres de son escorte ayant été priés de patienter dehors.
- Krall Hurnax, salua-t-elle.
- Ah. C’est toi.
La réponse de son hôte était troublante. Elle s’attendait à cette impolitesse de sa part, lui qui n’avait pas démontré un grand tact ni un grand respect d’autrui… Cependant, elle fut surprise d’entendre dans sa voix des accents de… soulagement ? Ses yeux semblaient attendre quelqu’un d’autre, car il ne parvenait pas à fixer Niamh trop longtemps, perpétuellement ramené à l’entrée de sa tente dès qu’il percevait le moindre bruit suspect dehors. La jeune femme choisit de ne pas s’en offusquer. C’était elle qui avait une requête, après tout, et elle devait livrer intelligemment ses batailles.
- Que veux-tu ? Fit-il sur un ton pressé.
- J’ai une demande à vous formuler, Krall Hurnax. Connaissez-vous l’Abîme des Murmures ? Les Malkorkara ?
Il leva la tête. Depuis la mort d’Eoin, l’homme semblait s’être recroquevillé sur lui-même, sans doute affligé par le deuil de son frère et par la vengeance qu’il n’avait pas réellement réussi à obtenir, et qui le consumait désormais que ses ennemis, les Arvanni, se trouvaient hors de portée. Il fit un geste évasif de la main, invitant Niamh à poursuivre :
- Je souhaiterais que vous leur fassiez parvenir un message… Que vous leur portiez la nouvelle de mon mariage, et que vous leur demandiez de m’accorder leur bénédiction dans cette union, en respectant les rites de mon peuple.
- Oui, oui, je ferai ça…
Hurnax semblait ailleurs. Distrait. Cela agaça profondément Niamh, qui sentit une colère sourde monter en elle, et qui se permit de rabrouer le roi en face d’elle.
- Krall Hurnax, il s’agit d’une requête importante. Vous me devez bien cela. J’aurais apprécié que vous fassiez venir un de vos ambassadeurs, pour qu’il entende ce message de ma bouche, et le rapporte aux oreilles des miens. Je gage que vous avez d’autres choses à penser, mais entendez que vos préoccupations ne sont pas les miennes. Si vous ne pouvez répondre à cette demande, ayez seulement le courage de me le dire en face, et je…
- La ferme !
Hurnax avait grondé comme un de ces animaux des cavernes, qu’il ne fallait pas déranger dans leur sommeil sous peine de s’attirer leurs foudres implacables. Cette simple intervention avait poussé Doran à se rapprocher, tandis que Niamh avait reculé instinctivement vers son garde du corps. Le chef des Hurleurs semblait fébrile. Il transpirait légèrement, et ses mains étaient agitées.
- Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une femme, encore moins de la part d’une gamine insolente qui se croit investie d’un quelconque pouvoir parce qu’elle a écarté les cuisses devant un roitelet misérable.
Ces paroles, blessantes et insultantes, ne provoquèrent pas l’indignation que Niamh aurait pu ressentir en cet instant, et qu’elle aurait sans doute aimé éprouver. Au contraire, elles furent un tel choc que la jeune femme fut traversée par un éclair de lucidité, qui la conduisit à une conclusion limpide : Hurnax n’était pas dans son état normal. Il ne l’avait pas été depuis le début de l’Assemblée, et il ne l’était pas davantage aujourd’hui… Elle n’avait jamais entendu dire que le clan des Hurleurs de la Tour des Frimas était réputé pour être aussi erratique et chaotique, et pourtant tout ce qu’elle avait vu de cet homme au cours des derniers jours lui semblait illogique, motivé par la terreur. Elle vit dans les yeux de son interlocuteur qu’il était perdu, égaré, agissant comme un animal traqué, blessé.
- Krall Hurnax… Essaya-t-elle.
- La ferme, j’ai dit ! Laissez-moi…
Elle insista :
- Que vous est-il arrivé ?
Il la dévisagea, comme s’il la voyait pour la première fois. Ses yeux semblèrent abandonner le voile de ténèbres qui s’était abattu sur eux, et qui obscurcissait son jugement. Il battit des paupières à plusieurs reprises, et souffla :
- J’ai… J’ai commis une terrible erreur…
▼▼▼▼ ▲▲▲
Marié, le Krall des Cornes Écarlates n’en était pas moins encore hanté par son passé, et traversé par des questions qui n’avaient pas trouvé de réponse dans cette union conclue précipitamment avec Niamh. A l’instar de nombre de Dunlendings, il avait fait le choix d’aller parler à un Drughu pour éclaircir sa propre situation, faisant reposer sur les épaules de plus sage que lui le soin de démêler les tornades de possibles pour définir le chemin qui lui permettrait d’aller vers la sérénité. Ses négociations avec Aiden, Krall des Collines Brunes, lui avaient offert l’opportunité de rencontrer l’illustre Ballainan, que certains appelaient familièrement « le Vieux Bal ». Parmi les Druwidan, qui se distinguaient généralement par leur âge, Ballainan était considéré comme le plus âgé de tous, et il avait formé une longue lignée d’intercesseurs entre le monde des Esprits et celui des vivants, avant de passer le relai à ses disciples et de se consacrer à la méditation ainsi qu’à l’interprétation des signes divins. Il était révéré parmi les Collines Brunes et même au-delà, et on venait de très loin lui faire des offrandes et solliciter ses précieux conseils. Certaines rumeurs persistantes disaient qu’il avait le pouvoir de voir des fragments de l’avenir, et que c’était cette faculté exceptionnelle qui lui avait garanti une telle longévité.
Obtenir une entrevue avec lui était toujours un moment fort, et Conchobar n’était pas ressorti léger de cette rencontre. Le Vieux Bal avait une manière de s’exprimer qui confinait au mystique, et il parlait souvent par énigmes ou par de curieux poèmes dont le sens était parfois difficile à déchiffrer. Ceux qui le trouvaient repartaient souvent perplexes, mais investis du devoir de trouver le sens caché derrière ses paroles sibyllines, afin de guider leur destin vers des sentiers plus favorables. Ce fut sans doute pour cette raison qu’il ne vit pas venir la jeune femme qui arrivait en sens inverse, et qu’il percuta de l’épaule alors qu’elle-même semblait absorbée par ses pensées, dévorée par une émotion qui ne semblait pas heureuse. Elle lui adressa un geste d’excuse, tandis qu’elle continuait son chemin et le laissait repartir à ses affaires. Il était rare que les femmes se rendissent seules auprès du Drughu. A fortiori à une heure aussi matinale. De toute évidence, elle n’était pas elle-même une initiée, et elle ne ressemblait même pas à une Dunlending. Ses traits étaient trop fins, sa mine trop joliette, et surtout ses cheveux d’un blond insolent dénotaient des origines étrangères. De toute évidence, elle attendait la rencontre avec le Drughu avec l’impatience de l’homme affamé espérant un bon repas, car elle pressa le pas pour se porter à la rencontre des gardes qui surveillaient l’entrée de la passe, leur adressant un signe de la main qui se voulait amical.
Nulle curiosité ne pouvait détourner le Krall de ses obligations, cependant, et il se rendit bien vite auprès des siens, qui attendaient son retour pour disposer des dernières consignes en lien avec le départ. Fort heureusement, les gens de son clan n’étaient pas des incapables, et ils avaient d’ores et déjà commencé le travail. Plusieurs tentes avaient déjà été entièrement démontées, et les hommes les repliaient soigneusement pour les charger sur les chariots que certains inspectaient avec soin, pour s’assurer que les roues et les essieux étaient toujours en bon état. Les bêtes de traits, des chevaux râblés et des bœufs puissants, étaient nourries copieusement à l’aide du foin qu’ils ne pourraient pas emporter, et qui n’avait pas pu être vendu aux autres clans.
En Krall avisé, Conchobar prêta main forte à ses sujets, qui parlaient peu, et travaillaient beaucoup.
Les rares ordres distribués l’étaient par une femme énergique du nom de Vallavia, qui occupait un certain nombre de positions dans la maison de Conchobar, mais dont le rôle principal était celui de veiller aux biens et aux possessions des femmes. Depuis la veille, elle était aussi devenue de facto la principale dame de compagnie de Niamh, qui n’avait pas encore fait sa connaissance, mais qui avait pu juger de la qualité de son travail. C’était elle, en effet, qui avait supervisé l’installation du couple dans la chambre aménagée à leur intention, et qui avait fait porter les vêtements que la nouvelle épouse du Krall portait pour son premier jour en tant que membre des Cornes Écarlates. Disciplinée et travailleuse, elle distribuait ses directives avec précision, en particulier pour le transport des femmes enceintes – il y en avait deux dans la délégation – et des enfants. On l’écoutait par habitude davantage que par rapport à une quelconque hiérarchie, car Vallavia n’avait aucune attribution officielle en la matière, et elle ne jouissait que de son statut de veuve qui faisait qu’on la respectait par procuration, en mémoire de son défunt mari.
La matinée se passa sans encombres. Les hommes qui souhaitaient rester au sein de l’Assemblée, qui n’étaient pas assez nombreux pour former un groupe à part susceptible de résister aux éventuelles menaces et aux pressions de clans rivaux, obtinrent de la part de Faolan le droit de s’installer parmi les siens. Une offre généreuse, puisque le roi des Basses-Terres ne comptait pas partir tout de suite, et qu’il acceptait d’étendre sa protection aux Cornes Écarlates avec lesquels il venait de conclure une alliance. Malgré tous ses défauts, l’attachement du Krall des Landes Tourmentées à la solidarité entre les Dunlendings était louable, et en l’occurrence rendait un fier service aux hommes de Conchobar qui n’auraient pas à craindre d’éventuelles représailles de la part des Hurleurs de la Tour des Frimas. Tout semblait bien se dérouler, mais une nouvelle vint brusquement rompre la quiétude de cette matinée agréable, au cours de laquelle les gens du pays de Dun avaient relâché leur vigilance.
Elle prit la forme d’un cri d’alarme, qui sortit chacun de sa torpeur :
- Forgoil ! Forgoil ! On nous attaque !
Les Dunlendings se regardèrent un instant…
Puis vint l’heure des cris et du chaos.
En une fraction de seconde, tout bascula. Surgis semblait-il de nulle part, une trentaine de cavaliers émergea au milieu du campement, galopant à bride abattue en renversant tout ceux qui se trouvaient sur leur passage. Le séisme des sabots qui martelaient le sol produisait un vacarme assourdissant, que les hommes et les femmes du clan des Cornes Écarlates perçurent bien avant de repérer la menace. Et lorsqu’ils la virent, il était trop tard. Les cavaliers étaient de toute évidence des guerriers entraînés, qui maintenaient leur formation, tout en cherchant à sortir de la nasse que représentaient la foule des Dunlendings autour d’eux. Ils étaient menés par une femme, qui cherchait la faille dans la forêt de tentes, pour essayer de s’extirper de ce mauvais pas.
Une femme que Conchobar avait déjà aperçue, quelques heures plus tôt.
Elle tenait en main une épée, à l’instar de ses compagnons qui eux aussi brandissaient des lames brillantes, dont ils se servaient pour se frayer un chemin parmi les rares hommes assez fous pour tenter de les désarçonner. Les yeux de la cavalière accrochèrent l’espace où se dressaient, quelques instants plus tôt, les tentes de la délégation des Cornes Écarlates, qui auraient constitué un sérieux obstacle à ses cavaliers… En cet instant, il ne restait qu’un grand vide, parfait pour s’échapper. Elle indiqua cette direction à ses compagnons et, indifférente aux cris de rage et aux insultes des Dunlendings, elle fonça en droite ligne vers les hommes de Conchobar. Deux combattants essayèrent de les ralentir, mais moururent sous les yeux du Krall, le premier balayé par le poitrail d’un cheval qui le piétina misérablement ; le second cueilli par un coup de hache qui lui ouvrit le crâne de haut en bas.
Conchobar lui-même ne fut pas assez prompt pour s’écarter du chemin de la troupe lancée à vive allure.
Il ne dut son salut qu’à l’intervention providentielle de Vallavia, qui avait laissé tomber tous les linges qu’elle portait pour essayer de mettre les enfants à l’abri le plus rapidement possible. Au dernier moment, elle avisé son suzerain qui se tenait seul, privé de son escorte, au milieu du camp. Elle n’avait pas réfléchi, et s’était élancée sur la trajectoire des cavaliers, le plaquant au sol de toutes ses forces, alors que les chevaux poursuivaient leur route.
Elle poussa une longue plainte en retombant, alors que son sang d’un rouge vif jaillissait violemment de la plaie impressionnante qu’une lame avait laissée dans son dos. Conchobar en fut rapidement couvert, ayant malgré lui amorti la chute de Vallavia, qui gémissait maintenant de douleur, de grosses larmes coulant le long de ses joues. Elle tendit la main vers son suzerain, comme pour le supplier de ne pas l’abandonner, de ne pas la laisser seule. Il était difficile de savoir si la blessure était mortelle ou non. Le coup ne semblait pas avoir touché d’organe vital, mais elle perdait tant de sang que la blessure devait être profonde. Essayer de la sauver signifiait perdre un temps précieux, alors que d’autres avaient peut-être besoin d’aide…
Le poids de cette décision aurait été difficile à supporter en temps normal.
Mais le chaos n’était pas terminé.
Les cavaliers rencontrèrent une résistance inattendue, sous la forme d’une forêt de lances pointée dans leur direction. Des hommes venus des Basses-Terres, habitués à lutter contre des ennemis à cheval, avaient réussi à s’organiser pour arrêter la fuite effrénée de leurs ennemis. Ils coincèrent une partie d’entre eux, et tentèrent de bondir sur les montures pour renverser ceux qui se trouvaient juchés dessus. Trois Dunlendings perdirent la vie dans cette entreprise, l’un d’entre eux après avoir bataillé ferme contre la cheffe de la horde, qu’il avait réussi à saisir à la gorge pendant un moment. Elle avait miraculeusement trouvé le moyen de ne pas tomber de selle, et de lui planter un poignard dans le flanc, avant de laisser son corps retomber. Les cavaliers parvinrent à briser l’encerclement, mais cela les força à se séparer. Un premier groupe réussit à passer en force, à contourner les lignes désorganisées des Dunlendings, et à s’éloigner à toute allure en direction de l’Est. Les autres, qui n’étaient qu’une demi-douzaine, furent contraints de faire demi-tour, s’approchant involontairement des Cornes Écarlates. La femme ne faisait pas partie de ce groupe, et de toute évidence sans sa présence, les hommes sous son commandement ne bénéficiaient pas de la même cohésion. Deux d’entre eux, craignant d’être encerclés, filèrent vers l’Ouest du camp en espérant y trouver moins de résistance. Les quatre autres, déterminés à passer à l’Est, cherchaient autour d’eux quelle était la meilleure stratégie.
Certains préféraient les longues séances méditatives dans la forêt, ou bien sur une rive, pour remettre en ordre ses pensées. Un moment comme suspendu dans le temps, où seule la caresse du vent ou le doux fond sonore de la faune bercaient l’âme en dérive d’un être cherchant des réponses. Son père était de cette catégorie. Il avait un endroit en particulier, au pied d’un grand chêne, qu’il affectionnait particulièrement. Il pouvait y rester des journées entières dans une immobilité quasi parfaite et tout le monde avait appris à leurs dépens de le laisser tranquille dans ces moments là. Tout le monde avait également appris qu’à son retour, d’importantes décisions étaient prises et il était alors inutile d’essayer de le faire changer d’avis. Robuste comme une montagne, sa voix était réputée pour faire trembler les murs lorsqu’il était contrarié. Même les jeunes enfants comprenaient qu’il fallait mieux rester éloignés, tel un instinct naturel chez eux.
Le chêne était toujours là. Son père par contre… difficile à dire.
Conchobar n’était pas comme lui, en tout cas à ce sujet. Lorsqu’il était plongé dans ses pensées, il préférait occuper ses mains. De nouer des cordes, atteler les charrettes, ou encore faire jouer ses muscles lui permettait de faire le vide. Cela lui donnait un sentiment de contrôle, de capacité. Chez lui, cela prenait généralement la forme d’un long entraînement matinal. Alors la sensation familière de sa hache dans ses mains, la contraction des muscles, et la gestion de son souffle était proche d’un état méditatif également. S’ancrer dans le présent et les sensations physiques pour se recentrer.
Il lui fallut un bref instant pour sortir de ses pensées sombres et des propos énigmatiques offerts par le vieux Drughu. Il était plongé dans d’anciens souvenirs désagréables qui semblaient l’attirer dans une spirale qui lui donnait le vertige. Il fut reconnaissant que Doran ne soit pas dans les parages. Il ne savait pas quelles émotions l’auraient envahi en le voyant à cet instant. Probablement pas de regret mais, une incertitude? Un autre chemin qu’il avait choisi des années auparavant et dont il se félicitait encore malgré le poids pesant sur ses épaules. Une sorte de deuil.. mais peut-être qu’une autre voie s’offrait à lui désormais. Apaiser les Esprits… si la guerre demeurait loin, peut-être y arriverait-il avant les prochaines gelées à accomplir cette quête.
Un cri, une alerte l’arracha de ces songes et il regarda autour de lui pour analyser rapidement la situation. Hache. Fut son premier réflexe. Ce n’était pas la sienne mais cela importait peu dans ces premiers instants, seuls les réflexes comptaient. Le tumulte s’approchait d’eux et il sentit les sabots des montures de forgoil sur le sol qui tremblait sous la violence de l’attaque des cavaliers lancés au galop. Conchobar se redressa de toute sa hauteur et sa voix tonna, autoritaire:
- Lances et cordes ! Faites tomber ces bêtes !
De son autre main il prit une lourde corde qui était destinée à sécuriser les tentes sur les charrettes, et la jeta dans les bras d’un de ces hommes, lui désignant du doigt les deux piliers à utiliser qui servaient précédemment de centre de tentes. Il fronça les sourcils et observa ses hommes pris au dépourvu par cette attaque surprise, si loin dans leurs terres. Il ne comprenait même pas leur présence en ce lieu alors que le Rohan était censé être attaqué à l’Est? S’agissait-il d’une fuite de ces hommes vers l’Ouest, ou bien d'une attaque préventive visant à tuer les dirigeants de leur peuple? Pas de temps à perdre avec les quelconques raisons de leur venue. Il vit sous ses yeux ses frères d’armes se faire piétiner par ces animaux de malheur et une colère sourde monta en lui. Sa voix une fois de plus résonna haut et fort, surmontant le vacarme de la bataille, ordonnant à ses hommes de prendre une formation.
- Coupez leurs retraites, servez-vous des charrettes !
Il entendit avant de voir les montures se précipiter sur lui, trop reconnaissable comme étant le dirigeant de l’effort Dunlending pour les repousser. Et sentit un poid se jeter sur lui et le renverser à terre. Il eut son souffle coupé un instant, et par réflexe entoura son sauveur qui était finalement une sauveuse de ses bras pour la faire basculer sur le côté. Son regard chercha rapidement la blessure dans son dos maintenant que les cavaliers s’étaient éloignés. Il surprit le regard paniqué de Vallavia, et ce voile de douleur intense qui recouvrait ses prunelles d’un vert tendre. Le Krall la garda un instant contre lui et garda une expression fermée pour ne pas l’inquiéter davantage. Mais la réalité était… qu’il y avait peu de chance qu’elle s’en tire… Sa respiration était laborieuse et des larmes se mirent à couler le long de ses joues. Elle essaya d’articuler quelque chose mais Conchobar intervint:
- Shh…shhh…
Susurra-t-il en caressant en douceur son visage. Il ne réagit pas alors que le sang de la jeune femme le recouvrait, liquide chaud vermeille qui s’écoulait de sa plaie béante. Elle se mit à trembler et il la serra plus fortement contre lui, la berçant en lui murmurant des propos doux à l’oreille qu’elle seule pouvait entendre. Une promesse alors qu’elle pleurait… Ses frissons prirent de l’ampleur…avant de s’arrêter. Une minute, tout au plus…il sentit son dernier souffle contre le creux de son cou et il sentit le départ de son âme dans cette expiration de soulagement. Elle rejoignait son défunt mari, mais laissait derrière elle deux jeunes enfants…qui par chance n’avaient pas vu la scène. Il aurait souhaité rester ici quelques instants de plus… mais son clan avait besoin de lui. Il se releva donc, et la prit dans ses bras pour la porter en sécurité, préserver son corps d’éventuels piétinements de sabots. Un soupir, il détourna le regard de ce visage familier, capta du coin de l’oeil d’autres tâches sinistres sur le sol battu. Sa résolution s’affermit alors qu’il serra sa main sur la hache.
Il n’avait jamais particulièrement raffolé des combats. Enfin, si. Cela avait été un mensonge. Il avait adoré se battre lorsqu’il était plus jeune, à l’âge de l’innocence et des jeux entre frères d’armes. Il était doué même, à la force brute. Jusqu’à la première vie arrachée de ses mains. Ce souvenir, cette souillure le suivrait jusqu’à la mort et bien d’autres avaient rejoint les marquages de son dos. Mais la première âme avait un poid particulier qu’il pensait toujours ressentir sur sa nuque, comme un tatouage qui ne cicatrise jamais parfaitement. Cela démangeait quelque peu, sa peau semblait tirer à cet endroit, juste à la base de sa chevelure. Il avait été bien trop jeune pour cette marque et bien qu’il y ait été forcé, il rechignait toujours à prendre son arme pour tuer. Peut-être car il ne souhaitait pas devenir comme son père. Peut-être parce qu’une partie de lui pensait qu’il l’était déjà… Mais Conchobar prit la hache dans sa main ferme, serra la mâchoire et son regard était devenu sombre et terrifiant. L’abatteur des Cornes Ecarlates était entré dans l’arène, non plus comme coordinateur mais adversaire. Ses pas étaient lents mais assurés, et il leva les yeux vers ces cavaliers venus de terres lointaines. Ils n’étaient pas les bienvenus ici. Le Krall avait parlementé et fait son possible pour éviter la guerre à son peuple. Mais ils étaient venus ici et avait tué certaines Cornes. Ils n’étaient pas les bienvenus ici. Le Krall fit roule son épaule endolorie par la chute et tourna quelques fois la hache dans sa main pour s’ajuster à son poids, à son équilibre. Ils n’étaient pas les bienvenus ici. Le Krall défia ces étrangers de son regard. L’apparence de Conchobar était intimidante, recouvert du sang d’une femme loyale et dévouée qui laissait derrière elle deux orphelins pour sauver son roi. Ses cheveux étaient également tâchés de carmin et retombaient en pagaille sur ses épaules puissantes. Ils n’étaient pas les bienvenus ici. De sa main libre il attrapa la corne ouvragée de sa ceinture, et souffla. Un son de cor puissant en jaillit, ravivant l’esprit combatif de son clan, ajoutant de la peur chez les montures des forgoil. L’un d’eux chargea Conchobar.
Il le laissa venir en prenant une grande inspiration et prit sa hache des deux mains. L’abatteur était dans l’arène. Au dernier moment le Krall s’écarta du chemin et pivota de côté. En poussant un cri bestial, il utilisa toute sa force…et trancha la jambe du cheval qui s’écroula ensuite, écrasant sous son poids son cavalier. Un homme de son clan alors se précipita vers l’étranger mais le Krall claqua sèchement sa langue contre ses dents et son regard était sans équivoque. Il souhaitait le garder pour questionnement.
- Garde le pour Aiden.
Après tout, il revenait au Roi de ces terres de procéder à l’interrogatoire de forces ennemies sur son territoire. Et Conchobar était bien curieux de connaître comment ces forgoil avaient réussi à pénétrer aussi profondément au Dunland. Il ignorait le sang de l’équidé qui avait giclé sur son visage, et ramena son attention vers les autres cavaliers. L’abatteur des Cornes Ecarlates ne souhaitait plus être dérangé. Il était venu le moment de méditer…un grognement rauque s’échappa de ses lèvres tandis qu’il retournait faire le ménage.
Hurlements rauques des soldats qui se précipitaient à la poursuite des cavaliers inconnus qui ravageaient les rangs des habitants du Dunland. Plaintes et râles de ceux que l’acier avait déjà fauché injustement, et qui vivaient peut-être leurs derniers instants dans ces collines qui auraient dû célébrer la vie, mais qui au contraire paraissaient pour l’heure hantées par la mort galopante. Le combat n’était pas fini, et pourtant il avait déjà prélevé de nombreuses vies que nul n’avait le temps de pleurer.
Déjà les cavaliers revenaient, rebroussant chemin après avoir été repoussés.
Le Krall des Cornes Écarlates eut l’occasion de démontrer maints talents durant cette Assemblée des Rois. Ses qualités de négociateur, sa maîtrise face aux situations les plus épineuses, et son inflexibilité face aux pressions. Aujourd’hui, il avait l’opportunité de faire étalage de ses compétences martiales, celles-là même qui cimentaient son rôle de protecteur de sa communauté, et de gardien des plus démunis. Ses ordres étaient donnés avec efficacité et précision, tandis qu’il s’efforçait de contrer la charge des cavaliers qui avaient l’avantage de la mobilité, de la surprise et de la hauteur. Ses hommes, à l’inverse, pouvaient compter sur le poids du nombre, et sur une coordination acquise à force de travailler et de combattre ensemble.
Les guerriers des Cornes Écarlates, vite secondés par tous ceux qui pouvaient les aider, s’empressèrent de tendre d’épaisses cordes de chanvre qui viendraient progressivement piéger leurs agresseurs dans une nasse dont ils devaient ne pas ressortir. Le plus difficile était de jouer avec les mouvements des chevaux, qui sillonnaient le camp en y semant la désolation, à la recherche d’une issue qu’ils ne trouvaient pas. Plus les cavaliers se sentaient piégés, plus ils paniquaient, et plus leurs mouvements étaient erratiques. Ils évitaient cependant les javelots lancés dans leur direction, et se plaçaient facilement hors de portée des tireurs qui devaient se repositionner en permanence pour les harceler.
Ce fut lors d’une de ces replis que Conchobar faillit perdre la vie.
Il ne fut sauvé que par le courage extraordinaire d’une des femmes de sa suite, qui se sacrifia héroïquement pour l’épargner. Vallavia avait toujours été une personne courageuse, une vraie femme du Dunland au caractère bien trempé. Cependant, aux dernières minutes de sa vie, ses barrières tombèrent, et elle se mit à pleurer à chaudes larmes… La perspective de laisser ses deux enfants orphelins, et de ne pas les voir grandir, fut la dernière pensée qu’elle emporta dans la tombe, tandis que ses doigts raidis par la mort serraient encore la tunique de son Krall, maculée de son sang innocent.
La guerre était une chose cruelle.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle prît cette vie en particulier, entre toutes celles qui s’égayaient pour échapper à la furie des assaillants ? Pourquoi ne s’était-elle pas abattue sur un de ceux qui ourdissaient de sombres machinations dans le secret de leurs esprits tortueux ? Pourquoi n’avait-elle pas emporté avec elle un criminel, un menteur, un violeur, un traître… ? Les Esprits avaient jugé que l’heure était venue pour Vallavia de rejoindre les Ancêtres, mais quelle justice y avait-il en ce bas monde quand les âmes bonnes et pures pouvaient être si aisément arrachées aux bras aimants des leurs, tandis que les êtres les plus vils continuaient à exister, à croître dans l’ombre des puissants jusqu’à le devenir eux-mêmes ?
Elle n’avait même pas eu le temps de leur dire adieu.
De les serrer une dernière fois.
Que la vie était fragile.
Si fragile.
Aussi fragile que la jambe d’un cheval innocent et affolé, sectionnée net par le coup précis d’une hache. Toute pitié avait quitté le regard de Conchobar, et les hommes qui se trouvaient près de lui obéirent à ses ordres sans protester, conscients qu’ils auraient provoqué l’ire de leur seigneur s’ils avaient osé émettre l’hypothèse d’exécuter le malheureux qu’il venait de désarçonner. Le cavalier avait longuement roulé sur le sol, le corps brisé en maints endroits par la chute de sa monture. Son dos avait été broyé, et il était incapable de bouger les jambes, ainsi que le bras gauche. Ses gémissements pathétiques n’attirèrent nullement la sympathie des Dunlendings, alors qu’il criait :
- Pitié ! Pitié ! Ne me tuez pas !
Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Sa vie ne tenait qu’au fil ténu de ce qu’il savait et qu’il accepterait plus ou moins docilement de révéler à Aiden. Il mourrait sans le moindre doute. Rapidement ou non. Douloureusement ou non. Cela lui appartenait.
Son combat était terminé.
Celui des trois autres cavaliers se poursuivait, avec une violence renouvelée. La capture de l’un des leurs les poussait à des tentatives désespérées, alors qu’ils essayaient d’échapper au piège qui se refermait autour d’eux. Les combattants des Cornes Écarlates avaient réussi à les ralentir suffisamment, mais bientôt d’autres clans rejoignirent le combat pour refermer le piège. Parmi eux, Conchobar ne put manquer de remarquer les troupes des Landes Tourmentées. Il n’aurait sans doute pas pu les distinguer d’un autre clan des Basses-Terres à leur apparence, somme toute assez commune dans le Dunland. Cependant, la silhouette qui les commandait lui était familière.
Une femme, tout de rouge vêtue, qui distribuait des ordres avec autorité.
La confusion la plus totale s’était emparée du camp, qu’elle avait rejoint aussi rapidement que possible, escortée par les guerriers de Faolan. Conchobar l’ignorait sans doute, mais ce dernier avait aidé les hommes à s’organiser pour arrêter la fuite des deux cavaliers qui avaient choisi de prendre la route de Lond Daer. Le Krall avait bataillé les armes à la main, et avec sa suite ils avaient réussi à éliminer les deux cavaliers, au prix de nombreux blessés. Niamh avait emporté le reste des troupes disponibles pour venir prêter main-forte aux Cornes, après avoir entendu que le danger était parti dans cette direction.
- Conchobar ! Cria-t-elle. Conchobar !
Le vacarme assourdissant des sabots et des cris de guerre ne lui permettait pas d’entendre une éventuelle réponse, et elle ne le reconnut pas parmi la foule de guerriers hirsutes et couverts de sang qui essayaient d’arrêter les chevaux en se tenant hors de portée des lames. L’inquiétude se peignait sur ses traits, mais Niamh était aussi courageuse que pragmatique, et elle décida que le sort de son mari ne devait pas la détourner des affaires les plus pressantes : protéger son peuple.
Courant dans le sillage des cavaliers, elle se pencha vers un soldat des Cornes qui avait reçu un coup d’épée au visage, mais qui par miracle n’était pas mort. Il se roulait par terre en gémissant faiblement, sur le trajet probable que prendraient les chevaux lorsqu’ils auraient fait demi-tour. Niamh le tira de toutes ses forces hors du chemin, avant d’entendre les chevaux qui revenaient. Elle lâcha un cri en voyant les montures bifurquer dans sa direction au dernier moment pour échapper aux lances des fantassins. Le premier destrier passa à travers une tente, envoyant en tous sens tout ce qui se trouvait à l’intérieur : meubles, objets, vêtements. Niamh se retrouva au sol, ce qui lui permit d’échapper au coup d’épée qu’un des cavaliers entendait lui donner.
Elle se redressa rapidement, incapable de réfléchir à sa propre situation, et pensant avant toute chose au sort des plus vulnérables. Des enfants se trouvaient dans la cohue, et elle se précipita vers eux pour les emmener en lieu sûr. Elle ne réalisa que trop tard que l’un d’entre eux avait la jambe cassée, et qu’il ne pourrait pas éviter le retour des cavaliers. Alors, dans un élan de folie, de stupidité et de bravoure, elle s’empara du premier objet qui lui tomba sous la main – une marmite – et se dressa devant le cheval qui arrivait au galop.
Un geste insensé.
Le cavalier se déporta légèrement sur la gauche, pour mieux ajuster le moulinet de son épée qu’il abattit férocement sur l’épouse du Krall Conchobar. Le choc fut si violent que les pieds de la jeune femme furent arrachés du sol, tandis qu’elle était projetée deux mètres plus loin. Son action avait sauvé la vie des enfants derrière elle, qui s’efforcèrent de rejoindre un endroit mieux abrité. Le plus âgé des deux, qui devait avoir dix ans, eut un regard empli de larmes vers le corps inerte de la femme à la chevelure flamboyante.
L’épée avait laissé un profond sillon dans la marmite, mais elle avait manqué sa cible ce faisant.
Miraculeusement, Niamh était toujours en vie.
Sonnée, désorientée, mais vivante.
Elle sentit bientôt des mains se poser sur elle, pour vérifier son état. Des voix lui parvenaient, mais sa tête bourdonnait et elle n’entendait pas distinctement ce qu’elles disaient. Tout ce qu’elle fut capable de répondre en retour fut :
- Les enfants… Les enfants… Il faut sauver les enfants…
Tant que ces trois cavaliers continueraient à semer le chaos, ils ne seraient pas en sécurité.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
Rouge. Rouge qui une fois de plus régnait en ce monde, faisant écho au présage funeste que Conchobar avait vu lors du sacrifice rituel de la monture à la clôture de l’Assemblée des Rois. Beaucoup l’avaient vu comme un message des Esprits de leur victoire prochaine, de leur ascendance sur leurs ennemis ancestraux. Conchobar n’y avait vu que du rouge visqueux et sinistre couler sur leurs terres. Il n’était pas Drughu. Il n’avait pas la sagesse des anciens… mais il ne pouvait que serrer les dents de voir son interprétation juste désormais que ses semelles accrochaient sur le sang des siens alors qu’il combattait sans relâche pour les protéger.
Son épaule lui faisait mal, sur laquelle il était tombé lourdement avec le corps de Vallavia sur lui, avant qu’elle ne pousse son dernier soupir. Un regard critique vers le forgoil qui rampait, appelant à l’aide ou au contraire demandait-il qu’on l’achève ? Il ne comprenait pas cette langue et il ne pouvait que souhaiter qu’un brin de vie demeure dans cet être abject le temps que le Roi de ces terres lui soustrait les informations nécessaires pour leur peuple.
Un cri. Primitif, ponctuant un coup de hache à nouveau. Il voyait enfin les renforts arriver pour leur venir en aide mais le Krall était amer. Amer de perdre ainsi les vies de tant de Cornes alors qu’il avait parlementé pour des solutions plus pacifiques, axé sur la prolifération et la prospérité de leur peuple et non pas la conquête de terres voisines. Avait-il été stupide, naïf ? Seraient-ils encore en vie, ces braves hommes et femmes de son clan, s’il avait joint sa parole à celle de Faolan ? Qui pouvait le dire… qui pouvait le dire. Rouge sang, coulant sur leurs terres. Monture à terre, gisante. Combien étaient encore debout ? Combien ?
Il n’entendit pas son épouse crier après lui, noyé dans le vacarme du combat, les cris des blessés et des combattants, les sabots furieux des cavaliers Rohirrims piétinant quiconque se trouvait sur leur chemin, renversant chariots et tentes sur leurs passages…Beaucoup l’appelaient dans le tumulte, demandaient des instructions, ou bien puisaient dans son nom le courage dont ils manquaient. L’abatteur continuait son sinistre travail et avait abandonné son rôle de coordinateur au profit de la lame aiguisé de la hache qu’il avait trouvé non loin.
Il ne put éviter la lame tranchante d’un cavalier sur son épaule déjà blessée, qu’il encaissa d’un grognement, avant d’attraper la cheville de l’homme pour l’arracher de sa selle. Sa monture continua sa chevauchée et l’effort causé par cette manœuvre eut donné l’impression au Krall de se faire déchirer son bras gauche. Mais il n’avait lâché prise et le forgoil s’écrasa à ses pieds tandis qu’il hurlait de douleur. De sa main encore valide Conchobar leva la hache, et la planta sans ménagement dans le heaume de l’ennemi. Son épaule pulsait et un regard suffit pour déterminer que bien qu’elle ne soit pas mortelle, il serait préférable de privilégier son bras droit, désormais… Un peu de couture sera requis. Quand tout sera fini. Quand tout sera fini… Combien étaient encore debout ? Combien ?
Dans quel pétrin s’était-elle fourré encore ? Un grognement, il se pencha pour esquiver une lance et poursuivit sa traque. Au milieu du chaos, Doran réussissait avec un talent sans comparable à accrocher du regard toute trace de son passage. Ici, une mèche de cheveux arrachés, là, un bout de son étoffe. Là-bas, le son de sa voix bientôt noyé par les hurlements des combattants. Il avait perdu de vue les deux Cornes qui avaient été affectés à la protection de l’épouse du Krall mais tant pis pour eux. Bien qu’il pouvait comprendre qu’il était préférable de mourir sous le coup de lames ennemies plutôt que d’affronter le courroux de Conchobar s’il arrivait quoi que ce soit à son épouse. Quelle idée de rejoindre les combats, sur un coup de tête. Il ne l’avait pas choisie, cette femme, mais elle avait bien le caractère trempé d’une Dunlending pure souche. Un soupir.
Il la trouva enfin, alors qu’elle s’était armée d’une…d’une. Elle avait envie de mourir ou bien ?! Il se mit à courir, attrapa d’une main une lance plantée au sol mais n’eut le temps d’intervenir qu’il la vit voler plusieurs mètres plus loin tel un boulet de canon et un frisson de terreur roula le long de son échine. Il laissa aux guerriers de prendre en chasse le cavalier et se précipita auprès de la silhouette écarlate étendue au sol. Elle murmurait des propos qu’il eut du mal à distinguer, tout occupé à déterminer la gravité de ses blessures. Trop de femmes blessées, pour des stupidités d’hommes, pensa-t-il avec encore vif dans son esprit la vision du corps d’Aoife après son duel contre le Hurleur de la Tour de Frimas qui avait bien failli lui coûter la vie.
Par miracle, l’épouse de son oncle semblait en relative ‘forme’ bien qu’elle ne trouva à son réveil que le regard froid et en colère du neveu. Il ignora sa demande et l’attrapa dans ses bras pour la soulever, cherchant du regard un refuge qu’il ne trouva pas. L’étau se resserrait autour de la horde ennemie et il était de plus en plus difficile de trouver un recoin à l’abri.
- Vous trois, gardez ce chariot avec vos lances !
Il fut reconnu non mal par les membres des Cornes qui obtempérèrent sans discuter et Doran apporta l’épouse derrière le chariot renversé derrière lequel s’était réfugié également quelques enfants. Son ton fut sans ménagement lorsqu’elle lui attrapa la manche :
- Si vous vous mettez en danger, mon oncle me tuera. Occupez-vous d’eux.
Fit-il en désignant les cinq enfants terrorisés. Il chercha ensuite une arme à portée pour les protéger le cas échéant. Chacun sa mission… et que les Esprits leur viennent en aide.
Dans le camp dunlending, c’était la consternation.
Comment une telle chose avait-elle pu se produire ?
Niamh déambulait, hébétée, observant le chaos autour d’elle. Des corps étendus par terre, certains gémissants, d’autres étrangement silencieux, attendaient qu’on vint s’occuper d’eux. Leur offrir le réconfort de quelques soins désespérés, ou bien les larmes tardives qu’on adressait à ceux qui étaient partis trop tôt. Trop injustement. Où qu’elle portât le regard, elle ne voyait que la désolation. Les Cornes Écarlates s’en sortaient bien. Plusieurs morts, mais beaucoup de blessés qui s’en sortiraient avec le temps. D’autres clans n’avaient pas été aussi chanceux, et l’Assemblée des Rois se concluait sur une tragédie comme leur peuple n’en avait point connue depuis des années.
Comment une telle chose avait-elle pu se produire ?
La désormais épouse du Krall Conchobar tremblait malgré elle, en repensant aux paroles de Doran. Elle s’était mise en danger, non pas inutilement, mais de manière irréfléchie. Elle avait pensé et agi en femme de Nuall, et non en femme d’un souverain… Son existence ne lui appartenait plus entièrement désormais, et le monde autour d’elle se chargeait de le lui rappeler, sous la forme des deux gardes qui l’escortaient sans mot dire, tout aussi stupéfiés qu’elle l’était pas la violence de l’attaque.
On avait fini par arrêter les cavaliers, heureusement.
Leur course folle avait conduit les deux survivants à s’enfoncer plus au Nord, où ils avaient été cueillis par les troupes d’Aiden. L’un était mort, l’autre avait été pris vivant. Cela faisait deux hommes susceptibles de parler. Deux hommes qui détenaient peut-être la réponse à la question qui était dans tous les esprits, mais que nul n’osait encore poser à voix haute.
Comment une telle chose avait-elle pu se produire ?
Niamh soupira.
Elle n’osait imaginer la teneur des conversations entre les Kralls qui s’étaient rassemblés pour débattre de l’affaire, au sein d’une assemblée exceptionnelle animée par Aiden. Elle sentait cependant que son monde venait de basculer, qu’un équilibre s’était rompu, et que quelque chose ou quelqu’un venait de les entraîner sur une voie dangereuse. Une voie contre laquelle elle se serait dressée si elle avait eu la possibilité de prendre la parole.
Une voie qui la terrifiait.
- Les Forgoil paieront, murmura l’un de ses gardes.
- Rien ne dit que c’étaient eux, répliqua-t-elle sèchement.
Un peu trop sèchement, sans doute. L’homme eut une réaction surprise. Elle ajouta avec plus de douceur :
- Nous devrions nous focaliser sur ceux qui ont besoin de notre attention. Il reste encore des blessés à évacuer.
Elle avisa deux individus qui semblaient avoir besoin d’aide, et pressa le pas dans leur direction pour couper court à la conversation naissante. Elle ne souhaitait pas donner l’impression de défendre les Rohirrim, et attirer une étrange suspicion sur ses allégeances… Niamh n’aimait pas plus leurs voisins qu’un autre Dunlending, assurément, mais elle ne souhaitait pas sauter aux conclusions les plus évidentes sans avoir pris le temps d’analyser la situation. L’attaque avait été soudaine et violente, mais elle venait aussi renforcer le parti favorable à la guerre avec le Rohan au moment même où ils avaient besoin de soutien… Fallait-il y voir un complot, ou un simple hasard ?
Elle ne savait quoi penser, mais préférait ne pas entrer aveuglément dans une spirale de haine qui pouvait conduire leur peuple à l’extinction.
Ses pensées revinrent au présent lorsqu’elle se pencha vers un vieil homme qui semblait avoir été bousculé par un cheval, et avait fait une mauvaise chute. Il pressait une main couverte de sang sur une plaie qu’il avait au crâne. La jeune femme lui tendit la sienne, pour qu’il y prît appui et qu’il évitât de trébucher.
- Asseyez-vous… Laissez-moi regarder.
Niamh n’était pas une guérisseuse experte, mais elle connaissait les rudiments comme toute femme du Dunland, et savait se montrer utile lorsque la nécessité l’exigeait. Elle examina la blessure avec des yeux méticuleux, et la nettoya à l’eau claire de l’outre qu’on lui avait donnée pour se désaltérer. Le vieil homme grimaça, mais s’efforça de rester immobile.
- Comment vous appelez-vous, lui demanda-t-elle pour l’aider à penser à autre chose.
- Brach, ma Dame… Aïe.
- Pardon.
Elle posa l’outre, et observa la plaie. Plus de peur que de mal, mais à son âge, il valait mieux être prudent. Il avait quand même perdu beaucoup de sang. Elle demanda à ses gardes de lui trouver un pansement de fortune, et l’enveloppa autour de la tête du malheureux. Il semblait épuisé, et il s’allongea bientôt.
- Reposez-vous… Vous êtes en sécurité.
Le sourire qu’elle lui renvoya se voulait sincère, mais il décela sans mal les inquiétudes qu’elle s’efforçait de dissimuler. Presque désolée de ne pas réussir à mieux lui mentir, elle se redressa, et poursuivit sa route, à la recherche d’une autre personne requérant son assistance. La présence de Doran à ses côtés lui manquait… Elle aurait aimé pouvoir bénéficier de ses conseils et de son assurance : lui aurait su quoi faire. Il était parti avec Conchobar, l’abandonnant aux bons soins de deux guerriers qui étaient sans nul doute de précieux combattants, mais qui n’avaient pas son esprit d’initiative et sa froide logique.
- Ma dame, fit l’un d’eux. Vous devriez vous reposer vous aussi. Et puis… nous ne sommes pas tranquilles de vous savoir ainsi exposée. Doran a dit que…
- Je sais ce qu’il a dit.
Son ton n’appelait pas la moindre contestation.
- Mais je ne peux pas rester sans rien faire, alors que des gens souffrent. En attendant le retour du Krall et ses instructions, votre devoir est de veiller sur ma sécurité, et mon devoir est de veiller sur ce peuple. Je ne crains rien aux côtés de combattants aussi vaillants : c’est pour cela que vous avez été choisis.
Ils se ragaillardirent en entendant ces paroles, flattés plus facilement qu’elle l’aurait cru. Ils étaient encore jeunes, et l’ennui de devoir suivre une noble dame dans ses pérégrinations venait soudainement d’être balayé par le prestige inhérent à leur mission. Ils escortaient l’épouse de leur Krall. Quel honneur ! Elle leur sourit, pour les rassurer, mais aussi pour se rassurer elle-même.
Son regard se perdit à l’horizon.
Les cavaliers avaient disparu, et elle ne percevait nulle menace galopant dans leur direction. Cela signifiait-il que la paix était revenue sur le Dunland ?
De sombres nuages approchaient depuis l’Est.
Étrange.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
Il était difficile de déterminer combien de temps se passa entre l’arrêt des combats et l’annonce d’une réunion exceptionnelle entre les dirigeants Dunlendings encore présents à l’Assemblée des Rois. Conchobar, qui avait beaucoup contribué à l’effort et à l’isolement d’une partie des cavaliers avait été convié parmi les premiers et directement en personne par Aiden. Il accueillit cette invitation avec modestie, abaissa légèrement sa tête en signe d’acceptation, sa main gauche contre sa ceinture de cuir. Le sang coulait généreusement de son épaule et il commençait à perdre les sensations dans ses doigts. Il accepta une outre d’eau fraîche d’un de ses hommes et s’hydrata en conséquence, mais refusa de gaspiller telle ressource en se faisant une toilette sommaire. Il n’y avait pas le temps pour cela. Le Dunland avait été attaqué sur leurs propres terres et bien qu’il n’ait pas l’autorité de mener ces interrogatoires, il pensait mériter des éléments de réponse. Visiblement, cette attaque surprise avait changé la donne des longs discours tenus ces précédents jours et la mine du Krall des Cornes Ecarlates était sombre. Doran le rejoint sous peu et il l’accueillit sommairement :
- Niamh ? - Sauve. - Bien.
Un échange à l’image des hommes de leur famille, droit au but et sans fioritures. Il lui donna une légère claque sur l’épaule et prirent la suite d’Aiden pour s’éloigner des lieux du combat. Le Krall Conchobar ne se doutait pas alors de l’impact que sa venue en tant que « nouveau » Krall aurait sur ces festivités si importantes pour leur peuple. De recevoir l’invitation avait été un véritable honneur, alors d’être ainsi convié et reconnu pour ses mérites et sa bravoure avait un goût doux-amer dans sa bouche. Il aurait préféré être reconnu différemment que pour le bain de sang qu’ils venaient d’essuyer. Jamais oh combien il aurait imaginé prendre alors épouse, perdre Aoife, se retrouver emmêlé entre des guerres de clans entre celui de Faolan et les Hurleurs de la Tour de Frimas, et encore moins perdre des Cornes lors d’une lutte sanguinaire avec des étrangers de ces terres. Ils prirent place sur des troncs morts entourant les cercles de pierres des combats rituels, désormais vides. Quelque temps passa tandis que les différents Kralls prenaient place, Faolan non loin de Conchobar. Il se pencha quelque peu en avant et entreprit de serrer et desserrer sa main gauche pour faire passer le sang. Un drughu plutôt jeune pour sa profession vint alors à lui :
- Krall Conchobar, permettez-moi de vous apporter des soins pour votre épaule. - Non. - Pardon ? - Mon épouse s’en chargera.
Les Cornes Ecarlates n’était pas un clan des plus puissants et n’avait pas de Drughu parmi eux. Ils étaient encore un clan relativement jeune, trois générations tout de plus et venaient tout juste d’obtenir la reconnaissance de leur statut à travers cette Assemblée. De porter la marque d’une autre personne voulait dire bien plus alors qu’un signe d’appartenance et d’âmes liées. Si la situation l’empêchait alors seulement il aurait accepté la proposition d’un Drughu ou d’un membre externe aux Cornes. On ne révélait pas si aisément ses marques à des inconnus… Doran le regarda en silence, jaugea de sa détermination et se tut. La séance commençait alors par l’intervention du Roi Aiden et on apporta les deux forgoil fortement encordés au milieu du cercle. Le Krall Conchobar reprit son attitude observatrice bien que ses sourcils se froncèrent. Il n’aimait pas la direction que prenait les évènements. Comment des inconnus aient pu traverser leurs terres aussi profondément, comment connaissaient-ils l’emplacement de l’Assemblée des Rois ? Cela faisait bien trop de coïncidences… Ils devaient être venus ici sous les informations de quelqu’un, un des leurs, traitre ? Son regard d’orage passa d’un homme à un autre à la recherche du moindre indice, du moindre geste révélateur, une marque d’angoisse peut-être. Mais… mais il fallait avouer que cette attaque bénéficiait surtout aux belligérants de leur groupe…alors Conchobar insista plus lourdement sur Faolan, Neven, Wulf… Et une fois de plus venir ici en pleine Assemblée était un acte désespéré. Que cherchaient-ils ici ? Et dernièrement…l’avaient-ils trouvé ?
--
Des pas, rapides, esquivant ça et là des tonneaux renversés, des tentures déchirés, des corps…trop de corps. Il voulut fermer les yeux mais il ne le pouvait. On comptait sur lui. Le souffle court il poursuivit donc sa course bien qu’il avait mal à une cheville de se l’être tordue lors de l’affrontement violent qu’il y avait eu lieu une heure auparavant. Une larme roula sur sa joue encore enfantine, venant allonger une trace sanguinolente sur son visage. Une autre marque devra être apposé sur son omoplate, lorsqu’ils seront rentrés. Il serra sa main sur le glaive resté accroché à sa ceinture et poursuivit. Il finit par la trouver un peu plus loin, agenouillée devant une dame, à l’aider à boire de son outre d’eau. Elle était d’une beauté incroyable, cette femme, pensa le jeune garçon encore bien innocent de ces choses. Il la contempla un instant, pour trouver son courage à deux mains, avant de l’apostropher :
- Dame Niamh !
Il la rejoint en boitillant, fit de son mieux pour cacher sa blessure qui enflait dangereusement dans sa bottine de cuir. Il reprit son souffle et attendit qu’elle se relève et l’interroge du regard.
- Belette, ma Dame. Mon nom c’est… Belette
Bafouilla-t-il tandis qu’une légère rougeur apparut sur ses pommettes hautes.
- Le Krall vous demande… il est blessé et refuse qu’un Drughu le touche.
Il la vit blêmir et ses mains s’agitèrent nerveusement :
- Vous inquiétez pas, ma Dame, rien de grave ! Il est solide, notre Krall !
Et un éclat de fierté sincère alluma son regard brun et vint dessiner un sourire rassurant sur son visage. Ils se dirigèrent donc ensemble vers le Cercle de pierres… Conchobar à son approche se leva et lui attrapa le menton d’un geste un peu brusque, l’auscultant de son regard bleu-gris. Il l’observait un moment en silence, son visage, sa chevelure rousse ébouriffée et cette robe toute neuve et dans un état malheureux. Il voulut s’excuser. S’excuser de ne pas avoir été là pour la protéger, pour la mettre à l’abri de ce sinistre spectacle. Il ne pouvait cependant rester absent trop longtemps des débats… De l’appeler avait une autre raison… Avant même qu’elle ne devienne sa femme il l’avait vu à l’Assemblée au premier jour, son port de tête altier, sa farouche curiosité pour les échanges entre Kralls, assise à côtés de Dairine.
- Vous n’avez rien ?
Sa main se fit plus douce tandis qu’elle glissa sur sa nuque et ses épaules fines. Il lui murmura alors :
- Ecoutez. Apprenez.
Et il reprit place autour du cercle, fit en sorte que les hommes réunis oublient la présence de sa jeune épouse tandis qu’un Drughu la guidait dans les soins.
Lorsque Niamh pénétra dans le cercle où se trouvaient réunis les principaux Kralls du Dunland, les regards qui se posèrent sur elle ne s’attardèrent qu’un bref instant sur sa silhouette. La gravité de la situation ne permettait pas de s’arrêter sur de menus détails, tels que la présence d’une femme à un conseil aussi important. La princesse des Malkorkara s’inclina légèrement, avant de s’approcher de Conchobar en suivant les conseils de Belette, ce jeune garçon envoyé pour la retrouver. Elle n’avait pas pu lui cacher sa surprise en le voyant débouler ainsi, haletant et tout tremblant, comme s’il avait été au bout de ses forces pour lui délivrer ce message.
Un ordre de son mari de la rejoindre immédiatement.
Elle n’avait pas pu s’y soustraire, naturellement, et les hommes chargés de l’escorter ne l’auraient de toute façon pas laissée continuer son entreprise alors que le Krall l’attendait. Elle avait pris congé de la matriarche à laquelle elle prêtait assistance, s’efforçant de l’aider à se désaltérer alors qu’elle avait vraisemblablement une vilaine contusion au côté, qui lui rendait chaque mouvement difficile.
- Gardez cette outre, et buvez régulièrement, avait-elle soufflé sur un ton qu’elle avait voulu rassurant. Ne vous en faites pas, quelqu’un viendra bientôt pour prendre soin de vous…
Elle espérait que c’était bel et bien le cas.
Les Dunlendings avaient tellement été pris au dépourvu que nul ne savait où donner de la tête. Les guerriers avaient gagné les hauteurs pour essayer de voir approcher d’éventuels assaillants, et tout le monde craignait l’arrivée d’une « seconde vague ». La garde rassemblée en position défensive autour du lieu de rassemblement des Kralls, à ce titre, était impressionnante. Si les Rohirrim avaient voulu frapper fort leurs ennemis occidentaux, ils avaient l’opportunité de décapiter les principaux chefs dunlendings d’un seul et même coup.
C’était ce à quoi les débats avaient trait, quand Niamh se présenta aux côtés de Conchobar. Elle fit une révérence légère et polie, avant de lui glisser une main sur l’épaule pour lui affirmer son soutien. En l’espèce, elle n’était pas invitée à parler, et elle ne se risquerait pas à jeter l’opprobre sur son époux ou sa famille en se faisant remarquer inutilement. De toute évidence, elle avait été admise ici pour une tâche unique, et elle l’accomplirait de son mieux, même si ses mains n’étaient guère habituées à réparer de telles blessures…
Conchobar, s’arrachant un instant à la discussion farouche entre les partisans du repli et les partisans de la consolidation des défenses, s’avança vers elle, la dominant de toute sa taille. Elle se figea brièvement, incertaine, lorsqu’il posa sa main sur elle avec cette brusque douceur qui le caractérisait si bien. Comme s’il avait voulu reproduire un geste tendre, qu’il avait pu voir ailleurs, sans l’avoir suffisamment pratiqué pour le maîtriser tout à fait. Son corps immense et musculeux ne semblait pas taillé pour exprimer par le geste la délicatesse des intentions qu’il dissimulait au creux de sa poitrine.
Il s’enquit de son état.
Elle secoua la tête négativement, avec un sourire pincé qu’elle s’efforça de rendre chaleureux. Hélas, elle avait vu trop de violence pour y parvenir, et ne réussit qu’à révéler les fêlures de son âme pacifiste. Son allure à elle seule témoignait du choc physique et mental qu’elle avait subi. Elle avait réussi à remettre un peu d’ordre dans sa chevelure jadis impeccable, mais son apparence – ô combien importante aux yeux des Kralls qui l’entouraient – en disait long sur ce qu’elle avait traversé.
Et ce qu’elle traverserait encore, à en juger par la teneur de la conversation entre les chefs de son peuple.
Son mari lui avait intimé d’écouter, et d’apprendre. Docile face à ce public prestigieux, elle s’exécuta avec diligence, tendant l’oreille pour percevoir ce que les Kralls disaient, et laissant le Drughu à ses côtés guider ses mains pour essayer de recoudre la plaie qu’une lame hostile avait ouverte dans l’épaule de son époux. Elle pressa les mains comme il le lui indiqua, et passa un linge humide pour nettoyer le sang séché qui s’était répandu sous la chemise de Conchobar, afin de dégager son champ de vision. Les marques inscrites dans la chair du Krall, qui n’avaient aucun sens aux yeux de la profane qu’était Niamh, apparaissaient plus nombreuses et plus complexes à mesure qu’elle nettoyait cette peau contre laquelle elle avait dormi la veille au soir.
- Tenez fermement l’aiguille, lui fit le Drughu. Elle risque de glisser.
Elle s’exécuta avec un hochement de tête concentré, et pinça la chair pour rapprocher les deux rives séparées par un océan vermillon. Puis, non sans avoir jeté un regard désolé à son mari qui observait les débats avec attention, elle enfonça la tige de métal. La chair était étonnamment souple sous ses doigts, mais il lui fallut tout de même presser pour traverser de l’autre côté, et créer ce curieux lacet qui viendrait fermer le souvenir de cette sinistre rencontre. Sous sa main, elle sentait le corps du Krall se tendre légèrement à chaque nouveau passage, mais c’était bien le seul signe qui trahissait une quelconque douleur, car il demeurait parfaitement impassible par ailleurs.
Peut-être une manière de renvoyer l’image de chef de guerre inflexible qui impressionnerait les autres rois.
A moins qu’il ne fût accaparé par l’interrogatoire brutal auquel étaient soumis les deux captifs, rescapés de cette matinée infernale. On avait affecté deux cogneurs particulièrement zélés, qui savaient y faire pour extirper la vérité des bouches closes et des âmes rebelles. Le soleil était haut dans le ciel, ce qui laissait encore du temps. Les Krall attendaient tous des confessions avant la nuit tombée, pour pouvoir éventuellement prendre des mesures supplémentaires, et ils avaient confié le soin de faire parler leurs ennemis à leurs meilleurs hommes. Il ne fallut qu’une dizaine de minutes pour arracher les premières suppliques.
- Nous ne sommes que des marchands ! Cria l’un. Pitié !
Quelques grognements mécontents lui répondirent. Son accent n’était pas celui du Rohan, mais cela ne signifiait pas qu’il n’était pas de mèche avec les Forgoil. Celle qui les menait avait les cheveux très blonds, et il n’en fallait guère plus pour susciter la méfiance des Dunlendings vis-à-vis de leurs puissants voisins. Les deux hommes essayèrent de se retrancher derrière cette défense commode, selon laquelle ils étaient venus pour commercer, et qu’ils avaient été trahis par des gens du pays de Dun, ce qui avait précipité leur fuite. Les Kralls rassemblés là ne cachèrent pas leur déplaisir, tandis qu’ils discutaient pour savoir quelle question poser. En attendant, les coups se firent plus violents encore.
- Qui vous a envoyé ? Demanda Aiden d’une voix grave. Pourquoi cette attaque soudaine ?
- Je ne sais pas de quoi vous parlez… Personne ne nous a envoyé : nous étions simplement là pour vendre nos marchandises, c’est tout…
Niamh détourna le regard alors que les Kralls perdaient patience. L’un d’entre eux, une brute hirsute originaire des Basses-Terres, avait amené un marteau qu’il écrasa sur le genou du cavalier. Un cri déchirant, accompagné d’un craquement à faire froid dans le dos, résonnèrent dans les collines.
- Et cette femme blonde ? Fit Faolan à son tour. Il paraît que vous lui obéissiez…
Les deux hommes prisonniers échangèrent un regard éperdu. De toute évidence, personne ne viendrait les sauver, et ils n’avaient aucune raison de garder des secrets :
- Elle se fait appeler Maw… Maw Tallenbär. Mais je n’en sais pas plus à son sujet. Je ne sais même pas si c’est son vrai nom… Elle a dit être marchande de chevaux, et vouloir parler à un certain Wulf. C’est tout ce que je sais.
Il y eut quelques murmures dans l’assistance. Une agitation fébrile s’empara des Kralls. Il fallait dire que tous n’aimaient pas Wulf, et encore moins sa proximité dérangeante avec la culture du Rohan. Niamh, qui avait écouté et appris, profita du brouhaha pour se pencher vers l’oreille de Conchobar, et lui souffler :
- Ce n’est pas le seul Krall à qui elle est venue parler.
Elle fit un signe léger du menton en direction d’un homme qui restait bien silencieux, les bras croisés et la mine renfrognée, regardant de droite et de gauche comme s’il craignait que l’attention se portât subitement sur lui.
Hurnax.
Krall des Hurleurs de la Tour des Frimas.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 283 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
Qu’elle était fière et honorable, cette veuve et désormais jeune épouse qui lui faisait face qui, affrontant en silence ses observations voulu le rassurer. Elle semblait indemne, oui, en tout cas physiquement. Mais était-ce un léger tremblement qu’il percevait désormais sur sa mâchoire, dans ses mains si pâles, si froides ? Dans ce regard qui fuyait légèrement. Il fronça les sourcils... Peut-être n’aurait-il pas du l’appeler à se joindre à lui pour ces débats si importants ? Il ignorait encore comment proprement se comporter avec une épouse et ne faisait, au final, que lui imposer sa propre vision du rôle qu’il voyait en tant que Régnante des Cornes Ecarlates à ses côtés. Il s’en voulut brièvement, mais malheureusement la situation actuelle de leur peuple était trop critique pour pouvoir s’y attarder. Plus tard, plus tard se promit-il… alors il lui offrirait ses bras qu’il lui avait promis en mariage si elle le désirait. Un refuge dans les tempêtes à venir. Sa main calleuse vint caresser quelque peu maladroitement cette chevelure automnale avant de retourner prendre place autour du cercle des Kralls de l’Enedwaith.
Il sentit bientôt les mains de son épouse sur son épaule, la fraîcheur de sa peau apportant un repos bref et bienvenu avant la morsure de l’aiguille. Elle passa d’abord un linge humide pour libérer l’entaille du sang qui avait séché, mêlé à celui qui continuait de couler paresseusement de la plaie. Conchobar entendit les instructions du Drughu dans un murmure seulement, ne voulant perturber la teneur des échanges entre les dirigeants et le Krall redirigea son attention vers l’interrogatoire, bien qu’il ne pût s’empêcher de légers écarts de par le toucher de Niamh sur sa peau meurtrie. Un souffle, discret, qu’il relâcha d’entre ses lèvres pour accueillir la douleur avec sérénité. Il la sentit se répandre dans son omoplate à mesure que le fil passait dans sa chair malgré qu’elle fît preuve d’une douceur remarquable.
Les deux hommes interrogés semblaient parler leur langue, au moins cela facilitait-il leurs procédés. Conchobar ne parlait que très peu le forgoil et sa compréhension était approximative, pour faute d’usage. Une compétence qu’il n’avait pas particulièrement à cœur de développer dans sa vie bien que cette décision risquât d’être prise pour lui dans les heures suivantes. A leur défense il se permit dans un grognement :
- Marchandises ? Quelle marchandise avez-vous amené ? Vos armes, vos chevaux ? Pensiez-vous repartir à pied ?
Il se redressa sur son assise et croisa ses bras sur son torse tandis que son regard se chargea d’orage, miroir de sa voix rocailleuse. En vue de la gravité de la situation et du fait que les ennemis soient des étrangers, il ne pouvait demander réparation pour la perte de ses Cornes tuées au combat mais il ne pouvait plus se contenter de demeurer silencieux alors que la vie du reste de son Clan penchait dans la balance. Il ne broncha pas tandis que l’arme éclata en un claquement écœurant la rotule du captif dont le cri résonna comme un présage au milieu du cercle dans lequel s’ensuivit un bref silence, avant que les questions à nouveau n’affluent. La ligne de défense de ces envahisseurs ne tenait pas la route. Ces terres étaient sacrées pour plus d’une raison et la présence de nombreux dirigeants de leur peuple en un même lieu rendait la teneur de l’Assemblée confidentielle, une question de sécurité. Rares étaient les étrangers « bienvenus » lors de ces festivités et il aurait été impensable qu’ils soient conviés sans l’accord du Roi Aiden.
- De quelle région venez-vous si vous n’êtes pas forgoil ?
Il entendit le reste des informations avec intérêt, ne faisant que confirmer son premier soupçon… invités ici par Wulf, partisan de la guerre n’est-ce pas ? Conchobar se demandait bien comment il avait persuadé un groupe d’étrangers à s’aventurer ici. Trahis, qu’ils disaient ? Il manquait un élément… Il sentit la main de Niamh sur son épaule, une légère pression qui détourna son intention brièvement pour se concentrer sur son épouse. Une autre pièce vint alors s’ajouter à l’énigme tandis que son regard passait brièvement sur le Krall des Hurleurs de la Tour des Frimas qui avait perdu de sa superbe depuis le Duel dans le Cercle de Pierres Rituels contre Eoin du clan de Faolan. Il passa sa main sur la sienne en douceur pour la remercier de cette information et sentant la tension monter dans les rangs des Dunlendings, pris la parole sur un ton mesuré :
- Ne soyons pas hâtifs à blâmer l’un de nos semblables. Nous ne sommes qu’au début de cet échange. Le temps viendra pour lever le voile sur cette attaque qui, trahison ou pas, représente une menace pour notre peuple.
Le Krall Conchobar se leva avec lenteur, une épaule encore dévêtue mais fraichement recousue.
- Je fais confiance en la sagesse de nos Anciens et demande le soutien des Drughu pour délier les langues et soustraire les mensonges aux oreilles des Esprits.
Cela demandait bien entendu un peu plus de temps afin d’apporter les concoctions nécessaires et procéder aux rituels. De la patience… en avaient-ils, ces Kralls qui se laissaient désormais envahir par la peur et les suspicions ? Il se permit une dernière intervention, levant légèrement les mains en signe d’apaisement :
- Vous êtes les meneurs de vos clans, votre coopération et sens de discernement sont les clés pour la préservation des nôtres. Alors seulement les vaillants tombés en ce jour au combat pourront trouver le repos qu’ils méritent.