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Sujet: L'heure des renoncements
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 16 Mar 2024 - 11:47

La devineresse sécha ses larmes, en s’installant lourdement sur son lit à baldaquins. Les draps de soie, d’une douceur incomparable, l’enveloppèrent toute entière dans un cocon délicat qui lui donna tout le loisir de réfléchir à la conversation qui venait de se produire. Les Bakhshidan, toujours aussi impassibles, ne semblaient pas avoir décelé quelque chose d’étonnant dans la conversation à laquelle ils avaient assistée, mais il était toujours difficile de savoir ce que pensaient ces hommes métalliques dont les émotions étaient cachées au reste des mortels.

La jeune femme soupira.

Sa situation au Temple lui pesait de plus en plus, mais sa récente conversation lui donnait le sentiment qu’une nouvelle porte venait de s’ouvrir, apportant un nouveau vent de fraîcheur à l’intérieur de sa prison. Un sourire fleurit sur ses lèvres. L’histoire était désormais en marche, et elle avait contribué à l’emmener dans la meilleure direction, même si rien n’était jamais certain avec l’avenir.

Quelques coups furent frappés à la porte qui se trouvait à l’opposé du boudoir où elle avait reçu son étrange invité.

++ Entrez ! ++

Deux gardes firent leur apparition, dans une tenue moins impressionnante que la nouvelle légion de Jawaharlal. Ils n’en étaient pas moins dangereux pour autant, bien au contraire. Kryv les salua élégamment, en leur demandant la raison de leur venue. Ils répondirent en Westron :

- Le Grand Prêtre vous a fait quérir… immédiatement.

- Puis-je au moins passer une tenue plus adaptée ?

Le premier soldat lui fit signe que non, et s’approcha d’elle pour l’enjoindre à le suivre. C’était bien la première fois qu’elle était convoquée de manière aussi cavalière, et la devineresse s’interrogea sur les raisons d’une telle précipitation de la part du maître des lieux. Elle fronça les sourcils, et dissimula soigneusement dans un pan de sa tunique la lettre qu’elle venait de rédiger pour les amis « timides et rêveurs » de son récent hôte.

- Je vous suis. Après vous.

- Non. Après vous, devineresse.

Elle jeta un regard sibyllin à cet homme qui semblait prendre un malin plaisir à lui tenir tête. Quelque chose lui semblait différent, aujourd’hui.


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Huru était muré dans un silence renfrogné depuis la veille au soir, et il n’adressa qu’un vague salut de la tête à Eodwaeld, qui ne semblait pas de meilleure humeur. Sa dernière dispute avec le Rohirrim était encore fraîche dans leurs têtes, et semblait avoir fissuré l’unité des esclaves, qui doutaient désormais de leurs chances de succès et qui hésitaient quant à la marche à suivre. Fall, la plus jeune du groupe, souffrait de cette ambiance délétère, et elle décida de faire un pas vers chacun des deux hommes en espérant qu’ils parviendraient à se réconcilier.

Le fils de Kayemba la regarda parler à Eodwaeld pendant un long moment. Il n’entendait pas la teneur de leur échange, mais il pouvait lire beaucoup de choses dans le langage corporel des deux esclaves. Elle, plus ouverte, plus détendue, essayait d’apaiser les choses ; lui, tendu, avait encore du mal à laisser retomber la colère qui bouillonnait derrière ses yeux sombres.

Le jour fatidique approchait.

Leurs nerfs étaient mis à rude épreuve.

Fall finit par se lever, posant une main affectueuse sur l’épaule de l’Ancien, avant de se lever et de venir vers Huru qui s’écarta pour lui faire une place sur le banc où il était installé.

++ Ça va ? ++

++ Non. ++ Répondit-il, sombre. ++ Non, ça ne va pas. ++

Elle lui passa une main dans le dos.

++ Je sais, je sais… Mais il ne pensait pas à mal quand il a dit tout ça. Tu sais comment sont les gens de l’Ouest… Leurs paroles dépassent souvent leur pensée. ++

++ Ce n’est pas ça que je lui reproche… ++

Huru se mentait légèrement à lui-même. Il ne pouvait totalement nier, en son for intérieur, que les propos de l’Ancien avaient touché une corde sensible en lui. Ce dernier l’avait accusé de ne pas être à la hauteur de la mémoire de son père, en manquant de courage et de résolution alors que la Cérémonie sanglante prévue par Jawaharlal approchait. De telles paroles, alors que son père venait de quitter ce monde, ne pouvaient que meurtrir une âme encore jeune et fragile. En vérité, Huru se sentait comme un imposteur essayant d’endosser une tunique trop large pour lui. Eodwaeld, qui avait une longue expérience en ce monde, lui renvoyait en permanence ce qu’il n’était pas… et qu’il ne serait peut-être jamais.

++ Il a le droit de dire ce qu’il veut, Fall. Ce que je lui reproche, c’est de vouloir foncer tête baissée dans la gueule du loup, sans réfléchir aux conséquences… S’il pense qu’on peut simplement débarquer à Sharaman, et fondre sur Jawaharlal… Tu sais très bien que si c’était aussi simple, d’autres que nous auraient déjà essayé et réussi. ++

++ Je sais… Mais la lettre que nous avons reçue… La lettre de ton ami… Elle est encourageante, non ? C’est la lettre que tu attendais, Huru. La lettre qui nous donne enfin les informations dont nous avons besoin… ++

Il secoua la tête :

++ Non… Tu ne comprends pas… C’est une lettre codée, qui pourrait tout aussi bien être un piège. Elle ne nous dit rien du tout de la situation à l’intérieur du Temple, du nombre de gardes, et de la résistance que nous aurons à affronter. La situation est fébrile à Albyor, tu sais comme moi que les gardes sont nerveux, qu’on raconte des choses étonnantes en ville, des étrangers venus de loin, des hommes mystérieux qui convergent tous vers le Temple… Nous ne pouvons pas agir sans avoir plus d’informations. ++

++ Tu veux savoir la situation à l’intérieur du Temple ? Nos frères se font massacrer par centaines, les gardes seront de toute façon trop nombreux pour nous, et nous aurons à nous frayer un chemin sanglant jusqu’au Grand Prêtre. Voilà la situation, Huru. L’Ancien a peut-être raison sur un point : nous ne pouvons pas hésiter au moment où nous avons enfin un avantage face à Jawaharlal. Nous savons où il se trouvera, et nous avons quatre jours pour réfléchir à comment nous infiltrer là-bas. L’un de nous le tuera, et si Melkor le permet, ce sera ma lame qui plongera dans les entrailles du vieux décrépit… Le reste, nous l’improviserons le moment venu. Il nous suffit d’une seule opportunité, Huru, et nous perdons un temps précieux à tergiverser, alors que nous pourrions concentrer nos efforts à réfléchir à un moyen d’atteindre notre cible. ++

Elle soupira. Fall avait toujours été une femme déterminée, même avant que les circonstances de son existence ne changeassent radicalement quand elle était devenue esclave. Cependant, aujourd’hui, elle semblait animée d’une foi indéfectible que rien ne semblait pouvoir tempérer. En la regardant, Huru sut qu’il serait seul face à ses compagnons, et que son autorité sur le groupe ne tenait à rien d’autre qu’au nom de son père et à l’aura que ce dernier projetait encore sur les esclaves d’Albyor. Sans cela, ils auraient sans doute déjà confié le commandement à Eodwaeld. Frustré de cette situation, il garda le silence un instant, et Fall reprit un ton plus bas :

++ Huru… S’il-te-plaît… Nous avons besoin de toi. Nous n’y arriverons pas si tu n’es pas là pour nous guider. L’Ancien lui-même le sait, et il te respecte malgré tout ce qu’il a pu dire. Il sait que tu es celui qui peut nous guider à la victoire… à condition de ne pas t’en détourner toi-même. Nous sommes libres de choisir notre destination, mais il nous faut un guide pour tracer un chemin à travers les ombres. ++

Ils restèrent un moment silencieux, absorbés dans leurs pensées, avant que Huru ne prît le parti de se lever. Il posa une main affectueuse sur les cheveux de Fall en lui murmurant des remerciements sincères. Puis, d’un pas décidé, il rejoignit Eodwaeld et se planta devant lui. Leurs regards se croisèrent avec la même violence que deux lames s’entrechoquant, chacun jaugeant la force de caractère de l’autre. Huru rompit enfin le silence :

++ Nous ne pouvons pas rester sans rien faire, l’Ancien. Tu as raison. Trop de pièces sont déjà en mouvement. Pardonne-moi d’avoir douté. ++

++ Ce n’est rien, Huru… ++ Répondit Eodwaeld, visiblement surpris. ++ Moi aussi, je tiens à m’excuser. Je crois que nous sommes tous sur les nerfs, mais Fall a pris soin de me rappeler l’évidence : nous sommes tous dans le même camp. Quel est ton plan ? ++

La hache de guerre enterrée, les deux hommes s’assirent côte à côte :

++ Commençons par rassembler tous les éléments dont nous disposons au sujet du Grand Prêtre, du Temple, et des accès supérieurs. Sharaman n’a pas été conçu comme une forteresse : il y a forcément un moyen pour l’atteindre. Forcément. ++


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Aménager la grande alcôve, puis lustrer les marches du Temple, installer les décorations, l’estrade magistrale sur laquelle prendraient place les sacrifiés, et de fond en comble la salle des sacrifices. Ensuite, porter les repas des membres de l’Ogdâr qui étaient venus en masse pour assister à la Cérémonie sanglante, patienter le temps qu’ils terminent, puis débarrasser leurs plats, les porter aux cuisines, donner de l’aide aux équipes là-bas pour le nettoyage. Après cela, reprendre le travail, et participer au transport des corps… On avait appris à Nomi que trois condamnés n’avaient pas supporté la perspective de leur massacre, et avaient préféré se donner la mort dans leur cellule. Malheureusement, on avait retrouvé leurs corps après plusieurs heures, et le processus de décomposition avancé les rendait pratiquement inutiles. Son équipe devait les mener vers les jardins, où ils serviraient d’engrais pour les fruits et les légumes que l’on faisait pousser à destination des élites du Temple de Sharaman.

Le cycle de la vie.

Nomi quant à elle s’efforçait de se remémorer tout ce qu’ils avaient à accomplir aujourd’hui dans le bon ordre. La longue liste de tâches était complexe, mais elle avait une bonne mémoire, et son efficacité faisait d’elle une cheffe d’équipe toute indiquée pour conduire sa petite troupe vers les différents points où ils étaient réclamés. Ordinairement, ils travaillaient moins et dans moins d’endroits différents, mais l’effervescence palpable depuis l’annonce de la grande cérémonie avait conduit à une démultiplication des tâches. Ils terminaient chaque journée sur les rotules, ce qui permettait à la fois de lutter contre toutes les velléités rebelles, et de repérer très vite quels esclaves un peu fragiles pouvaient changer de statut, et être ajoutés à la longue liste des sacrifiés.

Malgré l’épuisement qui les gagnait, toutes les âmes damnées du Temple s’efforçaient de rester solidaires et de se montrer zélés à la tâche, car la simple dénonciation d’un garde pouvait les conduire à l’échafaud.

Le contrôle des hommes de Jawaharlal était également plus étroit que d’habitude, ils percevaient davantage les regards acérés des hommes en armes qui circulaient plus nombreux et plus fréquemment. Ils sentaient que la moindre erreur ferait l’objet d’une sanction, et que la moindre tentative séditieuse se solderait pas un véritable carnage. Learamn n’était pas là depuis longtemps, mais il n’avait jamais senti les esclaves aussi terrifiés. Nomi elle-même ne pouvait comparer la situation actuelle qu’avec les années sombres de Shuresh, quand la répression avait coûté la vie à des milliers d’esclaves… Depuis lors, ils avaient doucement relevé la tête, inspirés par la récente évasion spectaculaire qui avait secoué la cité… Mais aujourd’hui, l’emprise du Grand Prêtre s’était refermée sur leurs espoirs, et ils suffoquaient presque littéralement sous le poids des travaux forcés et des châtiments.

De folles rumeurs circulaient également. Un groupe de prisonniers spéciaux, enfermés dans une aile secrète du Temple, à laquelle personne n’avait accès sinon quelques prêtres de l’Ogdâr triés sur le volet. Les esclaves pouvaient seulement déposer les repas à l’entrée, et n’avaient jamais eu la possibilité de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Toutes ces considérations troublaient Nomi plus qu’elle n’osait l’avouer, et ce fut la raison pour laquelle elle sursauta légèrement lorsque le Lossoth lui adressa la parole.

Elle ne parlait à peine assez le Commun pour le comprendre, et il dut faire des efforts importants pour lui transmettre des informations simples. Les mots se mélangeaient dans son esprit, et les sonorités proches lui donnaient l’impression d’un charabia à peine discernable.

- Présonner ? Présonnier ?

Elle n’était pas sûre d’avoir compris. Le Lossoth fut contraint de mimer légèrement, et elle crut comprendre à quoi il faisait référence.

- Oui, présonnier dans la Temple. Oui. Ici.

Elle ne savait pas où il voulait en venir. Etait-il préoccupé à l’idée de devenir lui-même un prisonnier et d’être sacrifié ? Se souciait-il des rumeurs des prisonniers qu’on enfermait actuellement dans cette aile privée ? S’agissait-il d’autre chose ? De toute évidence, la question semblait avoir une grande importance pour son compagnon, et ce fut la raison pour laquelle elle choisit de ne pas simplement le laisser avec ses interrogations. Elle lisait dans son regard un souci réel, un trouble comme elle en voyait assez peu à Sharaman… Cet homme était inquiet d’autre chose que de sa propre existence.

- Rohan… Oui… Seigneur de Cheveux. Non ? Chevaux, oui. Présonnier de Rohan, c’est ça ?

Lentement, mais sûrement, ils parvenaient à communiquer. Elle comprit que la question portait sur un prisonnier Rohirrim, mais elle ne savait trop comment répondre. Elle essaya tout de même.

- Aujourd’hui, avoir présonnier à Sharaman… Mais pas connaître. Non. Hier… Elle fit un geste de la main, qui indiquait un passé bien plus lointain. Hier, autre présonnier de Rohan. Beaucoup des paroles…

Elle fit un signe vague de la main, comme le vent se répandant à travers les plaines… ou une rumeur dans les couloirs du Temple. Elle n’était pas certaine que le Lossoth comprenait, mais elle ne pouvait guère faire mieux.

- Je pas voir Uruk… Non… Mais paroles, oui. Raconter… Hm… On raconte Uruk libre humain. Hm… Libérer humain de Rohan. Oui. Uruk, libérer humain de Rohan. Mais paroles, paroles…

Elle haussa les épaules. Son interlocuteur semblait suspendu à ses lèvres, l’incitant à continuer :

- Je pas voir présonnier de Rohan. Je pas connaître. Mais… Hm… Hm… Paroles encore paroles : être présonnier de Jawaharlal. Pas être…

Elle ne connaissait pas le mot pour « esclave », et elle se résolut à désigner ceux qui se trouvaient autour d’elle.

- Homme de Rohan… douleur. Beaucoup douleur. Beaucoup cris. Paroles, paroles, dire… Hm… Hm… Jawaharlal vouloir information… Oui, information. Vouloir connaître… Hm… secret… Hm… Sahira.

Nomi avait tenté sa chance en rhûnien, incapable de prononcer le mot en westron. C’était un des termes dont Learamn avait connaissance, puisqu’il l’avait utilisé lui-même auprès des gardes. Ce mot assez générique pouvait se traduire par « enchanteresse » ou « magicienne », et de toute évidence il ne désignait qu’une seule personne à l’intérieur du Temple de Sharaman. Cependant, l’esclave ne parvenait pas à lui expliquer clairement ce qu’elle avait appris. De toute évidence, il s’était passé quelque chose entre le Grand Prêtre, Learamn et la devineresse, mais il en ignorait la nature… et Nomi elle-même ne semblait pas en connaître les détails. Seulement les « paroles » rapportées, et peut-être déformées.

Elle sembla cependant réagir davantage en voyant la petite clé que lui montra le Lossoth, sans cacher son étonnement.

Cela faisait longtemps que Nomi se trouvait dans le Temple, et elle n’avait jamais vu un esclave en possession d’une clé. C’était un objet à la fois rare et symbolique, puisqu’il permettait d’accéder à un endroit normalement inaccessible : tout l’inverse de ce qu’offrait le statut d’esclave, ces derniers ne pouvant se rendre que là où on le leur commandait. Toutefois, Nomi avait déjà vu de nombreuses clés : entre celles qui ouvraient les cellules et celles qui protégeaient les réserves de nourriture, elle savait visuellement à quoi elles ressemblaient. De gros objets métalliques, du fer généralement, qui n’avaient ni la finesse ni la délicatesse ni la couleur dorée de celle que tenait le Lossoth. La question que lui posa celui-ci était évidente, et prolongeait le questionnement qui venait de fleurir dans la tête de la cheffe d’équipe.

- Je pas connaître ce clé. Mais, clé important. Tu voir détail. Tu voir couleur… Ouvrir chose important. Pas être grande… Elle mima une serrure. Mais porte important… Trésor ? Secret ? Je pas savoir, mais attention… Personne savoir… Avoir ça, être interdit.

Elle adressa un sourire compatissant à Learamn. Elle avait depuis longtemps deviné qu’il n’était pas exactement comme les autres esclaves, et elle avait entendu parler de son escapade nocturne. Le voir revenir avec une clé ne pouvait pas être une coïncidence, et s’il manigançait quelque chose, elle préférait l’aider de son mieux sans se compromettre. Quelques conseils innocents, qui n’engageaient pas sa responsabilité et encore moins celle des hommes sous sa responsabilité. C’était ce qui faisait d’elle un être humain, et non une bête au service de Melkor… Toutefois, elle craignait que les audaces du Lossoth ne conduisissent à une fin bien sombre.

Toute la journée durant, elle se demanda si elle avait bien fait de donner son aide à cet inconnu.

La mort rôdait de toute évidence dans son sillage.

Restait à savoir qui elle emporterait.


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Les quatre jours menant à la Cérémonie sanglante furent à la fois fébriles et monotones pour les esclaves du Temple, assignés à des tâches éreintantes et pénibles, qui les abrutissaient. Leurs corps étaient soumis à rude épreuve, de même que leurs esprits, conscients que quelque chose bouillonnait dans les entrailles de Sharaman. Était-ce Melkor lui-même qui se réjouissait du sang bientôt versé ? Ou bien seulement l’inquiétude des milliers d’âmes qui se trouvaient enfermées là, sans connaître la fin d’une histoire qu’ils savaient en train de s’écrire.

La grande salle des sacrifices était fin prête.

Les immenses tentures rouge et noir figurant des symboles cryptiques complexes avaient été soigneusement dressées, et habillaient les murs latéraux, agitées légèrement par un vent surnaturel provenant des entrailles de la terre. Les statues du Dieu Sombre, qui encadraient les visiteurs, jetaient un regard sévère autour d’elles. On aurait dit qu’elles percevaient sans mal les intentions des uns et des autres, et tous ceux qui levaient les yeux vers ces visages de pierre ne pouvaient s’empêcher de trembler dans leurs chausses et de détaler comme des insectes face à la puissance du Vala.

Learamn lui-même commençait à prendre conscience de la mesure des actes qu’il entendait commettre.

Il affrontait non seulement une armée de fanatiques, mais également un dieu, et indirectement tous ceux qui croyaient en lui. Même les ennemis de Jawaharlal croyaient dur comme fer dans la puissance de Melkor, et il n’était pas facile d’imaginer quelle serait la réaction de la population d’Albyor s’ils réussissaient leur mission. Échouer était peut-être plus facile, finalement. Le Rohirrim s’installa pour entamer sa dernière nuit de quiétude, la dernière nuit avant une bataille qu’il livrerait avec un désavantage considérable… Jamais il n’avait été autant écrasé par la puissance de ses ennemis : pas même contre les sédéistes de l’Ordre retranchés à Pelargir, où il avait fait face à la mort avec des compagnons de valeur. Pas même contre Sellig, où il avait chevauché en compagnie d’Iran. Son sentiment d’absolue solitude à l’intérieur de ces murs était soigneusement entretenu par le Grand Prêtre, qui cherchait à briser l’individu en lui donnant l’illusion de n’être qu’un infime grain de poussière face à la puissance d’une armée divine.

Aujourd’hui, cette armée avait un nom et un uniforme.

Cette armée avait des effectifs considérables, et menaçait de prendre le contrôle de la cité d’Albyor.

Et ensuite ?

Et ensuite…

Learamn fut brusquement réveillé par Nomi, qui le secouait énergiquement par le bras. Son regard était effrayé : c’était la première fois qu’elle affichait une telle émotion.

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- Partir, tu partir, vite, vite !

Elle ne parvenait pas à s’expliquer clairement, mais elle poussa tout de même Learamn à quitter sa couchette et à s’habiller rapidement. Il faisait nuit à cette heure-ci dans le Temple, mais de toute évidence le matin approchait car le ciel avait pris une teinte indigo qui annonçait le retour prochain du soleil.

- Hommes venir pour toi. Venir arrêter toi. Et…

Nomi n’eut pas besoin d’en dire davantage. Ils avaient transporté assez de corps tous les deux pour savoir quelles seraient les conséquences d’une arrestation ici, au sein du Temple. Une condamnation à mort par le tribunal de l’Ogdâr, qui serait prononcée publiquement et exécutée dans la seconde par un prêtre zélé qui lui trancherait la gorge devant une foule en délire.

Non. Il ne pouvait pas être pris. Pas maintenant.

- Tu partir, pitié…

Elle se mit à réfléchir rapidement. A cette heure, les premiers visiteurs s’étaient déjà rassemblés auprès du Temple pour obtenir les meilleures places. Il ne pourrait pas affronter la marée humaine qui allait s’engouffrer dans la grande salle pour assister au funeste spectacle. Il ne pourrait pas non plus échapper aux gardes qui se rapprochaient et qui allaient probablement vérifier toutes les issues. Cependant, la jeune femme eut une idée. Jawaharlal tenait à ce que la cérémonie se passât à la perfection, et il ne pouvait pas entamer une chasse à l’homme en plein cœur de son moment de gloire, sans afficher aux yeux de tous sa propre faiblesse et son manque de maîtrise.

Tout reposait sur le maintien des apparences, et sur l’image de toute-puissance qu’il renvoyait.

- Tu cacher. Pas ici, ils trouver toi. Non… Tu cacher entre… esclaves…

Elle avait appris le mot quelques jours plus tôt, auprès du Lossoth dont elle essayait aujourd’hui de sauver la vie. Ils partagèrent un bref sourire dans la tourmente :

- Tu cacher… Hm… Autre… Elle fit un geste des deux mains qui désignait le dortoir où ils se trouvaient. Deux à gauche… esclaves de hommes de Jawaharlal… Tu cacher bien…

Learamn les connaissait bien pour les avoir croisés plusieurs fois. Ces esclaves avaient la lourde tâche de veiller aux besoins des zélotes, les fanatiques les plus radicaux qui chantaient et dansaient pour le retour de Melkor. Il était certain que leur proximité pouvait être dérangeante, mais ils seraient tellement concentrés sur la cérémonie que nul ne prêterait attention à lui, et les gardes n’auraient pas forcément l’œil tourné vers ces individus certes agités, mais entièrement dévoués à la cause de Jawaharlal. Nomi poursuivit :

- Tu cacher aussi… Cinq à droite… esclaves de hommes d’Albyor… Grands hommes…

La seconde option était au moins intéressante que la première : la bonne société d’Albyor se rendrait massivement à Sharaman sous peine d’être accusée de ne pas adhérer pleinement au culte du Dieu Sombre. En plus de leurs serviteurs personnels, ils étaient escortés par une armée d’esclaves qui veillaient à leurs moindres besoins : en effet, nombre d’entre eux défaillaient ou se souillaient, ce qui nécessitait l’intervention délicate d’un grand nombre d’esclaves pour gérer les incidents. En raison de leur statut, il était difficile pour les gardes d’intervenir de manière rugueuse parmi eux, mais hélas ils feraient l’objet d’une surveillance toute particulière.

Alors que Learamn allait partir, Nomi lui proposa une dernière solution :

- Tu cacher aussi… esclaves de Jawaharlal… Porte rouge, gauche, loin loin. Mais… difficile… Esclaves… nombre limité. Si tu cacher, tu remplacer esclave.

Cette dernière option était peut-être la plus folle. Les esclaves qui se trouvaient près de Jawaharlal durant la cérémonie étaient considérés comme plus dociles que les autres, et ils se trouvaient dans des quartiers séparés. Ils avaient été entraînés à porter des plateaux d’argent pour servir des collations et des rafraîchissements aux invités de marque, mais pour des raisons de sécurité leur nombre était limité et ils étaient soigneusement fouillés avant de pouvoir intégrer l’alcôve du Grand Prêtre. Cette option impliquait donc de négocier sa place avec un des esclaves du Temple… ou bien de la prendre par la force. Mais l’agression d’un esclave par un autre était susceptible de se retourner violemment contre Learamn s’il ne faisait pas attention.

Le temps était compté.

Nomi le rappela à son compagnon, tandis qu’elle le poussait vers la porte. Déjà au loin, il entendait l’écho des bruits de bottes qui se rapprochaient. Au moins une douzaine de soldats en armures, qui ne manqueraient pas de le tuer sur place s’il faisait trop d’histoires. Les Bakhshidan le tailleraient en pièces sans le moindre remord, sans la moindre once de pitié. Il était impératif de leur échapper.

Learamn n’avait qu’une nuit à passer : une seule nuit à survivre avant de pouvoir enfin faire face à son destin et à tout ce qu’il avait redouté durant son séjour dans la Cité Noire…

Il devait simplement décider où, et calculer soigneusement son coup pour le lendemain, en sachant pertinemment qu’il ne maîtrisait plus rien et qu’il devrait s’intégrer à un nouveau groupe d’esclaves qu’il ne connaissait pas.

- A demain, lui souffla Nomi en refermant la porte derrière lui. A demain.

Une nouvelle fois, il se retrouva seul.

Perdu dans les ténèbres de Sharaman.

Et dans le lointain, le rire de Melkor semblait accompagner sa vaine tentative d’érafler la puissance du Dieu Sombre qui se délectait du spectacle.
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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 13 Jan 2024 - 18:36
À l’exception de Melkor et de la souffrance, rien n’avait de sens dans les sinistres entrailles du Temple de Sharaman. Les petites vies humaines, fragiles bougies battues par les vents tempétueux du destin, avaient autant de valeur que les grains de poussière qui reposaient inertes entre les dalles séculaires, lissées par le temps. Les ténèbres dévoraient absolument tout. Le temps semblait s’écouler différemment entre les griffes de Melkor, s’étirant à l’infini au point de torturer les âmes et les cœurs qui aspiraient à retrouver la lumière du soleil et la pureté d’un air qui ne sentirait pas la mort et la peur. Puis ces mêmes heures se compressaient de manière étrange, tandis que les cérémonies sanglantes paraissaient revenir trop rapidement, trop régulièrement. Les malheureux qui assistaient à ces cruelles exécutions publiques, dans la Cité Noire, devaient également ressentir le même dégoût à l’approche de la journée sacrificielle, et abhorrer le jour où Jawaharlal avait décidé de transformer cette odieuse coutume en un rituel qu’il était dangereux de manquer.

Au milieu de cette tourmente, se trouvait le jeune Learamn, dépossédé de tout ce qui avait jadis eu un sens dans son existence. Sa terre, ses effets personnels, sa famille, ses amis… et désormais ses valeurs, ses convictions les plus profondes. Tout lui était arraché avec une violence et une brutalité sans nom. Melkor, l’ennemi du monde, avait depuis longtemps refermé ses griffes sur le cœur de l’Occidental, et depuis le cachot infernal où il avait été banni, il continuait à diffuser sa sinistre influence… Elle avait l’apparence du désespoir, et attirait l’ancien officier du Rohan comme un aimant tirant à lui de manière inexorable ce qui demeurait de sa volonté de fer. Combien de temps faudrait-il à Learamn pour succomber pleinement au néant, et répondre « rien » à cette question qui revenait assaillir son esprit de plus en plus régulièrement ces derniers jours ?

Quelques jours avaient suffi à émousser ses convictions.

Quel effet pouvait avoir un enfermement prolongé ici ? Que deviendrait-il d’ici quelques mois ? Quelques années ?

Quel homme deviendrait-il quand les ténèbres auraient fini par ronger toute la lumière qu’il s’efforçait de préserver dans le secret de son âme tourmentée ? Quel homme serait-il devenu si, au hasard d’une coursive du Temple de Sharaman, il n’avait pas entraperçu la silhouette de la devineresse ?

Le garde qui veillait sur les lieux ne manqua pas de capter le changement d’attitude de Learamn, et de venir écraser dans l’œuf ce qu’il perçut comme le début d’une potentielle rébellion. Les ordres étaient clairs : ne pas laisser le moindre répit aux esclaves, ne pas leur permettre une seule seconde de lever la tête et d’espérer. Briser dès la naissance toute velléité libertaire, et répandre le désespoir comme on verserait du sel sur les premières pousses qui s’arrachaient à la terre la plus dure et la plus sèche. Ce poing refermé autour du visage de l’ancien officier était destiné à déraciner la graine de la sédition de la plus violente des manières.

- Un Lossoth, hein…

Le garde jeta un coup d’œil à son compagnon. Tous les deux avaient connu un parcours mouvementé durant leur vie, amenés à voyager à travers le monde avant de finir leur course ici, au Rhûn, pour y servir un nouveau maître. Ils avaient sillonné les terres de l’Ouest depuis les confins du Harad où ils avaient participé à de nombreuses batailles, jusqu’aux régions de l’Arnor et de Dale où leurs épées avaient été mises au service de toutes les causes qui avaient su les payer à leur juste valeur. Ils n’avaient pas participé à la Bataille du Nord, toutefois, et ne s’étaient jamais aventurés dans les lointains territoires glacés qui s’étendaient dans le septentrion. C’était, disait-on, la terre des ours et des loups, et les hommes qui y vivaient étaient des brutes épaisses, des sauvages…

Celui qu’ils interrogeaient actuellement n’était pas un colosse, et ils échangèrent un sourire entendu. Les légendes n’étaient donc bien que des légendes, et les Lossoths étaient comme les autres : de simples hommes, que l’on pouvait broyer sans crainte.

- La rivière Thrâkhân ? Le mont d’Ava ? Jamais entendu parler, gamin… Mais je te… Hé ! Regarde-moi quand je te parle !

Avec une brutalité rare, il plaqua Learamn contre le mur de pierre qui se trouvait derrière lui, envoyant une onde de choc à travers tout son corps meurtri, qui le désorienta un instant. Le garde se retourna vivement, pour voir ce qui avait attiré l’œil du Lossoth, mais il ne vit rien. Le couloir était vide. Learamn lui-même ne pouvait être sûr d’avoir bien vu. Pendant une fraction de seconde, on aurait dit que Kryv s’était figée, mais ce geste si subtil, si fugace, pouvait tout aussi bien n’être qu’une illusion de l’esprit, un fantasme n’ayant rien de réel, et correspondant tout simplement aux espoirs fous d’un homme qui avait renoncé à tout pour retrouver une ombre, un fantôme, et qui perdait la tête en retrouvant finalement sa trace à l’issue d’un long périple.

Avait-elle seulement entendu ?

Avait-elle compris les mots qu’il avait prononcés ?

Avait-elle reconnu les noms, ceux-ci résonnaient-ils encore dans son esprit ?

Elle s’était évanouie, flanquée par les deux cerbères qui l’accompagnaient partout, laissant Learamn seul avec ses interrogations, et le fil ténu de l’espoir qu’il venait de retrouver, après avoir erré longtemps dans le labyrinthe du Temple de Sharaman. Restait à savoir où le mènerait cette ligne de vie à laquelle il se raccrochait désespérément à présent.

++ Monseigneur, je vous en prie… ++ Intervint Nomi, sans oser s’interposer trop frontalement entre le garde et Learamn qui subissait encore son emprise. ++ Monseigneur, je vous assure que nous ne poserons aucun problème… Nous sommes attendus à la loge du Grand Prêtre pour de simples aménagements… Rien de plus. ++

Pendant un instant, le garde parut ne pas prêter attention à l’esclave et à ses suppliques, laissant planer le doute quant à ses intentions. Son regard ne quittait pas Learamn des yeux, comme s’il cherchait à percer le mystère de ce qu’il avait pu percevoir furtivement, par deux fois maintenant, et qui lui donnait un très mauvais pressentiment. L’impression que quelque chose se tramait sous ses yeux, et que cet homme soi-disant venu du Nord amenait davantage de problèmes qu’il voulait bien l’admettre. Cette impression persistante, toutefois, n’était soutenue par aucune preuve tangible. Ce n’était, de toute évidence, qu’une autre âme asservie cherchant à se faire oublier au sein de la demeure de Melkor. Le garde hésita encore un instant, mais ce fut son compagnon qui finit par intervenir, trouvant de toute évidence que cette situation s’éternisait inutilement :

- Allez Vago, on a mieux à faire que d’emmerder des esclaves. Tue-le maintenant, ou bien laisse-le partir, mais fais quelque chose.

Vago eut un sourire inquiétant, qui étira les fines cicatrices que l’on voyait apparaître sur son visage. Il sembla vraiment considérer la première option pendant un moment, avant de relâcher son emprise, et de laisser Learamn s’affaisser sur le sol, où il resta un moment à reprendre son souffle.

- J’en ai déjà étripé un aujourd’hui. Si j’en tue un deuxième, on va me demander de le rembourser…

Il haussa les épaules, puis reprit en rhûnien pour Nomi :

++ Ça ira pour aujourd’hui… Tiens tes esclaves la prochaine fois, ou tu en subiras les conséquences. Compris ? ++

++ Oui, monseigneur. ++ Fit l’esclave en s’inclinant. ++ Merci, monseigneur. Allez, relève-toi… ++ Lâcha-t-elle enfin à l’attention de Learamn, tandis qu’elle l’aidait à se remettre sur pied.

Ils surmontèrent leur tétanie et rejoignirent le reste du groupe pour continuer l’ascension et rejoindre enfin la loge où ils étaient attendus. Cependant, au moment où ils se croyaient tirés d’affaire, une voix méfiante s’éleva derrière eux, dans un westron qui n’était de toute évidence adressé qu’à Learamn :

- Au fait, Lossoth… Je ne crois pas avoir entendu ton nom. Comment tu t’appelles, déjà ?

Quand l’ancien officier se retourna pour répondre, il ne put manquer de constater que quelque chose avait changé dans le regard de Vago. On pouvait désormais y lire une lueur inquiétante, celle d’un limier ayant flairé quelque chose sans savoir quoi. Il observait Learamn en fronçant les sourcils, comme s’il tentait de convoquer un souvenir…

Le souvenir d’un homme qu’il avait lui-même ramené au Temple, quelques semaines auparavant…


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++ Des nouvelles ? ++

++ Rien. On attend. ++

Les deux silhouettes se fondirent dans les ombres en silence, alors que des bruits de bottes synchronisés se rapprochaient. Des gardes en armure, qui patrouillaient en ville alors que le soir approchait. Une demi-douzaine de fantassins cuirassés des pieds à la tête, dont deux portaient des torches qui jetaient un rai de lumière orangée vers leur cachette. Lourdement armés, bien entraînés et parés à toute éventualité, ils représentaient une menace que les deux embusqués ne tenaient pas à affronter au risque d’y laisser la vie. Ils retinrent leur souffle un instant, mais les sentinelles passèrent leur chemin sans s’arrêter, et bifurquèrent le long d’une artère plus fréquentée qui remontait en pente douce vers la place du petit marché.

Les ombres s’agitèrent, et les deux hommes quittèrent leur tanière.

++ Ce n’est pas sûr, ici. Filons ++

++ Et pour aller où ? ++

La première silhouette encapuchonnée se rapprocha de la seconde, et souffla :

++ Nous avons trouvé une cachette, un endroit secret. Nous y serons en sécurité. Les autres sont là-bas, eux aussi. ++

++ C’est trop dangereux. Si nous sommes pris… ++

Il ne finit pas sa phrase. Ils savaient tous deux ce que signifiait leur capture. Dans le meilleur des cas, une mort rapide administrée par la justice expéditive du gouverneur Hagan. Dans le pire des cas, ils finiraient leurs jours dans le Temple de Sharaman, confiés aux prêtres de l’Ogdâr pour y être sacrifiés… On disait que ceux qui mouraient ainsi voyaient leur âme dévorée par Melkor pour l’éternité. Cette perspective les terrifiait presque davantage que la mort elle-même.

La première silhouette reprit :

++ Ne t’inquiète pas. Nous avons pris des précautions. Tout ira bien. ++

Ils n’avaient pas d’autre choix, de toute manière, que de quitter les rues de la Cité Noire. La tension était montée d’un cran depuis l’exécution publique d’une fille de la noblesse, et les gardes semblaient particulièrement crispés. On racontait des choses étonnantes parmi le petit peuple de la Cité Noire : on parlait de nouveaux gardiens du Temple qui effrayaient même les soldats et le gouverneur. On parlait de disputes entre les grands d’Albyor, partagés sur la conduite à tenir face aux Melkorites. Mais ce n’étaient que des rumeurs… Quiconque aurait osé formuler une idée séditieuse ouvertement aurait été immédiatement arrêté par les Ogdâr-Sahn, et aurait pris place parmi les sacrifiés de la prochaine cérémonie sanglante.

Ainsi, les rues n’étaient plus vraiment sûres, et la multiplication des patrouilles compliquait singulièrement leurs déplacements. Ils durent faire de longs détours, et se tapir à plusieurs reprises, avant de gagner les profondeurs de la Ville Sombre. Les artères creusées dans la roche renvoyaient l’écho de leurs pas pressés, mais fort heureusement ils ne croisèrent personne à cette heure tardive, pas même quelques ivrognes ayant perdu la faculté de retrouver le chemin de leur foyer. Nul ne voulait se retrouver seul à la nuit tombée, de crainte d’être enlevé et réduit en esclavage… ou pire. Les deux silhouettes continuèrent leur progression à travers la ville, émergeant des quartiers troglodytes, contournant largement la place de l’Ogdâr – où étaient pratiquées les exécutions publiques –, et la place du port, pour remonter vers les maisons qui se situaient en surplomb du fleuve. Dans toute autre cité, ces habitations auraient probablement été particulièrement prisées, mais pas ici.

À Albyor, le fleuve amenait quotidiennement son lot de marchandises, débarquées des navires qui sillonnaient la mer de Rhûn, de ceux qui venaient de la région du Dorwinion à l’Ouest, voire depuis le comptoir commercial ouvert auprès des Nains des Monts de Fer. Certains esclavagistes osaient même s’aventurer dans les terres d’Outre-Anduin, et ramenaient dans la Cité Noire des esclaves de luxe qui valaient une véritable fortune. Chaque jour avait lieu la criée, où l’on achetait et l’on vendait indifféremment des soieries, des pierres précieuses, des armes et des armures, des hommes et des femmes, du vin fin de la meilleure qualité, du blé et de l’orge, des enfants non tatoués, des objets d’art et d’artisanat, des tapisseries, des chevaux destinés à la reproduction, ou encore des bêtes de somme pour renouveler les cheptels d’Albyor. Le vacarme assourdissant le disputait à l’horreur de ces humains vendus à la pièce, parfois séparés à grands renforts de cris et de larmes de leurs compagnons de voyage avec qui ils avaient survécu à la longue traversée jusqu’à Albyor. Certains voyageaient même en couple ou en famille, et on assistait à des déchirements terribles lorsque la femme était vendue comme esclave de compagnie – prostituée, en somme – tandis que le mari était envoyé dans les mines de fer de la Cité Noire où il y rencontrerait probablement la mort. De même, on assistait régulièrement aux séparations entre une mère et son enfant, ce dernier pouvant avoir la chance d’être vendu à un propriétaire scrupuleux qui lui donnerait une bonne éducation pour en faire un comptable ou un traducteur. L’alternative était moins réjouissante, puisque les enfants étaient également prisés des propriétaires de mines d’or, qui savaient que des corps plus petits pouvaient se faufiler dans les veines les plus dangereuses pour y dénicher le précieux métal.

Évidemment, cela ne les prémunissait pas des éboulements, qui tuaient chaque année une bonne dizaine d’enfants malchanceux. Parfois davantage.

Ce fut dans l’une de ces maisons, aux premières loges d’un des spectacles les plus affligeants de la Terre du Milieu, que les deux silhouettes trouvèrent refuge. Quelques coups frappés discrètement selon un code secret, et on leur ouvrit pour les laisser se mettre au chaud. La première silhouette retira son capuchon.


C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué mais au regard déterminé. Ses cheveux et sa barbe grisonnants le vieillissaient encore davantage que les sévices subis par ses maîtres. C’était un Rohirrim de naissance, qui répondait au nom de Eodwaeld, mais que tout le monde appelait l’Ancien. Il était unanimement connu comme un homme bien, ayant longtemps travaillé comme palefrenier, avant de parfaire l’éducation équestre des enfants de bonne famille. Une sombre affaire de mœurs l’avait fait tomber en disgrâce, et il avait été vendu à des maçons qui se servaient de lui pour porter des sacs de pierre et de mortier. Ses épaules voûtées attestaient de la dureté de son quotidien. Il s’était enfui peu auparavant, en entendant l’appel de Huru. Pour lui, il n’y avait d’autre opportunité que la victoire ou la mort, car s’il était rattrapé par ses maîtres ou les autorités d’Albyor, il serait exécuté publiquement pour l’exemple. Il fut accueilli par de chaleureux sourires à l’intérieur de la petite bâtisse, et une femme vint notamment le serrer dans ses bras à lui couper le souffle :

- Tout va bien, Fall. Je suis rentré.


Il passa une main affectueuse dans la chevelure brune de la jeune femme, qui lâcha un soupir de soulagement. Fall était un personnage à part de leur petite compagnie. Elle avait été parmi les premières à rejoindre l’appel de Huru, pour des raisons que personne n’ignorait. Elle était, avec l’Ancien, la seule à être née à l’Ouest et elle avait probablement vécu davantage de sévices que tous ses compagnons réunis. Réduite au rang d’esclave de compagnie avant même sa puberté, elle était passée de maître en maître, subissant un lot inimaginable de violences physiques et psychologiques. Avant sa majorité, elle avait déjà connu trois fausses couches et deux avortements forcés, jusqu’à ce qu’elle contractât une maladie vénérienne qui l’avait rendue subitement moins désirable aux yeux de ses maîtres. Vendue à un guérisseur qui ne lui avait donné que quelques mois à vivre, elle était devenue un cobaye opportun pour tester de nouvelles drogues curatives, ce qui lui avait paru être une fin tout à fait adéquate au regard de son existence… Sauf qu’elle avait déjoué le destin, et cinq ans après le pronostic de son dernier maître, elle était toujours en vie et lui… presque pas. La faute à la rencontre malencontreuse avec une branche d’arbre lors d’une sinistre partie de chasse à l’homme. Paralysé aux trois quarts, incapable de parler, il n’avait pu se reposer que sur sa délicieuse esclave-cobaye, qui avait pris un malin plaisir à lui faire payer minute par minute tout ce qu’elle avait subi dans son existence.

Et pourtant, Fall n’était pas qu’une femme brisée éprise de vengeance. Véritable boule d’énergie, bourreau de travail, elle associait son intelligence vive et débordante à une discipline de fer qui faisait d’elle une force sur laquelle il fallait compter. Elle se tourna vers la seconde silhouette, et l’embrassa de la même manière, en soufflant :

++ Je suis heureuse que tu sois en vie, Huru. Toutes mes condoléances pour ton père. ++

Huru retira son capuchon, et lui rendit son étreinte avec chaleur. Il la considérait comme une petite sœur, même si elle était plus âgée que lui-même, et il savait qu’elle avait plusieurs fois prêté assistance à son père, notamment durant Shuresh.


++ Merci, ça me touche… Essayons d’être à la hauteur de sa mémoire. Vous êtes tous ici ? Comment avez-vous fait pour… ? ++

++ Nous allons tout t’expliquer Huru, ne t’inquiète pas. ++

Fall lui prit la main, et le tira vers la pièce principale, où se trouvaient les autres esclaves enrôlés dans cette folle entreprise consistant à tuer Jawaharlal. Des braves parmi les braves, qui se retrouvaient pour la première fois tous ensemble dans la même pièce. Ils n’étaient que onze, certes, mais leur courage était probablement inégalé dans la Cité Noire, qui se terrait devant le Grand Prêtre de Melkor, et qui n’aurait jamais osé convenir d’une telle réunion pour discuter de sa mort. Un sentiment d’immense fierté envahit Huru en les voyant ainsi rassemblés, et il pensa à son père. A tout ce qu’il avait construit patiemment. Il ne ressentait que gratitude à leur égard, eux qui lui prêtaient leur vie et lui faisaient confiance pour mener à bien ce que personne n’avait jamais songé à accomplir. De toute évidence, le respect était réciproque, car tous le saluèrent avec révérence, lui adressant des mots encourageants et lui serrant la main avec énergie. Tous le regardaient avec une certaine admiration qu’il n’était pas sûr de mériter. Après les retrouvailles d’usage, Huru les pressa de questions concernant leur nouveau quartier général.

++ Cette maison appartient à cet affranchi que tu avais contacté pour entrer dans le Temple de Sharaman. Il a tenu à nous aider en nous prêtant cette bâtisse, et il nous a fait apporter quelques repas chauds, et des armes. ++

Ils révélèrent à Huru leur équipement… C’était davantage que ce qu’il aurait pu espérer. Deux épées, une série de dagues effilées, et trois arcs ainsi qu’une bonne trentaine de flèches. Ce n’était pas de l’équipement de la meilleure facture, mais c’était de toute évidence du matériel fiable et robuste, qui leur permettrait de frapper fort au cœur du Temple. Il soupesa une des épées, sans cacher sa surprise. Jawarhalal, bouffi d’orgueil, ne pourrait pas échapper à une douzaine d’assassins envoyés à ses trousses. Fall, qui trépignait d’impatience, reprit :

++ Nous sommes prêts, Huru. Nous avons repris des forces, nous avons l’estomac plein, et nous avons pu nous exercer au maniement des armes. Nous n’attendons plus que ton signal. Dis-nous à quelle heure frapper, et nous frapperons. Jawaharlal mourra par main, je peux te le garantir ! ++

Huru lui posa une main sur l’épaule :

++ Je sais que tu ne manqueras pas ton coup. Mais pour le moment, nous devons attendre le signal. Notre allié s’est infiltré dans le Temple, mais il n’a pas encore pris contact pour nous dire quand frapper. Ni où. Dès qu’il m’aura informé de… ++

++ Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, Huru. ++ Trancha l’Ancien. ++ Les patrouilles se multiplient à Albyor, le Grand Prêtre trame quelque chose, et nous devons frapper pendant que nous avons encore l’initiative. Chaque jour qui passe, nous prenons le risque d’être découverts. À chaque fois que nous partons en reconnaissance, nous prenons le risque d’être suivis, et que notre plan se retourne contre nous. Huru… Tu sais bien que les chances que ton ami survive dans les entrailles de Sharaman sont minces. Combien de temps avant qu’il soit démasqué, qu’on le torture, et qu’on remonte jusqu’à nous ? Tu sais que j’ai raison. ++

Huru baissa la tête. Il savait pertinemment que le danger était grand, mais il avait foi en Learamn, et par ailleurs il savait qu’un assaut irréfléchi conduirait au désastre. Ses compagnons étaient zélés et remplis d’espoir, mais ils se leurraient sur leurs chances réelles de réussir à tuer Jawaharlal sans l’aide de leur infiltré. Toutefois, le leur dire frontalement risquait d’entamer leur moral, et il ne tenait pas à instiller le doute dans leur esprit. Ce sentiment viendrait bien assez tôt, et serait leur pire ennemi.

++ Notre plan implique d’attendre le signal. Nous ne pouvons pas… ++

++ Les plans changent, Huru ! ++ Intervint Fall. ++ Nous savions que ce ne serait pas une partie de plaisir, et que nous aurions des obstacles à surmonter. Nous avons un peu discuté, avant que tu arrives et… ++

Elle marqua une pause, gênée, et Huru fronça légèrement les sourcils. Ils se regardèrent les uns les autres, sans que quiconque n’osât aller au bout du propos. Ce fut finalement l’Ancien qui se lança :

++ Jawaharlal organise une cérémonie sanglante. La plus grande depuis des mois. Nous ne savons pas encore quand, mais elle aura lieu très bientôt. Nous frapperons à ce moment-là : il y aura tellement de monde que la panique et le chaos joueront en notre faveur. Nous respecterons le plan, Huru, mais nous ne pouvons pas tout faire reposer sur les épaules d’un seul homme. Notre décision est prise, en toute liberté. ++

++ En toute liberté. ++ Reprirent les autres machinalement.


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La rencontre avec Vago avait brièvement ébranlé le petit groupe d’esclaves dirigé par Nomi, mais celui-ci avait fini par les laisser partir après avoir obtenu une réponse de la part de Learamn. La cheffe de troupe n’avait pas vraiment compris la teneur de l’échange, mais elle savait qu’il valait mieux faire profil bas, ne pas poser de questions, et se contenter de savourer le fait d’avoir réussi à réchapper vivant de cette rencontre. Elle tremblait encore de peur lorsqu’ils arrivèrent finalement à la loge de Jawaharlal, et qu’ils furent accueillis par une vingtaine de gardes qui eux-mêmes surveillaient les esclaves qui travaillent sur place. Ils n’eurent pas besoin de se présenter pour être introduits dans les lieux, mais on les fouilla néanmoins pour vérifier qu’ils ne transportaient pas d’armes.

Nomi était, hélas, habituée à ce genre de rituels et elle ne se formalisa pas lorsque les mains impudiques des gardes glissèrent sur son corps, intéressés à la fois par les éventuelles armes qu’elle pouvait dissimuler que par les formes que cachaient ses vêtements rapiécés. Elle ne se considérait pas comme particulièrement belle, mais les hommes qui œuvraient dans le Temple, et qui vivaient souvent entre eux, déversaient toute leur frustration sur ces inférieurs qui n’étaient pas en mesure de se défendre. Les doigts répugnants qui s’attardèrent sans douceur sur sa poitrine lui tirèrent un frisson de dégoût, mais elle se félicita qu’il restât un peu de décence à ces gardiens, car nul ne s’aventura au-delà de viles caresses. Elle s’efforça de réprimer les souvenirs de la dernière fois qu’on avait abusé d’elle, en se concentrant sur le fait d’être en vie.

Rester en vie, c’était tout ce qui comptait.

++ Bon, tout est en règle. Allez rejoindre l’équipe qui travaille aux tentures si vous n’avez pas le vertige. ++

Nomi hocha la tête, et distribua les ordres à son équipe. Elle avait déjà participé deux fois à des missions dans la loge du Grand Prêtre, aussi connaissait-elle bien les difficultés inhérentes aux décorations, mais elle devait désormais les expliquer à ses équipiers. Installer des tentures pouvait sembler facile, mais les tissus étaient épais et très lourds, et ils devaient être fixés avec le plus grand soin pour ne pas se détacher durant la cérémonie. Par ailleurs – et c’était bien là le nœud du problème –, l’alcôve de Jawaharlal se trouvait à plusieurs mètres au-dessus du sol, ce qui rendait l’installation plutôt acrobatique. Régulièrement, des esclaves chutaient de l’échelle qui était installée de manière précaire, et achevaient leur vie sur les dalles de la grande salle, vingt mètres en contrebas, le corps affreusement brisé par la rencontre avec le sol. C’était peut-être, pour certains d’entre eux, une manière d’échapper au sort qui leur était promis, mais pour beaucoup d’esclaves superstitieux, mourir dans la grande salle des sacrifices les rapprochait trop de Melkor, et ils craignaient de voir leur âme être damnée pour toujours.

Nomi espérait ne perdre personne aujourd’hui, et elle donna des consignes très précises à chacun. Elle garda Learamn avec elle, pour veiller sur lui durant l’opération. Plus grand et costaud qu’elle, ce fut à lui de grimper sur l’échelle pour installer les tentures. Elle-même se chargeait de tenir l’échelle en place, tandis qu’un troisième esclave s’efforçait de lui passer les tissus pour qu’il pût les accrocher sur les cordes qui avaient été tendues pour l’occasion.

- Attention… Pas tomber… Souffla-t-elle. Attention.

Son westron était élémentaire, mais son souci sincère, et elle s’efforça de lui donner les meilleurs conseils pour réussir la périlleuse mission qui lui était confiée. Plus d’une fois, l’ancien officier manqua de déraper malencontreusement, et de rencontrer son funeste destin, mais la position qui lui était confiée n’avait pas que des inconvénients. De là où il se trouvait, il disposait d’une vue panoramique sur la salle des sacrifices, ainsi que sur la loge de Jawaharlal, jusqu’à l’embouchure des couloirs qui s’ouvraient dans la roche, et qui allaient peut-être vers des appartements. L’un d’entre eux, plus large que les autres, devait probablement permettre au Grand Prêtre de faire une entrée remarquée parmi les membres de l’assistance – des gens de qualité, de la haute noblesse d’Albyor, ainsi que des prêtres éminents – qui pouvaient ainsi lui présenter leurs hommages en personne. D’autres corridors plus étroits pouvaient servir de voie d’exfiltration pour le chef des Melkorites, si d’aventure le moindre danger venait à le menacer.

Si des assassins pouvaient couvrir ces sorties, et tendre une embuscade à Jawaharlal au moment où il s’y attendrait le moins, ils pouvaient avoir des chances raisonnables de lui porter un coup fatal. De telles issues n’étaient pas faciles à manœuvrer pour des gardes, car l’exiguïté des lieux permettait à une force moins nombreuse de compenser rapidement son désavantage. Seule l’expertise de Learamn pouvait lui permettre d’estimer quel chemin serait le plus adapté.

Une fois les tentures installées, ils durent aller chercher les fauteuils des invités, qui devraient être au moins une bonne soixantaine. Les esclaves se dirigèrent vers les fameux couloirs qui s’ouvraient derrière la loge, et ils découvrirent un réseau complexe de pièces de stockage, qui s’ouvraient ensuite vers ce qui ressemblait à des appartements privés. Ce n’était sans doute pas la chambre de Jawaharlal, mais ils purent jeter malgré eux un œil vers une superbe chambre à coucher où pénétrait une douce lumière naturelle, qui descendait presque magiquement depuis le plafond et se reflétait dans les miroirs et les cristaux installés stratégiquement dans la pièce. Qu’il existât de telles merveilles au sein du Temple était pour le moins surprenant, mais personne ne se risqua à faire un commentaire.

Le silence était requis de la part des esclaves en ces lieux considérés comme sacrés.

Nomi et ses esclaves passèrent trois longues heures à travailler dans et autour de la loge, ce qui leur donna amplement le temps de se familiariser avec les lieux, même s’ils ne pouvaient pas se targuer de savoir ce qui se cachait derrière chaque porte close. La présence en nombre des Bakhshidan de Jawaharlal ne trompait pas, cependant. Ils approchaient certainement du siège du pouvoir. Cet avant-goût, toutefois, ne permettait pas d’établir des certitudes. Ils étaient incapables de localiser les appartements du Grand Prêtre, et d’autres personnes importantes semblaient résider ici, sans qu’il fût possible de déterminer qui, ou combien. Tout ce que Learamn put confirmer fut la présence à la prochaine cérémonie du gouverneur d’Albyor, puisqu’il participa à l’installation d’un fauteuil particulier qui lui était réservé, sur lequel son titre était gravé. C’était une lourde pièce de bois, qui portait des moulures délicates et qui était ornée d’une figure majestueuse ressemblant à un dragon sans ailes qui semblait s’enrouler depuis les pieds de la chaise jusqu’au sommet du dossier. La créature avait des pattes griffues et courtaudes, une gueule carrée et méchante, garnie de crocs immenses qui transparaissaient derrière un sourire inquiétant. La sculpture était d’un réalisme saisissant, et les yeux incrustés de rubis du monstre renvoyaient la lueur des torches, donnant l’impression que celui-ci était vivant.

- C’est une… cadeau, expliqua Nomi. Une cadeau pour gouverneur… Grand cadeau.

Un moyen de flatter celui qui demeurait officiellement le maître de la cité… et par la même occasion de le faire asseoir sous la surveillance de cette immense créature serpentine dont les griffes donnaient l’impression de vouloir enserrer les épaules de celui qui s’asseyait ici.


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Un cri rauque quitta ses lèvres, et son corps se mit à trembler des pieds à la tête.

Une main vint presser contre sa bouche, étouffant un second mugissement, alors que son dos se cabrait. La table de bois où il était installé vacilla, manquant de se renverser, emportant avec elle le matériel qui avait été disposé dessus. Toutefois, les quatre hommes qui le tenaient en place avaient assez de force pour le maintenir relativement immobile, et ils évitèrent la catastrophe.

La souffrance omniprésente était insoutenable.

D’une ruade il se dégagea, et trouva la force de supplier entre deux gémissements :

- Pitié… Laissez-moi…

- Pas encore.

Il y eut un nouveau craquement, plus sonore cette fois, et un nouveau hurlement qui se répercuta sur les murs comme un écho terrifiant.

- Faites-le taire, putain, faites-le taire !

Un bâillon fut amené, et installé sommairement. L’homme était agité de spasmes incontrôlables, tant la douleur le cisaillait. Il était au bord de l’inconscience, mais chaque nouveau mouvement le ramenait invariablement à sa jambe martyrisée, atrocement maltraitée. Il hurla à s’en déchirer les poumons derrière ce morceau de tissu qu’on avait coincé entre ses lèvres, et des larmes coulèrent le long de ses joues. Pendant une minute, les choses se calmèrent quelque peu. Il entendit le tintement métallique d’un instrument qu’on repose, et cela lui donna l’illusion que tout allait bientôt s’arrêter. Erreur. Nouvelle douleur subite, alors que son genou et sa cheville pivotaient brusquement en lui arrachant une plainte atroce. Les hommes qui tentaient de le maintenir en place déployaient toutes leurs forces pour y parvenir, leurs doigts glissant contre sa peau luisante.

Il transpirait abondamment, ses chemises étaient trempées de sueur, de même que ses épais cheveux bruns plaqués sur son front plissé.

Spoiler:


- Bon Khalmeh Elkessir… Ce n’était pas une partie de plaisir, hein ?

L’intéressé ne pouvait pas répondre, et le bâillon n’y était pour rien. Fiévreux, en état de choc, il était incapable d’articuler quoi que ce fût. L’homme penché sur lui s’en rendit compte, et lui fit apporter un peu d’eau. Le bâillon tomba, et on le fit boire doucement en essayant de l’empêcher de s’étouffer. Khalmeh retomba brutalement sur le dos après s’être désaltéré : sa poitrine se soulevait à un rythme infernal.

- Maintenant que ces désagréments sont derrière nous, nous allons avoir besoin d’informations… Je te préviens, nous avons très peu de temps devant nous, notre patience est limitée, et l’enjeu est énorme, alors j’ai besoin que tu coopères. Pleinement. Tu comprends, Khalmeh Elkessir ? Tu comprends ? Bien.

L’esclavagiste avait hoché la tête mécaniquement. Il n’était pas en position de refuser quoi que ce fût à cet homme, il n’en avait plus la force. Sa fuite effrénée dans les rues d’Albyor, sa chute brutale, sa jambe brisée… Tout cela aurait eu raison du guerrier le plus endurci – ce qu’il n’était pas – et que dire de ce qu’il venait de subir ? Que dire de ces heures de souffrance, alors qu’on s’acharnait sur sa jambe blessée au point de lui faire perdre la raison. Khalmeh avait des principes, sans doute exhumés par sa rencontre avec Learamn et les épreuves traversées avec ses compagnons, mais ceux-ci ne pesaient pas bien lourd dans la balance aujourd’hui. Il confesserait tout. Il n’avait pas d’autre choix.

- Commençons par le commencement. Où sont tes compagnons ? Ceux avec qui tu as quitté Blankânimad ?

- Morts… essaya-t-il.

L’homme fit claquer sa langue.

- Non, pas tous, et tu le sais bien. Tu te souviens de ma patience limitée ? Reprenons. Où sont tes compagnons, Khalmeh Elkessir ?

De nouvelles larmes.

- Mort… Thrakan est mort. Je l’ai vu…

Un silence. L’homme ne semblait pas surpris par cette information, mais il en désirait davantage, et laissa Khalmeh déglutir difficilement avant de reprendre :

- Ava… Je ne sais pas… Partie… Je ne sais pas…

Nouveau silence. Ce n’était toujours pas suffisant :

- Learamn… Je ne sais pas… Probablement mort… Ou alors…

- Ou alors ? Fit l’homme, soudainement intéressé.

Khalmeh serra les dents. Il ne voulait pas dénoncer son compagnon d’armes, mais il n’avait plus la force de résister et de cacher la vérité. Si on touchait encore une fois à sa jambe, son esprit se briserait purement et simplement. Alors que ses mâchoires se desserraient, il espérait secrètement que Learamn était en train de plonger une lame dans le cœur de tous les Melkorites qu’il rencontrait, et que ces révélations ne nuiraient pas à son plan.

- Au Temple… Il veut…

Les mots franchirent difficilement sa bouche.

- Il veut tuer le Grand Prêtre… Et il y parviendra… Il y parviendra, j’en suis sûr… Et vous ne pourrez rien faire pour l’en empêcher… Il est déjà trop tard…

L’esclavagiste commençait à divaguer. Son interrogateur lui secoua l’épaule pour le forcer à rester concentré. Ces paroles avaient fait leur petit effet, mais n’avaient certainement pas provoqué la réaction paniquée que Khalmeh espérait. Il venait de vendre son compagnon, et ces hommes ne s’étaient même pas émus de la situation… comme s’ils savaient déjà ce que planifiait l’ancien officier du Rohan.

- Je doute fort qu’il parvienne à tuer le Grand Prêtre, Khalmeh Elkessir, mais je suis sûr qu’il essaiera. La question est de savoir quand. Quand planifie-t-il son coup ?

- Cérémonie… Pendant la cérémonie… C’est le plan… Tuer Jawaharlal pendant la cérémonie…

L’homme fit une moue indéchiffrable, et fit appeler un de ses sbires à qui il transmit quelques instructions à voix basse. Ce dernier portait des tatouages sur le cou et les mains, mais Khalmeh n’eut pas le temps de les reconnaître, à part un. C’était le tatouage des esclaves du gouverneur Hagan. Un monogramme stylisé aux effigies de la famille dominant Albyor.

Il ne comprit pas.

Hagan ? Pourquoi ?

L’esclave s’éclipsa aussi vite qu’il était venu, et l’Occidental reprit :

- Et l’Uruk ? Où est l’Uruk ?

- Je ne sais pas… Peut-être capturé… Peut-être mort…

- Et ce bâton permet de le contrôler, c’est ça ?

Un objet à nul autre pareil entra dans le champ de vision de Khalmeh. Le bâton de commandement. Comment ces hommes avaient-ils pu mettre la main sur la laisse de l’Uruk ? Cela lui échappait totalement, mais ils disposaient désormais d’une carte maîtresse importante. En contrôlant l’Uruk et sa force brute, ils avaient à leur service une créature redoutable, conçue pour tuer, et qui ne reculerait devant rien pour accomplir sa mission. L’esclavagiste confirma les dires de son interrogateur, qui sembla s’estimer satisfait, et rangea le bâton dans la poche de son vêtement.

- Bien, Khalmeh Elkessir. Tu as bien mérité un peu de repos. Ces informations nous seront très précieuses, Tu as fait votre devoir et…

Des paroles vives échangées à l’extérieur de la pièce interrompirent leur conversation. Des éclats de voix, et visiblement quelqu’un de très mécontent qui essayait de forcer l’entrée dans le réduit où se trouvait Khalmeh. L’homme au bâton s’empressa d’aller voir de quoi il retournait. L’esclavagiste ferma les yeux un instant, incapable de se concentrer sur ce qui se disait autour de lui tant le bourdonnement dans ses oreilles occupait son espace mental. Il ne revint à lui que lorsqu’une main se posa sur son front. Elle était glacée.

++ Khalmeh… Khalmeh… Est-ce que vous m’entendez ? Regardez-moi. ++

L’intéressé cligna des yeux à plusieurs reprises. Sa vision était troublée, et il lui fallut un moment pour réussir à discerner ce qui se trouvait juste devant lui. Un visage. Familier. Le frisson qui traversa son corps tout entier lui coupa le souffle. Dans un murmure où se mêlaient à la fois la peur et la surprise, il laissa échapper :

++ Vous ? Impossible ! ++


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Allongé dans le dortoir où se reposaient les esclaves qui n’avaient pas le privilège d’avoir des appartements privés, Learamn dormait profondément et sur ses deux oreilles, lorsqu’une main délicate vint lui secouer doucement l’épaule pour le réveiller. Contrairement à ses dernières nuits à Albyor, il n’eut pas besoin de s’inquiéter car paradoxalement, il pouvait s’estimer en sécurité ici. Il était évident que si les hommes du Grand Prêtre avaient voulu sa mort, ils n’auraient pas eu besoin de le réveiller discrètement au milieu de la nuit : ils pouvaient tout simplement l’exécuter publiquement en grande pompe, en claironnant sur tous les toits qu’ils avaient mis la main sur le traître occidental qu’ils recherchaient depuis si longtemps.

Ce n’était pas de la nuit ou des autres esclaves qu’il devait avoir peur.

En l’occurrence, celui qui se trouvait penché vers lui ne faisait pas partie de son équipe, et il n’était pas certain qu’ils se fussent déjà croisés. Pourtant, il avait réussi à arriver jusqu’à lui, sur la foi d’informations assez précises pour qu’il connût jusqu’au lit où il s’était installé. Les autres esclaves dormaient eux aussi, pour la plupart, mais personne ne s’étonna d’une conversation nocturne. La nuit permettait aux serviteurs du Temple de bénéficier de quelques instants d’autonomie bienvenus, que certains mettaient à profit de manière bien plus originales. Certains consommaient des substances psychotropes qui les aidaient à trouver le sommeil, tandis que d’autres s’asseyaient simplement pour discuter, se confier, parler de leur vie et de leur existence avant… avant tout ça. La nuit, ils redevaient des individus, et se souvenaient des désirs et des craintes qu’ils enfouissaient profondément en eux sitôt que le jour se levait.

Le visiteur de Learamn n’était pas de cette chambrée, ce qui était étonnant en soi, mais en outre il ne parlait pas un mot de westron. Il marmonna quelques paroles en rhûnien que Learamn ne comprit pas, mais cela ne l’empêcha pas de sortir des plis de sa tunique un morceau de papier soigneusement plié. L’absence d’une langue commune pour leur permettre de communiquer ne facilitait pas le travail de l’ancien officier du Rohan, qui sinon aurait pu interroger le messager plus avant, lui demander d’où venait la lettre, qui en était l’émetteur, et éventuellement lui dire de transmettre une réponse. Hélas, incapable de se faire comprendre à ce degré de subtilité, il fut contraint de laisser l’esclave partir, et de trouver un endroit relativement bien éclairé par une torche pour lire le billet qu’on venait de lui faire porter.

Le message était à la fois court et saisissant.

Citation :
J’ai perdu un ami précieux parmi les Lossoths, près du village de Lear, non loin de la rivière Thrâkhân. Si vous avez des informations, retrouvez-moi rapidement.


Il n’y avait aucune signature en bas du document, ni aucune indication quant à la façon de retrouver l’auteur de la lettre, mais la ligne de vie de Learamn semblait s’épaissir un peu plus à chaque nouvelle lecture. Un pas dans la bonne direction était toujours bon à prendre au sein du Temple de Sharaman, mais il devait rester extrêmement prudent. A la nuit tombée, les esclaves devaient se trouver dans leurs quartiers, et avaient interdiction de déambuler dans les couloirs du Temple. Les gardes veillaient au grain, et ne montreraient aucune tolérance pour ceux qui enfreindraient les lois du Grand Prêtre. Attendre le lever du jour lui permettrait d’agir plus librement, mais il serait également encadré par son équipe, et surveillé constamment par les autres esclaves. Enfin, avant même de penser à comment se déplacer dans le temple, il lui restait à trouver l’expéditeur, et à établir le contact.

En espérant qu’il ne s’agissait pas d’un piège.
Sujet: L'heure des renoncements
Learamn

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Rechercher dans: Le Temple Sharaman   Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: L'heure des renoncements    Tag nomi sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 5 Jan 2024 - 21:44




++ Loué Soit-il! ++

Learamn s’était surpris lui-même en reprenant, en rhûnadan, la bénédiction que la foule autour de lui hurlait sans relâche, répondant à l’appel du Grand Prêtre de Melkor. En ces lieux, le Dieu Sombre régnait sans partage et nul ne pouvait nier son pouvoir. Certains le vénéraient, d’autres s’en méfiaient, les plus fous s’y opposaient; mais nier son existence était une idée parfaitement irréaliste. Au Temple Sharaman, il n’était aucunement question de foi. Melkor y existait. L’ombre de sa présence s’étendait physiquement au-dessus de leurs esprits meurtris. Même ceux qui, à l’instar du Rohirrim, s’étaient depuis toujours désintéressés des divinités et détourné du sacré ressentait sa présence en chaque instant. Il n’y avait plus de matière à douter quand votre réalité entière ne dépendait plus que d’une seule entité. Qu’elle fût physiquement présente ou non.

L’esclave leva les yeux en direction de la galerie depuis laquelle Jawaharlal haranguait ses fidèles. Il les contrôlait avec une facilité déconcertante, presque inhumaine; parvenant à induire de formidables clameurs avec quelques mots, avant d’obtenir instantanément le silence d’un simple geste de la main. Sa voix grave résonnait entre les murs sombres du Temple, atteignant les âmes de chacun des participants. Il parlait si clairement qu’il se murmurait que cela était le fruit d’un quelconque sortilège. En un sens, la perspective qu’un homme puisse ainsi s’exprimer sans avoir recours à une sombre magie était peut-être encore plus terrifiante. La première fois qu’il l’avait vu, l’ancien capitaine avait serré le poing, sentant la rage monter en lui. Désormais, il attendait chacune de ses apparitions avec une crainte teintée de fascination.  Gallen Mortensen, Orwen, Lyra. Learamn avait toujours admiré ces personnages dont le charisme leur avait permis d’inspirer des dizaines de milliers d’hommes. L’officier du Rohan s’était plus d’une fois rêvé à reproduire les discours de ces modèles, pour devenir lui aussi, un jour, un chef respecté par le monde entier. Pourtant toutes ces figures qu’il avait érigé comme exemples, Jawaharlal les surpassait en tout point.

Cette-fois ci, son sermon était différent des deux premières cérémonies. Plus exalté, plus déterminé. Les plus attentifs pouvaient même percevoir une pointe de triomphe et de la satisfaction dans son discours. L’homme et ses ambitions prônant momentanément le pas sur le religieux qui prêchait. Dans une démonstration théâtrale, il présenta à la foule en délire les nouveaux soldats du Dieu Sombre, cuirassés de la tête aux pieds, des paires de yeux menaçants visibles sous leurs larges heaumes. L’annonce fit son effet. La foule de fanatiques était quasiment entré en transe collective, d’autres durent dissimuler leur inquiétude et réprimer leur surprise.

Learamn ne cilla pas. Il aurait pu tout autant machinalement hausser les épaules. Ces armures, ces armes, tout cet équipement, il savait d’où cela venait. L’envoyé de Lyra avait été chargé d’empêcher tout prix” que cette cargaison ne tombe entre les mains de Jawaharlal. Une mission qui s’était soldée par un échec retentissant. Il aurait pu ressentir de la frustration, de la honte ou de la peur face à ces soldats dont l’existence même était le fruit de sa défaite. Pourtant, il n’en était rien.

À quoi bon?


Toutes ces considérations lui paraissaient désormais si éloignés. Des semaines plus tôt, il avait quitté Huru et les esclaves des champs de la Ville Haute avec pleins de projets en tête, décidé à pénétrer dans l’antre des Melkorites pour les atteindre en plein cœur. Le Dieu Sombre avait tout vu, avait tout prévu. Méthodiquement, il s’était chargé d’effeuiller les couches de bravoure qui protégeait l’âme brisée de l’ancien capitaine. Lui faisant progressivement oublier jusqu’aux raisons même qui l’avaient conduit, à nouveau, jusque-là. Au Temple Sharaman, un esclave était bien trop occupé à survivre un jour de plus pour pouvoir réfléchir à toute autre chose. Dans ces conditions, même l’inébranlable sens du devoir de l’ancien capitaine devenait bien fragile.

À quoi bon?

Bientôt il mourrait. Et avec lui partirait tous ses idéaux, toutes ces valeurs qu’il avait cru pouvoir défendre, parfois au mépris de sa vie. La mort ne représentait nullement le châtiment ultime pour un soldat comme lui. Non. Vider son âme de tout ce en quoi il croyait. Qu’il eût combattu en vain pendant si longtemps, car tout était vain.  Là était la véritable expiation de tous ses péchés.

À quoi bon?

Là était sûrement la question qui hantait le plus son âme. Ces trois mots seuls pouvant faire ployer la plus grande épée tenue par le plus puissant des bras.

D’un œil vitreux, il observait les mises à mort qui se succédaient. Bientôt des flots de sang s’écoulèrent de l’autel, transformant le parterre des serviteurs en une sinistre pataugeoire vermeille. Lui, continuait de regarder ce sinistre spectacle. Le désespoir sur le visage des condamnés ne lui faisait plus fermer les yeux. Les cris de détresse ne submergeaient plus son esprit. Les pleurs ne lui retournaient plus l’estomac.

À quoi bon?


Il n’avait que trois cérémonies à son actif mais avait vite réalisé qu’il ne survivrait pas bien longtemps ici s’il laissait tout cela l’atteindre. Un acte d’horreur pouvait glacer le sang. Des milliers et cela devenait une banale routine. Une fois la cérémonie terminée, il emboîta le pas à ses camarades, prêt à reprendre le travail. En passant devant les grandes portes du Temple, encore entrouvertes pour laisser sortir les derniers retardataires, il aperçut furtivement une fraction du soleil orangé qui disparaissant progressivement derrière les montagnes rocheuses qui bordaient Albyor. Un petit sourire se dessina sur son visage. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait vu la lumière de l’astre solaire. Dans les entrailles de Sharaman, tout était si sombre. Les portes se refermèrent; plongeant le Temple et ses esclaves dans l’obscurité.

À quoi bon?


Il s’agenouilla près de la dépouille de la jeune noble dont la mise à mort avait clôturé en apothéose la cérémonie. Ses grands yeux verts le fixaient sans vie. Pour la première fois depuis des jours, il tressaillit face à l’innocence de ce regard mort. Le rohirrim s’en voulut de sa réaction. Il n’était pas encore parfaitement parvenu à se protéger de tout cela, à se détacher de l’horreur ambiante. La furie, les cris, les tambours ne l’atteignaient plus. Mais il y avait encore certaines visions qui faisaient flancher son esprit. Encore quelques semaines, deux ou trois cérémonies supplémentaires et il y seraient complètement hermétiques.

En attendant, il décida de laisser le reste d’humanité qui vivait encore lui s’exprimer de manière discrète. D’un geste délicat, il ferma les paupières de la défunte.

“Maudit soit-il” murmura-t-il en rohanais, sa langue natale.  Mais croyait-il vraiment en son injonction?

Il déposa le corps dans le chariot prévu à cet effet. L’ancien preux chevalier voulut d’abord la déposer délicatement dans un coin, pour préserver la dépouille. Puis il se souvint du sinistre destin qui attendait inévitablement son cadavre. D’abord écrasé sous une pile de corps avant de finir mis en pièces par les cuisiniers du Temple. Désabusé, il laissa choir le corps frêle dans la carriole et s’en éloigna sans un regard de plus pour poursuivre son labeur.

Ils suivirent ensuite le chemin habituel jusqu’aux cuisines. La première fois il avait naïvement cru qu’ils menaient les dépouilles des sacrifiés jusqu’à une fosse commune, ou du moins d’un crématorium pour se débarrasser efficacement des corps. Avec horreur, il avait découvert le recyclage dont ils faisaient l’objet. Un processus effroyable qui, pourtant, d’un point de vue purement pragmatique, faisait parfaitement sens. Cette découverte l’avait d’abord poussé à refuser de manger du ragoût immonde qu’on leur servait comme dîner. Il avait tenu quatre jours, puis il avait craqué. La faim prenait toujours le dessus sur les esprits les plus forts. Depuis, il s’était fait à l’idée que la viande humaine représentait peut-être la majeure partie de son régime alimentaire. Cette simple pensée l’aurait très certainement poussé, quelques années plus tôt, à déclarer qu’il valait mieux se donner honorablement la mort plutôt que de céder au cannibalisme. Aujourd’hui, il haussait les épaules et mangeait. Il avait faim.

À quoi bon?


Une fois leur terrible tâche accomplie, il s’approcha de Nomi qui distribuait des instructions. Learamn tendit l’oreille, cherchant à capter quelques mots en rhûnadan. Il arrivait à en saisir de plus en plus, pas assez pour comprendre le sens précis d’un ordre ou suivre une conversation mais il progressait. Il avait eu de la chance que la cheffe de l’équipe des esclaves le prenne en pitié. Elle l’avait en quelque sorte pris sous son aile, lui traduisant sommairement, et dans un Westron rudimentaire, ce que cet étranger avait besoin de comprendre pour survivre. D’autres esclaves ne se montraient pas aussi magnanimes qu’elle. Les raisons qui la poussaient à l’aider de la sorte n’étaient pas très claires aux yeux du rohirrim mais il s’en accommoder et ne chercha pas à en savoir plus. Il acquiesça d’un signe de tête, satisfait de découvrir un nouveau pan du Temple Sharaman.

Depuis son arrivée au sein du sanctuaire, il avait analysé chaque passage qu’il empruntait, scruté chaque pièce et observé chaque recoin qu’il croisait, dans l’espoir que des souvenirs de son premier séjour ici referaient surface. Il n’en fut rien. Comme s’il n’avait jamais été en ce lieu. D’ailleurs, aucun des gardes ou membres de l’Ogdâr ne le reconnut. Était-ce la conséquence de son changement d’apparence et du travail minutieux du tatoueur Arlan? Ou alors passait-il inaperçu car il n’était jamais venu ici. Ces jours-ci il lui était de plus en plus compliqué de dissocier le réel, de l’imaginaire. Il se gratta l’avant-bras qui le démangeaient depuis plusieurs jours. Une plaque rouge marquait sa peau, autour d’un curieux tatouage qu’il avait expressément voulu. Quelques semaines plus tôt, alors qu’Arlan s’apprêtait à ranger ses outils; Learamn, transi de douleur, l’avait saisi par l’épaule pour lui demander de réaliser une dernière gravure dans sa chair. Sous le regard surpris de Huru, il avait sorti de la poche de son pantalon un parchemin soigneusement plié, qu’il avait gardé auprès de lui depuis son arrivée au Rhûn. A l’intérieur se trouvait le poème, traduit par Khalmeh, qui était inscrit en runes cursives sur la peau hâlée d’Iran.  D’une voix faible, il avait demandé à ce qu’on écrive les premiers vers de la ballade sur son bras.

Il baissa les yeux et lut les premiers mots.

“Va, enfant des plaines, jeune fille au visage doux…


Cette fois-ci pourtant, il ne poursuivit pas sa lecture.

À quoi bon?


Il ne prêta pas grande attention aux gardes qui se dressaient sur leur chemin, laissant Nomi négocier leur droit de passage vers le balcon du Grand Prêtre. L’ancien capitaine resta en retrait, se faisant le plus discret possible. Malgré tout ses efforts, il était encore relativement facile de déceler ses origines étrangères. Learamn avait rapidement compris que pour survivre ici, il valait mieux éviter de se faire remarquer. Se faire le plus petit possible. Passer inaperçu. Un comble pour un rohirrim.

L’adage, pourtant, dit bien: Chassez le Naturel, il revient au galop.

Après des semaines de discrétion et d’obéissance religieuse, le tempérament de l’ancien officier refit surface d’un coup, risquant ainsi, en une poignée de secondes, de trahir sa couverture et ses origines. Pourtant la vision irréelle qu’il avait sous les yeux, avait réveillé une étincelle au fond de son âme damnée.

Elle était là.

La raison de tout ce ceci. Kryv. La devineresse qu’il avait arrachée aux griffes de l’esclavage avant de tomber captive à Lâm-Su .Celle qu’il avait juré de libérer. Des semaines durant, il avait cherché le moindre signe, l’indice le plus infime de sa présence. Durant les cérémonies, il avait constaté son absence; dans les couloirs du Temple, il avait échoué à remonter sa trace. Si bien, qu’après un temps, il l’avait cru morte. C’est à ce moment qu’il avait commencé à perdre de vue ses objectifs, que sa détermination s’était effacée pour céder plaça à une macabre routine. Dès lors, il n’avait cessé de se répéter ces trois mots.

À quoi bon?


Cette question qui le hantait vola en éclats. La réponse se tenait devant lui, flanquée de deux gardes fraîchement équipés par le Grand Prêtre. Il avait à peine remarqué leur présence, obnubilé par Kryv, voulant s’assurer qu’elle était bien réelle. Il avait entendu des récits sur des esclaves si épuisés qu’ils étaient victimes d’hallucinations. Il cligna des yeux plusieurs fois, s’attendant à la voir disparaître.

Mais elle était toujours bel et bien présente.

Leurs regards se croisèrent. Elle ne le reconnut pas. Comment en aurait-il pu être autrement? Il avait tout mis en œuvre pour devenir méconnaissable. Il voulut crier, hurler pour attirer son attention et révéler son identité.

Mais l’un des deux soldats fit rappeler sa présence d’une manière bien virile. Learamn ne vit rien venir et, sans trop savoir comment, se retrouva prisonnier de sa ferme poigne qui lui serrait le visage. L’espace d’un instant, le feu qui s’était réveillé en lui prit le dessus. D’un air défiant, il soutint le regard de son adversaire et serra le poing, prêt à répliquer. Puis, conscient des risques, il se ravisa et baissa les yeux. Comme il s’était efforcé de faire depuis son arriver. Faisant fi des vociférations de l’homme en armes, Learamn pouvait voir, du coin de l’œil, la devineresse s’éloigner lentement.

Il devait trouver un moyen de communiquer avec elle, de signaler sa présence sans pour autant se trahir. Lui montrer qu’il ne l’avait pas oublié, et qu’il était allé aussi loin pour honorer sa parole.

L’esclave avait cédé sa place au chevalier.

Il devait réfléchir vite, et bien. De par son accent en Commun, le soldat ne semblait pas être un local. Un Arnorien ayant découvert la foi de Melkor? Un Dalite en quête d’or? Il l’ignorait, mais si cet homme venait de l’Ouest, il serait plus délicat de mentir.



Il porta finalement son dévolu sur une région reculée, que peu connaissaient en détails. Le vieux maître Ovadiah lui avait jadis parlé de ces terres inhospitalières et des tribus qui y vivaient en autarcie.

“Forochel…Je suis un Lossoth…”


Il chercha à reprendre sa souffle, sa trachée toujours écrasée par les énormes doigts de son vis-à-vis. Puis, Learamn eut une idée et poursuivit en haussant la voix de manière à ce que Kryv puisse l’entendre.

“Un Lossoth venu de loin pour servir. Un village... entre la rivière Thrâkhân et le mont d’Ava.”


Une référence à des noms familiers pour la devineresse. Peut-être saisirait-elle le message et parviendrait-elle à le reconnaître. Ne restait plus qu’à espérer que le membre de l’Ogdâr n’ait pas un passé de géographe spécialiste des régions septentrionales.


#Learamn #Nomi #Kryv
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