Un froid surnaturel s'était abattu sur la région entourant Albyor, et il semblait que l'Hiver s'annonçât particulièrement rude, cette année. Vieille-Tombe avait connu des chutes de neige, et on avait dû interrompre une partie des manœuvres militaires pour déblayer les rues de la ville qui étaient devenues impraticables. Albyor n'en était pas encore à ce point-là, et pourtant cela ne lui aurait pas fait de mal. La neige devenue eau aurait peut-être chassé la crasse qui s'incrustait dans les moindres recoins, entre chaque pavé, sous chaque porte, et en chaque personne.
Aya n'avait jamais aimé la ville Noire, et elle n'aimait pas s'y promener, surtout la nuit. Les lamentations des milliers d'esclaves qui transitaient par ici avaient de quoi rendre fou, et nul doute que le froid allait en emporter une grande partie. Les misérables, ennemis capturés, dissidents, opposants au Trône, étaient des criminels voués à la mort. Là-dessus, rien à redire. Mais ils auraient pu mourir en silence. La jeune fille déambulait dans les rues en quête d'une boulangerie décente pour acheter des provisions. Elle avait été chargée de faire quelques courses pour ne pas éveiller les soupçons de la garde. De son propre avis, il n'y avait rien de plus anormal qu'une jeune fille de son âge, marchant dans les rues mal famées de cette cité glauque. Fort heureusement, elle n'était pas seule. Et pourtant, que Melkor en soit témoin, elle l'aurait préféré. On lui avait assigné la présence d'un elfe, ces créatures mesquines et roublardes, hautaines et condescendantes. Elle n'aimait pas ce Sigvald qui les accompagnait, et si elle avait eu une lame entre les mains, nul doute qu'elle la lui aurait enfoncée entre les côtes, pour voir si son immortalité était bien réelle.
Elle n'avait jamais apprécié les elfes. Ici, en Rhûn, on s'en était toujours méfié, et on les avait toujours regardé avec une sorte de crainte. C'étaient des êtres étranges, magiciens diaboliques parfois, assassins furtifs souvent, créatures imbues d'elles-mêmes, toujours. Depuis l'assassinat du Roi Alâhan, les choses n'avaient fait qu'empirer. Les elfes vivant sur le territoire, les rares osant braver la froideur des habitants, avaient été chassés de leur foyer, quand ils n'avaient pas été tués, tout simplement. On avait maudit les ambassades elfiques, maudit les oreilles pointues, et on avait juré de massacrer tout elfe qui oserait à nouveau franchir les frontières. Nul doute que quelques uns de ces malfaiteurs vivaient encore dans le pays, mais il était évident que la Reine faisait de son mieux pour les traquer.
Aya, à sa grande honte, marchait en compagnie de l'un d'entre eux, qui aurait tout aussi bien pu avoir empoisonné son Roi.
Plus grand qu'elle, il avait le visage fermé et dur, assez différent de ce qu'elle imaginait. Il se dégageait une certaine grâce de ses mouvements, mais rien d'aussi surnaturel qu'elle l'avait cru. Il semblait au final très réel. Peut-être étaient-ce aussi les conséquences de son empoisonnement. Il était arrivé très affaibli, et avait été sauvé alors qu'il se tenait aux portes de la Mort. Secrètement,
Aya avait espéré qu'il ne s'en sortît pas. Un elfe ne méritait pas qu'on lui sauvât la vie. Mais les choses étaient ainsi, et elle était désormais contrainte d'obéir au capitaine renégat, et de faire les courses à sa place. Cela n'avait rien de très formidable, et elle se demandait ce qui la retenait de s'approcher des gardes qui déambulaient dans les rues. Elle aurait pu tout leur raconter, et les choses auraient été terminées très rapidement. L'elfe arrêté, le déserteur capturé, et la situation réglée. Mais elle avait peur, quelque part. Si le déserteur venait à échapper aux gardes, elle risquait de le payer plus tard. Elle, ou sa famille. Pour rien au monde elle n'aurait mis la vie de ses parents et de son petit frère en danger. Elle préférait s'humilier plutôt que de les impliquer dans cette sombre histoire.
Elle tourna légèrement la tête vers l'elfe, qui avait le regard lointain. A quoi pouvait bien penser une créature pluri-centenaire comme lui ? Il avait dû se battre à de nombreuses reprises, et voir de nombreux malheurs. Ressassait-il le passé inlassablement comme un vieillard sénile, ou bien essayait-il d'oublier tout cela, comme un lâche ? Probablement qu'il essayait d'oublier. Ca collait trop bien avec son air triste, et sa mélancolie. Il devait se morfondre, et ne pas aller de l'avant comme seuls les Hommes de l'Est savaient le faire.
Aya, sûre d'avoir percé à jour l'immortel, avait arrêté son idée, et il aurait fallu des siècles pour la convaincre du contraire.
Elle avisa bientôt une petite échoppe où l'on vendait du pain, mais aussi des fruits, des légumes et des babioles. Elle s'en approcha, bien décidée à terminer ses emplettes, et à rentrer le plus vite possible. L'ambiance du coin avait de quoi effrayer, et elle n'était ni très haute ni très épaisse. Son protecteur était un elfe, et s'il venait à être découvert comme tel, elle risquait encore pire que s'il l'abandonnait à la garde. Elle s'approcha du commerçant, un homme d'âge mûr, dont les traits fatigués trahissaient la rudesse de sa vie. Le manque de lumière avait rendu sa peau pâle, et il semblait presque mort. Seul le mouvement de ses yeux indiquait qu'il restait une once de vie dans ce corps étrange. Pourtant, en voyant les deux visiteurs, il s'anima comme un pantin désarticulé, et c'est d'une voix étonnamment agréable qu'il les invita à approcher.
Aya frissonna, en se disant qu'une telle voix était presque envoûtante, et qu'il s'agissait peut-être d'un charme destiné à l'attirer dans les griffes d'un être maléfique. Il y en avait plein, qui traînaient par chez elle. A Vieille-Tombe, les légendes étaient nombreuses. D'après certains, les catacombes de la ville recèleraient de nombreux secrets et de nombreux dangers. Mais les habitants étaient si superstitieux qu'ils ne s'aventuraient jamais là-bas. Certains s'amusaient, pour effrayer leurs amis, à dire sur le ton le plus sérieux du monde qu'ils avaient vu des spectres, sans couleur et sans visage, rentrer ou sortir des tombeaux. Tout le monde savait que ce n'étaient que des fables pour faire l'intéressant, mais personne n'était allé vérifier.
Le temps de penser à ça,
Aya était déjà face au commerçant, qui lui demanda ce qu'elle voulait. Elle s'efforça d'imaginer qu'il était un bon père de famille, et qu'il ne mangeait pas de petites filles pour le dîner. Ses yeux s'arrêtèrent sur ses dents : n'étaient-elles pas un peu pointues ? Non ! Elle était encore en train de délirer, et elle refusait de paniquer pour si peu. Elle allait faire ses achats, rentrer rapidement, et arrêter de penser à tout cela.
- Nous avons besoin de pain de voyage, et d'un peu de viande. Conservable, si possible.
L'homme se fendit d'une petite révérence presque inquiétante, et alla regarder ce qu'il avait en boutique. Il revint quelques minutes après, avec ce que la jeune fille avait commandé. Il avait même pris soin d'emballer le tout dans un tissu à peu près propre, ce qui n'était pas du luxe à Albyor. La propreté, bien entendu, et pas le tissu. Mais au moment où
Aya allait partir, l'elfe arriva les bras chargés de provisions, qu'il déposa en vrac sur le comptoir. Le regard du marchand s'illumina de contentement, alors que celui que la jeune fille s'illuminait de fureur. Elle lança d'une voix courroucée :
-
Je n'ai pas assez pour payer tout ça !Le marchand leva la tête, craignant de perdre une vente providentielle, mais l'elfe tira de sa ceinture une bourse bien remplie, qui donna entièrement au commerçant. Il y avait probablement plus que le compte, mais c'était peut-être pour acheter le silence de l'homme dont les yeux pétillaient désormais. L'elfe récupéra les provisions, et les plaça dans son sac.
Aya aurait voulu lui demander où il allait, mais il ne lui en laissa pas l'occasion. Il tourna les talons, et s'éloigna en suivant la trajectoire du soleil. Elle resta un instant à regarder sa silhouette austère qui semblait se dessiner de moins en moins précisément dans le paysage. On aurait dit qu'il s'évanouissait purement et simplement, comme une ombre. Elle comprit qu'il ne reviendrait jamais, et un sourire se dessina sur son visage. Avec un peu de chances, il serait arrêté à la frontière et tué. Avec un peu de chance.
Elle acheva de faire ses courses, et quitta prestement le marchand ravi. Mais comment allait-elle expliquer cela aux autres ? Elle se mit à réfléchir, consciente qu'elle ne manquerait pas d'être assaillie de questions.
#Aya #Sigvald