Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Les deux enfants étaient plongés dans une concentration extrême, la tension était palpable. Ils fixaient d’un oeil déterminé leur objectif commun, conscients qu’il leur faudrait se montrer à la fois rapide et malin pour éviter les obstacles qui se dressaient sur leur parcours sinueux. La jeune fille aux longs cheveux d’or prit sa voix la plus grave et, sans prendre le soin de tourner la tête, souffla à son compagnon: “ Très bien Dernion. Je rappelle les règles. Le dernier arrivé sur le toit doit s’occuper de la toilette de Brise et bien entendu… -...tous les coups sont permis.” Poursuivit le garçon, un petit sourire espiègle en coin.
Les deux jeunes gens échangèrent brièvement un regard qui se voulait défiant. L’aînée se délesta de son ceinturon en cuir qui aurait pu la ralentir dans sa course folle. Elle le laissa tomber sur le sol poussiéreux avec un bruit sourd, puis se mit immédiatement en position; le dos courbé, les jambes légèrement fléchies, un bras en avant et l’autre derrière le dos pour préserver l’équilibre tout en se donnant de l’élan. Lui, gardait une attitude décontractée, il savait pertinemment que la course de vitesse pure ne tournerait pas à son avantage et qu’il lui faudrait redoubler d’ingéniosité pour éviter de devoir nettoyer les sabots encrassés de leur cheval; à ce titre le démarrage n’était pas la partie la plus importante à ses yeux. Deux stratégies différentes pour un seul et même objectif. “Trois… murmura Dernion -Deux… reprit sa grande soeur. -Un… -Partez!” firent-ils finalement en choeur avant de s’élancer à l’intérieur de l’immense grange qui leur servait d’arène.
La jeune adolescente prit déjà une certaine avance sur ses premières foulées. Elle avait des jambes bien plus longues et une puissance physique plutôt impressionante pour une fille de son âge et au bout de quelques secondes elle devançait déjà son jeune frère de plusieurs mètres. Plus ou moins volontairement elle percuta une pile de caisses en bois qui s’écroulèrent dans son sillage en répandant la totalité de leur contenu. Des dizaines de pommes se mirent à rouler devant le pauvre Dernion qui manqua de trébucher en glissant sur l’une d’entre elles. “Enaël! Tu triches!”
Celle-ci se fendit d’un éclat de rire tout en continuant son sprint effrené. D’un ton hilare elle s’écria: “Tous les coups sont permis c’est toi qui l’as dit!”
Sans un regard de plus en arrière, elle s’élanca à toute vitesse dans l’ascension des escaliers en bois qui menaient jusqu’à l’étage supérieur. Elle montait les marches quatre à quatre sans aucune forme de prudence. Peut-être aurait elle dû ralentir un peu pour assurer le coup car elle paya bientôt le prix de sa précipitation. Alors qu’elle avait presque atteint l’étage, sa botte ripa sur le bord d’une des marches, anormalement plus courte que les autres, et elle tomba en avant. Par chance, elle eut le réflexe de mettre ses bras devant elle pour ne pas que son visage heurte le bois, l’impétueuse jeune fille s’en tira finalement avec des coudes sanguilonents et une paire d’échardes sur les avants- bras. Rien qui ne pouvait arrêter Enaël qui se releva d’un bond et reprit sa course. Elle jeta tout de même un regard au-dessus de son épaule pour s’assurer que son petit contretemps n’avais pas fait fondre son avance. Elle aperçut Dernion en contrebas qui avait renoncé à la suivre en traversant “le champ de pommes”, il s’agrippait désormais à une énorme botte de foin posée contre le mur. En escaladant ainsi, il espérait atteindre l’étage supérieur sans devoir courir jusqu’aux escaliers et se rapprocher du sommet du bâtiment. Un choix audacieux qui pouvait se révéler dangereux mais le garçon n’avait pas d’autres choix, avec ce retard si précoce il lui fallait prendre des risques.
Enaël gravit les dernières marches et avisa l’endroit qu’elle avait face à elle: une sorte de “grenier” où les propriétaires des lieux avaient entassés toutes sortes d’outils et objets plus ou moins utiles pour leur labeur quotidien. Là, se trouvait plusieurs dizaines de pelles et râteaux, plus loin, reposaient des sacs de grains dont elle ignorait la nature; au fond, gîsait une brouette rouillé qu’elle admira un court moment en songeant à toutes les sensations fortes qu’un tel véhicule pouvait provoquer. Elle s’imagina à l’intérieur, en train de dévaler les quelques pentes de l’Estenmet, ou même ces escaliers qui l’avaient pourtant déjà un peu blessée. Enaël coupa rapidement court à sa rêverie pour poursuivre son chemin. Elle ne vit aucun escalier qui pourrait lui permettre de se monter jusqu’au toit et se mit à pester. Il lui fallait grimper jusque là-haut et dans cet exercice elle se savait moins à l’aise. Réunissant ses forces, elle prit son élan et sauta en avant afin d’agripper une poutre de la charpente qui se trouvait au-dessus de sa tête. Avec un grognement, elle parvint à se hisser laborieusement dessus de manière bien peu gracieuse. La grâce n’était pas forcément la plus grande qualité de la jeune fille, en particulier quand elle se trouvait dans cet état de compétition. La transpiration et ses vêtements sales n’étaient clairement pas dignes des filles de “bonnes familles”; mais cela tombait bien: elle n’en faisait nullement partie. Dans le milieu agricole dans lequel elle avait grandi, on ne s’arrêtait pas à ces choses superflues.
Le souffle d’Enaël s’accéléra rapidement à mesure qu’elle escaladait sur les poutres de la charpente. Ses bras la faisaient de plus en plus souffrir et ses jambes étaient de plus en plus lourdes. Contrainte, elle prit quelques secondes de pause pour retrouver sa respiration avant d’attaquer la dernière ligne droite. Elle chercha également son frère du regard mais il n’y avait aucun signe de Dernion. Elle parvint finalement à reprendre l’escalade et finit par se hisser, non sans peine, au niveau de la lucarne qui laissait passer les timides rayons du soleil matinal. La jeune fille poussa un cri de joie, elle y était enfin arrivée.
Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir , tranquillement assis sur le toit, son jeune frère. Celui-ci semblait être arrivé ici depuis plusieurs dizaines de secondes et croquait nonchalemment une pomme avec un petit sourire en coin. Il fit mine d’adopter une expression surprise en voyant arriver sa soeur. “Ah te voilà enfin! Il ne sert à rien de courir vite si on peut utiliser sa tête. Je me demandais combien de temps cela allait te prendre; j’ai même songé à revenir te chercher pour m’assurer que tout allait bien. -Ha...ha… très drôle...” rétorqua-t-elle avec une moue.
Visiblement contrariée, elle croisa les bras et se plaça devant Dernion; en prenant soin de choisir soigneusement ses appuis pour ne pas glisser. Enaël aurait bien voulu l’accuser de tricherie mais comme elle l’avait elle même rappelé à son “adversaire” quelques minutes plus tôt, tous les coups étaient permis et donc aucune triche n’était possible. Décidément la capacité de ce gamin à trouver systématiquement un moyen de s’en sortir malgré ses désavantages physiques l’agaçait mais, même si elle refusait de l’avouer, elle était aussi admirative de cette capacité d’adaptation de son frère. Il était toujours capable de sortir une solution de son chapeau suite à un raisonnement qu’il prenait un malin plaisir à détailler après coup, toujours avec ce petit sourire facétieux qui le caractérisait si bien. “Allez! Ne fais pas cette tête là! Assieds-toi! Tu veux une pomme?”
Avant même qu’elle puisse lui répondre, l’enfant lui lança le fruit qu’elle attrapa au vol. Consciente qu’il continuait ainsi à la charrier gentiment, elle s’installa pourtant à ses côtés et se mit à manger. Sa faim avait eu raison de sa fierté. “Enaël! Tu t’es blessée!” S’exclama alors Dernion en voyant le sang qui coulait le long des avant-bras de sa soeur. Cette fois toute forme de moquerie avait disparu de sa voix, il était sincèrement inquiet pour sa soeur. “Ce n’est rien.” répondit-elle en s’empressant de redescendre ses manches.
Dernion haussa les épaules et se remit à déguster son petit-déjeuner en admirant l’horizon. Enaël se prêta également au jeu et son esprit se perdit dans la contemplation de ses immenses étendues vertes. Elle ferma ensuite les yeux, appréciant la légère brise qui soulevait ses cheveux dorés. Pour un mois de décembre, le temps était si agréable. Le Rude Hiver avait déréglé le climat de la région; la sécheresse avait été si forte en été que les bergers du Rohan avaient dû mener leurs troupeaux vers les territoires nains pour les faire paître. Leur père faisait partie de ces hommes. Cela faisait déjà de longues semaines qu’il avait quitté le foyer familial. Ils recevaient parfois du courrier de sa part. Des lettres qu’ils étaient encore incapables de lire mais leur mère se chargeait de leur dire ce qui y était inscrit, “Papa va bien, il sera bientôt de retour.” répétait-elle souvent. Le retour de la pluie et de la verdure dans le Riddermark à l’aube de cet hiver particulièrement doux leur avait donné l’espoir d’un retour des sheptels et donc de leur parent. Pourtant, il n’était pas revenu et ils avaient même quitté leur chaumière pour s’installer chez leurs grands-parents. Là-bas leur mère pouvait prendre soin de leur grand-mère malade tandis que leur grand-père s’était engagé à parfaire leur éducation, à commencer par l’apprentissage de l’alphabet. Incapable d’enseigner lui-même la lecture à ses petits-enfants, le vieux Eolkar voulait les emmener jusqu'en Estenmet, là où, disait-on, vivait un érudit capable de leur enseigner son savoir. “C’est beau n’est-ce pas?” remarqua Dernion
Des étoiles pleins les yeux, Enaël rajouta avec la passion qui se saisissait d’elle dès qu’elle abordait le sujet. “- Magnifique même! Mais je ne veux pas me contenter de regarder ces plaines; je veux les parcourir, en long et en large. En chevauchant jour et nuit pour protéger mon royaume comme l’a fait Oncle Learamn.”
Le petit Dernion se pinça les lèvres, il n’approuvait visiblement pas les projets de son aînée. “Mais Père dit que l’Oncle Learamn a vécu des choses terribles qui l’ont poussé à partir si loin. Je ne veux pas te voir disparaître comme lui, Enaël.”
L’adolescente reporta alors son attention sur son jeune frère d’un air attendri. Elle lui caressa affectueusement la joue. “Ne t’en fais pas. Jamais je ne te laisserai seul; je suis plus forte qu’Oncle Learamn. Jamais je ne t’abandonnerai.”
Elle le prit alors dans ses bras avec amour et lui glissa doucement à l’oreille. “Nous vivons une belle vie, mon frère. -Puisse-t-elle ne jamais changer.”
Ce si beau moment fut finalement interrompu par la voix puissante de Eolkar, visiblement mécontent d’avoir cherché les enfants pendant de longues minutes avant de les retrouver sur le toit d’un grange voisine. “Enaël! Dernion! Descendez immédiatement de là! Vous voulez vous tuer ? Qu’est ce que je dirait à votre mère moi? Allez! Venez maintenant! Nous sommes en retard, Maître Ovadiah doit déjà nous attendre.”
Les deux enfants échangèrent un regard complice. Depuis leur départ, ils ne menaient pas la vie facile à leur grand-père mais celui-ci cachait bien trop mal l’amour qu’il leur portait pour que ces deux là s’inquiètent d’une quelconque punition bien sérieuse. Cette fois, ils décidèrent néanmoins d’écouter les directives de leur aïeul et redescendirent, sourire aux lèvres, dans la grange en passant par la fameuse lucarne. L’heure de la leçon était venue.
Les rires des enfants lui parvinrent bien avant de sentir l’odeur alléchante du déjeuner, comme portés par le vent d’est qui charriait d’ordinaire de bien sombres nouvelles. Cette fois, cependant, personne ne semblait se plaindre de la pluie, et tout un chacun accueillait volontiers le crachin que combattait un soleil encore vivace en cette saison hivernale. Dissimulé derrière les minces nuages gris, il leur jetait des œillades envieuses, comme s’il brûlait de se prélasser sur la terre meuble, parmi les arbres, entre les pierres, dans les ruisseaux. La nature semblait apaisée, retrouvant peut-être enfin son équilibre après avoir connu tant de dérèglements. De mémoire d’homme, on n’avait encore jamais connu pareille sécheresse, et les habitants du Riddermark n’aspiraient à rien d’autre qu’un peu d’harmonie : le retour à une forme de normalité qui leur manquait tant. Les gens d’ici étaient routiniers, et quoi qu’ils ne fussent guère réticents à l’idée de partir à l’aventure, ils savouraient le confort de leur foyer, et ne se plaignaient guère des jours qui passaient sans que l’ombre et la flamme ne vinssent les distraire de leurs obligations envers le sol et les bêtes.
Tout à ses pensées, le cavalier solitaire qui traversait l’Estemnet gardait un œil attentif sur sa vieille canaille. Le canasson était comme son maître : vieux et fatigué, et quoi qu’il eût le pas sûr, il fallait surveiller qu’il ne trébucherait pas sur un sol trop ingrat. Le sentier qu’ils empruntaient n’avait pas été entretenu depuis quelques temps, et cela se ressentait. Ce qui avait été un champ paraissait aujourd’hui être une forêt de mauvaises herbes qui montaient jusqu’au mollet.
- Allez, Canaille, encore un petit effort.
La maisonnette se rapprochait peu à peu. Elle était un peu à l’écart du hameau le plus proche, profitant de sa position excentrée pour avoir de belles terres cultivables qui montaient à l’assaut d’une belle colline en pente douce que le cavalier descendait présentement. Elle était flanquée d’une grange de belle taille, et disposait d’un moulin à eau modeste. A peine de quoi assurer la subsistance de la famille, mais suffisamment pour leur éviter d’avoir à faire plusieurs heures de marche simplement pour moudre leur récolte. C’était un petit accomplissement dans ces terres reculées, qui avait dû demander des années de travail aux générations qui s’étaient succédé ici.
Des enfants jouaient dans les prés, courant l’un après l’autre dans ce qui ressemblait à une démonstration d’innocence touchante. La liberté et la quiétude des âmes les plus pures qui s’exprimaient par les seuls modes que l’Homme aurait dû connaître : les rires partagés. Leur charivari s’entendait de loin, et donnait le sentiment que la vie s’était emparée de ces murs de briques inanimés, pour les dépoussiérer tout à coup. La maison décrépite et ancienne n’avait tout à coup plus l’air d’une cabane abandonnée aux airs de coupe-gorge, mais d’un foyer familial au sein duquel se côtoyaient jeunes et vieux autour d’un bon feu de bois.
Quelle vision apaisante.
Le cavalier mit pied à terre en frappant sur son grand manteau pour en lisser les plis et se donner l’air présentable. Il noua soigneusement la bride de sa vieille monture à un poteau près d’un abreuvoir, essuya ses bottes, et toqua à la porte avec dignité.
Une femme lui ouvrit, sans paraître particulièrement méfiante, ce qui indiquait qu’elle savait qui il était. Il prit tout de même la peine de se présenter :
- Madame, enchanté de faire votre connaissance. Je suis Archibald Ovadiah… Le précepteur.
Il lui fit une jolie courbette comme on en faisait à la cour d’Osgiliath ou de Minas Tirith en retirant son chapeau, et accepta bien volontiers son invitation à entrer.
- C’est une fort jolie maison que vous avez-là. Est-elle à vous ?
Il avait la conversation facile, et le verbe chaleureux, si bien qu’il n’était pas difficile de discuter avec lui. Avant d’avoir compris, il se retrouva assis à la table familiale avec un bon verre de bière, et une assiette trop copieuse pour son estomac. De toute évidence, on voulait l’impressionner et le recevoir avec les honneurs, pour le persuader de traiter convenablement les enfants durant leurs leçons. C’était une attention délicate, mais bien inutile.
- Merci, mais il ne me reste pas la place pour la moindre petite bouchée, fit-il en levant des mains apaisées qui signifiaient qu’il avait beaucoup apprécié le repas. Je vais simplement attendre les enfants près du feu si vous le voulez bien. J’apprécie toujours le crépitement des flammes.
La permission accordée, il ne se gêna pas pour s’installer sur le fauteuil le plus proche de l’âtre, plongeant dans ses pensées derrière ses yeux clos, comme il en avait l’habitude. Il s’absorbait ainsi dans de profondes réflexions, parfois durant plusieurs heures, mais ne manquait jamais d’être attentif à ce qui se tramait autour de lui. Les bruits de pas et les murmures lui indiquèrent qu’il n’était pas seul. Il se leva et accueillit l’homme bien charpenté qui vint droit à sa rencontre :
- Eolkar, quel plaisir de te voir… Comment se fait-il que tu sembles rajeunir à chaque fois que je te vois ?
Leur poignée de main trahissait une certaine complicité. Il fallait dire qu’Eolkar et Archibald étaient de vieux amis, d’une époque qui semblait désormais tellement reculée qu’elle leur paraissait presque n’avoir jamais existé. Depuis, le Rohirrim s’était marié, et avait eu de grands et beaux enfants qui faisaient la fierté du Riddermark. Ou l’avaient fait, tout du moins. A voix très basse, le précepteur murmura :
- Comment va Céoda… ?
Il avait appris pour la maladie de sa femme : les rumeurs circulaient plus vite que les étourneaux dans ces contrées où il ne se passait jamais grand-chose. La moindre nouvelle était reprise et colportée afin de distraire les villageois de leur quotidien. Plus elles étaient tristes, hélas, plus elles se répandaient. Après une brève conversation d’usage, les deux adultes portèrent leur attention sur l’objet de la visite d’Archibald.
Les deux enfants se cachaient derrière leur grand-père, presque timides face à cet inconnu qui les salua avec courtoisie et respect :
- Bonjour jeune homme, bonjour jeune fille. Je suis monsieur Ovadiah, un ami de votre grand-père ici présent. Je suis heureux de faire votre connaissance.
Il leur adressa un sourire affectueux et rassurant, mais ce n’était guère nécessaire, car il n’était pas très impressionnant. Lourdement appuyé sur sa canne, il avait l’air d’avoir vu deux ou trois fois plus d’hivers que le grand-père des enfants. Son regard était alerte, cependant, et il avait l’air d’avoir conservé toute son intelligence. Le fait le plus marquant de sa personnalité était sans le moindre doute sa petite taille. Enaël n’était pas bien vieille, mais elle le dépassait déjà, et continuerait encore de grandir. Eolkar savait cependant qu’avec Archibald, il ne fallait pas se fier aux apparences. Cet homme avait à n’en pas douter plus d’un tour dans son sac, et il ferait un merveilleux précepteur.
- Je comptais reprendre la route dès cet après-midi, mais les nuits sont noires ces derniers temps, et je préfère ne pas prendre de risque inutilement. Cela poserait-il problème si nous repartions demain matin ?
Le regard des enfants trahit bien involontairement leur incompréhension, et Archibald jugea opportun de leur expliquer quelles allaient être les modalités de leur éducation en sa compagnie :
- Je ne sais pas si votre grand-père vous a informés, mais je ne peux pas assurer mon enseignement ici. Je dois m’occuper de ma ferme, et j’ai d’autres obligations auxquelles je ne peux pas me soustraire. Mais vous m’accompagnerez, et je vous instruirai.
Il se garda bien de dire que cela permettrait aussi de soulager Eolkar de deux bouches à nourrir, alors qu’il devait consacrer beaucoup de temps à sa femme… La maladie était un fléau auquel nul n’était préparé, et si Archibald pouvait offrir son aide d’une manière ou d’une autre, il était ravi de pouvoir le faire. Essayant de faire oublier aux enfants leur déception initiale, il leur lança :
- D’ici là, nous avons un peu de temps pour faire connaissance. Profitons-en !
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Dernière édition par Ryad Assad le Mer 3 Fév 2021 - 14:57, édité 1 fois
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Le visage marqué d’Eolkar se fendit d’un large sourire à la vue de son vieil ami. Ces dernières années, les occasions de se réjouir s’étaient faites très rares pour lui mais la présence du précepteur venait de lui remettre un peu de baume au coeur. Il serra vigoureusement la main tendue de son invité. “Et toi Archibad, comment se fait-il que tu sembles rapetisser à chaque fois que je te vois?” plaisanta-t-il d’un lieu d’un ton enjoué.
Les petites piques adressées au sujet de la petite taille d’Archibad étaient devenues une habitude après toutes ces années, et l’érudit avait cessé de s’en offusquer depuis bien longtemps. D’autant plus, qu’Eolkar était sincèrement heureux de revoir son ancien compère et là était sûrement sa manière de manifester son affection; pas forcément très délicate mais à l’image du personnage.
Cependant, le visage du paysan s’assombrit aussitôt à la mention de Céoda. Ne pouvait-il donc pas bénéficier d’un peu de répit des démons qui hantaient son quotidien? Il n’en voulait pas à son ami qui semblait réellement inquiet pour sa femme. Tout cela partait d’une bonne intention. Mais Eolkar n’aimait pas parler du mal qui rongeait son épouse. Ce n’était pas un homme qui s’exprimait beaucoup sur ces choses-là. Sa réponse fut brève et très évasive, là n’était pas un sujet qu’il désirait aborder devant les enfants. “Elle... elle tient le coup. Mais elle est si fatiguée... Excuse-la de son absence, elle ne peut pas quitter son lit en ce moment…”
Céoda se trouvait à l’étage, incapable de descendre les marches pour venir à la rencontre de cet invité de marque. Archibad pouvait cependant très clairement se souvenir, qu’il y a quelques années encore, elle l’aurait accueillie royalement, avec une générosité et une chaleur qui n’avaient pas leurs pareils dans le Riddermark. Pour l’érudit, il avait été facile de comprendre comment le rude et bourru Eolkar avait fondu devant le sourire scintillant de cette jeune fille aux longs cheveux ondulés et aux yeux châtaignes. Bien des printemps s’étaient écoulés depuis ces noces célébrées à la hauteur de leurs moyens, et avec le temps étaient venus les affres de la vieillesse. “Je vois que Deana s’est chargé de calmer ta faim! remarqua Eolkar en avisant l’assiette vide. Elle a bien fait; on ne fait point attendre un invité à table.”
L’homme adressa un sourire à sa bru avant de se diriger vers l’âtre, des écuelles à la main qu’il se chargea de remplir de potage. Les deux enfants, qui avaient jusque-là cherché à se cacher derrière la large et rassurante silhouette de leur grand-père prirent délicatement en main leur repas en prenant bien soin de ne rien renverser et s’assirent sur le parquet. “Bien sûr que tu peux rester ici pour la nuit, ou plus si tu le désires. J’installerai une couche près du feu. Les nuits deviennent enfin un peu plus fraîches.”
Eolkar s’assit à son tour et commença à manger avec appétit. Il formula un compliment à sa belle fille à propos du repas avant d’expliquer à son ami: “Cela fait déjà plusieurs mois que Heldamn est parti avec la Grande Estive. Deana et les enfants sont donc venus habiter ici, jusqu’à son retour au moins. Elle m’aide à tenir la maison et moi je peux profiter des ces garnements.”
Le maître de maison eut une pensée pour son fils aîné, un homme qui avait suivi les traces de son père, loin de la capitale et des élites mais qui l’avait rendu si fier. La bravoure des hommes ne se trouvait pas seulement sur les champs de batailles ou dans les couloirs de Meduseld; tous ces hommes et ces femmes qui consacraient leur vie à labourer la terre et garder les troupeaux en tâchant de rendre leur famille heureuse. Ceux-là aussi étaient des braves. Pourtant, Heldamn aurait pu aspirer à plus; après tout, il était un garçon intelligent et il avait appris à lire et à écrire, une capacité bien rare dans les plaines du Rohan. Peut-être aurait-il pu lui aussi s’engager dans une carrière militaire ou utiliser ses compétences au service des puissants du royaume mais il avait humblement fait le choix de rester dans les champs, conscient qu’ainsi il ne risquait pas de se perdre. Et Eolkar se réjouissait du choix de son aîné à chaque fois qu’il voyait ses petits-enfants.
Ces derniers continuaient à observer le précepteur avec de grands yeux ronds, à la fois curieux et gênés de voir un inconnu s’immiscer ainsi dans leur cercle privé. Ils savaient qu’un homme arriverait bientôt pour leur enseigner les lettres mais ils ne l’imaginaient pas forcément de cette façon.
Le vieil homme se présenta et leur annonça même qu’il leur faudrait quitter le foyer avec lui. Dernion n’osa rien dire sur le coup mais son regard en disait assez; Enaël, plus farouche, se redressa subitement et protesta vigoureusement. “Grand-père! Vous ne nous avez jamais dit que nous devrions partir! On peut bien faire tout ça ici…”
Eolkar poussa un soupir et échangea un regard avec Deana. Il avait, en effet, repoussé le moment où il leur parlerait du départ. L’homme n’avait pas voulu s’engager dans des discussions interminables à ce sujet avec les enfants; convaincre leur mère avait déjà été assez compliqué. De toute façon il n’était jamais vraiment à l’aise dans ce genre de situation et détestait devoir s’expliquer, la décision était prise et il n’y avait aucun moyen d’y revenir. Il se résolut finalement à se justifier un minimum devant les regards accusateurs de Enaël et Dernion. “Maître Ovadiah, car ainsi vous l'appellerez, a généreusement accepté de partager son savoir. Il a fait un long voyage rien que pour vous. Comme il avait formé votre père, votre oncle et votre tante; il vous formera aussi. Ses enseignements demandent aussi de devoir partir de la maison pour découvrir le monde et en apprendre les secrets. Si vous saviez la chance que vous avez… j’aurais tant donné pour avoir un tel enseignant quand j’étais jeune.”
Eolkar n’avait jamais été formé par un précepteur et tout comme ses parents à lui, il était illettré. Les paysans du Rohan ne voyaient pas vraiment d’utilité à l’apprentissage de l’alphabet, des rudiments de calculs et géométries étaient bien suffisants pour leur métier. Pourtant, au contact de Archibal, le rohir avait fini par entrevoir le monde de possibilités qui s’ouvraient à ceux qui savaient lire. Des dizaines d’années auparavant, il avait ainsi pris la décision de confier ses enfants à Ovadiah, pour qu’il leur serve de précepteur. Et après plusieurs années d’apprentissage; ses trois enfants pouvaient non seulement lire et écrire mais avaient assimilés une immense quantité d’informations sur le monde qui les entouraient. Plus qu’Eolkar n’en avait imaginé. Il se souvenait parfaitement de ces soirées passées près du feu, le petit Learamn sur ses genoux, à écouter son aîné raconter tout ce qu’il avait appris auprès de Archibal. N’avoir jamais eu le temps d’entreprendre un long voyage avec son ami pour apprendre auprès de lui; là était sûrement le plus grand regret du maître des lieux. “Voyez cela comme une aventure.” lâcha finalement le grand-père pour convaincre ses petits enfants.
Les yeux d’Enaël s'illuminèrent alors d’un coup. Elle, qui avait toujours rêvé d’aventure, regardait à présent le vieil homme avec un regard nouveau. Il ne ressemblait pas vraiment au chevalier la portant vers l’inconnu, une figure qu’elle s’était tant de fois imaginée, mais après tout. Elle ne mourrait pas d’envie de s’asseoir pendant des heures pour suivre des leçons ennuyantes de grammaire- elle n’était pas dupe sur la nature de “l’aventure” que leur vendait leur grand-père- mais tous les prétextes étaient bons pour partir et voir du pays. Dernion semblait toujours déçu. Il s’était immédiatement montré enthousiaste à l’idée d’apprendre auprès d’un précepteur mais il aurait évidemment souhaité pouvoir le faire auprès de sa mère. Toutefois, il y avait fort à parier qu’il finirait par suivre sa sœur sans trop hésiter. D’autant plus que l’enseignant en question lui inspirait de la sympathie. Le garçon se retrouvait un petit peu dans la silhouette chétive et le regard pétillant de Maître Ovadiah.
Ce fut finalement l’aînée qui prit son courage à deux et osa s’adresser à leur nouveau professeur. “Je suis Enaël, fille de Heldamn du Rohan! Mon grand-père nous a souvent parlé de vous, selon lui vous êtes un homme capable d’instruire une future cavalière du Rohan.”
Eolkar grimaça légèrement, cela faisait des années que la jeune fille ne cessait de répéter vouloir intégrer l’armée. Au début, il avait pris ça pour une lubie passagère mais il devait bien admettre qu’elle semblait bien décidée. L’Eoherë était un milieu hautement masculin; certes, plusieurs femmes avaient récemment forcé les portes de la cavalerie; mais le milieu militaire, et tout ce que cela impliquait, n’était pas un endroit où il désirait voir sa petite-fille. Mais la décision n’était pas sienne à prendre même s’il espérait secrètement que Ovadiah puisse détourner Enaël de cette idée. L’armée avait déjà fait trop souffrir les siens. “Moi je m'appelle Dernion, fit finalement le cadet d’une voix un peu timide. J’ai hâte d’en apprendre plus sur le monde à vos côtés.”
L’accueil reçut par maître Ovadiah était à la hauteur de la réputation de son ami, connu comme un homme aussi chaleureux que sincère. Leurs retrouvailles faisaient sincèrement plaisir au précepteur, qui se félicitait de pouvoir renouer le contact avec un de ses anciens amis. Dans les temps troublés qu’ils avaient affronté récemment, entre la guerre civile et l’hiver maléfique, tous les Rohirrim s’étaient rappelés ce qui comptait vraiment. La famille, les amis, un bon feu de bois et une bonne boisson. Il n’en fallait souvent pas davantage pour être heureux, mais on avait tendance à ne pas prêter attention à ces petits plaisirs simples quand le monde était en paix.
- J’ai été reçu comme un prince, Eolkar, je te remercie !
Il inclina légèrement la tête, avec la politesse qui le caractérisait, tout en jugeant opportun de ne pas pousser plus avant la conversation autour du sujet le plus douloureux. La maladie de Céoda ne semblait pas s’arranger, mais Eolkar était fier et se refuserait à en parler comme d’une affliction. C’était un homme d’action, un travailleur, qui voyait la vie au prisme de ce qu’il pouvait changer. La situation de sa femme lui échappait pour le moment, et pour s’y consacrer pleinement, il lui fallait régler la situation de ses petits-enfants le plus rapidement possible.
- Merci pour ton accueil, mon vieil ami. J’ai conscience qu’il n’est pas facile d’avoir un couvert en plus à cette époque. Je ne te dérangerai pas davantage, cela dit : j’ai hélas des affaires pressantes à régler, et je ne peux pas m’absenter bien longtemps de chez moi.
Son sourire bonhomme avala l’éclair soucieux qui s’était posé un bref instant sur son visage, et la conversation suivit son cours comme si de rien n’était, jusqu’au moment fatidique où les enfants reçurent enfin la nouvelle déchirante de leur séparation à venir. Naturellement, ils furent atterrés. Ovadiah avait déjà eu à instruire de jeunes garçons, et il connaissait ces moments douloureux où les plus jeunes étaient arrachés à leur foyer pour être confiés à un inconnu. Les bénéfices de leur éducation future ne leur apparaissaient pas encore clairement, et tout ce qu’ils voyaient, c’était la perspective de ne plus jamais serrer leurs parents dans leurs bras.
La plus grande fut la plus véhémente, et Archibald sourit en la voyant gonfler les joues et ouvrir grand les yeux, bouillonnant d’une colère qui cachait bien mal sa peur. Un sentiment bien naturel, dissimulé derrière une fierté farouche digne d’Eowyn. Leur grand-père les connaissait bien, de toute évidence, car il trouva la faille dans leur armure en prononçant un seul mot : « aventure ». Le terme était flatteur, car le précepteur ne les emmènerait pas affronter dragons et trolls comme dans les histoires d’antan, mais il était certain qu’à leur échelle, ils vivraient quelque chose qui y ressemblerait. Certes, les longues heures d’étude devant un livre n’étaient pas aussi excitantes que les chevauchées l’arme à la main, mais elles formaient le caractère plus sûrement que la guerre, qui avait tendance à le détruire. Cela dit, Ovadiah n’était pas un précepteur comme on en trouvait dans les grandes villes, et il se faisait toujours une joie d’instruire les enfants sur autre chose que les glyphes, les nombres et l’histoire.
Visiblement apaisés, ou en tout cas intrigués, les enfants se présentèrent à lui à tour de rôle, montrant d’ores et déjà que l’éducation que leurs parents leur avaient inculquée était excellente. La plus âgée, dont le tempérament fougueux débordait aussi sûrement que l’eau d’une marmite laissée trop longtemps sur le feu, lui confia sans la moindre once de doute qu’elle entendait devenir une cavalière du Rohan. Ni plus, ni moins. Archibald sourit. Il connaissait parfaitement les difficultés que ce chemin comportait. Il connaissait une femme qui avait voulu suivre une telle voie et qui, humiliée et déshonorée, désavouée par les siens, avait été obligée de s’exiler du Rohan. On n’en avait plus jamais entendu parler depuis, mais des rumeurs disaient qu’elle poursuivait son rêve, dans des terres lointaines qui ne figuraient sur aucune carte. Plus récemment, la nomination d’une femme au sein de la Garde Royale avait fait grand bruit… Eolkar ignorait sans doute que son propre fils était à l’origine de cette décision, mais le bruit courait que le jeune Learamn avait fait beaucoup pour emmener cette guerrière là où elle était.
Hélas, depuis la disgrâce de son protecteur, elle était désormais livrée à elle-même à Edoras, conservant son poste uniquement du fait de la bienveillance de la concubine du Vice-Roi. Une situation bien précaire…
En levant les yeux vers Eolkar, Archibald remarqua immédiatement que celui-ci n’était pas enthousiasmé par le choix de carrière de sa fille, qu’il imaginait sans doute faire un bon mariage, porter de beaux enfants, et vivre une vie simple loin des épées et des boucliers. Quel père ne rêverait pas d’un tel avenir pour sa fille ? Il n’appartenait pas à Archibald de choisir un camp, même s’il avait sa propre opinion sur le sujet. Il se contenta donc de répondre de manière évasive :
- J’ai déjà instruit un certain nombre de cavaliers, Enaël, fille de Heldamn, même si beaucoup de mes étudiants choisissent la voie des lettres par la suite.
Une réponse diplomate, de quoi donner du grain à moudre à chaque camp. Il reporta ensuite son attention sur le cadet, qui répondait au nom de Dernion, et qui semblait être bien plus effacé que sa sœur. Il avait l’air discret, réservé, et en se présentant il ne fit pas la moindre mention d’un désir chevaleresque, semblant beaucoup plus intéressé par la connaissance telle qu’on pouvait la trouver dans les ouvrages. Archibald nota cette information dans un coin de son esprit, pour plus tard, et accueillit les paroles du garçon avec une chaleur réconfortante :
- Je me ferai un plaisir de te transmettre mon savoir, Dernion. Je suis persuadé que je parviendrai à satisfaire la curiosité que je devine en toi. En partie, tout du moins, car le monde est vaste et riche en mystères qu’il appartient aux plus jeunes de découvrir.
Ces présentations faites, Ovadiah invita les enfants à se préparer au départ qui aurait lieu le lendemain. Ils devaient prendre de quoi se vêtir, se chausser et se couvrir au cas où le climat ferait une nouvelle fois des siennes, mais pour le reste, le précepteur s’occupait de tout. Ils seraient nourris et logés, en échange d’une contribution aux travaux des champs et de la ferme, tandis que leur temps libre serait consacré à l’étude. Ovadiah mettrait à leur disposition tout le nécessaire : les livres, le papier, l’encre, et tout le nécessaire pour leur permettre de s’exercer à tracer des lettres. Si Eolkar avait dû faire appel à un précepteur inconnu, le coût d’un tel service aurait été exorbitant… Bien supérieur à celui qu’un habitant des campagnes pouvait se payer. Ovadiah leur offrait vraiment un don unique, qui pouvait leur permettre de s’élever socialement, à l’image de leur oncle.
Le bruit de leurs pas précipités s’estompa avec la distance, et Archibald finit par dire :
- Ils ont l’air merveilleux. La petite Enaël a le caractère bien trempé, elle fera la fierté de sa famille, j’en suis certain. Et Dernion n’est pas en reste. J’ai hâte de pouvoir commencer à travailler avec lui : j’ai l’intuition que son potentiel est énorme.
Il posa une main sur le bras de son ami, et l’invita à s’asseoir en sa compagnie.
- Je sais que la situation n’est pas facile en ce moment, mais ne te fais pas de souci pour les enfants. Je veillerai sur eux quoi qu’il arrive. Concentre-toi sur ta famille, et fais-moi confiance.
Il adressa une petite tape amicale sur le bras d’Eolkar, et entreprit bientôt de changer de sujet, pour rattraper le temps, et évoquer leurs vieux souvenirs. Installés là, réchauffés par la chaleur de l’âtre qu’ils alimentaient de temps en temps de quelques bûches, ils discutèrent jusque tard dans la nuit, se souvenant de leurs aventures, des bons moments, des moins bons… Des amis croisés, des amis perdus… Tout ce qui faisait la vie, en définitive. Ils finirent par aller se coucher, regrettant presque de ne pas pouvoir prolonger ces moments qui leur semblaient toujours trop courts. Le temps, cet ennemi invisible, parvenait toujours à les tenir éloignés l’un de l’autre.
~ ~ ~ ~
Un beau soleil se levait sur les plaines du Riddermark, caressant le crin des chevaux parés pour le voyage. Canaille s’était bien reposée, et semblait avoir meilleure mine que la veille. Ovadiah lui flatta l’encolure, et lui adressa quelques mots doux à l’oreille pour l’encourager. Il avait entendu les enfants se lever, et il devinait qu’ils étaient en train de dire au revoir à leur famille. Ce moment, Archibald préférait le laisser aux proches, et il s’absentait toujours pour s’affairer ailleurs. Il était sensible, et ces démonstrations d’affection lui tiraient facilement une petite larme qu’il ne voulait pas faire couler devant ses futurs élèves, qui avaient besoin de voir en lui un adulte responsable.
Il vérifia ses bagages, les sabots de sa monture, fit l’inventaire de ses maigres possessions de voyage selon un rituel qui le rassurait. Il venait de terminer quand les enfants arrivèrent, accompagnés par Eolkar et leur mère. Archibald s’approcha de cette dernière, et lui prit chaleureusement les mains :
- Ne vous inquiétez pas, ils sont entre de bonnes mains, et ils ne manqueront de rien.
Des paroles ne pouvaient pas apaiser pleinement une mère, mais elles ne pouvaient pas faire de mal. Il s’approcha ensuite d’Eolkar :
- Mon vieil ami, le temps passe toujours trop en vite en ta compagnie, mais j’ai été content de pouvoir discuter avec toi. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir rapidement. Prends soin de tout le monde ici.
Il sourit, et monta en selle. Les enfants finirent par l’imiter, après avoir pris soin de dire au revoir, et d’achever leurs préparatifs. Les chevaux s’ébrouèrent, contents de se mettre au travail, et les trois voyageurs s’éloignèrent de quelques pas le long du chemin.
- Ce sont vos premiers pas, les enfants. Savourez-les bien, profitez-en bien. Beaucoup n’ont pas la chance de partir ainsi à l’aventure, et rêveraient d’être où vous vous trouvez. C’est normal d’avoir peur, mais ne la laissez pas vous contrôler. Inspirez profondément, et dites-vous que c’est une bien belle journée pour chevaucher.
D’un léger mouvement du bassin, il mit Canaille au petit trot, et ils mirent ainsi de la distance avec la maison familiale, qui disparut bientôt derrière une colline. C’était le moment le plus ardu, et Ovadiah savait par expérience qu’il valait mieux le rendre le plus bref possible. Une fois qu’il ne restait plus que la route devant, le cœur ne pensait plus au foyer, mais seulement à la perspective d’une aventure trépidante.
Enaël et Dernion étaient étrangement silencieux, mais Archibald se doutait qu’ils finiraient par parler. La curiosité des enfants était merveilleuse, et il était là pour les guider dans ce monde…
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Dernière édition par Ryad Assad le Sam 16 Jan 2021 - 1:39, édité 1 fois
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Les deux enfants embrassèrent leur mère avec amour, le petit Dernion essuyant même ses larmes sur l’épaule maternelle. Sa grande sœur faisait de son mieux pour garder son sang-froid mais ses grands yeux humides trahissaient l’épreuve que représentait pour elle ce départ. Deana posa ses mains douces sur les joues de sa fille: “Enaël, je t’en prie, veille sur ton frère. Constamment. Maître Ovadiah vit dans une contrée sûre mais Dernion a besoin de toi… Qui sait ce qui peut se passer si loin de la maison?”
L’adolescente prit une profonde inspiration et bomba fièrement le torse avant de répondre avec une voix que la tristesse enrouait légèrement. “Je vous le promets Mère! Je donnerai jusqu’à ma vie s’il le faut pour protéger Dernion!”
La remarque aussi brave que incongrue arracha un rire à l’adulte. “Je ne t’en demande pas tant. Faire attention à ce qu’il respecte bien la dose de ses remèdes suffira amplement.”
Enaël, la gorge trop nouée pour pouvoir émettre le moindre son, acquiesça d’un signe d’un tête. Deanna déposa un tendre baiser sur le front de son aînée, luttant pour ne pas éclater en sanglots. “Je suis si fière de toi ma fille…”
De son côté, Eolkar finissait d’harnacher le cheval qui aurait le privilège de transporter ses deux petits-enfants. Pour ce faire, il avait sélectionné un robuste cheval de trait, assez petit pour être monté par un adolescent mais dont la musculature développée pouvait supporter de longues journées successives de voyage. Dernion, trop jeune pour chevaucher seul, monterait au côté de sa sœur. Une fois la bête équipé, le paysan tapota l’encolure du cheval avec un sourire.
“Te voilà tout beau Chausson! Tâche simplement de ne pas aller trop vite avec mes petits-enfants sur le dos.”
Le rohir avait nommé ainsi son cheval en raison des longs poils soyeux qui recouvraient ses larges sabots; une caractéristique de son espèce qui donnait l’impression que la bête se déplaçait constamment en pantoufle. Il aida ensuite le benjamin de la famille à monter en selle. Sa grande sœur l’imita peu après avec un peu plus d’assurance dans le geste. De toute évidence, elle avait déjà l’habitude de ce genre d’exercice et s’y sentait parfaitement à l’aise. Pour ses parents, il n’était d’ailleurs pas rare de la trouver en train de cavaler frénétiquement à travers champs en train de combattre d’innombrables ennemis imaginaires.
Eolkar s’approcha alors de son vieil ami, lui aussi prêt à partir. “Ce fut un réel plaisir de te revoir et d’échanger avec toi Archibad. Malgré le poids des années, ton esprit est demeuré aussi vif et fascinant, je suis persuadé que les enfants auront une magnifique expérience à tes côtés.”
Il jeta un regard en direction de Deanna, puis de ses enfants avant de reprendre d’une voix plus basse. “C’est que… entre la maladie de Céoda et le départ de leur père, ces derniers mois on été difficiles pour les enfants. Et pour nous tous… J’apprécie ce que tu fais pour nous mon vieil ami. Pour eux.”
Eolkar n’était pas un homme qui partageait souvent ses émotions. Même en cet instant, il avait pris soin de rester le plus sobre possible dans les mots et le plus neutre qu’il le pouvait dans l’attitude. Mais Ovadiah le connaissait depuis assez longtemps pour savoir que la lueur qui brillait au fond de ses yeux était celle d’un homme profondément ému. Le fait qu’il eût omis de mentionner l’exil de son autre fils en disait d’ailleurs long sur sa perception des choses mais Archibad ne le questionna pas à ce sujet.
Les adieux se prolongèrent encore pendant de longues minutes, Deanna vérifiant plusieurs fois leurs paquetages pour s’assurer que ses enfants ne manqueraient de rien pendant le trajet. Par au moins trois fois, elle compta soigneusement le nombre de petits flacons en verre, remplis d’une substance brunâtre, qui se trouvait dans un de sacs avant de le refermer avec une attention toute particulière. Quand elle se redressa, son beau-père posa une mains rassurante son épaule gracieuse et fit discrètement signe à Archibad qu’il était temps.
Suivant l’exemple de leur nouveau mentor, Enaël fit avancer lentement Chausson en direction de la sinueuse route de l’Estenmet. A intervalles réguliers, Dernion se retournait pour regarder derrière lui en direction du foyer familial. Sa mère n’avait pas bougé d’un centimètre et continuait inlassablement d’agiter la main; le garçon leva timidement la sienne avant qu’Enaël ne lui intime de regarder devant lui avec une once de réprobation dans la voix. “Nous sommes partis Dernion! Regarder en arrière n’est plus permis.”
Bientôt la silhouette maternelle ne fut plus qu’un point, au lointain, qui finit par disparaître derrière une colline un petit peu plus élevée que les autres. Depuis leur départ, les deux enfants n’avaient quasiment pas prononcé le moindre mot. Le plus jeune se contentait d’observer leur nouveau guide dans les plaines du Riddermark, cet inconnu qu’ils allaient devoir suivre et obéir. Derrière cet apparence de bonhomie sympathique, le jeune garçon croyait percevoir une grande sagesse, renforcée par l’humilité évidente du précepteur. Il ne connaissait ce dernier que depuis quelques heures mais déjà il avait envie de lui faire entièrement confiance. Après tout, il était un ami de leur grand-père et il avait même formé leur propre père il y a des années de cela. De toutes les manières au milieu de ces immenses contrées inconnues pour lui, il fallait bien qu’il remette sa confiance en un adulte.
Enaël semblait de son côté plus indifférente à l’égard de l’érudit. Elle avait le regard fixé au loin, tirant parfois fermement sur les rênes d’un Chausson qui avait tendance à s’emballer un peu au cours de longs trajets. Les larmes qui avaient perlé un peu plus tôt aux coins de ses yeux noisettes avaient définitivement séché, et seule la détermination se lisait dans son regard. Le départ et la présence de son frère, qu’elle devait protéger, étaient autant de responsabilités qu’elle avait grand plaisir à prendre sur elle. Du moins, pour le moment.
Ce fut finalement l'aînée qui finit par briser le silence. “Maître Ovadiah? Puis-je vous poser une question?”
Le précepteur répondit à l’affirmative, visiblement satisfait que sa nouvelle élève décide enfin de lui adresser la parole; qui plus est avec une question!
“Qu’y a-t-il là bas? Tout là-bas ? Loin vers l’Est?”
Cela faisait déjà un long moment qu’ils sillonaient sur la route peu fréquentée, mais réputée sûre, qui les menait vers l’Est du Riddermark. Pourtant ce que la jeune fille voulait désigner n’était pas l’Estenmet. Elle pointait du doigt l’horizon et cet Est lointain à la fois craint et fantasmé parmi les gens du Rohan. “On raconte tant de choses sur ce qu’on peut y trouver. Des choses terrifiantes”
Elle sentit Dernion tressaillir légèrement devant elle. Ce sujet le mettait mal à l’aise mais Enaël comptait bien avoir des réponses à ses interrogations “ Grand-Père refuse de nous en parler. Mais je l’ai entendu dire un jour à notre mère que celui qui se rend là-bas, n’en reviens jamais…”
L’image de leur oncle revint à l’esprit des deux enfants; celui-ci était venu les voir peu avant son départ vers ces contrées aussi légendaires que inquiétantes. Il s’était montré très évasif sur ses motivations. Depuis, ils n’avaient plus reçu la moindre nouvelle. “On raconte que vivent là-bas des monstres sanguinaires capables de broyer les plus preux des héros. Mais aussi des sauvages assoiffés de sang ainsi que des sorciers aux pouvoirs immenses. J’ai même entendu parler d’un dragon qui y ferait régner la terreur.”
Au vu de la passion avec laquelle elle abordait ce sujet, l’adolescente était fascinée par ces contes et légendes sur l’exotisme et l’inconnu de l’Est lointain. Quant au contraire, le malaise perceptible de son cadet trahissait sa préférence pour la quiétude des pâturages de son royaume natal.
Enaël avait entendu beaucoup de rumeurs et d’histoire mais, après les refus répétés d’Eolkar de parler de ce sujet, leur nouveau précepteur était certainement être le seul à pouvoir lui donner des informations plus précises.
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Alors qu’ils chevauchaient tous les trois sous le soleil du Rohan, Archibald ne pouvait s’empêcher de méditer sur les dernières paroles de son vieil ami. Maints enfants avaient déjà reçu son enseignement, mais ils appartenaient pour la plupart à de riches familles nobles qui souhaitaient accorder à leur progéniture une éducation de qualité, quand ils n’habitaient pas à Edoras ou à Aldburg. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus eu à prendre sous son aile des enfants du commun, a fortiori des enfants qui semblaient avoir traversé tant de difficultés. Le monde n’était jamais en paix, mais depuis quelques temps le sort semblait s’acharner sur le Riddermark. L’hiver, la guerre civile, et maintenant la sécheresse… Ces malheureux étaient nés dans un monde tourmenté, et ne devaient pas concevoir qu’il existât autre chose que l’affliction, la tristesse et la mort au-delà des frontières de leur foyer.
Voyager à travers leur propre royaume leur ferait le plus grand bien, et leur permettrait de voir que le monde recelait bien des merveilles, qui pouvaient ravir les envies d’aventure d’une jeune cavalière, et la curiosité débordante d’un esprit en quête d’érudition.
Ils chevauchèrent ainsi pendant un moment, savourant tout d’abord le calme ambiant, le bruit régulier et apaisant des sabots de leurs montures, le souffle puissant de ces incroyables créatures qui paraissaient heureuses de les guider à travers les collines du royaume. La journée était belle, promettant de devenir plus chaude d’ici quelques heures, sans toutefois leur rendre le voyage inconfortable. Le sentier qu’ils suivaient croisa la route de quelques hameaux isolés, qui se firent de plus en plus rares à mesure que le chemin se rétrécissait pour finir par s’évanouir dans les hautes herbes comme s’il n’avait jamais existé. C’était peut-être la première fois, pour ces jeunes âmes, qu’ils se retrouvaient ainsi hors des sentiers battus, sans leurs parents.
La sensation devait être déroutante.
- Une question ? Fit Ovadiah en paraissant sortir de ses pensées. Mais bien sûr, je t’en prie. Que veux-tu savoir ?
Son savoir, acquis à force de patience et de persévérance, était encyclopédique et il ne doutait pas de pouvoir répondre à la curiosité d’une enfant… cependant, il ne put cacher sa surprise en l’entendant l’interroger sur l’Est lointain. Pendant un instant, il se demanda à quoi elle pouvait bien faire référence, avant de comprendre à son regard et à son attitude emplie de crainte qu’elle faisait référence à cet Est, cet Orient distant que beaucoup considéraient comme le repaire du Mal absolu.
Enaël, qui semblait sincèrement curieuse à ce sujet, lui donna sa propre version des faits. Comme beaucoup d’enfants – et d’adultes ! – elle était convaincue que les territoires à l’Est de l’Anduin étaient maudits, habités par des créatures non naturelles, peuplés d’une multitude féroce prête à déferler sur leur royaume s’ils n’y prenaient pas garde. Ovadiah avait vécu une longue vie, et s’il craignait les Orientaux comme toute personne normale, il savait aussi que la noirceur existait dans les cœurs des Hommes de l’Ouest. La guerre civile n’avait pas été le fruit d’ennemis extérieurs : c’étaient bien des Rohirrim qui avaient tué des Rohirrim. Comment lui expliquer la subtilité du monde, sans l’ennuyer ?
- Connais-tu l’histoire des Hommes, jeune Enaël ?
Il s’étonnait toujours de voir que les gens pouvaient naître, vivre et mourir sans jamais se préoccuper de savoir d’où ils venaient. Ce n’était pas une question que lui posaient souvent ses étudiants, davantage préoccupés par des considérations pratiques : la lecture, l’écriture, le calcul, et tout autre savoir qui pouvait directement s’appliquer à la gestion d’un domaine. Cependant, de manière occasionnelle, il lui arrivait de croiser un esprit vif et curieux qui lui donnait l’opportunité de disserter sur l’origine de leur propre race.
- Parmi les livres des Eldar, on trouve un grand ouvrage qui relate l’histoire des premiers Hommes. Un conte, transmis à travers les âges jusqu’à aujourd’hui, et qui revêt un certain intérêt. Les Elfes, dans leur grande sagesse, racontent que les Hommes s’éveillèrent à l’Est, dans une terre si lointaine que personne aujourd’hui ne sait où elle se trouve. A cette époque, nous étions encore jeunes, curieux de tout, dénués de toute méchanceté, mais ô combien influençables. Nous étions, à n’en pas douter, des enfants.
La comparaison était voulue, et il se plaisait toujours à glisser une pointe de morale dans ses histoires, pour instruire les plus jeunes et leur rappeler que leur travail, leur application et leur dévouement constituaient les clés essentielles de leur élévation morale et, par conséquent, de l’élévation de toute la société. Lire n’avait pas grand sens s’ils étaient empreints de vilénie et de malveillance.
- Peu de temps après leur éveil, nous rapporte ce conte, les Hommes furent approchés par un des Valar, une des créatures les plus puissantes qui soit… Morgoth. Grands étaient ses pouvoirs, tout comme l’était sa cruauté et sa noirceur. Il était l’ennemi des autres Valar, l’ennemi des Elfes… l’ennemi de tout ce qui est bon en ce monde. Il se dit que Morgoth parvint à séduire ces Hommes, à l’aide de mensonges, et de subterfuges… Il tissa sa toile maléfique à l’Est et y fit apparaître de sombres créatures, des monstres malveillants dotés de pouvoirs étonnants. On y trouve encore des formes primitives de magie noire, et des choses inexplicables qui n’appartiennent plus à notre temps… Cependant…
Il marqua une pause, pour savourer son effet dramatique, et s’assurer que les deux enfants écoutaient encore ce qu’il avait à leur raconter :
- Cependant, tous les hommes de l’Est n’étaient pas mauvais. Certains étaient même bons, car ils voyaient les mensonges de Morgoth, et devinaient que ses intentions à l’égard de leur peuple étaient mauvaises. On dit que certains luttèrent bravement contre le Vala, mais ils furent bientôt éliminés, éradiqués par sa puissance ténébreuse, et on n’entendit plus jamais parler d’eux… Hélas, comme vous le voyez, les Hommes de l’Est furent autant les alliés que les victimes de Morgoth, puis de son serviteur, Sauron… Certains le servirent par conviction. D’autres, par crainte.
Il baissa la tête un instant, rassemblant ses pensées, avant de poursuivre :
- Aujourd’hui, les Hommes de l’Est restent dangereux, et il est toujours judicieux de les craindre. Ils vénèrent encore Morgoth, qu’ils appellent Melkor, et on raconte des choses terribles au sujet de ses plus fidèles adorateurs. Des choses que je ne répéterai pas, de crainte d’attirer l’attention de ces sorciers. Et pourtant, comme des enfants qui auraient été guidés dans le mauvais chemin par un précepteur indigne, je crois qu’il reste encore l’espoir de ramener certains d’entre eux vers la lumière. Ces Orientaux ont commis beaucoup de crimes et d’atrocités, mais tous ne sont pas aussi maléfiques que leurs maîtres, quoique la méchanceté soit souvent présente dans leurs cœurs, enclins à la colère et à la violence.
Son récit s’acheva sur cette note à la fois sombre et touchante. Les Orientaux, des enfants perdus qu’il convenait de sauver de l’influence maléfique d’un dieu sombre les ayant corrompus alors qu’ils étaient encore un peuple jeune et influençable… C’était une belle morale, qui mettait certainement de côté les siècles de guerres contre ces peuples, qui avaient certainement entériné la haine réciproque entre Occidentaux et Orientaux, indépendamment de l’influence de Melkor. Ovadiah n’ignorait pas que les relations entre les deux peuples étaient guidées par l’épée davantage que par la plume, mais il souhaitait offrir à ses élèves une morale à laquelle se raccrocher, et pour l’heure celle-ci était suffisante.
Il constata toutefois que l’attention de ses deux nouveaux élèves semblait s’éloigner de son propos, comme s’ils pensaient à quelque chose en particulier. La curiosité d’Enaël trahissait un intérêt qui dépassait strictement le cadre académique, tandis que l’effacement soudain de Dernion paraissait être le reflet d’un malaise qui n’avait rien à voir avec les simples rumeurs que chacun colportait ici ou là sur les manifestations les plus maléfiques de l’Est. Il ne put s’empêcher de demander :
- Pourquoi cette question Enaël ? Il n’est pas courant que des enfants se fassent autant de souci au sujet des gens de l’Est. Que craignez-vous, au juste ?
Son interrogation était incisive, parfaitement calculée. Il devinait la crainte dans leurs cœurs, et plutôt que de l’ignorer, il préférait l’affronter en face, armé du poids de ses connaissances et de toute la bienveillance qu’il avait à sa disposition.
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Leur nouveau précepteur disposait d'un grand talent de conteur et le récit qu'il fit de l'histoire des Hommes de l'Est était proprement fascinant pour ces deux enfants qui avaient du mal à en croire leurs oreilles. L'Histoire n'avait pas forcément eu une place centrale dans leur éducation avant tout tournée vers le travail de la terre et l'élevage; il s'étaient certes nourri des histoires de leur père ou des anciens qui investissaient parfois la place du village une fois la nuit tombée. A travers ces derniers, ils avaient découvert les héros du Riddermark: ces preux chevaliers cavalant à travers le continent pour protéger la liberté face aux hordes du Mal. Ainsi les exploits d'Eowyn n'avaient jamais quitté l'esprit d'Enaël depuis qu'elle en avait entendu parler pour la première fois; nourrissant ses rêves et folles aspirations. L'adolescente sentit son frère tressaillir quand Maître Ovadiah évoqua les sombres machinations du Valar Morgoth, divinité vénérée à l'Est. Les jeunes rohirrim n'avaient que peu de connaissances au sujet de ces êtres surnaturels qui peuplaient jadis les Terres du Milieu; quelques mentions et autres expressions qui y faisait référence. Dernion, qui avait toujours été désireux sur ces êtres extraordinaires avait bien cherché à en savoir plus mais nul dans les Plaines du Rohan ne semblait en savoir bien plus que lui.
D'une voix hésitante il interrogea leur nouveau professeur. "Donc...vous dîtes que tous les Hommes viennent de l'Est? Même les Rohirrim?"
Il avait toujours considéré les siens comme appartenant à une noble race d'homme ayant traversé les âges, frères des gens du Gondor et de l'Arnor et dont la mission était de purger le mal qui résidait dans le cœur des Orientaux, plus proches des orcs que des autres humains. Pourtant l'image qu'en dressait Archibad était bien différent, plus nuancée. Et Dernion se disait que la description de l'érudit devait être proche de la réalité. Son esprit était encore jeune mais affûté par les drames vécus par sa famille. La guerre civile était passée par là et toutes les conceptions absolues de Bien et de Mal s'étaient grandement brouillées à ses yeux. Sa soeur répétait que le maléfique Hogorwen et ses fidèles avaient mérités leur sort; pourtant, Dernion savait qu'il y avait parmi eux des gens aux bons cœurs.
Enaël fut prise de court lorsque Ovadiah l'interrogea sur la raison de ses questions sur l'Est lointain. Le vieil homme était plus fin et perspicace que son allure bonhomme laissait entendre et il avait parfaitement ressenti le malaise des deux jeunes gens face à sa description des peuples résidant au-delà de l'Anduin. Pourtant, la jeune fille ne se laissa pas démonter et cacha tant bien que mal sa confusion en bombant fièrement le torse. "Nous ne craignons rien! répondit-elle farouchement. Que ces Orientaux viennent à nos portes! Nos vaillantes éoreds les repousseront sans trembler comme par le passé."
Le léger sourire du précepteur laissa la jeune fille de marbre; elle ne doutait pas des capacités du Rohan à faire face à tout danger. Pourtant, Dernion se sentait de plus en plus mal à l'aise. "Eh bien c'est que à l'Est... Ouch! Enaël!"
Celle-ci avait discrètement asséné un léger coup de coude derrière elle dans l'abdomen de son petit frère pour l'arrêter dans sa phrase. Celui-ci lui jeta un regard noir en se massant les côtés, le choc n'avait pas été violent pour un sou - l'adolescente serait bien incapable de faire du mal à son frère - mais l'intention était là. Cependant, il en fallait plus pour arrêter le jeune garçon quand celui-ci était déterminé à aller au bout. Il reporta donc son attention sur leur guide et lâcha enfin ce qu'il avait sur le cœur. "Eh bien c'est que notre oncle Learamn, je ne sais pas si vous l'avez également eu comme élève, est parti à l'Est. Certains ont essayé de l'en dissuader, arguant que c'était de la folie, mais il était si déterminé. Quelque chose dans son regard qui disait qu'il irait au bout..."
Visiblement contrariée que ce sujet sensible soit abordé avec un homme qu'il connaissait à peine; Enaël le coupa sèchement. Elle était visiblement touchée par cet histoire qui souillait l'honneur de sa famille. Comment un fils du Rohan pouvait ainsi renier les siens pour rallier les monstres de l'Ouest? L'impétueuse était sincèrement peinée par cet épisode. "Il a bêtement succombé à la sorcellerie d'une des ces Orientales. Voilà tout! Nous n'y pouvions rien..."
Peu convaincu par l'hypothèse de la magie, le garçon ne se laissa pas impressionner par l'intervention de son aînée et poursuivit. "Cela fait de longs mois qu'il est parti et nous n'avons eu aucune nouvelle. Remarque, donner de ses nouvelles n'a jamais été dans ses habitudes. Mais je me demande ce qui a pu le pousser ainsi à fuir vers ses terres incertaines..."
Dernion inspira profondément alors qu'une brise fraîche venait soulever ses mèches revêches de cheveux châtains. L'évocation de son oncle était un sujet douloureux pas tant à cause de l'absence de l'intéressé qu'il n'avait qu'assez peu connu entre ses obligations d'officier et ses missions à l'étranger, mais surtout car son exil avait été la source d'un véritable déchirement dans la famille. Pas une journée ne se passait sans qu'Eolkar ne peste ou se dispute avec les enfants qu'il avait encore autour de lui. Leur grand-père n'avait jamais été d'un naturel paisible mais ses sautes d'humeur s'étaient empirées depuis ce jour-là.
Avec une pointe d'inquiétude dans la voix, l'enfant demanda: "Maître Ovadiah... pensez-vous qu'il reviendra?"
The Young Cop
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Converser avec de jeunes esprits plaisait toujours autant à Ovadiah, qui trouvait en eux une forme très pure d'intelligence, dépourvue la plupart du temps de pré-conceptions nocives à la réflexion. Il se plaisait à écouter leurs théories, leurs idées, leurs pensées, conscient qu'elles façonneraient bientôt le monde tel qu'il le connaissait, pour en faire – encore fallait-il l'espérer – un monde meilleur. Il souhaitait sincèrement que l'éducation des quelques enfants qu'on venait lui confier parviendrait à infléchir la course tragique de la Terre du Milieu, plongée dans toujours plus de tourments. Certes, on n'avait plus connu de guerres épiques comme celles des anciens âges, mais la cruauté des Hommes semblait s'incarner différemment désormais.
Pendant longtemps, il avait été facile de croire que tout mal venait de Morgoth et de Sauron.
Désormais qu'ils n'étaient plus, les érudits ne pouvaient que faire le constat terrible que les Hommes étaient responsables des malheurs qu'ils vivaient en ce moment.
A l'Est comme à l'Ouest.
- L'origine des gens de notre peuple, je n'en connais que ce que racontent les livres à propos de ceux qu'on appelait les Éothéod, le peuple des chevaux. Des gens braves et nobles, montant des chevaux d'une grande beauté, descendirent du Nord pour prêter main-forte au Gondor, alors qu'ils étaient désespérés. Ils étaient menés par Eorl le Jeune, le plus brave de tous, dont les prouesses impressionnèrent tant le roi du Gondor qu'il lui confia la terre la plus belle et la plus riche qu'il avait parmi son domaine. C'est cette même terre que vous foulez aujourd'hui. Le Rohan.
Il prit une profonde inspiration, se laissant envahir par un sentiment de fierté apaisant. Le Rohan, cette terre magnifique, ne connaissait ni le joug des maîtres du monde ténébreux, ni la tyrannie des grands rois dans leurs cités de pierre. Ici, on y vivait encore libre, capitaine de son destin, fidèle aux traditions de jadis.
- Je ne sais si les Rohirrim viennent de l'Est, mais si tel est le cas, alors nous ne pouvons qu'être fiers de nous. Fiers de nos valeurs, fiers d'avoir toujours su honorer nos serments d'amitié, et d'avoir résisté aux ennemis du monde. Morgoth ne trouva jamais aucun ami au Riddermark et, par Eorl, espérons qu'il n'en trouve jamais.
Son enthousiasme faisait chaud au cœur, mais il choisit pour le bien être de ses élèves de ne pas aborder les tragiques épisodes de la guerre civile. Les cicatrices en étaient encore trop récentes, et comment expliquer à de si jeunes âmes que d'innombrables jeunes hommes avaient décidé de suivre l'Usurpateur, en suivant un drapeau aux armes de la Couronne de Fer ? Ils comprendraient bien assez vite qu'il y avait de la corruption même chez les Rohirrim, mais pour l'heure ils devaient saisir une distinction essentielle. Pour imparfaite qu'elle fût, leur société demeurait très supérieure à celle des gens de l'Est. Ici, on ne réduisait pas son prochain en esclavage, on ne le tuait pas sans raison, au nom d'une divinité obscure… Ici, on respectait la vie, quoique l'or tînt une place bien importante dans certaines considérations.
Comme il l'avait pressenti, Ovadiah eut la confirmation que les questions des deux jeunes gens n'avaient rien d'innocent. Il connaissait beaucoup de choses, et avait effectivement entendu parler de la disgrâce de leur oncle Learamn. Propulsé capitaine de la Garde Royale, un honneur qui avait rejailli sur toute sa famille, il avait incarné pendant un temps l'espoir de tout un royaume qui souhaitait ardemment sortir de la tourmente et revenir à ses coutumes. Hélas, le fardeau avait été trop lourd à porter. On disait de lui qu'il avait été grièvement blessé, et qu'il ne s'en était jamais remis… qu'il s'était déshonoré sous les ordres de Mortensen, et qu'il avait perdu son titre et son rang.
Banni de l'armée, devenu un paria, il se murmurait qu'il s'était exilé, mais personne ne savait où.
Ovadiah ne dissimula pas sa surprise en entendant qu'il avait migré vers l'Est, un choix étonnant quand on savait que le Rohan était entouré par deux illustres alliés. L'Arnor, aux terres innombrables, aurait sans doute accueilli bien volontiers une lame comme celle de Learamn, car on racontait que les survivants de l'Ordre de la Couronne de Fer y étaient encore très actifs, et qu'on manquait de bras pour déraciner cette mauvaise herbe. Même le Gondor aurait pu être un refuge idéal pour un guerrier prêt à servir la couronne, car les dangers se multipliaient à l'Est et au Sud, et on disait que le grand royaume des Hommes était en grand besoin d'assistance sur ses frontières.
Alors pourquoi l'Est ? Il ne put s'empêcher de poser la question.
- Je suis sûr que votre oncle avait des raisons de partir à l'Est, mais je dois bien admettre n'avoir pas entendu parler de sorcellerie. Et encore moins d'une sorcière, même si on raconte effectivement qu'une femme étrange aurait été accueillie dans l'entourage du Vice-Roi. Je n'ai plus rien entendu à son sujet depuis fort longtemps.
Dernion partageait de toute évidence l'avis de son précepteur : il n'écartait pas l'hypothèse de la magie par principe, mais cherchait à trouver des causes plus profondes, moins évidentes. Décidément, malgré sa jeunesse, ce garçon avait quelque chose en lui qu'il fallait à tout prix perfectionner.
- La seule hypothèse que je peux raisonnablement formuler, si l'on exclut la magie, serait celle d'une mission. Une mission secrète, et sans doute très dangereuse, qui aurait pu le pousser à s'embarquer dans un tel voyage. Je ne vois pas pour quelle raison un Rohirrim rejoindrait ainsi un territoire ennemi, sans même prendre la peine de contacter sa famille.
Il haussa les épaules, mais jugea préférable de ne rien dire de plus. En s'efforçant de leur apporter un bref réconfort à travers une hypothèse qui rehaussait le prestige de leur oncle, il voulait leur donner des motifs d'espoir. Cependant, il connaissait assez bien les tenants et les aboutissants politiques pour savoir que le Rohan et le Rhûn étaient à couteaux tirés. On avait longtemps discuté, dans les cercles érudits du royaume, de l'altercation publique entre Gallen Mortensen et la souveraine du Rhûn. Certains avaient cru qu'une nouvelle guerre allait s'abattre sur eux, et on avait tenu rigueur à Mortensen de son imprudence. Le peuple, en revanche, avait accueilli la nouvelle avec enthousiasme, satisfait que le Vice-Roi eût tenu tête à une souveraine étrangère.
Une souveraine qui pouvait d'un jour à l'autre débarquer à leurs portes avec des dizaines de milliers d'hommes en armes.
Pour l'heure, cependant, on n'avait pas vu une telle menace apparaître sur les frontières du royaume, et Ovadiah s'en félicitait.
- Je sais que votre oncle vous manque, comme il manque au Rohan… Je ne peux pas affirmer avec certitude qu'il reviendra, car nul ne peut lire l'avenir, sinon les plus sages et les plus nobles des Elfes, dont beaucoup ne sont plus de ce monde aujourd'hui. Cependant, il nous reste l'espoir. C'est une belle chose que l'espoir, comme une flamme que l'on peut entretenir, et préserver en soi pour chasser les ténèbres. Espérons que votre oncle aille bien, et qu'à travers les épreuves qu'il traverse aujourd'hui, il garde en lui l'amour de sa famille et des siens. Croyons à son retour, et ne manquons jamais de lui réserver une place à notre table, comme nous lui en réservons une dans nos pensées. Et puisque cela ne peut pas faire de mal, souhaitons-lui bonne chance dans sa mission.
Il eut un petit sourire énigmatique, et talonna sa monture pour l'entraîner dans un petit galop, alors qu'ils apercevaient au loin le cours d'un ruisseau où ils pourraient se désaltérer.
~ ~ ~ ~
Ovadiah et les enfants firent une pause pour se sustenter à midi, puis reprirent la route après avoir pris un peu de repos à l'ombre. Ils continuèrent ainsi jusqu'au soir, puis le lendemain, et le jour d'après. Le temps passait à un rythme étrange, presque irréel, tandis que s'éloignaient les frontières du monde que les deux enfants connaissaient. Les collines se succédaient, similaires mais pourtant toujours différentes, offrant à leurs yeux curieux des raisons de s'émerveiller. Ils aperçurent des animaux sauvages qui avaient pris soin de quitter le couvert des forêts pour s'aventurer dans les plaines à la recherche de nourriture. Quelques chevreuils les saluèrent, et ils virent détaler une forme sombre qui ressemblait à un sanglier. Ici, les Hommes étaient plus rares que dans le Sud du royaume, et les animaux régnaient encore en maîtres, indifférents aux activités des bipèdes.
Ils ne croisèrent pas l'ombre d'un humain sur leur route, alors que d'ordinaire on voyait passer quelques familles nomades et leurs troupeaux, qui se déplaçaient vers un nouvel espace fertile pour y faire paître leurs moutons. Ceux-ci avaient migré vers les terres des Nains, loin à l'Ouest, laissant des fermes en friche, des maisons vides, et des villages étonnamment silencieux. Ovadiah habitait non loin de l'un d'entre eux, dont la population avait été drastiquement réduite. Il le pointa du doigt aux enfants, quand ils aperçurent enfin sa silhouette à l'horizon :
- D'ordinaire, une cinquantaine d'âmes habitent ce village. Aujourd'hui, je crois qu'il ne reste qu'une ou deux personnes, qui cultivent un lopin de terre. Des irréductibles qui n'ont pas voulu partir avec les femmes et les enfants, pour rejoindre un bourg plus important. Ma maison se trouve à moins d'une journée à l'est de ce village, nous y sommes presque.
Ils laissèrent sur leur gauche la perspective rassurante de s'abriter dans un village, et mirent le cap vers le Nord-Est, en espérant arriver rapidement à la demeure du précepteur.
Celui-ci habitait une petite maison enfoncée entre plusieurs collines, si bien qu'ils ne la virent qu'en arrivant tout proches, découvrant l'endroit où ils allaient recevoir leur éducation. Ovadiah avait l'air d'un homme simple et modeste, mais il avait là une bien jolie maison, construite en rondins de bois solides, capable de résister aux hivers les plus rigoureux. Tout autour, s'étendaient des champs qui n'étaient pas conçus pour nourrir plus d'une grande famille, mais qui semblaient bien entretenus. On y voyait toutes sortes de plantes : des oignons, des fèves, des blés, dans une diversité assez exceptionnelle compte-tenu de ce qui se produisait au Rohan par ailleurs.
- C'est mon jardin expérimental. Une partie est réservée à la consommation – et heureusement, sans quoi nous aurions été obligés de partir nous aussi –, tandis que l'autre me sert à faire quelques travaux personnels. J'essaie de voir comment s'acclimatent des plantes étrangères à nos climats, de faire des greffes pour voir si certaines plantes peuvent être plus résistantes… C'est une petite passion personnelle.
Il sourit, tout en continuant à leur montrer les environs :
- La maison est modeste, mais il y a quelques dépendances creusées directement dans la colline. Un endroit frais, où il est possible d'entreposer quelques vivres, même si cela demande de l'entretien. Vous verrez qu'on ne manque pas de travail, ici.
Et c'était bien vrai. Les élèves qui étaient confiés à Archibald avaient la lourde tâche de participer à l'entretien de la demeure et du jardin, en échange d'une éducation de qualité. C'était une opportunité en or pour les enfants des villages avoisinants, qui souvent venaient passer un an sous son toit pour apprendre les rudiments de la lecture, de l'écriture, mais surtout du calcul. Bien rares étaient les parents qui voulaient voir leurs enfants lire des livres – qu'ils n'avaient de toute façon pas les moyens de leur payer –, mais le calcul était essentiel pour le négoce, et se devait d'être maîtrisé par cœur.
- Vos lits ont été aménagés, ils se trouvent à l'étage. Vous verrez que les règles de la maison sont simples, tout vous sera expliqué.
Ils descendirent de selle, un peu fourbus, s'occupèrent des chevaux, puis pénétrèrent dans la pièce principale où brûlait un bon feu de bois qui leur procura instantanément une sensation de bien-être. Une odeur délicate s'échappait d'une marmite en fonte qui avait pris place au-dessus des flammes, rappelant à leurs estomacs affamés qu'ils n'avaient pas eu le plaisir d'avoir un vrai repas depuis bien trop longtemps. Sur leur droite, une porte s'ouvrit, et une silhouette apparut. Une jeune fille aux cheveux très noirs, qui ne devait pas être bien plus âgée qu'Enaël, s'approcha d'eux et s'inclina légèrement devant Ovadiah.
- Bon retour, maître. Avez-vous fait bon voyage ?
- Très bon, j'ai eu la chance d'avoir une charmante compagnie au retour. Swan, laisse-moi te présenter Enaël et Dernion, les enfants d'Eolkar. Dernion, Enaël, je vous présente Swan.
L'intéressée jeta un regard légèrement méfiant aux deux nouveaux venus, mais leur serra tout de même la main énergiquement. Cette jeune fille avait le bras solide, sans doute à force de réaliser des travaux des champs. Elle les observait de ses yeux clairs, cherchant de toute évidence à deviner s'ils offriraient une contribution précieuse à l'entretien de la maison, ils s'ils seraient tout simplement deux bouches de plus à nourrir.
- Bien… Swan, montre-leur donc la chambre, et donne-leur de quoi se laver. Quand ils seront prêts, nous mangerons.
Elle inclina de nouveau la tête, et leur montra le chemin.
- Nous dormirons dans la chambre des filles, fit-elle à Enaël en lui montrant une porte sur la gauche, et tu dormiras dans la chambre des garçons. Fréod n'est pas là, mais il devrait rentrer bientôt.
Il était déjà difficile d'arriver dans une nouvelle maison, et la perspective de dormir dans des chambres séparées n'arrangeait pas forcément la situation. Swan fit semblant de ne rien voir, et désigna du doigt un lit parmi les quatre qui se trouvaient là. Il avait l'air relativement confortable, et s'il n'avait pas été si proche des autres, il aurait sans doute eu l'air beaucoup plus attrayant. Il leur faudrait s'habituer à partager l'espace avec d'autres enfants, un exercice qui n'était pas aisé.
- Tu peux déposer tes affaires ici. Prends de quoi te changer, si tu as des vêtements propres.
Elle se tourna ensuite vers Enaël, et lui fit signe de la suivre vers la chambre des filles, qui contenait également quatre lits, dont seulement un était occupé. Swan pointa du doigt le lit le plus éloigné du sien :
- Voilà le tien. Dépose tes affaires, et rejoins-moi en bas.
L'accueil aurait certainement pu être plus chaleureux, mais de toute évidence il faudrait un peu de temps avant de réussir à percer la carapace de cette autre élève. Les trois enfants redescendirent, et Swan s'empara au passage d'un grand baquet qu'elle remplit d'eau bouillante, avant de sortir en chancelant sous le poids du liquide. Elle le déposa à l'extérieur, derrière un rideau de fortune qui protégeait leur pudeur, sans les abriter de la brise légère qui traversait les plaines et ne manquerait pas de leur donner des frissons quand ils se déshabilleraient.
Swan était peut-être un peu distante, mais elle était efficace. Elle alla puiser de l'eau froide dans un puits non loin, et la versa doucement dans l'eau chaude pour ajuster la température.
- C'est bon comme ça ? Fit-elle aux nouveaux venus, qui devraient se partager le baquet. Bien. Vous avez du savon ici, et des serviettes là. Si vous n'avez pas d'autre question, je vais remettre de l'eau à chauffer.
Elle tourna les talons, et les laissa seuls pour la première fois depuis bien longtemps.
~ ~ ~ ~
Une fois lavés et changés, et non sans avoir bien discuté, Enaël et Dernion rejoignirent leur hôte à table. Alors qu'ils approchaient de la porte, en s'efforçant de se tenir pour ce premier repas commun, ils surprirent des bribes de conversations que le bois n'étouffait pas assez bien.
C'était d'abord la voix de Swan, inquiète :
- Il aurait dû être rentré depuis longtemps… Il avait un cheval bien plus rapide que Canaille… Je ne comprends pas pourquoi il n'est pas encore là. Quand vous êtes arrivés, j'ai cru que c'était lui…
Puis celle d'Ovadiah, qui se voulait rassurante :
- Il a peut-être pris du retard. Ce genre de voyages comporte son lot d'imprévus : il suffit que l'Entalluve ait été en crue, et qu'il ait dû contourner par l'Ouest pour que son trajet ait été rallongé d'une bonne semaine. Je suppose que tout…
Il s'interrompit, en voyant les deux enfants d'Eolkar arriver, et se leva pour les accueillir à table. Retrouvant sa bonhomie, il lança :
- Ah, excellent ! Vous êtes propres et beaux, et vos estomacs doivent crier famine. Qu'avons-nous ce soir ?
- De la soupe, et des lentilles, avec quelques tranches de mouton séché, répondit Swan en se levant pour servir tout le monde. Il faudra d'ailleurs penser à en acheter, si nous ne voulons pas tomber à cours. Ton assiette, Dernion.
Archibald eut un petit rire amusé, comme si cette question ne le perturbait pas le moins du monde. De toute évidence, il faisait confiance à son jardin pour les nourrir jusqu'au retour des troupeaux. Une fois qu'ils furent tous servis, il se tourna vers les enfants, et leur lança :
- Alors Enaël, Dernion, que pensez-vous de votre nouvelle demeure temporaire ? Êtes-vous bien installés ? Y a-t-il quelque chose que vous voudriez savoir, avant que nous commencions les choses sérieuses à partir de demain ?
Il plongea sa cuillère dans ses lentilles, qui étaient parfumées à l'aide d'une plante qu'on ne trouvait guère au Rohan, et qui leur donnait un goût excellent. Il roula des yeux de plaisir, et fit un signe appréciateur à Swan qui rougit légèrement, avant de baisser la tête… pour cacher sa tristesse.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Les réponses de Maître Ovadiah étaient à la fois aussi éclairantes que bien mystérieuses, amenant souvent plus de questions dans l’esprit encore malléable des jeunes voyageurs. Le savoir de l’érudit était grand et ses talents de narrateur lui assurait un réel succès auprès de sa jeune audience qui buvait ses paroles sur les origines des Rohirrim. Ils avaient entendu bien des histoires sur les fils d’Eorl et les moments héroïques de leur peuple, leur enfance avait été bercé par ce genre de récits presque légendaire. Cependant Ovadiah donnait au tout une cohérence historique, une vraisemblance qui transformait les mythes du peuple en réelle chronologie. Il n’y avait pas que de grands actes de bravoures dispersées à travers les générations mais bien une continuité dans l’évolution des gens du Riddermark. Dernion en particulier appréciait grandement cette façon de faire. Comme tout enfant de son âge, il avait bien sûr été fasciné par les héros de son peuple mais, étrangement, il trouvait que la façon qu’avait Archibad de replacer les choses dans un contexte, de leur donner un sens ancré dans le réel, rendait le tout encore plus admirable. La mention du Gondor, le Grand Royaume des Hommes, fit réagir le jeune garçon.
“Le Gondor… On dit que les hommes qui s’y trouvent sont d’une grande sagesse. Et que leur sang est d’une rare noblesse.”
Les hypothèses que formula le vieil homme au sujet de leur oncle eurent aussi le mérite d’apaiser les inquiétudes de ses élèves. Après tout, Learamn servait-il encore peut-être sa patrie, loin de sa famille et de de la gloire. Une façon de faire bien peu traditionnelle pour des cavaliers du Rohan, avant tout attachés à la défense de leur terre, mais si le danger était si grand à l’Est, il y avait besoin d’hommes de valeur pour contrer la menace avant qu’elle n’atteigne les frontières de l’Estenmet. Les mots d’espoir du précepteur remirent un peu de baume au cœur aux deux enfants qui se défendirent quelque peu. Leur conversation se fit plus légère et bientôt ils en vinrent presque à oublier la présence adulte à leur côté. Un long jeu de devinettes se prolongea pendant de longues heures et les adolescents eurent même l’heureuse surprise de voir que, malgré son âge avancé, Maître Ovadiah n’avait pas hésité à prendre part au jeu. Après de longues heures de route cependant, Enaël, fatiguée, faisait moins d’effort pour se tenir droite sur selle et Dernion devait lutter pour ne pas somnoler, bercé par le rythme lent des pas de Pantoufle.
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Ils voyagèrent ainsi pendant près de trois jours. La route n’était pas des plus palpitantes et Enaël réalisa vite que l’aventure que lui avait promis son grand-père ne serait pas vraiment au rendez-vous. Les plaines du Riddermark étaient splendides mais finalement similaires à travers toute la région et la jeune adolescente en vint même à se demander comment Archibald pouvait se repérer si aisément dans un environnement aussi vierge. L’endroit était quasiment désert et le silence absolu qui les enveloppait une fois la nuit tombée n’était pas des plus rassurants. Une nuit, Dernion, peinant à trouver le sommeil s’était blotti contre le dos de sa grande sœur, cherchant à se rapprocher d’une présence familière et protectrice dans cette immensité sombre qui lui était inconnue. L’aînée avait d’abord protesté, intimant à son frère de la laisser tranquille; mais au contact du bras anormalement tremblant de l’enfant, elle avait fini par l’enlacer en lui assurant que tout irait pour le mieux.
Le lendemain ils arrivèrent enfin à destination. La demeure de Maître Ovadiah était simple d’aspect mais semblait receler de biens des trésors qui ne demandaient qu’à être découverts par les deux nouvelles âmes qui occuperaient les lieux. Le regard de ces derniers s’attarda un moment aux curieuses plantations qui entouraient la bâtisse. Les champs agricoles n’avaient que peu de secrets pour Enaël et Dernion qui avaient passé de longues heures à courir à travers les larges plantations du village où travaillaient leur père. De longues étendues de blé et d’orge qui donnait sur les pâturages pour les troupeaux d’ovins, desséchés depuis de longs mois. Mais jamais n’avait-il vu pareille agriculture. Les champs n’étaient pas bien grands mais voir autant de couleur et de formes différentes dans un si petit lopin de terre était plutôt surprenant. Les hommes du Rohan, soucieux de nourrir leurs familles, faisaient souvent le choix de développer les quelques céréales et légumes de bases qui s’adaptaient le mieux au sol du Riddermark. Mais Ovadiah avait misé sur une diversité unique dans le royaume. Cet homme était décidément plein de surprises. Notant leur curiosité, leur hôte s’empressa d’ailleurs d’expliquer avec ferveur l’utilité de ce potager. Visiblement Enaël ne partageait pas vraiment son excitation. Les champs n’étaient-il pas avant tout faits pour nourrir le peuple? Pourquoi ainsi gâcher des ressources précieuses pour des produits dont on ignorait le rendement?
Ils finirent par mettre pied à terre, et Enaël se chargea de conduire Pantoufle jusqu’à la stalle qui lui était réservée. Elle attacha le cheval de trait d’un geste expert qu’elle avait déjà maintes fois répété avant de caresser la crinière fournie de la monture.
“On est enfin arrivés! Tu vas enfin avoir du repos bien mérité! Quant à nous...on verra bien ce qui nous arrive.”
L’adolescente rejoignit Ovadiah et Dernion dans la salle principale d’où s’échappait une odeur attrayante de ragoût. Ils n’avaient pas vraiment eu l’occasion de profiter d’un bon repas chaud au cours des derniers jours et la simple idée de pouvoir à nouveau s’attabler de manière appropriée la libéra d’un poids certain. Elle remarqua alors la présence d’une autre jeune fille. La Rohirrim fut d’abord surprise, elle ne s’attendait pas vraiment à voir d’autres gens ici mais en y réfléchissant cela semblait plutôt logique. Les hommes de savoir étaient rares au Rohan, qui plus est dans cette région reculée, les places pour apprendre à ses côtés devaient être précieuses. De plus, un homme aussi âgé que lui n’aurait pas pu gérer une telle maison sans aide.
Swan avait des cheveux très sombres, bien loin de la blondeur habituelle des gens du Riddermark et un regard d’une grande maturité alors même qu’elle ne devait pas être plus vieille que la petite fille d’Eolkar. Les regards des deux jeunes filles se croisèrent furtivement mais Enaël ne put déceler aucune émotion claire dans les yeux noirs de Swan. Tout au plus, une certaine méfiance à l’égard de ces nouveaux venus. L’adolescente blonde haussa les épaules d’un air détaché. Après tout, si cette Swan se montrait trop antipathique à son égard, elle pourrait très bien lui faire comprendre qu’elle n’était pas du genre à subir à une quelconque pression. Après tout, elle ne ferait qu’une petite bouchée de cette petite brune. Surtout que voilà qu’elle apprenait qu’elles devaient partager leur chambre.... Splendide…
Nouvelle mauvaise nouvelle. Elle aurait bien préféré être avec son jeune frère, que de se retrouver la nuit avec cette nouvelle camarade qui ne lui inspirait que bien peu de confiance. D’autant plus que Dernion, lui, allait pouvoir profiter d’une chambre pour lui seul jusqu’au retour de ce “Fréod” qui semblait traîner à l’extérieur de la maison. Cependant, et une fois n’est pas coutume, Enaël ravala sa salive et se contenta de suivre en silence sa guide avant de marmonner froidement des remerciements quand Swan leur remplit le bain avant de les laisser se laver.
Dernion ne perdit pas une seconde. Il se déshabilla en un éclair et plongea littéralement dans le baquet. “Dernion! Fais un peu attention!” le réprimanda Enaël, mécontente d’avoir été ainsi éclaboussée. “De toute façon tu vas te laver et te changer! Qu’est-ce que ça peut bien faire? -Ouais...bon allez tourne-toi maintenant.”
Le cadet lui donna alors le dos pour respecter l’intimité de sa sœur qui put enlever à son tour ses vêtements usés par le voyage. A son tour, elle se laissa glisser dans l’eau tiède en laissant échapper un soupir de satisfaction. Le confort d’un bain chaud après de longues journées à chevaucher n’avait pas son pareil. Même sa faim dévorante se retrouva momentanément apaisée. “Tu t’es fait une nouvelle amie à ce que je vois!” lança Dernion d’un air taquin par-dessus son épaule. “-Ah... tais-toi veux-tu bien?” répliqua Enaël en fixant le dos maigre de son petit frère. “De toute façon il va falloir t’y faire, j’ai bien l’impression qu’elle a un rôle important ici. Et puis vous dormez dans la même pièce…” “Je suis sûre qu’elle ne vient même pas du Rohan!” “Enaël...c’est absurde voyons! Tu voudrais qu’elle vienne d’où?” “Je n’en sais rien moi… Peut-être une autre de ces sorcières de l’Est.”
Le garçon pouffa. “Tu te fais des histoires ma sœur! Arrête avec ces histoires de sorcellerie tu vas finir par y croire. Savon?”
Contrariée, l’aînée déposa la brique de savon noir dans la main tendue que Dernion avait passé derrière sa tête, le regard toujours fixé à l’opposé. Le jeune garçon se frotta avec vigueur avant de déposer la brique odorante sur le rebord de la baignoire en bois. “En tout cas j’ai hâte de voir ce que maître Ovadiah nous réserve pour notre première leçon. Peut-être continuera-t-il à parler de nos origines ou des gens venus d’Orient. Histoire de balayer définitivement tes théories magiques. -Tu sais à force, ce n’est plus très drôle…”
Décidant qu’elle en avait assez de subir les moqueries de son cadet, Enaël sortit de l’eau avant de s’emmitoufler dans la grande serviette blanche que Swan avait mis à disposition. “C’est bon tu peux sortir.”
Dernion s’autorisa afin à tourner la tête en direction de sa sœur et émergea du baquet, frissonnant légèrement sous l’effet de la brise fraîche qui commençait à souffler entre les collines. Enaël lui demanda alors d’un air réprobateur: “Tu as pris ta lotion aujourd’hui?”
Pris devant le fait accompli, Dernion bafouilla quelques plates excuses. “Dernion! Tu n’es pas sérieux! Tu sais très bien que maître Rihils a dit que tu devais en boire quotidiennement! -Mais ça me brûle le ventre! Et puis je n’ai pas eu de crise depuis de longues semaines maintenant… -Dernion...ne m’oblige pas à te forcer le flacon dans la bouche…”
La menace eut son petit effet et le benjamin sortit un petit flacon en verre de son paquetage qu’il avait déposé un peu plus loin. A l’aide d’une cuillère en bois il recueillit quelques gouttes d’un liquide verdâtre peu ragoûtant qu’il avala avec une grimace. “Bon… tu vois ce n’est pas si terrible. -J’aimerais bien t’y voir toi… -Allez va t’habiller et passons à table. Je meurs de faim.” conclut Enaël en ébouriffant affectueusement au passage les cheveux de son petit frère.
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Les deux enfants se retrouvèrent devant la salle à manger et entrèrent ensemble, attrapant au passage la fin de la conversation entre Ovadiah et Swan, cette dernière s’inquiétait grandement du retard de quelqu’un. Sûrement ce Fréod dont l’absence avait déjà été évoquée. Cependant en voyant arriver ses deux nouveaux élèves, le précepteur s’interrompit et les invita à passer à table. On leur servit de la soupe de lentilles et un peu de viande séchée. Enaël et Dernion attaquèrent leur assiette avec appétit. Sans en prendre conscience, l’adolescente aspira bruyamment le contenu de sa cuillère avant de s’efforcer de rectifier le tir suite au regard de Dernion.
Ce fut d’ailleurs, sans surprise, ce dernier qui répondit à leur hôte. “Eh bien je dois dire que je suis très excité à l’idée de commencer à travailler et étudier avec vous! Je me demandais même ce par quoi nous allions bien pouvoir débuter!”
Le jeune garçon reprit une cuillère de lentilles. “D’ailleurs c’est délicieux! Je n’avais jamais vu de lentilles aussi sombres auparavant! Elles viennent de votre jardin?”
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Eolkar avait expliqué à Ovadiah que les enfants ne le décevraient pas, et pour l’heure il devait dire que son vieil ami ne s’était pas trompé. L’enthousiasme débordant de Dernion pour la connaissance se mariait à la perfection avec l’esprit indomptable de sa sœur qui, certes, semblait se désintéresser des choses de l’esprit, mais ne manquait pas de curiosité pour le monde et ses mystères. Ils avaient fait une longue route, loin de leur famille pour la première fois, et pourtant ils ne demandaient qu’à apprendre, désireux de se mettre au travail, sans doute conscients de la chance qu’ils avaient.
A table, ils jugèrent cependant utile de demander à quelle sauce ils allaient être mangés, conscients que les règles de la maison du précepteur seraient sans doute différentes de ce qu’ils avaient l’habitude de voir chez eux. Ovadiah, tout en glissant une serviette sur ses genoux à la manière des aristocrates du Gondor, leur répondit :
- Les journées sont routinières ici, mais commencent toujours par le même rituel. La matinée est consacrée aux activités du corps, et l’après-midi aux activités de l’esprit. L’un ne va sans l’autre, et cette maison a besoin d’un bel entretien pour rester propre et belle afin d’accueillir les jeunes enfants comme vous qui souhaitent apprendre des choses du monde.
Il fit un geste de la main en direction de l’extérieur, et reprit :
- Demain, nous irons au jardin, et je vous montrerai comment l’entretenir. Nous ferons la récolte des fèves qui sont prêtes, et nous les mettrons dans les paniers prévus à cet effet. Il faudra également aller puiser de l’eau pour la journée, faire quelques menues réparations sur la clôture, et…
- Et enlever la grosse souche, intervint Swan qui semblait agir comme une extension de l’esprit de son maître.
Il frappa dans ses mains avec un grand sourire :
- Oui c’est bien ça, la grosse souche ! Avec une monture et deux bras supplémentaires, je ne doute pas que nous parviendrons à l’avoir enfin !
Le travail ne paraissait pas faire peur à la jeune fille aux cheveux bruns, qui hocha la tête simplement, tout en servant ses nouveaux compagnons d’apprentissage. Elle avait le geste sûr, la main ferme, et paraissait aussi à l’aise à accomplir toutes les tâches ménagères qu’une femme mariée, en dépit de son jeune âge. Il y avait chez elle quelque chose de curieusement gracieux, alors qu’elle dégageait paradoxalement la force et la résistance des gens du peuple, qui n’étaient généralement pas connus pour leur délicatesse. Ce curieux mélange renvoyait involontairement Enaël à la comparaison, elle dont les manières étaient sans doute moins raffinées que cette inconnue, mais qui dans le même temps n’avait pas l’efficacité rare de cette dernière. Swan lui jeta un regard en coin, comme pour jauger la compétition, mais ne parut nullement impressionnée par cette nouvelle venue qui semblait certes farouche, mais encore bien tendre.
Dernion, de son côté, n’avait pas encore obtenu la réponse à sa question. Plus que les travaux des champs, il se demandait surtout de quelle leçon maître Ovadiah allait les régaler, et de quelle manière il allait les faire découvrir le monde fascinant du savoir et de la connaissance. Le précepteur, qui aurait été bien en peine de ne pas voir la curiosité de l’enfant, se fendit d’un sourire amusé, avant de nourrir son sentiment bien naturel :
- Et demain après-midi, nous commencerons notre première leçon de lecture. Nous apprendrons d’abord à reconnaître les lettres, les signes qui composent les mots, et quand vous aurez bien appris vos leçons, nous apprendrons à les assembler ensemble pour déchiffrer des textes. Ce sera la partie fastidieuse de votre apprentissage, mais sans doute la plus importante. Savoir lire, c’est se donner la possibilité d’apprendre par soi-même. C’est en tout cas un premier pas dans cette direction. C’est l’indépendance de l’esprit, la capacité à discerner le vrai du faux, le bon du moins bon. Les mots écrits, gravés, inscrits, renferment un grand pouvoir qu’il est possible de maîtriser… Pour s’en protéger, quand certains l’utilisent à des fins néfastes, mais aussi pour faire le bien.
Il ne daigna pas préciser ce qu’il entendait par « des fins néfastes », mais les enfants avaient encore en mémoire les sinistres événements de la Guerre Civile. Ils n’en connaissaient pas forcément les tenants, sinon par les racontars des adultes de passage qui portaient les nouvelles, qui racontaient à qui voulait l’entendre que les troupes royales détenaient la liste des traîtres et des ennemis de la couronne, qu’ils passaient de village en village pour les débusquer. La vision d’un cavalier portant un ordre royal écrit avait hanté les cauchemars de beaucoup, au Riddermark, même si finalement bien peu d’arrestations avaient été conduites dans le royaume. La Nuit des Lances Noires avait largement suffi à dompter le royaume des dresseurs de chevaux.
Si lire pouvait les protéger de tels épisodes horribles, il valait certainement mieux commencer l’apprentissage au plus tôt. Ovadiah le croyait sincèrement, et savait qu’il parviendrait à de bien meilleurs résultats quand les enfants auraient une compréhension correcte des signes et des glyphes. Ils continuèrent à discuter, évoquant des sujets divers et variés, et notamment les lentilles qu’ils mangeaient à table. Le précepteur, fier de ses plantes, ne put s’empêcher d’expliquer :
- Ces lentilles sont originaires du Harondor, de la région près de Methir pour être précis. Elles ont montré une très belle résistance à la chaleur, ce qui n’a pas été le cas de nos pousses de blé qui ont beaucoup souffert. Swan les cuisine à merveille.
La jeune fille rougit, mais ne répondit rien, gênée plus que nécessaire par ce compliment anodin, sans qu’il fût aisé d’en déterminer la raison.
Le repas se poursuivit sans encombre. Ils évoquèrent quelques souvenirs heureux, et Ovadiah leur raconta une ou deux anecdotes savoureuses sur Eolkar qui firent beaucoup rire les enfants, mais somme toute ils étaient fatigués et avaient besoin de se reposer. Le long voyage, le bain et le repas chaud dans leur ventre eurent rapidement raison de leur résistance, et ils gagnèrent leurs lits sans tarder.
Swan ne rejoignit Enaël que plus tard, après avoir vaqué à ses occupations domestiques, nommément la vaisselle et le nettoyage de la salle principale. Elle ouvrit la porte doucement, et se glissa à pas feutrés dans la chambre des filles en prenant grand soin de ne pas réveiller la silhouette allongée sur le lit au fond de la pièce. Elle ne vit pas qu’Enaël était endormie, et l’observait en silence. Assise sur le lit, elle ôta ses bottes, sa robe et sa tunique, avant d’enfiler une chemise de nuit en lin. Ce fut à cet instant qu’Enaël put remarquer que Swan avait une grande cicatrice dans le dos, lui barrant le corps de droite à gauche. Elle était fine et régulière, comme celles qu’on pouvait se faire en se coupant par inadvertance, mais en bien plus grand. Assurément, ce n’était pas le genre de marques que la plupart des gens portaient au Rohan, encore moins à cet âge.
La jeune fille aux cheveux bruns s’allongea dans son lit avec un soupir de soulagement, et ferma les yeux.
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Le dîner fut des plus agréables. La nourriture était chaude et réconfortante, un véritable plaisir après ces longues journées de voyage où les repas étaient pris rapidement et froids. Maître Ovadiah, tout en mangeant avec appétit, consentit à leur révéler leur programme du lendemain. Rien de bien surprenant en ce qui concernait les tâches manuelles et agricoles. Semer, révolter, labourer… Les deux jeunes gens n’avaient encore vécu que bien peu de saisons mais ils avaient déjà appris beaucoup de choses aux champs au côté de leur famille. La culture du blé, de l’avoine ou des pommes de terre n’avaient presque plus de secrets pour eux. Cependant, ici, les plantations du vieil homme présentaient bien plus de variété.
“Des fèves? interrogea Dernion. Mais...ça se mange ces choses-là?”
Heureusement pour eux, le déracinement de cette fameuse “grosse souche” leur promettait un petit plus d’action que les simples tâches agricoles. Rien de très palpitant mais c’était toujours bon à prendre. Puis, leur hôte se décida finalement d'aborder le programme de l’après-midi et donc de l’apprentissage; ce pour quoi ils étaient venus ici, si loin de leur foyer. Ainsi leur premier cours de lecture aurait lieu dès le lendemain et ce qu’il fallait dire c’était que le vieil homme savait parfaitement vendre ses leçons. S’il ne cachait pas la difficulté de l’exercice, il leur lista également les avantages dont disposaient ceux qui disposaient de ce don et il l’avait fait avec une telle éloquence que même Enaël, de prime abord peu emballé par l’étude de livres poussiéreux, sentit une pointe d’excitation naître au fond d’elle.
Ovadiah complimenta alors Swan sur ses talents de cuisinière et aucun des deux jeunes gens ne pouvaient lui donner tort. Le plat était fort goûteux et ils auraient été eux même bien incapable de réaliser ce genre de choses. Travailler au champ était une chose, savoir traiter le produit pour le mettre dans l’assiette en était une autre. Et Deanna, leur mère, ne les laissait que rarement approcher les fourneaux. Ce fut pourtant la provenance de ces fameuses lentilles qui attira l’attention du benjamin: “Le Harondor...c’est le Gondor? N’est-ce-pas?”
La discussion embraya alors sur leur grand-père Eolkar, qui avait partagé bien des aventures avec Ovadiah. Ce dernier prenait un malin plaisir à raconter plusieurs anecdotes sur son ami et plusieurs d’entre elles provoquèrent l’hilarité des enfants qui découvraient là leur aïeul sous un jour nouveau. Il avait toujours représenté la figure autoritaire de la famille, ce roc inamovible qui se dressait au-dessus d’eux et veillait à la protection et au bon-vivre de sa descendance. De toute évidence, il avait bien changé depuis ses jeunes années, pleines d’insouciance.
Finalement repus, les deux enfants sentirent la fatigue les gagner subitement. Dernion s’était même mis à somnoler à table, bercé par la voix réconfortante de Archibald qui s’était engagé dans un autre de ces récits. Il fut finalement décidé que l’heure était bien tardive et qu’il était temps de gagner leurs lits.
Dernion remercia le vieil homme et souhaita bonne nuit à sa sœur avant de se diriger vers sa chambre, qu’il occuperait seul pour le moment. Enaël quant à elle s’approcha de sa couche en traînant les pieds. Elle avait d’abord renié la fatigue mais en enfilant sa chemise de nuit et s’allongeant sur le matelas de paille, elle dut bien se rendre à l’évidence: elle était, elle aussi, épuisée.
Quelques minutes plus tard seulement, Swan fit son irruption dans la pièce, sur la pointe des pieds. Entendant son arrivée, Enaël rouvrit subitement les yeux mais n’esquissa pas le moindre geste, laissant croire à la jeune brune qu’elle était endormie. Mais elle ne pouvait refermer les yeux désormais. Elle ne savait pas exactement pourquoi mais la présence de Swan la rendait méfiante à bien des égards. Alors qu’elle se changeait, Enaël put clairement distinguer, à la lueur de la bougie, une longue et fine cicatrice qui courait tout au long du dos de l’adolescente. Ce genre de blessures étaient pour le moins inhabituelles. Enaël ne comptait plus les petites éraflures et coupes qu’elle s’était faite au cours de ses imprudents jeunes années mais elle n’avait jamais rien vu d’aussi énorme. A part sur les bras larges des cavaliers qui parcouraient parfois leur village.
Elle ne dit pourtant rien alors que Swan enfilait sa tunique et s’allongea à son tour. Ce ne fut qu’au bout de longues minutes de silence qu’Enaël brisa le silence, ne sachant pas même si Swan s’était déjà assoupi ou pourrait l’entendre. “Dis-moi Swan?”
Pas de réponse. Mais la jeune fille ne se laissa pas démonter pour autant. Elle continua, sur un ton qui se voulait curieux et innocent. “De quel coin du Rohan tu viens?”
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Un bon feu crépitant dans l’âtre, un repas chaud préparé avec soin, et le rire joyeux des enfants… Le cœur d’Ovadiah trouva la paix ce soir-là, alors qu’il s’amusait de la curiosité innocente de Dernion. Décidément, l’esprit de ce jeune garçon était aussi vaste qu’un palais, et tout semblait l’intéresser. Si sa bouche lui avait permis de poser mille questions à la fois, il l’aurait sans doute fait sans réserve. Nul doute qu’en plongeant le nez dans un livre pour la première fois, il ne ressortirait pas de ce puits infini de savoir. Le précepteur reconnaissait en lui des traits familiers, qui lui tirèrent un sourire attendri. Pour l’heure, ses émerveillements étaient assez simples, mais ils ne tarderaient pas à se complexifier… Il s’étonnait par exemple de la nourriture qui leur était servie, lui dont l’expérience en matière de cuisine se limitait très certainement à ce qu’il avait toujours mangé dans sa propre famille. Il était difficile de lui en vouloir, car la cuisine du Rohan était davantage fondée sur la nécessité de survivre plutôt que sur une quelconque recherche d’un plaisir culinaire. Ici toutefois, il s’ouvrirait à d’autres saveurs, et s’il était déjà bouleversé par les fèves, il n’en reviendrait pas des variétés de fruits exotiques que l’érudit s’efforçait de faire fleurir ici.
- Eh oui, jeune Dernion. Figure-toi que l’on peut en faire toutes sortes de choses. Nous les préparons généralement avec des oignons, des échalotes, ou de l’ail, et parfois une sauce au vin. Mais on peut également les broyer, et les réduire en une purée très consistante qui tient au corps toute la journée. Ces fèves, en l’occurrence, viennent d’une souche suderonne, qui semble s’acclimater plutôt bien au Rohan. Les Haradrim ont pour habitude d’en faire des beignets qu’ils épaississent avec une sorte de farine légère, avant de les faire frire dans de l’huile bouillante. Ils les mangent salés, avec des épices de leurs lointaines contrées, ou avec de la menthe ; mais certains en font aussi des desserts en rajoutant à la pâte des fruits confits.
Ovadiah s’essuya les lèvres à l’aide de sa serviette, tandis que l’image des mets succulents qu’il décrivait s’imprimait dans l’esprit de ses jeunes invités. Ils salivaient rien que de penser à ces douceurs venues d’ailleurs, qui ne ressemblaient en rien à ce qu’ils connaissaient. L’érudit avait cette faculté incroyable de rendre n’importe quelle conversation intéressante : il semblait avoir quelque chose de pertinent à dire sur tous les sujets, et il avait cette manière de narrer les choses qui savait captiver son auditoire. Les enfants trouveraient en lui un homme susceptible de les instruire, certes, mais également de les faire rêver et de leur ouvrir les portes de mondes dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Swan l’écoutait religieusement, sans pour autant croiser son regard. Elle gardait le nez rivé dans son assiette, mangeant lentement et avec dignité, mais le petit sourire qui fleurissait presque imperceptiblement sur ses lèvres ne trompait pas. Elle savourait ces paroles avec délectation, comme plongée dans une vision.
Dernion et Enaël également, mais ce n’était pas de nourriture terrestre dont les deux jeunes gens avaient faim. Ils étaient davantage intéressés par la nourriture intellectuelle. Leur curiosité du monde, de ses peuples, de ses territoires et de ses gens ne les quittait jamais vraiment. En s’éloignant de leur maison, en parcourant le Rohan ainsi pendant des jours, ils prenaient peut-être mieux conscience de l’immensité de la Terre du Milieu, de la diversité de ses peuples, et de la richesse qui résidait au-delà de leur horizon… Leurs questions ne cessaient de pleuvoir, comme une douce pluie d’été abreuvant un sol trop longtemps privé d’eau.
- Le Harondor ? Ma foi, c’est une terre magnifique que j’ai eu l’opportunité de visiter plusieurs fois dans ma jeunesse. Cette principauté, cet émirat comme l’appellent les gens qui y vivent, est gouverné par le vaillant Radamanthe, qui répond effectivement devant le Haut Roy Mephisto du Gondor, le plus puissant souverain de ce monde. Ce sont les terres frontalières du Sud, gorgées de soleil et de vie, où foisonnent certains des esprits les plus brillants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Isidor Andro, qui a écrit le remarquable Traité sur les peuples au-delà de l’Anduin, et qui est un ami personnel, était originaire du Harondor. C’est un pays tout à fait étonnant, où la vie serait douce et prospère si hélas les Haradrim n’y faisaient pas la guerre de manière aussi régulière. Le Harondor appartient encore au Gondor, mais ces terres ont perdu de leur charme depuis l’époque où j’y voyageais… Nombre d’érudits ont dû fuir les combats, et ont trouvé refuge plus loin au Nord. On y rencontre encore le courage et la valeur, mais on y croise bien davantage la briganderie et le mensonge. Les routes du Sud ne sont plus aussi sûres qu’elles l’étaient…
Il eut un regard en coin pour Swan.
Celle-ci ne sembla pas le remarquer.
Ils continuèrent ainsi leur agréable repas, ponctué de questions et d’observations pertinentes de la part des plus jeunes, tandis qu’Ovadiah déployait son savoir immense comme un barde jouerait de la lyre ou du luth. Ses mots, toujours justes, formaient une mélodie prompte à bercer les esprits et à transporter les âmes. Enaël et Dernion étaient encore trop jeunes pour résister à de telles leçons, et ils ne tardèrent pas à sentir leur concentration diminuer. Leurs oreilles épuisées avaient de plus en plus de mal à se donner du sens aux paroles de leur précepteur, rapidement distraites par le craquements des bûches qui brûlaient joyeusement dans l’âtre. Dernion fut le premier à étouffer un bâillement, qui annonça la fin de leur succulent dîner. Après leur avoir souhaité une bonne nuit, le vieil homme les regarda s’éloigner vers leurs chambres, tout en se demandant à quoi ils rêveraient ce soir… Aux braves chevaliers qui se battaient pour le contrôle de l’Harnen face aux hordes suderonnes ? Aux plantes merveilleuses et aux forêts luxuriantes qui couvraient certaines des régions les plus sauvages d’Arda ? Aux sorcelleries de l’Orient, où s’était égaré le brave Learamn ?
Il sourit.
Tant qu’ils se souvenaient de la douceur de la terre du Rohan, du parfum des champs après la moisson, de la chaleur de leur famille réunie autour d’une bonne histoire après une longue journée de labeur… Tant qu’ils se souvenaient que l’éducation n’avait qu’un seul objectif : les conduire vers eux-mêmes.
~~~~
Accroupie devant un seau d’eau rempli de vaisselle encore sale, les manches retroussées pour ne pas s’éclabousser inutilement, Swan frottait énergiquement les assiettes à l’aide d’un morceau de tissu. L’obscurité et le silence confortable que lui offrait la nuit ne la dérangeaient pas vraiment, pas davantage que d’effectuer les corvées de la maison. Elle aurait sans doute préféré aller s’allonger et profiter d’une nuit de sommeil bien méritée, mais elle savait également que tous seraient heureux d’avoir des couverts propres dès le matin pour entamer leur journée de la meilleure des manières. Elle entendit les pas lourds d’Ovadiah qui s’approchait dans son dos, et s’interrompit brusquement. Le vieil homme souffla à voix basse, pour ne pas déranger les enfants qui devaient sans doute s’endormir.
- Tu as l’air soucieuse.
Elle soupira.
- Fréod n’est toujours pas là, et je…
Swan inspira profondément, sans parvenir à contenir les larmes qui lui montaient déjà aux yeux, mélange d’émotions qu’elle ne parvenait pas à canaliser. Elle voulut achever sa phrase, mais les mots furent étranglés par un sanglot qui la surprit elle-même. Elle renifla bruyamment, et souffla fort pour essayer de chasser ce sentiment terrible de culpabilité et de crainte profonde. En vain. Ovadiah lui jeta un regard compatissant et attristé, puis s’avança pour lui poser une main amicale sur l’épaule.
- Il a promis de faire attention, et je suis certain qu’il tient parole. Ce n’est pas son genre de nous causer du souci, et je suis certain qu’il y a une explication parfaitement logique à son retard. Tu sais que les marchands doivent arriver ces prochains jours… nous leur demanderons des informations à ce moment-là.
Elle sécha les quelques larmes qui avaient coulé sur ses joues.
- Oui maître, vous avez raison… Mais que se passera-t-il si quelqu’un déc… ?
- Swan, l’interrompit Ovadiah avec un mélange de douceur et de fermeté. Ne pense pas à ces choses ce soir. Tout ira bien, nous sommes en sécurité ici. D’accord ?
Elle hocha la tête, puis se retourna pour reprendre sa vaisselle là où elle l’avait laissée. Ovadiah resta quelques secondes à l’observer, elle et sa silhouette gracieuse, réduite à gratter des assiettes en cachant ses larmes. Il ne put s’empêcher d’éprouver une grande pitié pour cette jeune âme, mais il savait également qu’il ne pouvait trouver les mots susceptibles de la réconforter, et qu’il valait mieux la laisser s’apaiser naturellement plutôt que d’ouvrir cette conversation à une heure aussi tardive. Résolu à ne pas la priver d’une parole bienveillante, il lui souhaita bonne nuit avec toute la bienveillance humainement possible, avant de s’éclipser discrètement. Hélas, c’était un vœu qu’il savait difficile à réaliser.
A l’exception du rayon de lune qui se glissait dans la pièce par la fenêtre, la chambre des filles était plongée dans l’obscurité la plus totale. Swan y évoluait toutefois avec autant d’aisance que s’il avait fait grand jour, preuve qu’elle connaissait ces lieux à la perfection. Elle avait pris soin de déposer ses vêtements au pied de son lit, sur un petit coffre de bois qui contenait sans doute l’entièreté de ses maigres possessions avant de se glisser sous les épaisses couvertures. La nuit était fraîche, mais Swan étant particulièrement frileuse, elle dut se frictionner vigoureusement les bras pour essayer de se réchauffer légèrement. Elle avait toujours du mal à trouver le sommeil dans de telles conditions, et le confort très relatif du lit ne l’aidait pas à trouver une position dans laquelle aurait pu passer une nuit véritablement reposante. Alors, comme chaque soir, elle se mit à fixer les ténèbres qui peuplaient le plafond de la chambre, jusqu’à ce que ses paupières alourdies décidassent de se fermer d’elles-mêmes.
Son sommeil était très aléatoire… Parfois, il lui fallait de longues heures avant de pouvoir combattre l’envie irrépressible de rester éveillée au point d’en avoir les yeux endoloris. Ce soir-là, cependant, elle sentit très rapidement les bras du sommeil l’envelopper délicatement, et l’attirer vers un repos bien mérité. Son esprit, à demi-conscient, assistait en spectateur impuissant à son immersion dans cet état curieux, perdu entre le monde onirique et celui, tangible, où évoluait Enaël, quelques lits plus loin. Sa respiration s’apaisa, se faisant plus profonde et plus régulière, tandis que ses yeux continuaient de fixer le plafond par habitude. D’abord, elle ne vit rien que l’obscurité, avant de capter une série de mouvements furtifs et lents, comme un long serpent ondulant le long du plafond… La créature, à peine discernable dans la nuit noire, semblait un instant immense, puis l’instant d’après n’être faite que d’un entrelacs complexe de fils de soie tressés les uns aux autres. Certains de ces filaments se détachèrent puis, portés par une brise invisible, s’envolèrent à la limite de sa conscience en prenant progressivement des formes plus familières…
Des lignes brisées.
Irrégulières.
Des filaments qui venaient s’échouer inlassablement à ses pieds en charriant avec eux les débris de son existence. Des objets dont elle ignorait pour la plupart la nature et la fonction… et puis un coffret en bois. De grandes tentures, qui ressemblaient un peu à des drapeaux, s’envolèrent devant elle et allèrent s’accrocher dans les branches d’un arbre qui n’était pas là quelques secondes auparavant. L’arbre descendait du plafond, et ses branches presque invisibles ressemblaient à des racines hors de terre… Swan plissa les yeux, croyant apercevoir quelque chose dans les ténèbres. Enaël respirait de plus en plus fort à ses côtés… cela ne pouvait donc pas être elle qui lui souriait…
Non.
C’était un visage familier, mais pourtant indéfinissable, qui semblait s’arracher du mur comme s’il ne s’agissait que d’un enchevêtrement complexe de toiles d’araignées. Des arachnides descendaient d’ailleurs le long de la cloison, hors de son champ de vision, creusant les poutres de la pièce avec leurs pattes griffues… La jeune fille se figea, horrifiée, alors que la plus grande d’entre elles s’emparait d’une lame argentée dissimulée sous son abdomen gigantesque et velu. La créature aurait pu l’attaquer, mais elle se contenta de rester là à aiguiser son arme patiemment. Ses yeux d’un bleu très clair, le même bleu que ceux de Swan étaient rivés sur cette dernière, qui ne pouvait pas détourner le regard.
Elle étouffait.
Littéralement.
Le démon nocturne n’avait pas bougé, mais elle ressentait un poids terrible sur sa poitrine qui la clouait au lit, sans lui laisser la possibilité de faire entrer le moindre filet d’air dans ses poumons. Elle ne se souvenait pas avoir cligné des yeux, mais tout à coup l’arachnide disparut sans que sa présence ne s’évanouît pour autant. Elle ne voyait plus la créature à présent, mais elle entendit distinctement sa voix s’élever dans les ténèbres.
« Dis-moi, Al’… ? »
Elle déglutit.
Tout son corps était comme paralysé. Pétrifié. Elle tentait bien de s’agiter, de hurler de toutes ses forces, d’appeler à l’aide… rien n’y faisait. Elle ne pouvait que rester là, curieusement immobile, figée par ce monstre qui tentait de la faire suffoquer sans merci. Une autre voix venue de loin, reprit en écho.
« Dis-moi, Swan ? »
Elle voulut répondre, mais son cri mourut avant même d’atteindre la lisière de ses cordes vocales. Une larme solitaire coula le long de sa joue.
« Dans quel coin du Rohan tu vis ? »
En proie à une terreur nourrie par son incompréhension la plus totale, elle se sentit mourir… puis revenir brusquement à la vie lorsque son corps prit une grande inspiration malgré elle. Une inspiration douloureuse et violente qui la poussa à se redresser violemment, la main sur la poitrine pour chasser l’impression désagréable d’avoir été compressée contre son lit. Son cœur battait à tout rompre, et son front était emperlé de sueur.
Pourtant, tout cela n’avait pas duré plus de quelques minutes.
Swan capta un bref mouvement à côté d’elle, et sursauta en voyant qu’Enaël s’était réveillée, et qu’elle avait quitté sa couchette pour s’approcher, visiblement préoccupée par l’état de sa camarade de chambrée. La jeune fille aux cheveux bruns lui fit signe que tout allait bien, mais peina à se montrer rassurante. Elle était livide, un état encore accentué par la pâleur de la lumière qui s’engouffrait dans leur dortoir.
- Pardon… J’ai seulement fait un cauchemar… Je…
Désorientée, elle tenta de se raccrocher à ses souvenirs confus, et répondit à ce qu’elle croyait être la question d’Enaël, mais qui appartenait en réalité à ses sombres rêveries.
- Je… Je vis au Rohan, juste ici… Je… Est-ce qu’on peut en parler plus tard ? S’il-te-plaît ? Il faut que je boive quelque chose…
Elle se leva un peu plus vivement que nécessaire, et essuya promptement ses joues avant de mettre le cap sur la pièce à vivre où elle était certaine de pouvoir trouver de l’eau, un verre, et de la solitude.
~~~~
Les premiers rayons du soleil vinrent tirer les enfants de leurs rêveries, leur promettant une journée qui s’annonçait douce quoique venteuse. Les nuages filaient à toute vitesse en direction de l’Ouest, comme s’ils fuyaient quelque chose. Ils se disloquaient en une multitude de fresques étranges, évoquant tour à tour des silhouettes guerrières embarquées dans de nobles combats, des créatures mythiques aux gueules effrayantes, ou des animaux du quotidien qui s’égayaient joyeusement l’espace d’un bref instant, avant de se dissoudre dans une nouvelle enveloppe corporelle. Swan se montra particulièrement distante, et rejeta toutes les tentatives de la part d’Enaël d’aborder les événements de la veille au soir. Elle semblait ne même pas vouloir répondre aux questions les plus élémentaires sur son passé, ce qui ne pouvait pas manquer de susciter la curiosité des deux nouveaux venus.
Toutefois, ils n’eurent guère le temps de mener une enquête approfondie.
Swan leur réservait une matinée difficile pour les distraire de leurs questionnements.
- Nous allons commencer par la souche, avait-elle dit avec autorité. Profitons de ce qu’il ne fasse pas trop chaud pour faire le plus difficile, puis nous terminerons par le jardin avant le repas. Dernion, je te laisse aller chercher Canaille et la sangle qui se trouve dans l’enclos. Enaël, va chercher les outils dont nous aurons besoin : hache, pelle, pioche, tout ce qui pourra nous servir à déraciner cette souche.
La jeune fille distribuait ses ordres avec clarté et, franchement, avec une aisance qui ne s’improvisait pas. Elle ressemblait quelque peu au commandant d’un navire, distribuant les tâches à ses moussaillons inexpérimentés qui couraient en tous sens pour apporter le nécessaire. La principale différence résidait dans le fait qu’elle ne s’emportait jamais. Elle pouvait paraître agacée, frustrée parfois, mais elle n’avait jamais un mot plus haut que l’autre, et ne tenait pas à se donner en spectacle. Pour autant, son commandement était efficace, et ils eurent bientôt réuni tout le nécessaire pour attaquer leur tâche.
- On va utiliser la force de Canaille pour arracher cette souche, tout en essayant de couper tout ce qui peut gêner. Les racines sont profondes, il faut essayer d’en arracher autant que possible. Dernion, tu t’occupes de la traction. Enaël, avec moi, on leur facilite le travail.
Sans attendre, elle leva bien haut sa pioche et l’abattit à la base de la souche, en espérant sectionner tout ce qui la tenait ancrée dans le sol. Elle frappait avec énergie, envoyant voler des copeaux de bois dans toutes les directions, canalisant toutes ses émotions dans ce simple geste répété. A chaque fois que la pioche s’écrasait dans le bois, elle lâchait un ahanement sonore teinté de colère. Cependant, après presque une heure d’efforts et de souffrance, ils furent bien obligés de se rendre à l’évidence : la souche ne lâchait pas.
Swan leur proposa de prendre une pause, transpirant dans son surcot gris et sa chemise épaisse.
- Je ne comprends pas, fit-elle en s’essuyant le front dans sa manche. Qu’est-ce que j’ai mal fait ?
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Du revers de sa manche; Enaël épongea son front plein de sueur, tout en cherchant à reprendre sa respiration. Légèrement courbée en avant, les mains sur les genoux ; elle observait avec grande frustration la souche d’arbre qui refusait de céder malgré tous leurs efforts. Elles avaient frappé, et encore frappées avec leurs outils, de toutes les forces dont leurs bras de jeunes filles disposaient. Sous l’impulsion de Dernion, le brave Canaille avait tiré et encore tiré. Mais rien n’y faisait. Le tronc ne bougeait pas d’un iota, les racines solidement ancrées dans le sol. L’adolescente jeta un regard en biais en direction de Swan qui semblait tout autant agacée. Depuis les évènements de la nuit passée, celle-ci s’était montrée bien étrange et particulièrement distante. Enaël avait d’abord conclu que sa partenaire de chambrée avait fait un simple mauvais rêve. Des cauchemars, elle en avait fait aussi, de nombreux. Cette peur qui la prenait aux tripes, ce sentiment d’impuissance face au déferlement d’horreur qui assaillait son esprit, l’obscurité ambiante qui n’arrangeait rien, le cauchemar qui se poursuivait parfois après le réveil dès qu’elle refermait les yeux pour retrouver le sommeil. Tout cela elle l’avait déjà vécu. Pourtant, le plus souvent, tout était déjà oublié dès le lendemain après que son père l’autorise à finir la nuit dans le lit parental et que sa mère ne lui confie quelques friandises au petit matin. L’explication rationnelle consistait à se répéter que tous ces démons n’étaient qu’une fabrique de son esprit. Mais ce qui l’avait vraiment rassuré pendant de longues années, jusqu’au plus profond de son être, était de se savoir être sous la protection aimante de ses parents. Ici, éloignée du foyer familial, elle se demandait comment une version plus jeune d'elle-même aurait pu réagir à une telle expérience. Elle observa son frère pendant quelques secondes ; de mémoire celui-ci ne s’était que très rarement plaint de tels cauchemars, mais si une telle chose devait se produire, serait-ce son rôle de le rassurer en l’absence de leur mère?
Enaël avait rapidement décidé d’abandonner toutes questions relatives au passé de Swan, comprenant qu’elle aurait plus de chance en s’adressant à un mur. Cependant les interrogations demeuraient. L’intrigante fille avait-elle jamais eu des bras protecteurs au sein desquels se blottir après une mauvaise nuit ? Elle ne semblait pas être la fille de Maître Ovadiah mais alors où étaient ses parents ? Était-elle également une élève du précepteur, venu ici pour apprendre à lire et calculer ? Elle semblait se trouver ici, depuis si longtemps et lui avait plus ou moins indiqué que cette demeure représentait désormais son foyer. Un voile de mystère enveloppait Swan, et celle-ci ne paraissait vouloir rien faire pour s’en débarrasser.
Profitant de leurs quelques minutes de répit accordées par Swan, l’adolescente rejoignit Dernion qui s’était installé dans un coin florissant du jardin. Le jeune garçon observait avec curiosité une plante curieuse qui se dressait verticalement et sur lequel trônait plusieurs petites curieuses boules rouges et charnues. “T’as vu ça ? Tu crois que ça se mange ?” Fit Dernion avec un sourire en tendant le doigt vers le fruit interdit.
Enaël réagit brusquement et adressa une petite tape sur le dos de la main de son cadet.
“Touche pas à ça ! C’est peut-être du poison ! -Du poison ?”
L’idée parut totalement incongru au garçon, qui d’abord surpris, se mit à éclater de rire.
“Mais pourquoi donc Maître Ovadiah ferait pousser du poison haha !”
Comme pour prouver la véracité de ses hypothèses, et également un petit peu pour défier l’autorité de sa grande sœur, il effleura du bout de l’index l’une des feuilles, avant de se rétracter. Comme si au fond de lui, les remarques d’Enaël avaient tout de même éveillée l’ombre d’un doute. Mais il ne se laissa pas démonter.
“Tu vois ? Toujours en vie.”
L’aînée jugea bon de ne pas relever la provocation, s’imaginant les yeux levés au ciel de sa mère qui la suppliait de lâcher prise quand sa fille s’emportait face à toutes les petites remarques désobligeantes de son frère. Elle se contenta de s’adosser contre la clôture du jardin et de l’observer creuser des petits sillons à l’aide d’une brindille qu’il avait trouvé au sol. “Elle est un peu bizarre Swan, tu trouves pas ?” Lui demanda alors la jeune fille qui placait plus de valeur en l’opinion de son frère qu’elle voulait bien l’admettre.
Celui-ci se contenta de hausser les épaules d’un air détaché. “Un peu timide mais rien de trop étrange je trouve. Après ; c’est toi qui dort dans sa chambre… -Justement, cette nuit elle était inquiétante. Je pense qu’elle a fait un cauchemar mais elle m’a repoussée brusquement quand j’ai voulu voir ce qu’elle avait. -Bah…une mauvaise nuit ça arrive à tout le monde. Allez n’y penses plus et viens jouer.”
Son frère cadet avait sûrement raison, peut-être projetait-elle inconsciemment des craintes infondées sur cette étrangère. Quelle ironie de voir que la voix de la sagesse prenait si souvent la forme de cette petite tête brune et de ce sourire espiègle. Elle s’installa en tailleur en face de Dernion, avisant les lignes qu’il avait tracées dans la terre meuble. Une grille plus exactement. Comprenant immédiatement à quel jeu il faisait référence, Enaël sourit. Les “trois petits cailloux” étaient leur jeu favori et elle ne comptait plus les longues heures qu’ils avaient passées près de l’étable, à jouer par terre lors des longues journées d’été. Ou de ces soirées près du feu en hiver, sous l'œil de leur père qui leur dispensait parfois quelques conseils de stratégie.
Les règles étaient simples : chaque joueur disposait d’un petit tas de caillou qu’ils devaient disposer, un à un et tour à tour, sur la grille qui était divisée en seize emplacements. Le premier qui parvenait à aligner trois cailloux de manière successive remportait la partie. Dernion avait apporté avec lui le petit sachet de galets avec lesquels ils jouaient depuis de longues années. Certaines pierres avaient été marquées de peinture noire afin de différencier chaque joueur.
Enaël laissa à son frère, l’honneur de débuter. Alors que celui-ci réfléchissait à son premier coup, elle s’enquit de son état de santé. Un élan à la fois sincère et opportuniste, si cela pouvait un tant soit peu le déconcentrer.
“Tu as pris ta potion ce matin ? -Oui.” Répondit-il simplement sans même lever les yeux.
Tentative de diversion infructueuse.
Dernion débuta en plaçant son premier caillou dans un coin, Enaël décida de ne pas le contrer d’entrée et répondit en se plaçant sur le coin opposé. Son adversaire poursuivit son alignement et sa soeur finit par se décider à intervenir en le bloquant. Ce jeu de chat et de la souris se poursuivit pendant de longues minutes. Sur toute la grille, le jeune garçon cherchait à contourner le barrage que formait son aînée. Un coup répondait à l’autre et bientôt le plateau de jeu fut quasiment rempli de galets sans que l’un des deux enfants ne prennent l’avantage. Dans un élan aussi ambitieux que désespéré et sachant la partie perdue, il plaça l’un de ses cailloux à l’extérieur de l’aire de jeu; créant certes un alignement, mais qui dépassait clairement les limites fixées. “Eh! Mais c’est de la triche !” S’offusqua Enaël.
Amusé par l’indignation de sa sœur, Dernion se contenta de lui répondre avec philosophie. “S’il est impossible de passer au travers, alors vaut mieux passer autour.”
La grande sœur, pourtant consciente du petit jeu auquel s’adonnait son cadet, se mit à faire la moue alors Dernion récoltait les galets avant de les remettre soigneusement dans le petit sachet. Son visage juvénile s’illumina alors : “Tiens mais ça me donne une idée !”
Il se tourna vers Swan qui s’était légèrement rapprochée d’eux, peut-être curieuse d’observer leur partie.
“Si on ne peut pas arracher la souche avec nos moyens, pourquoi ne pas simplement passer autour ? L’utiliser ? On pourrait planter entre les racines, utiliser le tronc comme un siège pour se reposer entre deux tâches. Intégrer tout ça au jardin, non ?”
The Young Cop
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La résistance acharnée de la souche avait eu raison de la volonté d’acier de Swan, qui déposa les armes devant l’obstacle pour chercher comment régler son principal problème de la matinée. Tous avaient fait de leur mieux en combinant leurs forces humaines et animales, mais rien n’y faisait : la souche se refusait à céder du terrain, trop profondément enracinée dans la terre robuste du Rohan. En d’autres latitudes, là où le sol était meuble et tendre, cela n’aurait été qu’un jeu d’enfants. Mais ici, après l’été prolongé qu’ils avaient connu, la terre semblait aussi dure que la pierre. La jeune fille laissa Enaël et Dernion s’éloigner quelque peu pour profiter comme ils l’entendaient de quelques minutes de repos, tandis qu’elle se creusait les méninges de son côté.
D’un œil toutefois, elle continuait à les suivre.
Elle avait été impressionnée par leur résolution, leur envie de bien faire, et par le courage d’Enaël face à cette tâche ingrate qui aurait pu rebuter nombre de précieuses. Dire que cette entreprise était un défi destiné à éprouver leur moral et leur caractère aurait sans doute été réducteur, mais Swan n’était pas très douée pour déceler les intentions des uns et des autres, et elle s’appuyait bien davantage sur les actes que sur les paroles. Enaël par le bras, et Dernion par la voix et le cœur, avaient montré à leur manière qu’ils méritaient leur place auprès de maître Ovadiah. Ce n’étaient pas des enfants gâtés dont il fallait s’occuper et dont les moindres désirs faisaient désordre. Bien au contraire, ils semblaient prêts à travailler dur, prêts à se salir les mains, à risquer quelques ampoules. De véritables Rohirrim, tels que Swan avait pu apprendre à les connaître. Des gens simples mais laborieux, qui savaient endurer les rigueurs de la vie sans se plaindre, pour tirer le meilleur de chaque jour. Des gens joyeux, également, qui pouvaient se laisser aller à rire et à chanter avec beaucoup moins de retenue que d’autres peuples en Terre du Milieu.
Elle les observa brièvement s’installer pour jouer à un jeu dont elle ignorait la nature et les règles, mais qui semblait les absorber considérablement. Pendant un instant, son esprit logique et calculateur se demanda quelle pouvait bien être la finalité de leur partie, et pourquoi ils semblaient réfléchir tant et tant au positionnement de simples pierres plates. Puis une partie plus enfantine d’elle-même, plus enfouie aussi, s’émut brusquement de cette vision simple. Deux enfants, unis par le sang et par une profonde complicité, jouant sous un beau soleil d’été…
Swan détourna le regard, confuse.
Des pensées parasites s’introduisirent bien inélégamment dans son esprit, et semèrent la pagaille dans ses souvenirs. Elle vit quelques visages familiers, au sens où elle les considérait pratiquement comme des membres de sa famille, qui lançaient quelques plaisanteries en l’air en essayant de lui tirer un sourire. Elle se souvint de soirées sous les étoiles, à jouer aux devinettes. Lui revinrent alors en mémoire l’odeur incomparable des poissons que l’on fumait, le bruit des vagues, la texture du sable entre ses orteils. Cela remontait à une éternité.
Elle soupira.
La souche.
Se concentrer sur la souche.
La porte de ses rêveries se referma sans violence, mais résolument, et elle jugea bon de la verrouiller à double-tour pour faire bonne mesure. Derrière, elle entendait ses pensées rebelles cogner contre le verrou de son extraordinaire discipline mentale, mais elle savait qu’il n’y avait rien à craindre. Elle prit une profonde inspiration, pour s’ancrer dans le présent, dans le Rohan, et lorsqu’elle ouvrit finalement les yeux, elle se retrouva exactement là où elle avait commencé son voyage intérieur. Debout devant la souche, à observer le lointain avec cet air triste et mélancolique qu’elle arborait parfois quand elle se croyait seule.
Elle donna un coup de pied rageur à son adversaire du jour, et entreprit d’en refaire le tour.
Les coups de hache et de pioche avaient clairement affaibli la structure, sectionnant même plusieurs racines qui lui avaient paru être décisives. Toutefois, elles n’avaient pas attaqué le problème assez profondément. D’après ses premières estimations, il leur faudrait creuser encore, et s’attaquer aux grosses racines qu’elle voyait poindre sous la terre remuée par leur récente bataille. De tels efforts leur prendraient au moins une grosse journée de travail, si la souche ne se montrait pas plus récalcitrante qu’elle l’imaginait. Perplexe quant à la suite à donner à cette histoire, Swan s’approcha de ses deux compagnons afin de s’enquérir de leur état. S’il leur restait quelques forces, ils pouvaient peut-être s’atteler au déblayage fastidieux avant de passer au jardin… Ils tournèrent la tête vers elle en la voyant arriver, et lui firent soudainement part d’une idée qui venait d’émerger de leur fructueuse conversation. Dernion était peut-être le plus fluet de leur étrange trio, mais il ne manquait pas de pertinence, et sa proposition laissa Swan un peu décontenancée.
- Euh… Passer autour ? Je veux dire… Euh… Je ne sais pas trop…
Les deux enfants auraient pu croire qu’elle cherchait une excuse pour leur dire que c’était une idée très mauvaise, une politesse maladroite destinée à cacher un sentiment moins noble de mépris ou de dédain. Cependant, ils comprirent bien vite que leur interlocutrice était simplement perdue quant à la meilleure stratégie à adopter. L’idée de Dernion était loin d’être mauvaise, mais elle faisait appel à des vertus que la jeune Swan n’avait pas cultivée depuis fort longtemps : la créativité, l’ingéniosité, l’esprit d’initiative. Paralysée par le poids des responsabilités qu’elle se voyait confier, elle réagissait étrangement comme une enfant privée de ses parents, égarée. Son esprit ne pouvait réfléchir au-delà de la mission qui lui avait été donnée et sans invalider la proposition de Dernion, elle avait du mal à voir ce qu’ils pouvaient faire de la souche. À ses yeux, maître Ovadiah lui avait ordonné d’accomplir cette tâche, et elle ne pouvait pas lui désobéir.
- Euh… Je… Je ne peux pas prendre cette décision : je vais aller poser la question, ne bougez pas !
Sans attendre de réponse de la part de Dernion, elle détala vers la maison et laissa ses deux compagnons avec assez de questions et de temps pour discuter en privé de la scène curieuse à laquelle ils venaient d’assister. Elle revint quelques minutes plus tard, avec des nouvelles prometteuses.
- Maître Ovadiah est d’accord. Nous pouvons laisser la souche en l’état pour le moment.
Les trois enfants poussèrent un soupir de soulagement, conscients qu’ils pouvaient désormais se consacrer à des activités moins difficiles. Forte des nouvelles consignes qu’elle venait de recevoir de la bouche du maître en personne, Swan retrouva subitement son rôle d’organisatrice, et reprit :
- Dernion, tu peux ramener Canaille. Il faudra le faire boire, et il a tendance à être un peu récalcitrant mais c’est pour son bien. Attention à ce qu’il ne te donne pas un coup de sabot. Enaël, on va ranger les outils. On se retrouve au jardin, il faut enlever les mauvaises herbes, arroser les plantes qui souffrent de la chaleur, et récolter les pommes de terre. S’il nous reste assez de temps, on fera le semis des choux, en prévision de l’hiver. Allez, on s’active, il nous reste du pain sur la planche.
Et, à l’instar d’une belle armée jardinière, ils s’exécutèrent avec empressement.
La matinée fut consacrée aux activités de la terre, et leur apporta une joie simple. L’été n’avait pas été tendre avec les récoltes et les plantations du Rohan, mais le jardin particulier de maître Ovadiah semblait avoir bien résisté aux fortes chaleurs, grâce à la science, mais également grâce à la dévotion des petites mains de Swan qui avaient veillé religieusement sur les fruits et les légumes, comme s’il s’agissait de la prunelle de ses yeux. Elle était ici chez elle, et elle ne manqua pas de présenter à Enaël et Dernion tous les recoins du jardin, qui s’étendait sur une surface moins importante qu’ils auraient pu le croire. Le verger faisait une petite centaine de mètres de long, et accueillait moins d’arbres que d’arbustes, tandis que le potager était divisé en plusieurs sections consacrées à différentes variétés de plantes. Quelques insectes paresseux voletaient au milieu des feuilles, et leur bourdonnement apaisant semblait avoir le pouvoir de guérir les âmes.
Ils y consacrèrent trois bonnes heures, les genoux dans la poussière, à désherber et à récolter ce qui pouvait l’être. Les paniers d’osier dont ils s’étaient chargés se remplissaient rapidement, et ils faisaient régulièrement des aller-retours vers la maison principale pour y déposer les précieuses récoltes. Trois bonnes heures durant lesquelles Swan s’absorba entièrement à sa tâche, sans échanger plus de quelques mots avec ses deux compagnons qui, eux, ne purent s’empêcher de transformer l’expérience en moment plaisant. Encore une fois, Swan se sentit dépassée par les émotions qu’elle ressentait. Ce n’était pas de la jalousie dans sa forme la plus sombre, celle qui pouvait pousser à la méchanceté. Non. Quand elle les observait rire et jouer, et se faire des blagues innocentes, elle ressentait seulement de l’envie : l’envie de vivre la même chose, de partager la même insouciance, de se laisser aller à sourire pour un rien, de s’émerveiller de la couleur des aubergines, de la taille des tomates, du poids des potirons… Pour amoureuse qu’elle fût de ce jardin et de ses enchantements, elle ne parvenait pas à s’enthousiasmer comme le faisaient ces deux êtres à la fois si proches et si différents.
En les regardant se chamailler pour une nouvelle facétie, Swan se surprit à éprouver un sentiment de profonde tristesse et de profonde solitude.
Après avoir travaillé si dur toute la matinée, les enfants furent autorisés à prendre une brève pause. Celle-ci prit la forme d’un bon bain chaud pour se délester de la sueur et de la poussière des activités physiques, et d’un repas léger mais succulent, qui suffit à leur redonner des forces sans leur infliger une terrible fatigue tout l’après-midi. Dès qu’ils eurent fini de débarrasser la table, ils furent autorisés à se rendre dans l’office de maître Ovadiah, sans doute la pièce la plus importante de la demeure. Elle se trouvait au rez-de-chaussée, dans une aile un peu à l’écart, dans un endroit de la maison où les enfants n’étaient pas autorisés à se rendre en-dehors de leurs classes. Ovadiah sortit de la poche de son veston une petite clé dorée, qu’il introduisit dans la serrure, et d’un geste souple du poignet il leur ouvrit la porte d’un monde comme ils n’en avaient jamais connu.
- Bienvenue dans mon bureau, les enfants. Bienvenue.
D’un ample geste de la main, il les invita à pénétrer à l’intérieur du bureau, dont la taille impressionnante s’expliquait en grande partie par la présence d’une superbe bibliothèque, qui n’avait probablement pas d’égal au Rohan, à l’exception de celles que l’on trouvait à Edoras. Les nombreux ouvrages et documents d’archive, soigneusement classés et organisés, étaient un véritable trésor de savoirs que certains savants venaient parfois consulter depuis des contrées fort lointaines. Les deux enfants n’avaient pas encore accès à la lecture, mais ils ne tarderaient pas à pouvoir déchiffrer le sens de ces mystérieux traités qui s’empilaient sur le bureau, dans les étagères, et dans les nombreux coffres que l’on voyait ici ou là. Un monde entier s’étendait sous leurs yeux, fait de voyages, de récits et d’innombrables épopées. La lecture était aussi la promesse d’un avenir différent pour eux, qui pouvaient s’arracher à leur condition, au pénible travail de la terre. Quand ils seraient aussi habiles avec les lettres qu’un jongleur avec ses balles, qu’est-ce qui les empêcherait de prendre la route d’Edoras pour y monnayer leurs services ? Ils pouvaient aspirer, comme leur oncle Learamn, à réaliser une noble et belle carrière… en espérant connaître une meilleure fin. Lui aussi avait appris à déchiffrer le sens des lettres et des mots, lui aussi avait appris le savoir contenu dans les livres… Mais il y avait sans doute des leçons qu’il n’avait pas assimilées entièrement, pour avoir connu une chute aussi spectaculaire que l’histoire de son ascension.
Peut-être trouveraient-ils le récit des aventures de leur oncle dans un de ces ouvrages, s’ils osaient poser la question à maître Ovadiah.
- Vous êtes ici dans ma bibliothèque personnelle, que j’ai constituée patiemment au cours de mes années de voyage. Avec du travail, vous serez capables de parcourir ces ouvrages, et d’apprendre par vous-mêmes ce qu’ils contiennent. Pour l’heure, cependant, je préfère que vous ne déambuliez pas librement parmi les livres. Certains contiennent les clés de la liberté de l’esprit humain, mais d’autres peuvent s’avérer dangereux pour de jeunes âmes encore innocentes. Les livres ont un grand pouvoir, et ils peuvent corrompre le cœur des Hommes quand ils ne sont pas maniés avec précaution.
Son regard grave ne laissait pas de doute quant au poids des paroles qu’il venait de prononcer, qui ressemblaient à un avertissement dont ils feraient bien de se souvenir à l’avenir. Le précepteur avait déjà vu ce que la connaissance pouvait faire aux hommes, en particulier durant ses séjours dans les terres du Sud. Les hommes du Harad, contrairement à l’image que l’on dépeignait d’eux au Rohan, n’étaient pas des sauvages et des brutes sans cervelle. Au contraire, ils cultivaient les arts et la science avec un certain raffinement, mais sans la noblesse et la bonté qui caractérisaient les Hommes de l’Ouest. Pendant longtemps, Ovadiah avait été convaincu que la nature profonde de ces « mauvais hommes » expliquait leur attitude vis-à-vis des valeurs qu’il considérait comme cardinales : la tempérance, la loyauté, l’honneur, le soin des petits… Cependant, depuis la Guerre des Trois Rois qui avait déchiré le royaume des seigneurs des chevaux, son opinion avait évolué. Peut-être parce que deux de ses anciens élèves avaient rejoint les rangs de l’Ordre de la Couronne de Fer… Son chagrin avait été immense, et il en était arrivé à la conclusion que le mal se trouvait en réalité dans le cœur de tous les Hommes, d’où qu’ils vinssent. Dès lors, il ne pouvait plus enseigner avec la même liberté de ton, et la même désinvolture qu’auparavant. Il lui était désormais primordial de former des esprits pétris de ces valeurs cardinales, sans quoi son enseignement n’aurait aucun sens. Après avoir lâché un soupir, il leur indiqua du doigt deux coffres, scellés par un cadenas.
- Ces ouvrages vous sont donc interdits, et il n’est pas certain que durant votre séjour ici, vous y ayez accès. Mais comme vous le voyez, vous aurez de quoi vous exercer, et de quoi satisfaire votre curiosité. Si vous êtes assidus et studieux, vous parviendrez vite à lire par vous-mêmes, et vous pourrez emprunter certains de ces livres pour les feuilleter le soir.
Ovadiah adressa un sourire compatissant aux deux jeunes. La tâche semblait à la fois attrayante et ardue, mais elle était loin d’être impossible à réaliser, pourvu qu’ils consacrassent la même énergie à l’apprentissage intellectuel qu’aux travaux des champs. D’après Swan, ils avaient fait montre d’un bel enthousiasme, et le jugement de la jeune fille avait beaucoup de valeur aux yeux du vieux précepteur, qui se fiait à ce qu’elle avait vu durant leur matinée de travaux. Il prit un livre dans son étagère, et l’ouvrit à une page où étaient représentés des caractères mystérieux, formes abstraites pour les deux ingénus qui semblaient trépigner d’impatience à l’idée d’en découvrir tous les mystères.
- Nous allons donc commencer par les bases, les principes élémentaires de l’écriture, à savoir les voyelles et les consonnes. Vous les trouverez dans l’ordre. Voici le o, par exemple. Et voici le a. Sur ces tablettes en argile, vous vous exercerez à reproduire les symboles que voici. D’ici la fin de la journée, je veux que vous ayez parfaitement mémorisé toutes ces lettres, et que vous soyez capables de les reproduire de mémoire à l’aide de ce calame. Quand je vous dirai o, je veux que ce symbole apparaisse immédiatement dans votre esprit.
Il leur désigna deux chaises, devant un bureau, et les invita à prendre place. La lueur du pâle soleil de l’après-midi s’engouffrait par la fenêtre située non loin, éclairant de manière fort convenable leur plan de travail, et leur offrant encore de nombreuses heures de jour durant lesquelles ils pourraient s’exercer, avant d’avoir besoin d’une bougie.
- Le temps sera un facteur important, chers enfants. Il vous faudra faire preuve de patience, et de discipline. On forme son esprit de la même manière que l’on forme son corps à toute autre tâche. Seul le temps et le travail vous permettront d’exceller dans ce nouveau domaine. Je vous en prie, vous pouvez commencer, ne vous laissez pas distraire par les divagations d’un vieil homme. Quand vous arriverez au bout de la tablette, vous n’aurez qu’à l’humidifier légèrement pour effacer votre exercice, et recommencer.
Enaël et Dernion prirent ainsi place face à leur nouveau travail. Sur la page devant eux, s’étendait une quantité impressionnante de glyphes obscurs qui, combinés dans un ordre précis, formaient des mots, puis des phrases, des paragraphes, et enfin des ouvrages entiers. Pour l’heure, ils n’en étaient qu’aux balbutiements, aux premiers pas chancelants, à l’analyse fastidieuse de la plus petite unité qui composait la pensée des grands sages. Ovadiah eut un sourire attendri en les voyant se pencher vers les pages qui produisaient un bruit feutré quand ils les tournaient avec mille précautions. Quant à lui, il s’installa confortablement dans le fauteuil qui était le sien, pour feuilleter un ouvrage tout en prenant quelques notes dans la marge. Il glosait fréquemment les ouvrages qu’on lui envoyait, y adjoignant ses observations et ses commentaires, avant d’envoyer des lettres parfois élogieuses et parfois réprobatrices à ses contacts en Terre du Milieu. Même ici, au cœur de cette retraite, il continuait à entretenir de nombreux contacts avec les savants du monde.
Un silence apaisant s’installa entre le professeur et ses élèves, seulement rompu par le grattement régulier de la plume sur le papier, et du calame sur l’argile. Après avoir fait tant d’efforts, et s’être tant dépensé durant la matinée, les enfants auraient pu croire que le travail de l’esprit était moins éreintant, mais en réalité il exigeait d’eux une grande concentration. Les formes n’étaient pas difficiles à mémoriser en elles-mêmes, mais elles exigeaient une gymnastique intellectuelle à laquelle les deux enfants n’étaient guère habitués. De temps à autre, ils demandaient une précision à leur professeur, notamment l’association du son et du signe, pour travailler leur mémoire, avant de replonger dans la répétition soignée du geste.
Les heures défilèrent ainsi. Calmes. Chaque seconde semblait s’étirer à l’infini, et seules les ombres qui s’étiraient paresseusement donnaient une vague idée de l’écoulement du temps.
Ovadiah se félicita de constater que ses deux protégés étaient capables de travailler dans le silence pendant de longues périodes. Cela les mènerait loin. Il croyait beaucoup dans l’autonomie de ses protégés. Il préférait éviter de se trouver derrière leur épaule, et s’amusait de voir les stratégies qu’ils mettaient en place pour mémoriser des connaissances nouvelles, chacun à leur manière. Leurs sourcils froncés et leurs moues perplexes tirèrent un sourire au précepteur, qui savait que le chemin était encore long vers la lecture fluide d’un texte, et vers la formulation d’une pensée précise. Ils étaient au début d’un voyage dont ils ne reviendraient jamais vraiment.
Les rêveries du maître et les difficultés des enfants furent brusquement interrompues par quelques coups discrets frappés à la porte. Swan s’invita dans la pièce avec un empressement très inhabituel chez elle.
- Maître, fit-elle la voix curieusement inquiète. Les marchands du Sud sont arrivés, avec deux jours d’avance sur leurs propres prévisions. Ils… Ils portent d’étranges nouvelles, je crois que vous devriez venir. Rapidement.
Ovadiah comprit à l’attitude de sa protégée que sa présence était requise et quelque chose se tramait. Il partit avec tant de précipitation qu’il oublia d’ordonner explicitement à Dernion et Enaël de continuer leur travail, ce qui signifiait qu’il ne leur interdisait pas non plus de le suivre à une distance respectable. Le précepteur trotta jusqu’au salon, où il découvrit trois marchands éreintés, dont le voyage ne s’était visiblement pas passé sans heurts.
- Hamel, mon vieil ami, fit Ovadiah sans cacher son trouble. Que vous est-il arrivé ? Vous avez l’air d’avoir traversé les plaines de Gorgoroth.
L’intéressé haussa les épaules, en serrant chaleureusement la main du professeur. Il avait le visage allongé, et de longs cheveux bruns qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Ses yeux sombres semblaient porter toute la peine du monde, et les mots mirent un moment à franchir ses lèvres.
- Je ne sais pas… Nous avons eu de la chance dans notre malheur, d’autres n’ont hélas pas eu cette fortune…
- Asseyez-vous, prenez un verre. Je veux tout entendre.
Swan n’eut pas besoin de consigne, et elle se hâta de filer à la cuisine pour servir quelque chose aux voyageurs. Elle connaissait les habitudes de son maître, et trouva sans mal une bouteille de cognac parfaitement adaptée à cette situation tout à fait exceptionnelle. Hamel, connaisseur de ces choses, dégusta la première gorgée avec délectation et lâchant un soupir de soulagement.
- Ovadiah, par où commencer ? Crois-tu aux démons et aux créatures de cette nature ? Je crois que c’est ce que nous avons rencontré. On murmurait déjà des choses, loin à l’Est, au Gondor, mais les monstres sont arrivés jusqu’à nous désormais. J’en ai vu des centaines, le long de l’Entalluve, en route vers l’Ouest. Armés jusqu’aux dents. Des monstres à la peau aussi noire que la suie, et aux yeux rouges comme le sang qu’ils boivent. Les hommes les appellent Charbonneux… Les paysans ont fui vers l’Ouest, mais nous avons pensé qu’il valait mieux pousser vers le Nord, ne serait-ce que pour prévenir les villages isolés. Cela a été une terrible erreur…
Il marqua une pause, et ses compagnons baissèrent subitement la tête.
- Nous étions onze quand nous sommes partis de Pelargir, et nous voilà seulement trois… Le monde est devenu fou, Ovadiah. Complètement fou… Nous avons subi deux attaques de ces Charbonneux, à la nuit tombée. Nous avons à peine survécu à la dernière, et nous avons dû abandonner la moitié de notre cargaison sur la route… C’était il y a une semaine, et depuis nous avons chevauché avec célérité sans croiser de nouveaux démons.
Ovadiah fronça les sourcils, pensif.
- Je n’ai jamais entendu parler de telles créatures, ces « Charbonneux »… Leur description ressemble cependant à certains récits qui me sont parvenus depuis le Gondor. D’étranges envahisseurs venus de l’Orient, qui ont semé la terreur en Anórien. Si vous dites qu’ils sont au moins à une semaine d’ici, alors peut-être ignoreront-ils les contrées de la Marche orientale, et qu’ils bifurqueront vers l’Ouest. Nos terres n’ont rien de particulier à offrir et…
- Pardonnez-moi de vous interrompre, maître, trancha brusquement Swan avec une rudesse qui ne lui ressemblait pas, mais qui trahissait la profondeur de son trouble. Avons-nous des nouvelles de Fréod… Sire Hamel ?
Ce dernier accueillit la question avec gravité, mais secoua la tête négativement :
- Nous n’avons rien entendu à son sujet, je suis désolé. S’il a été plus malin que nous, il aura pris le chemin de l’Ouest avec les convois de civils. Je suis certain qu’il est en sécurité…
- C’est un garçon intelligent, abonda Ovadiah. Il aura eu la présence d’esprit de s’éloigner du danger, et de penser à sauver sa vie avant toute chose. Tout ira bien, Swan. Nous aurons bientôt de ses nouvelles, j’en suis persuadé. Mais pour l’heure, vous devez être affamés et vous avez besoin de repos. Hamel, vous et vos compagnons pouvez dormir ici ce soir, vous êtes les bienvenus évidemment. Vous dormirez dans le dortoir des garçons, et je ferai dormir mes étudiants dans le dortoir des filles exceptionnellement. Swan, je te laisse t’occuper de nos invités et leur montrer leurs appartements. Je vais aller prévenir Enaël et Dernion, mais je vous saurais gré de leur épargner les détails de vos mésaventures. Ils sont encore jeunes, et je préférerais ne pas les inquiéter outre mesure, d’autant que ma demeure est encore sûre jusqu’à preuve du contraire. Ils doivent se concentrer sur leurs études, et rien d’autre.
En disant cette phrase, Ovadiah se rappela que les enfants dont il parlait avaient des parents, une famille entière au Rohan, qui pouvait être concernée par les attaques ignobles de ces « Charbonneux ». Peut-être valait-il mieux ne pas les effrayer, mais en même temps était-il judicieux de les priver de la possibilité de communiquer avec leurs proches ? Le maître soupira profondément. Ce genre de décisions n’était pas facile à prendre, mais il se rappela qu’on lui avait confié librement la garde de ces deux jeunes gens car on avait confiance dans son jugement, et dans sa capacité à veiller sur eux. C’était ce qu’il entendait faire, de la manière qui lui paraîtrait la meilleure.
En rentrant dans son bureau, il trouva les deux jeunes gens au même endroit que là où il les avait laissés, toujours aussi studieux. D’une voix douce et qu’il voulut très apaisante, il souffla :
- Alors, vous progressez ? Est-ce que les lettres vous semblent un peu plus familières désormais ?
Il sourit, mais son regard trahissait d’autres préoccupations.
- Je… Nous avons la visite d’invités inattendus ce soir, des amis marchands qui viennent de loin. Ils sont fourbus, et ont besoin d’une chambre. Dernion, tu iras exceptionnellement dormir avec les filles ce soir. Nous reporterons également l’évaluation que je vous préparais à demain, si vous le voulez bien. Nous devons d’abord nous occuper de nos invités. Vous êtes donc libérés pour ce soir, et vous pouvez aller aider Swan aux cuisines.
Puis, constatant que quelque chose semblait perturber les enfants, il ajouta :
- Est-ce que tout va bien ?
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
“Aaaaa…Eeeee….Iiiii…Ouuuuu.. -Non, non Enaël, encore une fois, c’est Oooooo. -Oh lâche moi un peu ; ça doit faire deux heures qu’on est dessus.”
Si les deux enfants avaient travaillé en silence pendant toute l’après-midi sous la surveillance affable de Maître Ovadiah, le départ de ce dernier pour accueillir de nouveaux invités leur avait donné l’occasion d’échanger à haute voix et de se tester mutuellement. Ils n’en étaient qu’aux balbutiements, recopiant soigneusement la forme de ces curieuses lettres sur leurs ardoises puis s’interrogeant l’un l’autre sur le son que chaque symbole était censé produire. Enaël s’était d’abord montrée particulièrement motivée mais les heures défilant, et la fatigue la gagnant après cette longue journée éprouvante, elle avait peu à peu perdue en concentration. Face à elle, Dernion faisait preuve d’une assiduité inhabituelle pour un enfant de son âge, et de son rang. Particulièrement enthousiaste, peut-être même trop au goût de sa sœur, il avait déjà quasiment mémorisé l’entièreté de l’alphabet.
De frustration, Enaël balaya les lettres inscrites sur son ardoise du dos de la main en poussant un soupir. Son regard se posa alors sur les rangées de livres disposées devant elle. La bibliothèque de Maître Ovadiah était des plus impressionnantes; en particulier pour une enfant qui n’avait quasiment jamais vu la bordure d’un ouvrage. Son père tenait bien un calepin sur lequel il tenait des comptes relatifs à ses cheptels mais ce dernier ne contenait que des chiffres et autres simples calculs. Le savoir qui se trouvait ici était d’une nature bien différente. Leur précepteur avait attisé leur curiosité et piqué leur imagination avec ces propos sur le contenu de certain de ses recueils. Était-ce là une formule malicieuse d’un professeur visant à capter l’attention de ses élèves ou un véritable avertissement quant au pouvoir immense que pouvaient renfermer ces pages d’encre et de papier? Aurait-elle un jour accès à ce savoir? La jeune adolescente en avait clairement l’ambition mais, à en juger par ses compétences actuelles, la route était encore bien longue.
Les voix des visiteurs se firent de plus en plus bruyante, leurs échos atteignant sans peine le bureau de Maître Ovadiah. La discussion semblait des plus animée, Enaël fronça les sourcils d’un air perplexe. “Qu’est ce qui il y a?” lui demanda son cadet “Je ne sais pas. Tu as bien vu comment était Swan quand elle a annoncé la venue de ces voyageurs.”
La jeune fille ne connaissait sa partenaire de chambre que depuis près de temps, mais de ce qu’elle avait pu en voir elle avait vite compris que Swan n’était pas une grande extravertie et qu’elle ne manifestait que rarement ses émotions. La voir inquiète de la sorte, rien qu’un peu, était étrange. Ne pouvant tenir en place une minute de plus, Enaël céda aux sirènes de la curiosité et, sur la pointe des pieds, franchit la porte de l’office malgré les protestations de son frère. “Eh Enaël, où tu vas? Tu n’es pas sérieuse…”
Faisant la sourde, elle se faufila à travers les couloirs de la maison jusqu’au salon où s’étaient installés le maître des lieux et les marchands qu’il accueillait. Accroupie derrière, un large buffet en bois, elle pouvait désormais entendre toute leur conversation et les observer discrètement du coin de l’œil.
À en juger par leurs tenues et leurs accents, ces nouveaux arrivants n’étaient pas du Rohan. Des marchands, comprit-elle rapidement. Il en passait parfois au village, certains même traitaient parfois avec ses parents pour conclure de petites affaires. Des hommes habitués aux longs voyages loin de leurs foyers et que peu de choses effrayaient.
Pourtant ceux-ci étaient complètement tétanisés.
Le récit qu’ils firent de leurs mésaventures glaça le sang d’Enaël. Des spectres…Des monstres…Des ennemis sombres comme la nuit… Une description qui semblait toute droit sortie de ses pires cauchemars. Elle ne remarqua la présence de Dernion que quand celui-ci lui tapota doucement l’épaule. Malgré toutes ses réticences, il s’était décidé à suivre son aînée. “Des Charbonneux? Tu as déjà entendu parler de ça? Et puis c’est qui Fréod?” Lui demanda-t-il d’un ton inquiet.
Elle haussa les épaules pour signifier qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que ces marchands pouvaient évoquer.
Dernion poursuivit: “Tu penses que Papa va bien?”
Enaël se mordit la lèvre. Elle s'en voulut alors de ne pas avoir immédiatement pensé à la sécurité de leur père. Parti il y a de longs mois à l’occasion de la Grande Estive; afin de faire paître ses troupeaux sur des pâturages plus verdoyants. Mais il était parti depuis si longtemps... Ces démons se trouvaient ils également là-bas? “Oui j’en suis certaine. Il sera bientôt à la maison.” Chercha-t-elle à le rassurer.
Alors que la conversation touchait à sa fin, les deux enfants s’empressèrent de retourner à leur place d’études avant que leur professeur ne revienne. Ils firent de leur mieux pour ne rien laisser transparaître de leur inquiétude mais tromper l’expérience de Maître Ovadiah n’était pas chose aisée.
“Euh…Oui tout va bien Maître Ovadiah. Pourquoi cette question?” Mentit maladroitement Enaël.
L’atmosphère lors du dîner était pour le moins pesante. Malgré tous les efforts du maître des lieux pour égayer la soirée et se comporter comme si de rien n’était, tous pouvaient sentir que quelque chose n’allait pas. Les marchands les avaient rejoints autour de la table. L’un d’eux Sire Hamel leur tint la conversation, leur décrivant son quotidien et ses terres natales; mais l’attention d’Enaël était plutôt tournée vers l’un de ses camarades qui fixait le mur nu qui lui faisait face d’un regard complètement éteint.
Elle ne mangea que peu ce soir-là, reposant sa cuillère seulement après quelque bouchée d’un ragoût pourtant plein de saveurs. La jeune fille chercha à capter le regard de Swan, qui semblait en savoir plus, en vain. Après avoir débarrassé, elle demanda donc l’autorisation de pouvoir monter plus tôt dans sa chambre afin d’y trouver un peu de quiétude.
Enaël monta les marches quatre à quatre, et s’allongea sur son lit. Swan avait déjà disposé un couchage supplémentaire sur le sol pour que Dernion puisse les rejoindre pour cette nuit-là. Swan était restée au rez-de-chaussée pour s’occuper de dernières tâches ménagères et Dernion avait décidé de profiter un peu plus longtemps du feu qui brûlait dans l’âtre tout en écoutant religieusement les anecdotes du marchand Hamel.
Son regard se perdit dans l’obscurité, suivant le cours des curieuses lignes qui s’étaient creusés dans le plafond. Elle ressentit une boule d’angoisse la prendre en tenaille au niveau de ses tripes. Les larmes lui montèrent aux yeux mais elle les refoula. Leur séjour ici ne faisait que commencer, elle ne pouvait se permettre de craquer de la sorte. Quel genre de protectrice serait-elle sur Dernion, si elle pleurnichait à la première rumeur colportée par d’étranges voyageurs?
Pourtant le malaise était bien là. L’éloignement commençait à lui peser. Elle rêvait d’aventures, mais n’avait jamais encore été éloignée de la présence rassurante de sa mère plus de deux jours. Elle rêvait de faits héroïques, mais commençait déjà à regretter l’étreinte rassurante de son grand-père qui balayait toutes ses peurs d’un rire chaleureux.
Le parquet craqua.
Enaël se redressa brusquement, légèrement effrayée. Swan se tenait dans l’encadrement de la porte. Avec un peu de chance, elle ne pouvait voir les yeux encore humides de la rohirrim. “Ah c’est toi.” Fit-elle sur un ton qui se voulait détaché pour ne pas trahir le fait qu’elle avait eu une sacrée frousse.
Elle se laissa retomber mollement sur son oreiller, fixant à nouveau le plafond tandis que Swan se changeait en habits de nuit. “Tu sais…Moi aussi il m’arrive de faire des cauchemars…Ma mère m’a toujours dit qu’il fallait les raconter. En parler pour réaliser comment ils sont ridicules… On pourrait se raconter nos rêves…?”
La jeune fille tourna légèrement la tête, plongeant son regard émeraude dans les yeux sombres de Swan. “Ce sont ces Charbonneux… ces démons noirs qui hantent tes nuits?”
The Young Cop
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- Et voilà, fit Hamel en adoptant un sourire forcé, comment la cité de Pelargir a été libérée du joug maléfique de l’Ordre de la Couronne de Fer.
Son regard glissa vers les enfants, qui semblaient boire ses paroles avec admiration. Il fallait dire que de tous les récits que l’on avait pu leur rapporter ces derniers temps, bien peu égalaient celui de la sinistre bataille qui s’était déroulée par une nuit pluvieuse dans la grande cité du Sud. Un groupe d’hommes mystérieux, mus par un esprit de liberté et par une grande noblesse, avait décidé de s’attaquer à un contre dix à la garnison de Pelargir pour éliminer ses maîtres, passés traîtreusement à l’ennemi. Hamel savait raconter des histoires, et il n’avait pas lésiné sur les quelques détails qu’il avait pu glaner ici ou là. Comment ces hommes avaient pénétré dans le quartier général de l’Amirauté, et comment ils s’étaient battus férocement contre tous les sédéistes de la Couronne de Fer, plongeant dans l’enfer des combats en se jurant de triompher ou de mourir.
- Je me demande bien qui étaient ces hommes, fit Ovadiah, qui avait déjà entendu parler de cette histoire sans en connaître toutefois les détails.
- Nul ne le sait, mais le nouveau maître de la ville, Sieur Leontochir, leur aurait promis une amitié éternelle. Quand il a repris la main sur la ville, et qu’il a restauré l’autorité du Haut-Roy Mephisto, tout le monde croyait que la situation de Pelargir allait s’arranger… C’était sans compter sur l’arrivée de ces maudits pirates. Lorsque nous sommes partis, on racontait des choses sinistres… des rumeurs venues du Harad lointain, comme quoi Umbar aurait décidé de porter un coup mortel au Gondor.
Il sentit que ces nouvelles préoccupantes faisaient planer une ombre délétère sur leur succulent repas, et avec intelligence il reprit sur un ton plus léger :
- Mais tout le monde sait que les armées du Gondor ne se laissent pas impressionner comme cela. Ah, mes enfants, j’espère qu’un jour vous pourrez vous les armées de Pelargir dans leurs armures rutilantes, marchant sous le soleil en portant haut les couleurs de notre noble royaume. C’est un spectacle magnifique, et nul doute que les Pirates se débanderont prestement lorsqu’ils verront approcher la troupe de Leontochir et la plus puissante flotte du Gondor, ha !
- Je croyais que la flotte la plus puissante se trouvait à Dol Amroth, pourtant, fit Swan en sortant brusquement de son mutisme.
Hamel haussa les épaules avec un sourire :
- C’est ce que l’on dit à Dol Amroth, pour sûr ! Mais partout ailleurs, tout le monde s’accorde à dire que c’est bien Pelargir qui tient à l’abri les côtes du Gondor.
Il partit d’un grand éclat de rire, tandis que Swan fronçait légèrement les sourcils sans qu’il fût possible de déterminer pourquoi. Cette dernière secoua légèrement la tête, refusant d’entrer dans ce débat avec un homme naturellement fier de sa cité, et porta son regard vers Enaël qu’elle s’attendait à trouver parfaitement absorbée par le récit de Sire Hamel. Il n’en était rien, cependant, et cette dernière observait au contraire un des compagnons de route du marchand, qui n’avait presque pas mangé de la soirée et qui regardait dans le lointain. On aurait dit qu’il venait de voir un spectre.
Un frisson parcourut l’échine de Swan.
Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ce regard.
- Sire Romuald, fit-elle pour le ramener à la raison, vous voulez encore du vin ?
Il sursauta perceptiblement, et s’excusa maintes fois, avant d’accepter et de tendre son verre d’une main encore tremblante. Romuald était un jeune marchand en comparaison de ses compagnons. Il devait avoir la moitié de l’âge de Hamel, et il avait encore des joues pouponnes derrière sa barbe de jeune homme. Ce qu’il avait vu durant son séjour avait laissé de profondes cicatrices dans son âme, et nul doute que ces visions hanteraient ses nuits pendant plusieurs lunes.
Swan le servit délicatement, pensant que l’alcool l’aiderait à se détendre quelque peu, mais elle constata soudainement que c’était une erreur en voyant ses pupilles s’écarquiller légèrement. Ses yeux semblaient ne pas pouvoir se détacher de ce liquide carmin qui se déversait à gros bouillons dans son verre. Elle s’interrompit dans son geste, et pendant une seconde qui sembla durer des heures, ils restèrent ainsi suspendus au milieu de la table, lui tenant son verre à bout de bras, et elle la bouteille.
Le malaise fut partiellement dissipé par l’intervention d’Ovadiah, qui sauta intelligemment sur l’occasion pour lever son propre verre :
- Portons un toast, mes amis. A tous ceux qui se battent pour garder nos terres en sécurité, et qui donnent leur vie pour que la nôtre soit plus douce.
Ils trinquèrent tous, mais Romuald ne trouva pas le courage de porter le verre à ses lèvres frémissantes. Sitôt qu’il le jugea convenable, il prit congé de son hôte, et se dirigea vers les chambres pour y chercher un repos qu’il ne trouverait pas. Enaël l’imita bientôt, lasse de cette première journée éreintante sur le plan physique et intellectuel, tandis que Swan et Dernion profitaient de leurs invités pour se nourrir des discussions passionnantes qu’entretenaient Ovadiah et Hamel. Ces derniers conversèrent longtemps et avec beaucoup de finesse sur les troubles politiques de la Terre du Milieu, en peignant le tableau de régions fort éloignées avec tant de détails que les enfants avaient le sentiment de s’y trouver eux-mêmes, et de voir danser devant leurs yeux les silhouettes d’armées en campagne, de rois recevant des ambassades, ou de créatures fantastiques déambulant parmi les Hommes dans les terres où cela était possible… loin de leur petit coin du Rohan où rien ne se passait jamais, donc.
Hamel était particulièrement au fait des questions politiques de sa région natale, et il parlait avec beaucoup de passion des problèmes locaux, offrant un avis que beaucoup d’érudits auraient envié :
- C’est bien le problème Ovadiah… Depuis la chute de Dur’Zork, les Pirates montrent beaucoup de confiance, et l’absence de réaction du Gondor ne peut que les encourager à continuer. Cet été, nous avons eu beaucoup de mal à nous approvisionner auprès de nos partenaires du Sud, dont beaucoup ont trouvé refuge à Djafa. Un de mes amis, marchand d’étoffes et de soieries, a vu ses profits être amputés de moitié, et il a perdu trois de ses équipiers ainsi que son officine de Dur’Zork. Les Seigneurs Pirates ont réquisitionné toutes ses marchandises pour les envoyer à Umbar en tant que prise de guerre. Même si Mephisto parvenait à reprendre la ville un jour, aucun de ces marchands ne sera compensé pour ses pertes à la hauteur du préjudice subi. On ne mesure pas encore les conséquences pour le commerce, mais tu sais à quel point Pelargir dépend de ce qui se trame au Sud. J’espère qu’une campagne sera lancée bientôt pour reprendre au moins le Harondor, et peut-être écraser une bonne fois pour toutes Umbar. Tant qu’elle demeurera autonome, elle restera une menace pour nos activités, et pour la sécurité de tout le Harad.
Ovadiah était plus mesuré, et son positionnement était davantage celui d’un homme de lettres qui savait faire la part des choses, et convoquer l’histoire pour appuyer son propos :
- Le problème d’une telle entreprise, c’est que le Gondor n’est plus aussi puissant qu’il l’était jadis, au temps d’Elessar le Grand. La dernière campagne au Khand s’est soldée par un échec retentissant devant les murs d’Assabia. Il ne fait aucun doute qu’Umbar représente un obstacle bien plus redoutable qu’une modeste cité du désert, et je ne sais pas si à l’heure actuelle le Gondor est vraiment en mesure de se débarrasser des Pirates. Quant à reprendre le Harondor, c’est sans doute l’ambition de l’état-major gondorien, mais la question la plus importante demeure « pourquoi le Harondor est-il tombé en premier lieu ? ». J’ai entendu toutes sortes de choses troublantes, des cités ouvrant librement leurs portes aux Pirates, d’autres refusant d’affronter l’ennemi et battant en retraite piteusement… Sans doute le Gondor devrait-il revoir sa politique méridionale, et accorder davantage d’autonomie aux seigneurs locaux, sans quoi ils demeureront toujours des alliés de circonstance, prêts à suivre le sens du vent. Cela faisait longtemps que l’on disait que Radamanthe n’était pas apprécié par les gens de la région de l’Harnen, et que d’aucuns appelaient à remplacer l’émir par un nouvel homme fort… Peut-être quelqu’un issu des terres du Sud, pour pouvoir parler aux seigneurs locaux et les conforter dans l’idée qu’ils ne sont pas seulement les vassaux du Gondor, mais bel et bien des membres du Royaume Réunifié à part entière.
Hamel rejeta cette idée d’un geste de la main :
- Non, il est bien mieux que le Harondor soit dirigé par Radamanthe. Il a fait ses preuves, et est loyal à Mephisto. Au moins lui a tenté de défendre Dur’Zork quand les Oliphants ont fait leur apparition sur le champ de bataille : un autre que lui aurait fui, et les Haradrim auraient ainsi pu s’emparer de la capitale sans coup férir. Ils ont certes pris Dur’Zork, mais ils ont payé le prix fort pour cela, et cette victoire a mis un coup d’arrêt à leur campagne.
- J’ai pourtant entendu dire que des traîtres se trouvaient dans la ville, et avaient ouvert les portes aux régiments Haradrim.
Le marchand hocha la tête :
- Oui, et c’est bien le problème. Des traîtres au sein de la capitale, sans lesquels la bataille aurait pu continuer pendant des semaines. Radamanthe était tellement focalisé sur le champ d’honneur qu’il en a oublié de surveiller ses arrières… Raison de plus pour ne pas confier la moindre responsabilité à des gens du Sud. Et raison de plus pour mettre les enfants au lit ! Regarde comme ils s’endorment devant nos élucubrations !
Ils partirent d’un rire léger, en regardant Dernion qui s’était assoupi. Installé confortablement dans un fauteuil de cuir qui épousait la forme de son corps, il s’était lentement laissé aspirer par le sommeil, et dormait profondément comme tout enfant de son âge à une heure aussi tardive. Swan, quant à elle, somnolait doucement près de l’âtre où les dernières bûches calcinées crépitaient encore par intermittence. En entendant qu’on parlait d’elle, elle essaya de se redresser, mais elle eut toutes les peines du monde à retrouver ses esprits. Étouffant un bâillement, elle résolut d’aller se coucher pour reprendre des forces avant le lendemain.
- Voulez-vous que je réveille Dernion pour qu’il aille dans son lit ?
- Non, laissons-le dormir pour l’instant. Nous allons mettre de l’ordre dans nos affaires, et discuter encore un peu, puis nous l’aiderons à aller dormir. Tu peux aller te reposer Swan, tu en as beaucoup fait aujourd’hui. Bonne nuit !
Éreintée, Swan rejoignit le dortoir où elle passerait la nuit avec les deux nouveaux venus. Elle s’efforça de faire le moins de bruit possible, et se mordit la lèvre en entendant la voix d’Enaël, craignant de l’avoir réveillée. Toutefois, au ton qu’elle employait, il était plus qu’évident qu’elle n’avait pas encore trouvé le sommeil, et qu’elle aussi devait être plongée dans des pensées qui l’empêchaient de se reposer. Décidément, même dans la demeure d’Ovadiah qui semblait coupée du monde, les affres de l’existence trouvaient le moyen de se faufiler entre ces murs, et d’instiller le doute et la crainte chez les anciens comme chez les plus jeunes. Il fallait sans doute envier Dernion, qui avait réussi à s’assoupir le premier.
- Ton frère est encore en bas, lâcha la jeune fille simplement. Maître Ovadiah le fera monter quand il ira se coucher, ne t’inquiète pas.
Depuis leur arrivée dans la maison, c’était peut-être la première fois que Swan se montrait réellement prévenante. Elle qui d’ordinaire était davantage portée sur l’efficacité et se souciait peu des émotions, montrait ce soir une douceur peu habituelle. Il fallait dire que les récits troublants colportés par Sire Hamel, et ses propres inquiétudes qu’elle ne parvenait pas vraiment à canaliser, semblaient avoir ouvert une brèche dans sa carapace studieuse et sérieuse. Ce fut peut-être pour cette raison qu’Enaël osa s’aventurer dans une conversation avec son étrange camarade de chambrée.
Une première question, aussi anodine que douloureuse pour celle qui la reçut comme une flèche en plein cœur. Une seconde, plus directe, qui poussa la jeune fille à lâcher un profond soupir alors qu’elle s’asseyait sur son lit, et glissait ses jambes fuselées sous son drap en frissonnant. Swan garda le silence un long moment, alors que des pensées désordonnées se bousculaient dans son esprit. Une partie d’elle-même avait envie de simplement tourner le dos à cette main tendue, et de continuer comme elle l’avait toujours fait, c’est-à-dire en serrant les dents et en allant de l’avant. Pourquoi s’embarrasser à se confier à une quasi-inconnue sur des sujets qui ne l’intéressaient sans doute pas vraiment… Pouvait-elle changer quelque chose à la situation ? Pouvait-elle ramener Fréod à la maison, en sécurité ? Alors à quoi bon lui parler ? Il valait sans doute mieux ne rien dire, garder les choses pour soi, et s’endurcir pour affronter ces émotions certes difficiles mais ô combien fréquentes en Terre du Milieu.
Swan ferma les yeux, prête à s’endormir.
Une larme silencieuse se mit à couler le long de sa joue.
- Tu promets de garder ça pour toi ? S’entendit-elle murmurer d’une voix serrée.
Elle inspira profondément, essuyant son visage de plus en plus humide. La nuit protectrice qui les enveloppait étendait un linceul pudique qui préservait encore la dignité de la jeune fille, dont seule la respiration alourdie trahissait son émoi. Ses lèvres tremblantes ne parvinrent pas à contenir les souvenirs qui la hantaient :
- Je rêve tout le temps de la même chose… Je rêve de la mer… Un soir de tempête, je suis seule sur la plage, et je vois… quelque chose… quelqu’un, qui sort de l’eau. Une silhouette. Je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’un être humain, mais…
Swan marqua une pause. Cela faisait des années qu’elle rêvait de cette scène, et qu’elle luttait contre le sentiment de paralysie qui la saisissait toujours. Elle voulait hurler, fuir, mais restait pétrifiée de terreur devant cette créature qui marchait inexorablement vers elle.
Créature.
C’était le mot qu’elle utilisait pour le décrire, et pourtant…
- Est-ce que tu as déjà eu l’impression que quelqu’un te voulait du mal, Enaël ? Je veux dire… vraiment du mal ?
Elle ouvrit la bouche pour en dire davantage, mais elle se rappela des mises en garde de Fréod, et préféra ne rien ajouter. Enaël n’était sans doute pas la Créature, mais il valait mieux lui révéler des secrets trop bien enfouis au risque de faire peser sur ses frêles épaules un fardeau qui n’était pas le sien. Consciente d’interrompre la conversation de manière un peu abrupte, Swan choisit de rebondir sur la seconde question de sa compagne, qui concernait la menace plus immédiate et plus tangible des « Charbonneux ».
- Mais rassure-toi, ce ne sont pas les Charbonneux auxquels je fais référence. Je ne sais pas si quelqu’un sait de qui il s’agit, mais Maître Ovadiah en avait déjà entendu parler, expliqua-t-elle sans savoir qu’Enaël avait capté secrètement la conversation entre l’érudit et le marchand. Apparemment, ils ont d’abord attaqué le Gondor, ce qui me semble très surprenant. Si la cité de Minas Tirith avait été attaquée, nous en aurions sans doute entendu parler. Comment alors expliquer qu’une armée ait traversé le Gondor, et soit arrivée impunément au Rohan ?
Elle marqua une pause, réfléchissant pour elle-même. Elle ignorait de quelles notions géographiques disposait Enaël, mais Swan était particulièrement à l’aise dans la discipline, et elle avait une représentation mentale du monde que bien peu d’enfants de son âge pouvaient se targuer d’avoir. Elle savait par exemple qu’une armée souhaitant travers le grand royaume des Hommes devait nécessairement s’aventurer aux abords d’une des trois places fortes : Osgiliath, Minas Tirith, ou Cair Andros. Il semblait impossible que l’une des trois eût été enlevée par des démons, mais après tout, n’avait-on pas récemment entendu des rumeurs de créatures ailées et gigantesques dans les contrées septentrionales ? Sire Hamel n’avait-il pas évoqué lui-même les formidables Oliphants, hauts comme des montagnes d’après ce que l’on murmurait ? Ne parlait-on pas avec passion de magiciens aux terribles pouvoirs arpentant le monde ? De monstres assoupis dans leurs immenses tombeaux de pierre, attendant patiemment l’heure de se réveiller ? Des démons surgis de l’Orient… cela n’avait rien de bien extraordinaire en comparaison.
Toutefois, alors que les pièces d’un étrange casse-tête s’assemblaient doucement dans l’esprit de Swan, une idée prit progressivement le pas sur toutes les autres. Une réalisation aussi violente que terrifiante. Avec raideur, elle demanda :
- Enaël… Où habitent tes parents, déjà ?
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"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Enaël avait écouté les inquiétudes de sa partenaire de chambrée, à la fois fascinée et saisie d’effroi par ce qui lui était décrit. Celle-ci lui avait entrouvert une porte qui menait sur son intérieur si mystérieux. Depuis leur arrivée, Swan s’était montrée particulièrement hermétique aux tentatives de rapprochements des autres enfants. Elle n’avait pas été particulièrement désagréable, restant toujours poli à leur égard, mais jamais Enaël n’avait pas vu entrevoir en elle une amie potentielle plutôt que l’assistante efficace, mais austère, de leur précepteur.
Ainsi elle lui parla de la mer, de la plage, d’une créature terrifiante sortant des flots houleux. Un frisson lui parcourut l’échine. Enaël essayait de conceptualiser la scène mais avait bien du mal à le faire. Elle n’avait jamais vu la mer; elle avait entendu nombre de récits à ce sujet. Des histoires de grands aventuriers en quête de terres inconnues ou encore d’inquiétantes légendes portant sur les dangers qui sommeillaient sous la surface. Cette grande étendue d’eau était, dans son esprit, plus un concept effrayant qu’une réalité tangible. Jamais n’avait-elle senti la douceur du sable sous ses oreilles, ni entendue le clapotis des vagues se mêlant aux cris des mouettes. Rares étaient ceux dans son entourage à en avoir été témoins. Son père, son grand-père; tous avaient passé toute leur vie dans les vertes prairies du Riddermark; cultivant leurs champs et s’occupant de leur bétail, loin des perspectives que le rivage pouvait incarner. Les rêves d’Enaël s’étaient toujours tournés vers un glorieux destin de cavalière, chevauchant à travers les plaines, épée à la main au service de son pays. Elle n’avait jamais vraiment songé à ce qui pouvait se cacher plus loin, au-delà du monde qu’elle connaissait. Se trouver dans la même chambre qu’une autre fille qui en parlait aussi librement la mettait mal à l’aise. Quelque peu honteuse de ne pas pouvoir précisément comprendre ce que Swan lui décrivait.
« Est-ce que tu as déjà eu l’impression que quelqu’un te voulait du mal, Enaël ? Je veux dire… vraiment du mal ? »
La question de Swan tomba comme un couperet. Enaël entrouvrir la bouche, prête à lui répondre instinctivement de manière positive. Lui montrer, que malgré leurs différences, elle aussi avait surmonté des obstacles tout aussi menaçants. Qu’elle aussi ne manquait ni de bravoure, ni d’abnégation. Pourtant, elle ne put se résoudre à mentir. Depuis sa naissance, elle avait été entourée par l’amour de ses proches, protégée par la communauté dont elle faisait partie. Le destin avait été clément avec sa famille, ses parents étaient en bonne santé et ne lui avait jamais montré que de la tendresse, les soucis de son frère avaient été traités par l’un des meilleurs guérisseurs du royaume. Seule la maladie de sa grand-mère ajoutait une ombre à ce tableau mais là encore, ce triste évènement n’avait fait que souligner tout l’amour qui entourait la jeune fille. Un amour qui leur avait permis de surmonter de grandes épreuves. Le Rude Hiver avait laissé quelques traces, la sécheresse qui suivit avait forcé leur père à quitter le foyer pendant un temps. Mais elle n’avait nul souvenir d’un jour où ses parents eussent laissé la rudesse des évènements se mettre en travers de leur amour.
Elle se gratta le coude, visiblement gênée. “Je…Non…je ne crois pas.” Répondit-elle finalement.
Swan détourna ensuite le sujet sur ces Charbonneux. Un sujet non moins inquiétant mais qui résonnait de manière bien moins personnelle. Cependant, là encore, Enaël eut toutes les peines du monde à visualiser la chose. Sa camarade lui parlait du Gondor, de la grande cité de Minas Tirith; des noms qui lui étaient familiers sans qu’elle ne sache pour autant où tout cela pouvait bien se trouver. Les discussions autour du grand Royaume des Hommes, le Gondor, ne lui étaient pas étrangères; elle savait que quelque part à l’Est et au Sud se trouvait la frontière qui séparait le Rohan de son puissant voisin. Elle avait déjà vu une carte traînait sur la table à manger ; elle revoyait son père, lettré, essayant d’expliquer le trajet qu’il comptait faire avec les cheptels, à son grand-père qui ne pouvait lire. Tout cela était bien flou dans son jeune esprit. Enaël devait bien admettre que Swann était bien mieux instruite. Des années de vie sous le toit de Maître Ovadiah n’y étaient sûrement pas étrangères.
Ce qu’elle savait en revanche, c’était que si vraiment ces mystérieux envahisseurs menaçaient réellement leur royaume, alors les glorieuses éoreds du Rohan ne tarderaient pas à intervenir pour protéger les leurs. Comment une bande de sauvages pouvaient se mesurer aux plus braves des guerriers? “Nous les arrêterons avant qu’ils ne puissent nous faire du mal. J’ai entendu tant de récits sur le Vice-Roi Mortensen, il saura quoi faire pour nous protéger.”
Toutefois, alors qu’elle prononçait ces paroles pleines d’assurance; le doute s’était insidieusement insinué dans son esprit. La question portant sur la position de la ferme familiale eut l’effet d’une claque. Où donc se trouvaient ces barbares? Les fiers guerriers du Rohan pouvaient-ils intervenir à temps? Son père se trouvait près des Montagnes des Nains, mais elle n’avait pas la moindre idée d’où cela pouvait se situer par rapport à l’ennemi. Était-il en sécurité ?
“Je…Notre ferme se trouve un peu plus au Nord, près du Gué de l’Entalluve. Mais cela fait déjà plusieurs mois que nous l’avons quitté pour vivre chez nos grands-parents, dans un village sur les Terres Royales, près d’Edoras.”
Leur discussion se poursuivit encore plusieurs minutes, sans aucun doute le plus long échange que les deux adolescentes eurent depuis leur rencontre. On était encore loin d’une amitié fusionnelle mais au moins Enaël se sentait quelque peu rassurée de ne plus partager sa chambre avec une parfaite étrangère.
La porte s’entrouvrit finalement et la petite silhouette de Dernion apparut dans la pénombre. Enaël se redressa légèrement. “Dernion? Il doit déjà être si tard! -Je sais…je sais…Je me suis endormi en bas. Maître Ovadiah vient juste de me réveiller pour que je monte. -Bon…alors au lit maintenant.”
Le garçon avait déjà enfilé ses vêtements de nuit, et, plié de fatigue, ne protesta pas l’injonction de son aîné et se laissa mollement tomber dans le couchage qu’on avait installé pour lui sur le sol.
L’arrivée du benjamin avait coupé court à la conversation entre les deux filles et Enaël n’eut pas le coeur de la reprendre. Elle se tourna sur un côté, face au mur et se laissa lentement plonger dans un profond sommeil.
Enaël fut brusquement tirée de son sommeil par la main ferme de Swan qui secouait vigoureusement son épaule. Elle sursauta d’un coup, craignant d’abord avoir manqué le réveil prévu par Maïtre Ovadiah. Pourtant, un simple regard à travers la fenêtre lui indiqua que ce n’était point le cas. Les premiers rayons de soleil pointaient à peine à l’horizon et les plaines de l’Estenmet étaient encore plongées dans un voile d’obscurité. Le réveil fixé par leur hôte n’aurait pas dû avoir lieu avant au moins une bonne heure.
La raison de l’intervention de Swan était toute autre.
Dernion se trouvait au sol, les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte, cherchant vainement à trouver un peu d’air. Il avait glissé de son couchage trempé de sueur et son corps secoué par de violentes convulsions qui agitaient ses bras de manière bien chaotique.
Une bouffée de chaleur gagna le visage d’Enaël, à mesure que la panique se saisissait d’elle. Elle bondit de son lit et s’agenouilla auprès de son frère, posant une main sur son bras comme si cela pouvait faire cesser les tremblements. “Oh non…non…non…Dernion.”
La jeune fille tenta de se remémorer la procédure à suivre. Elle prit une longue inspiration et ferma un moment les yeux, cherchant à se détacher de la vision de son frère souffrant pour pouvoir réfléchir plus clairement. Elle l’avait déjà vu dans cet état, quand il s’était subitement écroulé dans la cour de la ferme sous ses yeux. Impuissante, elle n’avait que pu crier sa mère à l’aide. Celle-ci s’était précipité auprès de son fils, et, malgré l’affolement, était parvenu à le soulager. Mais ce genre de crises n’était pas censé se reproduire, pas depuis qu’on avait amené son frère à Edoras pour y être soignée.
Désemparée Enaël chercha à reproduire les gestes de sa mère, ce dont elle se souvenait. Elle roula un drap en boule et le déposa sous la tête du garçon et lui prit sa main crispée entre les siennes. L’aider à reprendre à son souffle tout en s’assurant qu’il ne s’étouffe pas en attendant le remède, voilà peu ou prou ce dont elle se souvenait. Cependant elle n’était plus certaine de la marche à suivre et la crise semblait s’intensifier à mesure que les secondes défilaient.
Elle chercha du regard le petit sac de son frère. Aucune trace.
“Swan! Swan! Il a dû laisser sa sacoche dans sa chambre, ou en bas près du feu. Trouve-le! Il y a dedans un flacon avec une potion verte. Trouve-le.”
Elle releva ses yeux noisette et fixa sa jeune camarade qui semblait paralysée face à la situation.
“Vite!” L’implora-t-elle.
Swan finit par quitter la chambre, en quête du précieux médicament. Les spasmes de son frère ne faiblissaient pas et celui-ci avait de plus en plus de mal à respirer.
Enaël poussa un juron alors que la culpabilité se mêlait à sa peur. Les larmes lui montaient aux yeux mais elle les refoula, elle devait voir clair tant que son frère n’était pas hors de danger. “Oh Dernion. Je suis désolé.”
La veille, elle avait laissé ses rêves et inquiétudes occuper son esprit. Elle en avait oublié de s’assurer que son cadet suive les prescriptions de Maître Rihils. Si cela venait à tourner mal, tout serait de sa faute.
Les yeux de son frère, empli de terreur, se posa sur sa sœur. Il ne pouvait prononcer le moindre mot mais son regard en disait plus que milles mots. “Allez Dernion, tout ira bien: Swan sera bientôt là avec la potion.” Supplia-t-elle entre deux sanglots.
Cette fois ci elle n’avait pu retenir ses larmes.
The Young Cop
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Swan n’était pas une jeune fille volubile, et d’ordinaire elle n’appréciait pas devoir se confier à quiconque. Toute sa vie durant, elle avait appris à serrer les dents, à endurer les difficultés, et à laisser glisser les douleurs sur sa carapace. On lui avait souvent dit qu’elle ressemblait à son père, qu’elle n’avait jamais connu. Un homme droit et fier, qui aurait juré que tout allait bien en tenant entre ses mains un tisonnier brûlant. C’était de lui qu’elle avait besoin, aujourd’hui, pour l’aider à combattre ses cauchemars et les silhouettes étranges qu’elle apercevait parfois devant ses yeux éveillés, apparitions spectrales et terrifiantes qui lui donnaient le sentiment qu’on l’épiait constamment.
Elle inspira profondément.
Rester calme.
La présence d’Enaël à ses côtés lui servit de point d’ancrage dans la réalité, de phare dans les ténèbres. La Rohirrim avait la chance de n’avoir pas souffert autant que Swan, et cette dernière put lire de la culpabilité sur le visage de sa camarade de chambrée.
- Ce n’est pas grave, fit-elle doucement. C’est mieux ainsi, crois-moi.
Elle fit une moue indéchiffrable, entre un sourire plein de tristesse et un signe de résignation face aux affres de la vie qu’on ne contrôlait pas toujours. De toute évidence, elle dissimulait un passé qui pesait sur ses épaules, et enviait quelque part l’histoire d’Enaël qu’elle devinait tendre, apaisée et pacifique. Tout le monde ne naissait pas avec la même chance, en ce monde, et il fallait se féliciter que certains enfants eussent connu les joies d’un foyer aimant et d’une enfance insouciante. C’était peut-être de là que venait sa compassion naturelle, songea Swan. Comment expliquer, sinon, cette envie permanente de s’intéresser à autrui, et ce besoin qu’avait Enaël de la rassurer ?
Rejetant une mèche de cheveux noirs derrière son oreille, elle répondit :
- Le Vice-Roi, oui… J’ai entendu quelques histoires à son sujet : maître Ovadiah le tient en très haute estime. Prions Ulmo que ses hommes arrivent à temps, et chassent les créatures qui rôdent dans les environs…
Elle aurait voulu ajouter une parole rassurante, mais n’eut pas le cœur à mentir. Pas ce soir. Pas alors qu’un ombre planait sur les habitants de la maison. Les deux jeunes filles continuèrent à discuter quelque peu, échangeant sur leurs perspectives concernant les récits de Sire Hamel, et sur le danger qui planait potentiellement sur leurs familles respectives. Si Enaël sut se montrer rassurante au sujet des siens, affirmant que ses proches avaient depuis longtemps quitté la région de l’Entalluve et qu’ils se trouvaient en sécurité près d’Edoras, Swan se montra particulièrement évasive sur la question, refusant de donner le moindre nom ou de mentionner le moindre lieu, comme si toute sa famille n’était qu’une chimère insaisissable qu’elle s’efforçait de tenir hors de portée de son interlocutrice. Les deux jeunes filles étaient décidément très différentes, mais également complémentaires sur bien des points. Enaël ne put que constater à quel point Swan était ignorante de l’histoire récente du Rohan, et de ce que l’on racontait dans les villages et les bourgs du royaume. Alors qu’elles abordaient nonchalamment les conséquences de la guerre civile qui avait déchiré le Riddermark, il devint rapidement évident qu’elle en savait bien plus au sujet de ce conflit que Swan, qui paraissait ne pas connaître très bien les subtilités de la vie du Rohan. Elle en comprenait les grands traits, connaissait les noms de Gallen Mortensen et de Fendor, mais pour le reste elle semblait découvrir certains des plus importants personnages du Rohan, tels que Orwen ou Hogorwen. Elle ne semblait même pas connaître l’identité des principaux maréchaux, ni même celui de Dame Farma ou de Rihils le guérisseur. Sa connaissance du pays était livresque, mais guère informée par l’expérience et la pratique de ces terres.
Swan ne cacha pas son trouble, lorsqu’elle perçut qu’Enaël commençait à s’en étonner, et elle profita de l’arrivée soudaine du jeune Dernion pour aller se coucher, refermant la coquille qu’elle avait légèrement entrouverte le temps d’une soirée.
Il faudrait encore un peu de temps avant qu’elle ne s’ouvrît complètement.
~~~~
Cette nuit-là, il fit très froid.
L’immense fenêtre qui donnait sur l’extérieur se couvrit de buée, tandis qu’au-dehors on entendait le ressac de l’océan qui rugissait inlassablement en cherchant à dévorer les rochers, à les réduire patiemment en poussière. Le vent grondait comme une bête furieuse, grattant contre les volets avec ses griffes invisibles, lacérant le bois qui grinçait douloureusement.
Il y eut un craquement anormal.
Swan ouvrit grand les yeux, gelée. Son souffle formait un nuage de vapeur devant son visage, et tout autour d’elle semblait givré. Des murs au plafond, elle avait le sentiment que tout était recouvert d’une fine plaque de gel luisant, qui renvoyait une lumière blafarde qui n’avait pas de source. Sa première préoccupation fut pour ses compagnons de chambrée, Enaël et Dernion, qu’elle ne vit pas. Où étaient-ils ?
Elle se leva.
Ses pieds nus se posèrent sur le sol de marbre sans un bruit.
Elle poussa la porte.
Se retrouva dehors.
Les pieds dans le sable.
- Il y a quelqu’un ? Cria-t-elle, décontenancée.
Le vent lui hurla une réponse qu’elle ne comprit pas, et elle s’aventura dehors en désespoir de cause, descendant vers l’océan qui l’appelait inexorablement. Elle s’arrêta devant l’immensité obscure, ce monstre bouillonnant vis-à-vis duquel elle éprouvait toujours un sentiment de respect teinté de crainte.
Cette nuit-là, ce fut la crainte.
La crainte, et le retour de la silhouette
Au milieu des eaux tumultueuses, elle ne crut d’abord distinguer qu’une vague comme les autres, se gonflant de colère avant de s’abattre en un puissant rouleau qui achèverait sa course à ses pieds. Mais cette vague ne retomba jamais. Glissant hors des flots en s’appuyant sur deux jambes frêles et incertaines, la silhouette s’approchait inexorablement. Large et trapue, elle allait voûtée, les bras ballants, l’air hagard. On aurait dit un cadavre dégingandé, rongé par un séjour prolongé dans les abysses, qui surgissait des tréfonds infernaux de l’océan pour répandre la mort et la désolation sur tous ceux qui croiseraient sa route.
La créature n’était pas qu’une silhouette, cependant.
Elle avait aussi des yeux.
Des yeux qui se fichèrent comme deux pieux rouillés dans la chair de Swan, la clouant sur place, l’empêchant de prendre ses jambes à son cou. La jeune fille voulut crier, se débattre, mais elle était pétrifiée par une émotion qu’elle n’aurait pu décrire que comme une terreur au centuple.
La créature avait aussi une bouche.
Une bouche hideuse, atroce, qui s’ouvrit à l’infini pour prononcer un mot.
Un unique mot.
- A…
~~~~
- Non ! Non ! Quoi !?
Swan émergea brusquement de son sommeil en criant de manière incohérente, mais personne ne s’en rendit compte tant la scène qui se déroulait sous ses yeux était chaotique. Dernion était étendu sur le sol, agité par de violentes convulsions qui donnaient l’impression qu’il était atteint d’un mal qui n’était pas de ce monde. Un mal surnaturel, un mauvais sort, jeté par une créature d’un autre temps… La jeune fille demeura figée en regardant la scène surréaliste sous ses yeux, tandis qu’Enaël s’affairait à essayer de veiller sur son frère pour qu’il ne s’étouffât pas dans sa crise, et qu’il ne lui arrivât rien de grave.
Cet instant d’hésitation la terrifia.
Elle qui d’ordinaire ne manquait ni de courage, ni de détermination, qui agissait avant de réfléchir et qui ne se préoccupait pas de considérations aussi inutiles que les émotions et les sentiments, se retrouva soudainement submergée par une peur qu’elle ne se connaissait pas. C’était peut-être le fait de voir ce jeune garçon ingénu terrassé par une force invisible qui semblait le clouer au sol en le faisant souffrir atrocement. Elle aurait pu se jeter tête la première contre un ours ou un loup en train de le dévorer, mais ce qui lui ôtait la vie présentement n’était pas une chose qu’elle pouvait combattre.
L’immensité de son impuissance la pétrifia.
Mais la voix d’Enaël parvint à se frayer un chemin jusqu’à son cerveau. Des ordres, brefs, concis, efficaces, qui la renvoyèrent à une époque pas si lointaine où elle n’était qu’une petite chose ballottée par les événements et la vie, obligée d’obéir à d’autres voix, d’aller là où on lui commandait, de suivre le chemin qu’on avait tracé pour elle.
- Ou-Oui, j’y vais !
Elle retrouva de la consistance dans l’action, dans le mouvement, dans le fait de courir éperdument à travers la maison à la recherche d’un flacon dont elle ignorait tout, mais qui lui semblait en cet instant le seul rempart contre la mort qui rôdait entre ces murs, et qui avait refermé ses serres sur la gorge de l’innocent Dernion. Ses jambes déliées trouvèrent rapidement comment courir et dévaler quatre à quatre les marches de bois qui menaient au salon. Elle se fichait du vacarme et de son maître qui ronflait non loin. Elle se fichait de Sire Hamel et de ses compagnons fourbus qui devaient espérer mieux qu’une cavalcade effrénée pour trouver un sommeil qui les fuyait depuis trop longtemps.
Rien n’avait de sens, à l’exception de cette maudite potion verte.
Elle ne mit pas plus de quelques minutes à la trouver, balançant tout ce qui se trouvait sur son chemin pour remonter précipitamment l’escalier, le souffle court, mais l’air triomphant :
- Je l’ai ! Je l’ai !
Le regard que lui renvoya Enaël, rempli de larmes et de désespoir, lui coupa littéralement les jambes et elle tomba à genoux aux côtés du jeune garçon. Leurs regards s’accrochèrent, et dans un élan d’affection qui ne lui ressemblait pas elle lui prit les mains et lui souffla :
- Ça va aller, ça va aller… Enaël, dis-moi que ça va aller !
Gagnée par la panique, par une peur qui concernait au moins autant Dernion que Fréod et que tous les amis qu’elle avait perdus en chemin, elle se mit à trembler comme une feuille embrassée par la tempête, suspendue aux caprices des bourrasques de l’existence, qui faisaient tanguer son univers et lui donnaient la nausée.
La panique se mua alors en silence, et elle attentive à chaque geste.
Son regard acéré, d’un bleu très clair, suivait avec attention le moindre mouvement d’Enaël, qui devenait en cet instant la ligne de vie à laquelle se raccrochait son frère… et l’espoir incarné auquel Swan se raccrochait de toutes ses forces. Elle avait l’air de savoir quoi faire, de savoir comment combattre le mal qui rongeait Dernion, elle et ses yeux humides mais courageux. Elle et ses jolies mèches blondes qui cascadaient autour d’un visage où pouvait se lire toute la bonté que l’on trouvait dans ce monde. Cette nuit-là, Swan ne lâcha jamais la main de Dernion, mais surtout elle ne quitta jamais Enaël des yeux, consciente sans vraiment comprendre pourquoi qu’elle ne pourrait supporter de les perdre, et de vivre une nouvelle tragédie…
Ses lèvres s’entrouvrirent pour former à voix très basse les phonèmes d’une prière qu’elle récitait machinalement, sans y penser, sans se rappeler vraiment de la voix maternelle qui avait ancré ces paroles dans sa chair :
Swan essuya la sueur qui coulait le long de son front, en s’appuyant sur sa pelle. La motte de terre qui s’amoncelait à côté de son pied lui donna le sentiment d’être suffisante pour la triste besogne qu’elle se devait d’accomplir. Elle émergea du trou qu’elle avait creusé, et se rapprocha d’Enaël.
- Je crois que ça suffira. Je pense que c’est à toi de l’enterrer.
Elles posèrent les yeux sur cette boîte en bois apparemment anodine, simples planches reliées maladroitement les unes aux autres pour former un petit cercueil pudique. Elles n’avaient pas eu le cœur à graver un nom sur le dessus. Swan déposa son instrument sur l’arbre qui servirait de pierre tombale, et joignit les mains devant elle dans une posture respectueuse et silencieuse. Enaël semblait attendre quelque chose, incertaine.
Comme si, quelque part, l’espoir subsistait.
Combien de semaines avait-elle passé à le soigner, à veiller sur lui jour et nuit, redoublant d’efforts et d’ardeur pour le garder en vie malgré le mal dont il souffrait ? Elle avait démontré une force de caractère assez impressionnante pour une jeune fille de son âge, et la nécessité lui avait donné un intérêt renouvelé pour les lettres et les livres de maître Ovadiah qu’elle avait interrogé autant qu’elle l’avait pu sur la médecine et sur l’art de préserver la vie contre tous les maux.
Swan l’avait observée, sans vraiment comprendre cet acharnement.
A ses yeux, la mort avait des accents familiers qu’elle avait appris à accepter. Ainsi allait la vie. A l’exception des Elfes qui pouvaient prétendre chanter sous la lune au crépuscule du monde, les autres créatures d’Arda étaient soumises au temps, à l’acier ou à la maladie, qui avaient raison des plus vaillants guerriers et des plus brillants esprits. Elle se demandait quelquefois si la vie avait seulement un sens, puisque la fin était déjà écrite. Un regard vers le cercueil ne fit que confirmer son sentiment.
- On devrait dire quelques mots.
Ce n’était ni une question ni un ordre, plutôt un constat. Celui du poids des mots dans ce genre de circonstances, pour faciliter le passage d’un monde à l’autre, et permettre un voyage sûr à celui à qui elles disaient aujourd’hui adieu. Enaël était sans doute sur le point de commencer, quand un mouvement derrière elle attira l’attention de Swan, qui se retourna avec un demi-sourire :
- C’est Dernion, maître Ovadiah l’a finalement libéré plus tôt.
En raison de ses étonnantes dispositions pour l’apprentissage, Dernion s’était vu proposer des cours particuliers en lecture et en histoire, ce qui accélérait de manière exceptionnelle sa maîtrise de la langue écrite et des glyphes. Il était désormais capable de lire un texte simple, et s’il butait encore sur quelques subtilités linguistiques, il était de plus en plus autonome et pourrait bientôt entamer ses premiers ouvrages. La présence du maître des lieux était encore indispensable pour lui permettre de déchiffrer le sens de certains termes complexes qui n’avaient pas de lien avec le vocabulaire quotidien, et qu’il ne pouvait pas deviner par ailleurs. Cet après-midi, Dernion et le maître travaillaient une notion particulièrement complexe de grammaire, que le garçon peinait à comprendre depuis quelques jours, et de laquelle il ne voulait pas se détourner le moins du monde. Il avait toutefois trouvé le temps de quitter son étude pour venir voir sa sœur et procéder à l’inhumation de l’aiglon qu’elle avait retrouvé quelques semaines plus tôt, les ailes cassées, au milieu du jardin.
Swan sentit que la présence de Dernion eut l’effet d’un baume réparateur sur Enaël, qui parut immédiatement rassurée. Complète. Pendant un bref instant, elle se sentit à l’écart de cette relation si proche entre les deux, sans doute encore renforcée par l’absence de leurs parents et par l’éloignement de leur maison. Elle se demanda ce que cela faisait, d’avoir une personne sur qui elle pouvait compter contre vents et marées. Une personne qui ne l’abandonnerait jamais, et à qui elle serait toujours liée, indépendamment des circonstances.
Un regard vers le lointain.
L’hiver touchait toujours à sa fin.
Et Fréod n’était toujours pas rentré.
Il y avait plusieurs mois, maintenant, que Sire Hamel était reparti vers le Nord. Il avait décidé de ne pas se rendre à Edoras, trop effrayé à l’idée de repartir vers le danger, et il avait poussé son exploration vers les terres de Dale, en espérant y trouver l’appui de quelques marchands qu’il connaissait. Il pourrait faire le retour de manière plus aisée, en suivant le cours de l’Anduin, qui le ramènerait naturellement vers Pelargir. Son départ avait beaucoup pesé maître Ovadiah, que Swan avait senti préoccupé pour la première fois depuis bien longtemps. Il n’avait quasiment pas parlé de ses tracas, mais il était certain que le précepteur avait profondément réfléchi à ses options… Finalement, il avait décidé qu’il valait mieux rester ici : la maison était sûre, à l’abri des grandes routes qu’empruntaient les gens de mauvaise vie, et suffisamment perdue dans le paysage pour ne pas éveiller l’attention. Ils avaient déjà eu quelques visiteurs inopinés parfois, mais Fréod avait toujours su les chasser le cas échéant.
Son absence avait laissé un grand vite.
Les regards échangés entre Swan et Ovadiah avaient progressivement trahi leur inquiétude.
Pour la jeune fille, il était évident qu’il était mort. L’enterrement de cet oiseau insignifiant, qu’ils allaient mettre en terre comme un humain, lui donnait le sentiment étrange de ne pas avoir accompli son devoir envers Fréod, et de l’avoir abandonné à un sort tragique. Une partie plus rationnelle de son esprit se souvenait du récit de Sire Hamel, des créatures qui rôdaient au Rohan, et qu’elle ne pouvait affronter seule. Elle avait du courage, à n’en pas douter, mais assez de jugeote pour ne pas présumer de ses forces et pour ne pas partir à l’aventure sans réfléchir. Cela lui pesait indéniablement.
N’aurait-il pas été plus facile d’écouter son instinct et de galoper à travers le Rohan en criant son nom ?
Une partie d’elle-même le désirait.
Elle la fit taire avec délicatesse, refermant le coffret dans lequel reposaient ses désirs et ses rêves. Son regard glissa vers Enaël, et les myriades impossibles qui virevoltaient dans ses pensées. La jeune fille était en deuil, pour un simple oiseau, comme elle l’aurait été pour quelqu’un de sa famille. Cette attitude contrastait avec le détachement constant de Swan, qui s’efforçait de maintenir une saine distance entre elle et le monde pour ne pas en ressentir la violence et la noirceur. Désarçonnée par tant de candeur et d’empathie, cette dernière ne pouvait qu’admirer le cœur encore pur de sa camarade de chambrée, qui battait avec force et fougue pour des causes nobles et belles.
Alors, prise par l’instant, Swan se laissa aller elle aussi.
Elle s’approcha d’Enaël et glissa sa main dans la sienne, répondant instinctivement au geste de Dernion qui s’était blotti contre sa sœur de l’autre côté. Elle choisit de ne rien dire, et de laisser à la Rohirrim le soin de trouver comment souhaiter adieu à son ami. Elle avait au moins la chance d’en avoir l’opportunité, ce qui n’était pas donné à tout le monde en ces temps troublés.
Ainsi allait la vie, dans le Riddermark.
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Enaël refoulait ses larmes du mieux qu’elle le pouvait. La scène pouvait paraître risible, trois enfants se recueillant ainsi en silence devant un petit cercueil de bois, long de seulement quelques centimètres. Pourtant, le chagrin qui emplissait son cœur était bien réel. Brise avait subitement fait irruption dans leur quotidien quelques semaines plutôt, alors qu’une colonie d’oiseaux migrateurs avait laissé un des leurs, blessé, près du jardin de la ferme. Dernion avait été le premier à remarquer l’animal meurtri et s’était empressé de prendre la tourterelle entre ses petites mains avant d’accourir auprès de Maître Ovadiah. Ce dernier, au grand bonheur de son élève, avait accepté de recueillir l’oiseau pour le soigner ; à la condition qu’il soit relâché dans la nature une fois guéri. De guérison complète toutefois, il n’y eut jamais. Brise avait repris des forces au sein du foyer mais pas assez pour reprendre son envol et reprendre sa route vers le Nord. L’arrivée soudaine de ce nouveau résident avait été l’occasion pour le vieux tuteur de former ces jeunes étudiants à divers sujets touchant de près ou de loin à leur compagnon. L’anatomie des oiseaux, leur comportement mais aussi le phénomène bien curieux des migrations. Jamais Enaël n’avait imaginé qu’autant d’ouvrages aient pu être écrit sur ce seul sujet ; selon les dires de Maître Ovadiah, dans certaines universités du Gondor, des scientifiques consacraient leur vie entière à l’étude de ces espèces. Le monde des érudits pouvait parfois paraître bien incongru.
Après avoir fui la froideur de l’hiver nordique, les nuées de colombe remontaient vers le Rhovanion afin d’y passer un été plus doux, propice à la reproduction. Quand Enaël avait demandé comment ces animaux pouvait se repérer sans carte ni boussole, leur professeur leur avait répondu par un simple mot : “l’instinct”. Une forme presque métaphysique du savoir permettant à ces animaux de connaître précisément le chemin à emprunter sans avoir à y réfléchir. L’adolescente avait eu bien du mal à saisir ce concept. Étaient-ils eux aussi détenteurs de ce pouvoir de l’instinct ? Elle en doutait, elle qui était incapable de savoir quelle route prendre pour se diriger vers la grande cité blanche du Gondor qu’elle rêvait de visiter.
“Brise…”
Elle hésita encore un moment. Trouver les mots justes dans ce genre de circonstances n’était pas chose aisée, surtout quand c’était la première fois qu’elle se retrouvait directement confrontée au deuil. Swan s’approcha d’elle et lui prit la main ; Enaël lui sourit. Le lien entre les deux jeunes filles s’était renforcé au cours des dernières semaines. Sur certains aspects, l’étrangère gardait une part de mystère ce qui était source de curiosité mais aussi d’appréhension pour la rohirrim. Toutefois, sa carapace s’était progressivement entrouverte au gré de leurs discussions nocturnes. Des bribes d’informations qu’elle laissait fuiter çà et là, permettait à sa partenaire de chambrée de disposer de quelques rares pièces d’un grand puzzle concernant le passé de Swan. Toutefois, malgré leurs différences, elle lui faisait désormais confiance depuis la dernière crise dont Dernion avait été victime. Sans elle, le pauvre garçon n’aurait peut-être pas survécu.
Enaël reprit d’une petite voix. “Brise… Tu as été un compagnon fidèle et un ami de confiance. Je suis désolé de ne pas avoir pu te permettre de retrouver ta famille. Ton dernier voyage t’a mené jusqu’à nous. Nous avons donc le devoir de ne pas t’oublier.”
Elle entendit Dernion sangloter. Les larmes lui montèrent instantanément aux yeux mais elle ne les laissa pas couler et enroula un bras protecteur autour du torse de son petit frère. Peut-être avait-elle échoué à sauver Brise, mais rien dans ce monde ne l’empêcherait de protéger Dernion. Le petit cercueil fut placé au centre de la fosse creusée à cet effet. Enaël s’accroupit et prit une poignée de terre entre ses doigts, qu’elle relâcha au-dessus de Brise.
La jeune fille murmura la phrase traditionnelle en rohanais que répétait les anciens du village à chaque cérémonie funéraire. “O'n duslach thàinig thu, 'S gu duslach pillidh tu."1
D’un revers de la manche, elle essuya ses yeux embués et se saisit de la pelle. Quelques coups simplement furent suffisants pour former la tombe. Une fois sa tâche achevée, elle s’assit près de la sépulture et, cette fois-ci, ne retint pas ses larmes. L’aspirante cavalière, ambitieuse et parfois effrontée avait cédé sa place à une jeune enfant, sûrement éloignée de sa famille depuis bien trop longtemps, pleurant à chaudes larmes la disparition d’un être cher, aussi petit soit-il.
Au bout de quelques longues minutes, elle prit une longue inspiration. Pleurer lui avait fait du bien. Son regard se porta sur l’horizon. La silhouette d’un cavalier se détachait au loin, l’homme était trop éloigné pour qu’on puisse le distinguer mais la robe tachetée de sa monture était reconnaissable entre mille.
Aussitôt le chagrin d’Enaël se mua en une grande excitation. Elle bondit sur ses jambes et se mit à courir en direction de l’inconnu : “Papa !”
1: "De la poussière tu es venu, à la poussière tu retourneras."
Heldamn avait voyagé pendant de longues semaines depuis les conforts des Monts Brumeux, au Nord de la cité Naine de Khâzâd-Dûm. Les Nains l’avait accueilli comme un grand seigneur tout au long de la Grande Estive. Une surprise des plus agréables, en quittant son pays avec ses troupeaux, il ne s’était pas forcément attendu à ce que des étrangers, représentants d’une race souvent décriée pour son appât du gain, le reçoivent avec tant de générosité. S’il avait préféré passer la plupart de son temps en surface des montagnes, à dormir à la belle étoile près de ses moutons ; les Nains lui avaient offert un lit confortable dans leur glorieuse cité. Il s’y était rendu plus d’une fois pour y partager de grands banquets en compagnie de leurs hôtes et d’autres bergers rohirrim ayant quitté le Riddermark ravagé par la sécheresse.
Avant son départ, on l’avait mis en garde contre les dangers des Montagnes. Des gobelins qui menaçaient disait-on. Des conditions météorologiques déplorables. Heldamn n’avait vécu rien de cela. Seul un sentiment de quiétude l’avait gagné et ses bêtes semblaient du même avis, ayant pris goût à l’herbe qui poussait sur les versants. Durant ces longs mois, il n’avait manqué de rien, sauf d’une chose. Jamais encore n’avait-il été séparé de sa famille pendant si longtemps. Le berger plaçait une confiance aveugle en son épouse et son père pour s’occuper des enfants ; mais ne pas les embrasser chaque soir avant le coucher devenait de plus en plus compliqué chaque jour qui passait.
Alors dès qu’il avait eu vent que les prairies du Rohan reverdissaient, il n’avait pas hésité une seconde et avait fait ses bagages pour retourner à la maison. Avec une poignée de compagnons de voyage, ils étaient redescendus vers l’Ouestfolde où il avait regagné son village natal où résidait encore ses parents. Comme cela avait été convenu, les enfants avaient été envoyés auprès de Maître Ovadiah pour y parfaire leur éducation. Le plan initial avait consisté à les retrouver pour retourner dans la ferme familiale, plus à l’Est, le temps de quelques semaines en famille avant qu’ils ne retournent finir leur formation.
Mais, à l’Est, les nouvelles n’étaient pas bonnes. Et les plans avaient donc quelque peu changés.
Il aperçut d’abord les boucles blondes d’Enaël qui courait vers lui. Heldamn mit pied à terre, un large sourire sur son visage mal rasé. Bientôt, le père et sa fille se retrouvèrent dans une longue étreinte. Rien ne pouvait rattraper le temps perdu mais en la serrant ainsi, l’homme se demanda comment il avait pu survivre aussi loin d’eux pendant de si longs mois. De choix, il n’en avait pas vraiment eu à l’époque de la sécheresse. Une question de survie. “Papa tu m’as tellement manqué.”
Il prit sa tête entre ses deux mains et l’embrassa sur le front. “Et à moi donc mon ange ? Et à moi donc ?”
Dernion ne tarda pas à les rejoindre. Le garçon avait d’abord vu sa sœur partir d’un coup sans trop en comprendre la raison. Puis, lui aussi, avait vu les tâches grises et noires de Pinceau, le grand cheval de son père.
Quelques embrassades plus tard, ils marchèrent en direction de la demeure d’Archibald. Dernion s’était empressé de raconter à son père tout ce qu’il avait déjà appris auprès de leur maître tandis qu’Enaël l’assaillait de questions sur ses aventures auprès des Nains de la Moria.
Un sentiment de complétude monta en lui. Il était bien de retour chez lui.
Heldamn s’installa sur le fauteuil réservé aux invités en poussant un soupir de soulagement. Ses articulations avaient souffert après ces longues semaines passées sur les routes sinueuses et le confort familier de la maison d’Archibald était des plus agréables. Son ancien maître ressemblait toujours à la figure de l’érudit qui résidait dans ses souvenirs. Quelques cheveux en moins et quelques rides en plus, mais toujours cette vivacité d’esprit et cette lueur d’intelligence dans le regard derrière ces curieux deux verres de correction. Son regard se porta sur l’impressionante bibliothèque qui se trouvait dans le bureau. La collection s’était bien agrandie en vingt ans ; quand le jeune Heldamn était venu passer une année de formation entre ces murs, seul le pan d’un mur était occupé de quelques dizaines d’ouvrages. Jadis, Maître Ovadiah avait accepté de repousser la date d’un long voyage prévu de longue date pour finir son éducation ; il était ensuite parti explorer le monde dans cette avide et infinie quête de connaissances.
Le jeune homme n’avait finalement pas grandi pour devenir un grand personnage du royaume ou un haut érudit ; se contentant d’une vie simple de berger au plus près des valeurs transmises par son père. Toutefois ses connaissances en mathématiques et sa capacité à lire en avait fait un négociant agricole des plus efficace et, ainsi, il avait pu assurer un avenir confortable pour sa famille et une retraite méritée pour ses parents vieillissants. Le pouvoir de déchiffrer quelques signes étranges sur un bout de parchemin était des plus fascinant.
Il prit une gorgée de la tisane que Swan leur avait fait porter jusqu’à l’étude de son maître avant de refermer soigneusement la porte derrière elle, laissant les adultes discuter entre eux. Après le dîner, les enfants étaient restés près du feu, plongés dans une partie de galets. Heldamn avait demandé à s’entretenir en privé avec leur précepteur. “Vos talents de pédagogues m’impressionnent toujours autant Maître Ovadiah.” Lui dit-il. “Les enfants ont l’air ravi et Dernion sait déjà lire aussi bien que moi !”
Il regarda le vieil homme d’un air reconnaissant. “Merci Maître Ovadiah. Pour tout ce que vous avez fait pour notre famille. Merci.”
Le berger reposa sa tasse, et se pinça les lèvres. Malheureusement, il n’avait pas que de bonnes nouvelles à porter. “Quand je suis revenu à la ferme de mon père, après la Grande Estive, ma première envie, après avoir embrassé Deana fut de galoper sans cesser jusqu’ici pour y retrouver les petits. Mais…mon père avait besoin de moi pour quelques jours encore…”
Son ton jovial avait changé, un sanglot pointait dans sa voix grave. “Ma mère…ma mère nous a quittée il y a cinq jours.”
Le destin était parfois cruel, mais dans son malheur, Heldamn s’estimait heureux d’avoir pu se trouver auprès d’elle auprès de ses dernières heures. Le combat contre la maladie avait été long et éprouvant, pour elle et toute sa famille, et le dernier souvenir qu’il garderait de ce visage maternel resterait celui qu’il avait toujours été depuis sa tendre enfance : un sourire aimant. “Je..je ne l’ai pas encore annoncé aux enfants. Je ne sais pas encore vraiment comment le faire…Mais mon père tient à ce que tout le monde soit là pour la cérémonie au village…Ls enfants…Vous aussi… Vous le connaissez, il tient à ce genre de choses.”
Eolkar avait toujours été un homme attaché aux traditions, son fils avait d’abord plaidé pour des funérailles discrètes, en famille, mais lui voulait honorer sa défunte épouse selon les coutumes ancestrales. Céoda était une femme appréciée au sein de la communauté et nul doute que tous viendraient pour lui rendre un dernier hommage. Heldamn n’avait pas eu le cœur d’argumenter avec son père. “Il y a autre chose…Après l’enterrement, nous aimerions que vous restiez avec nous…”
Le regard du jeune homme se porta vers la fenêtre, d’où il pouvait voir le jardin patiemment cultivé par le vieil homme. Des décennies de travail minutieux, ode à la persévérance et la science. Ce qu’il lui demandait n’était pas chose aisée. “Vous avez dû entendre parler des Charbonneux. Ces Dwimmen ? Ces spectres qui menacent nos frontières. On pensait la menace contenue à l’Est au début de l’hiver mais ce n’était qu’un leurre. Les rumeurs disent qu’ils ont traversé l’Entalluve dès le retour de beaux jours. Pour assurer la sécurité des miens, j’ai pris la décision de ne pas retourner vers mon domaine à l’Est pour rester avec mon père, non loin d’Edoras. En chemin, j’ai moi-même vu les éoreds de la Marche Est se mobiliser à travers les plaines. La région n’est plus sûre Maître Ovadiah ; je sais tout ce que cet endroit représente pour voir mais le Rohan a besoin de votre esprit, plus que de ces murs.”
Il était conscient de qu’il offrait. Une sécurité relative en l’échange de l’abandon de toute une vie de travail mais il faisait confiance au jugement de son ancien maître pour faire le bon choix.
The Young Cop
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La silhouette d’un cavalier solitaire se détachant sur le ciel parsemé de nuages, offrait une vision saisissante que d’habiles artistes d’Esgaroth auraient peut-être su restituer sur une toile ou une tenture, avec le talent qu’on leur connaissait. Pour Enaël et Dernion, il s’agissait d’une heureuse nouvelle, une splendide apparition surgie de leur passé et de leurs rêves, qui les poussa à oublier brièvement leur chagrin et leur deuil, tandis que leurs cœurs gonflés d’allégresse reprenaient goût à la vie. Pour Swan, l’image était moins rassurante, et pendant une demi-seconde elle eut le souffle coupé, oscillant entre l’espoir fou de voir soudainement apparaître Fréod, et la crainte irrationnelle d’apercevoir…
« Papa ».
Le cri d’Enaël, profondément sincère, déchira le fil de ses pensées, la ramenant violemment à la réalité.
Elle ne comprenait pas.
D’après maître Ovadiah, les enfants lui avaient été confiés afin d’apprendre la lecture, l’écriture, le calcul, ainsi que bien d’autres choses utiles à un jeune esprit souhaitant s’élever dans la société. Généralement, ce genre d’études demandait plusieurs années de travail assidu, et les visites en famille étaient rares. La présence de cet homme ne pouvait rien signifier de bon. Emboîtant le pas à ses compagnons, Swan rejoignit le cavalier bien après Enaël et Dernion, ne souhaitant pas interrompre inutilement des retrouvailles vis-à-vis desquelles elle se sentait profondément étrangère.
- Bonjour monsieur, fit-elle d’une voix un peu plus intimidée qu’elle l’aurait voulu. Je m’appelle Swan. Souhaitez-vous que je vous conduise auprès de maître Ovadiah ?
Elle avait retrouvé sa réserve et sa raideur naturelles, et redevenait – pour l’instant du moins – l’humble servante d’un célèbre érudit du Rohan.
C’eût été un euphémisme de considérer que l’arrivée de Heldamn avait constitué une surprise majeure dans la vie de la petite maisonnée. Une excellente surprise. Ovadiah, ravi de cette visite impromptue, avait serré chaleureusement le père de ses deux élèves dans ses bras, soucieux de prendre de ses nouvelles et de s’entretenir avec lui. Ils avaient discuté longuement en présence des enfants, avant de renvoyer ceux-ci à des tâches diverses pour s’accorder un moment à part dans l’étude du maître, et pouvoir aborder des sujets qui n’étaient pas adaptés pour toutes les oreilles.
- Qu’il est bon de te revoir Heldamn, tu n’imagines pas. Mes anciens élèves me rendent visite de moins en moins souvent. Beaucoup ont souffert des récents troubles. Certains sont morts durant la guerre, et d’autres… d’autres semblent avoir tout bonnement disparu. Ton apparition est un signe positif, je reprends espoir !
Son sourire sincère cachait une profonde tristesse qu’il ne révélait que rarement. Ovadiah était un homme d’une grande bonté et d’une grande douceur, qui avait formé avec amour et patience des dizaines d’étudiants durant sa vie. Toutefois, personne ne lui connaissait de femme ou d’enfant, et à l’heure où la vieillesse commençait à s’emparer de lui, le poids de cette solitude lui pesait. Quelques rumeurs racontaient bien qu’il avait nourri une relation avec une étrangère, et qu’il avait peut-être un enfant illégitime loin d’ici, mais personne n’avait pu le confirmer. Et si tel était le cas, n’était-il pas étonnant qu’il demeurât ainsi loin des siens ?
Cette pensée fugace s’échappa dans une gorgée de tisane au thym, et Ovadiah retrouva sa bonhommie habituelle.
- Ce n’est rien, vraiment. Ta famille a toujours montré beaucoup de belles dispositions pour l’apprentissage, et les descendants d’Eolkar ont toujours été bien élevés, si bien qu’il a toujours été facile de leur transmettre mon savoir… Bon, à l’exception de cet épisode avec le briquet à silex, n’est-ce pas ?
L’œil faussement sévère du précepteur se transforma bientôt en un rire sincère, alors qu’il se remémorait une des bêtises de son ancien élève. Sur le moment, il se souvenait avoir été en colère, et avoir vivement sermonné Heldamn. Aujourd’hui, il ne restait que la légèreté d’un moment complice où l’enfant jouant son rôle, transgressait les règles, tandis que l’adulte s’efforçait de les lui inculquer. Aujourd’hui, ils étaient tous les deux du côté des adultes, et ils regardaient Enaël et Dernion avec ces mêmes regards préoccupés mais bienveillants, et cette même gravité qui ne disparaîtrait que lorsque le temps aurait fait son œuvre, et aurait ôté de leurs épaules le souci permanent que ressentaient parents et professeurs vis-à-vis des âmes qui leur étaient confiées.
Le temps, maître de toutes choses.
Le temps, qui faisait mûrir les promesses de la jeunesse, mais qui rappelait aussi à lui les fruits les plus beaux et les plus purs.
- Oh… Toutes mes condoléances, Heldamn… Je ne sais que dire… Céoda était une femme remarquable, qui manquera à tous ceux qui l’ont côtoyée… Comment va ton père ? As-tu pu faire parvenir la nouvelle à ton frère ? Je sais que les enfants étaient préoccupés par le sort de Learamn, mais quoi qu’il ait pu faire, il serait bien qu’il soit là lui aussi…
La présence du Rohirrim avait tout à coup beaucoup plus de sens, à la lumière de cette nouvelle dévastatrice. Les enfants n’avaient pas vraiment eu l’occasion de dire au revoir à leur grand-mère, et il était bien naturel de venir les chercher pour assister aux funérailles. De tels rites étaient très importants, au Rohan, et Ovadiah n’était pas surpris d’apprendre qu’Eolkar tenait à faire les choses dans les règles.
- C’est tout à fait normal, et tu sais bien que je ne manquerai pas l’occasion de rendre un dernier hommage à ta mère. C’était vraiment quelqu’un de bien. Quant aux enfants… Je crois qu’ils sont prêts à entendre la nouvelle : ils sont courageux, et ils ont beaucoup grandi tous les deux depuis qu’ils ont dû s’éloigner de la ferme. Ils savent que le deuil fait partie de la vie, et je suis sûr que malgré toute leur tristesse, ils te surprendront positivement. Surtout Dernion. Tu n’imagines pas comme il change. En bien.
La proposition qui suivit provoqua une certaine surprise chez le précepteur. Rester avec Eolkar et sa famille, dans les environs d’Edoras ? Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas été aussi désarçonné. Avant de dire non, toutefois, Archibald préféra interroger Heldamn plus avant. Il sentait que quelque chose le perturbait, et il pensait savoir de quoi il s’agissait.
- Tu sais que j’habite ici depuis des années… Ce jardin expérimental est ma fierté, et il détient peut-être la clé pour améliorer la vie de nos chers Rohirrim. J’y entrepose des plantes qui ont besoin de soins attentifs, réguliers… Je ne peux pas tout quitter si aisément, sans savoir quand je reviendrai. C’est le travail de toute ma vie. Qu’est-ce qui pourrait justifier devoir abandonner tout cela ?
La réponse ne tarda pas à arriver, portant son lot de sombres nouvelles.
- J’ai effectivement entendu parler de ces créatures étranges, qui auraient déjoué la surveillance de nos éored, et qui seraient infiltrées dans le royaume au nez et à la barbe du roi Fendor… Il y a peu, un groupe de marchands est passé dans les parages… ils avaient été attaqués sur le trajet, et ils ont dû abandonner leur cargaison en route, sans quoi ces Charbonneux auraient pris plus que leurs biens. Nous avons fait le choix de rester ici plutôt que de partir sur les routes à l’aventure.
Il se leva, incapable de rester assis pour réfléchir à une telle éventualité. Il savait que ses arguments ne tenaient pas. Une ferme isolée était une cible de choix pour des bandits ou des envahisseurs, surtout si elle recelait de nombreuses richesses. Les routes n’étaient sans doute pas sûres, mais elles leur permettaient au moins de se rapprocher d’un endroit mieux défendu, et elles augmentaient leur chance de croiser d’autres voyageurs de bonne compagnie, ou des éored susceptibles de leur fournir une escorte ou des conseils.
- Et puis il y aurait mes livres… C’est une collection inestimable… Certains de ces ouvrages viennent du Harad, et sont absolument introuvables à l’Ouest. Imagine qu’il tombe entre de mauvaises mains… Quel trésor serait perdu à cause de ma négligence…
Heldamn dut se montrer persuasif, mais il finit par réussir à convaincre Ovadiah de se pencher sérieusement sur la question.
- J’aurai besoin de quelques jours pour préparer mon départ. Si nous devons faire le voyage jusqu’à Edoras pour y rester un moment, il y aura quelques petites choses à régler avant tout. D’abord, les provisions. Je peux laisser les enfants se charger de ça, ils sauront quoi prendre. Ensuite, il faudra que je m’occupe de trier mes livres… Certains pourront être cachés soigneusement, de telle sorte que même si la maison devait être visitée par des indélicats, ils ne parviennent jamais à les trouver. Je peux m’en occuper. Ensuite, il faut absolument réparer le chariot. Le voyage l’a un peu abîmé, et je crois que les essieux et les roues ont besoin d’être entretenus pour un si long périple. Est-ce dans tes cordes, Heldamn ?
Sous ses airs malhabiles, Ovadiah cachait en réalité une personnalité très affirmée et rompue à l’aventure. Il avait passé de nombreuses années de sa jeunesse loin du Rohan, et les longs voyages le connaissaient sans doute davantage que beaucoup de jeunes hommes, même des cavaliers aguerris qui se targuaient d’avoir le goût du risque et de l’inconnu. L’inconnu, Ovadiah l’avait regardé dans les yeux, avait humé son parfum, senti sa texture. Maintenant qu’il devait penser à comment partir, et non à savoir s’il devait le faire, son esprit pragmatique et logique se remettait à réfléchir avec la même efficacité que d’habitude.
- Il faudra également s’occuper du jardin. Je tiens absolument à emporter quelques boutures qui pourront être replantées ailleurs… Swan pourra le faire, et…
Il marqua une pause.
Swan.
- Heldamn, avant toute chose, il faut que tu saches…
Comment lui dire ?
- Swan est…
Les mots restèrent bloqués dans sa gorge serrée.
- Elle est très importante, et il est essentiel qu’il ne lui arrive rien. Promets-moi que, quoi qu’il arrive, tu prendras soin d’elle si jamais cela m’était impossible. Promets-le moi, Heldamn, sur ce que tu as de plus cher et de plus sacré.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
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Le dilemme qui déchirait le vieux maître était palpable. Celui-ci avait patiemment construit ce havre de sagesse, cet îlot de savoir, au milieu des vertes prairies du Riddermark, là même où la survie d’un troupeau et la quantité de la récolte de la veille représentaient des enjeux bien plus importants que l’apprentissage de la lecture ou l’études des sciences. Certains, jadis, avaient pu le prendre pour un fou. Un excentrique s’étant lancé dans un projet aussi ridicule qu’impossible, armé de quelques livres et d’une volonté de fer. Partager son savoir auprès de la noblesse d’Edoras ou auprès de l’entourage du Roi en Isengard aurait pu représenter une perspective intéressante pour un universitaire. Mais Maître Ovadiah n’était pas comme les autres et il avait fait le choix des gens d’en bas, si souvent dénigrés et raillés pour leur inculture présumée. Pour cela, le vieil homme avait gagné le respect et l’admiration d’Eolkar et des siens. Avoir confié l’éducation de ses enfants à cet étranger n’avait pas été chose aisée pour ce fermier bourru et méfiant, mais témoignait surtout de la confiance aveugle que son père avait immédiatement placé en cet homme.
Par pudeur, Heldamn ne chercha pas à insister pour tenter de convaincre son ancien professeur. Il avait exposé son offre et ses arguments et comptait laisser son hôte prendre sa décision en mesurant le pour et le contre. D’un côté il se sentait mal de chercher à convaincre l’érudit d’abandonner tout ce qu’il avait bâti. De l’autre, il ne se serait pas permis d’agir ainsi si la sécurité de l’homme ne lui était pas si chère.
Il fut toutefois satisfait qu’Archibald n’hésita pas une seule seconde à annoncer sa venue pour les funérailles de sa mère ; la vue d’un vieil ami réchaufferait sans nul doute le cœur éprouvé de son paternel. L’évocation de son frère cadet, cependant, lui arracha une grimace et il détourna le regard. “Malheureusement, nous n’avons pas eu la moindre nouvelle de Learamn depuis son départ pour l’Orient lointain ; il y a de cela de longs mois. Même si je tentais de le mettre au courant, je n’ai aucune idée de comment lui faire parvenir un message, ni même où l’envoyer.”
Le souvenir de l’ancien capitaine rouvrait une plaie que l’aîné avait voulu refermer depuis plusieurs semaines. Le périple entamé par Learamn était périlleux et face à l’absence d’informations, Heldamn avait fini par accepter l’éventualité que son frère n’y avait pas survécu. Au lieu de vivre de l’attente de la certitude d’une morte qui ne viendrait sans doute jamais, il avait jugé préférable de ne pas attendre pour faire son deuil.
Finalement, Maître Ovadiah semblait progressivement prendre la mesure de la gravité de la situation. Le précepteur avait bien entendu parler des Dwimmen qui avaient franchi leurs frontières mais, peut-être, qu’ainsi isolé dans sa tour d’ivoire il n’avait pas senti la menace au-dessus de lui. Pourtant, le danger était bien réel et plus proche que certains voulaient bien le croire. Toutefois, le vieil homme ne se laissait pas abattre par cette décision ; comme ravivé par une énergie nouvelle et juvénile, il réfléchissait désormais sur l’ordre à suivre pour planifier le voyage. Tout en souciant des siens.
La présence de Swan, discrète depuis l’arrivée du berger, avait quelque peu intriguée ce dernier. Les descendants d’Eolkar n’étaient pas les seuls à avoir séjourné dans cette maison et des générations d’élèves s’étaient succédé, toutefois cette jeune fille était entourée d’un certain voile de mystère. Elle ne semblait pas venir du Rohan et ne se comportait pas comme une étudiante régulière du vieux professeur, mais bien comme une partie intégrante de son foyer. Là encore, Heldamn, ne désirait pas empiéter sur les frontières de l’intimité d’Archibald et ne posa pas de questions plus précises. L’adolescente était de toute évidence importante pour lui, et cela suffisait au jeune homme pour s’engager sur ce point. S’il avait disposé d’une épée, il l’aurait présenté en s’agenouillant à la manière d’un chevalier qui prêtait allégeance à son souverain. Le rohirrim n’était armé que d’un simple bâton de berger -son père lui avait bien offert une vieille lame qui rouillait dans un coin de son atelier sans qu’il ne l’ait manié depuis des années- mais cela ne l’empêchait pas de parler avec autant d’aplomb qu’un cavalier du Rohan. Leurs destins différaient mais la même noblesse habitait les âmes d’Heldamn et de son petit frère. “Maître Ovadiah. Je vous fais le serment de protéger Swan comme si elle était mienne. Je vous jure aujourd’hui que si jamais le destin vous sépare d’elle, alors je l’accueillerai sous mon toit et l’élèverai selon les valeurs de notre famille.”
Sur ces mots, il se redressa et prit la direction de l’escalier pour rejoindre ses enfants, afin de leur apprendre la terrible nouvelle. “Prenez le temps de votre décision. Nous devons cependant partir d’ici deux jours au plus tard afin d’arriver à temps pour la cérémonie. Je suis là pour vous aider dans n’importe quelle tâche qui vous semble importante.”
Les larmes de Dernion avaient séché mais le visage du jeune garçon affichait encore un masque d’immense tristesse. Toutefois, plein d’abnégation, il n’avait pas velu se refermer sur lui-même et s’était empressé de rejoindre son père quand il avait vu ce dernier s’affairer à remplir plusieurs caisses d’ouvrages que Maître Ovadiah désirait prendre avec lui pour son voyage.
Heldamn s’appliquait à la tâche tout en gardant un oeil sur son benjamin. Maître Ovadiah l’avait informé de la crise dont le garçon avait été victime quelques semaines plus tôt, louant au passage la réaction d’Enaël qui lui avait sans doute sauvé la vie. Le berger avait amené avec lui plusieurs autres fioles du remède pour éviter que ce genre de scénario ne se reproduise.
L’annonce du décès de leur grand-mère avait logiquement été accompagnée de larmes et d’un grand chagrin chez les enfants mais, même si le choc émotionnel était bel et bien présent, cela n’était pas venu comme une vraie surprise. La santé de Céoda avait toujours été fragile mais ils avaient pu voir son état décliner dangereusement au cours des derniers mois. Cette fois-ci les relations que Learamn avaient su tisser auprès des guérisseurs Meduseld n’avait rien pu changer. Maître Rihils avait quitté la capitale et Dame Aelyn ne pouvait plus se déplacer. De surcroît, le poids de l’affiliation à l’ancien capitaine de la garde royale, banni de l’armée, n’était plus un atout pour obtenir des faveurs mais bien un fardeau que leur famille devait désormais porter. Ainsi, en quittant le foyer de leur grand-père, pour suivre leur précepteur ; les enfants étaient conscients qu’ils ne reverraient peut-être plus leur grand-mère.
Toutefois, en plus du deuil, quelque chose d’autre semblait perturber Dernion. Celui-ci observait la couverture d’un ouvrage portant sur l’histoire d’une lointaine contrée curieusement nommé “La Comté”. Heldamn posa sa large main sur l’épaule de son fils. “Tu veux prendre ce livre avec toi ? Maître Ovadiah a loué tes progrès en lecture et en écriture.”
L’adolescent acquiesça d’un signe de la tête et releva la tête vers son père. “On doit vraiment partir ? Pour tout le temps ?”
Heldamn eut un sourire triste. “La région n’est plus sûre, nous serons plus en sécurité dans la ferme de papy. Mais ne t’inquiète pas, Maître Ovadiah va nous accompagner et tu pourras continuer à suivre tes leçons pendant un temps. Et quand tout sera fini, tu pourras revenir finir ton éducation ici.”
Dernion eut une moue dubitative. Il n’était pas dupe. “Quand tout sera fini ? Tu es certain que ça finira un jour ? -Tout ira bien pour nous, Dernion. Je te le promets.”
Il se pencha pour déposer le livre dans la boîte en bois ; quand il se redressa, ses petits yeux étaient embués de larmes. “Papa…toi aussi tu es venu ici pour apprendre à lire, écrire. Pourquoi tu n’as pas suivi cette voie ?”
La question de son fils le prit au dépourvu. À vrai dire, il ne s’était jamais vraiment posé la question de manière aussi directe. Son éducation auprès de Maître Ovadiah faisait partie de son enfance mais jamais n’avait-il réellement envisagé d’imiter son frère en choisissant de voler vers d’autres horizons ? Pour lui, reprendre des troupeaux, aider ses parents, se marier et établir un foyer dans une ferme avaient toujours représenté des évidences. Heldamn n’avait pas fait tout cela pour satisfaire son père même s’il avait toujours pensé que celui-ci désirait voir ses fils reprendre le flambeau de cette façon. Mais alors pourquoi les envoyer apprendre auprès d’un érudit ? Au fond ne désirait-il pas les voir s’émanciper ? Dans ce cas pourquoi reprocher à Learamn son départ pour l’armée ? Eolkar avait toujours été un homme cryptique et ses intentions étaient parfois difficiles à déchiffrer. “Car être berger, guider mon bétail, cultiver ma terre. C’est ce que je suis, au plus profond de mon être je ne pouvais faire autrement. -Et si ce n’est pas ce que je suis, au plus profond de mon être ?”
Heldamn prit une longue inspiration, il comprenait finalement où son enfant voulait en venir. L’assiduité de Dernion dans ses études n’était pas anodine et ainsi fasciné par le monde du savoir et des ouvrages, il rêvait sans doute d’une autre vie que celle qu’avait mené ses ancêtres. Une vie faite de récits et d’aventures. Une longue et haletante quête du savoir qui avait animé les jeunes années de Maître Ovadiah.
Learamn avait fait le choix d’une autre voix des années auparavant. Son père lui avait tourné le dos pour cela. Mais Heldamn n’était pas Eolkar.
Doucement, il caressa la joue de son fils. “Quel que soit le choix que tu fasses, tu resteras tout ce que tu dois jamais être : mon fils. Et je serai fier de toi et de tes choix. Tu te souviens de ce que ta grand-mère disait toujours ? Quand la vie ne t’offre aucune lumière… -...alors allume ta propre flamme.”
Cette fois-ci l’enfant ne put retenir ses larmes et se jeta contre le torse de son père, secoué par les sanglots. “Elle me manque déjà tellement.”
Heldamn sentait également les larmes lui monter aux yeux. Une boule étrange lui serrait la gorge. “Et à moi donc…et à moi donc.”
L’annonce du départ avait certainement pris Swan au dépourvu, elle qui espérait encore voir le retour inespéré d’un proche perdu. Si la décision d’Archibald au sujet d’un départ temporaire ou plus long n’était pas complètement arrêtée, il fallait toutefois finir les derniers préparatifs au plus vite afin de se rendre à temps à la cérémonie prévue pour rendre un dernier hommage à Céoda. Cet après-midi-là, elle était partie aux étables pour brosser et changer les fers de Canaille. La pauvre bête allait devoir être harnachée au grand chariot fraîchement réparé du maître des lieux. Et celui-ci comptait bien le charger au maximum.
Mais alors que la jeune fille s’attendait à passer quelques heures au calme, seule face à son labeur ; le son de pleurs prolongés vint briser le silence. Quelques pas en direction du fond de la bâtisse lui permirent d’identifier la source des sanglots.
Une petite tête blonde aux jolies boucles qui s’était retranchée loin des autres, là où elle pensait ne pas être trouvée, pour y déverser son chagrin.
De toute évidence, Enaël n’avait pas remarqué la présence de sa partenaire de chambrée.
Cette dernière pouvait tranquillement rebrousser chemin, évitant ainsi une conversation qu’elle pouvait imaginer embarrassante.
Ou alors offrir un soutien maladroit à celle qu’elle ne voyait pas encore comme une amie.
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La jeune fille s’interrompit dans son travail de rangement, et se tint droite comme un i devant maître Ovadiah, à la manière d’un petit soldat de bois au garde-à-vous devant son supérieur hiérarchique. Cette éducation rigoureuse, le précepteur n’avait jamais pu y changer quoi que ce fût, malgré tous ses efforts.
Il lui posa une main paternelle sur l’épaule :
- Nous allons devoir quitter la maison, lança-t-il sans ambages. La grand-mère d’Enaël et Dernion est décédée, et nous sommes conviés à ses obsèques. J’ai besoin que nous préparions la maison à un long voyage, et avec les drôles de rumeurs qui circulent en ce moment, nous ne devons prendre aucun risque.
Swan fronça les sourcils, en répondant :
- Nous n’attendons pas Fréod ?
Ovadiah soupira, las. Il n’était pas habitué du mensonge, et il avait jugé préférable en cet instant de ne rien dire à Swan concernant leur départ prolongé, afin d’éviter précisément d’en arriver à ce point. Hélas, sa protégée avait aiguisé son esprit critique au point de voir au travers des pathétiques tentatives de détourner son attention de la seule question qui gravitait dans son esprit. Nouveau soupir. Le précepteur tira nerveusement sur ses manches.
- Fréod… commença-t-il prudemment. Fréod est un garçon intelligent, et débrouillard. S’il est pas encore rentré, c’est qu’il en a été empêché… Je suis sûr qu’il a trouvé refuge ailleurs, probablement vers Edoras, auprès des éored du roi.
- Mais s’il revient ? Quelqu’un devrait rester ici, au cas où… Je peux l’attendre, maître, vous savez que je peux tenir cette maison par moi-même !
Ses yeux s’embuèrent légèrement. Ovadiah, feignant de ne rien voir, lui glissa une main sur la joue :
- Swan… J’ai toute confiance en toi. Tu le sais. Mais tu dois aussi me faire confiance. Les parents d’Heldamn habitent non loin d’Edoras : ce n’est pas tout près, mais là-bas nous pourrons demander après Fréod, et peut-être même être réunis avec lui. Que gagnerais-tu à attendre ici toute seule, à entretenir le rêve fou d’un vieil homme ? Tu vaux mieux que cela. Toi aussi, tu as droit au bonheur.
- Maître… Souffla-t-elle, sans trouver quoi répondre.
Il sourit.
- Tu sais que mes intuitions sont souvent justes, Swan. Et cette fois, j’ai l’intuition que nous parviendrons à trouver Fréod en nous rapprochant d’Edoras. J’ai l’intuition que nous pourrons nous y rendre utiles, et apporter nos compétences à ceux qui en auront le plus besoin.
Elle acquiesça. Elle avait toujours voulu faire davantage que d’être simplement l’assistante d’un précepteur reclus qui vivait à l’écart du monde et de ses problèmes. Elle n’était pas née pour se terrer dans les ombres et pour vivre dans la crainte. En la dévisageant, Ovadiah ne put manquer de remarquer à quel point elle avait grandi, et de discerner déjà chez elle les traits de la jeune femme opiniâtre et courageuse qu’elle ne manquerait pas de devenir d’ici quelques années.
Il sourit.
Il n’était pas habitué du mensonge, mais encore une fois il avait dû se parjurer par omission.
Lui cacher ce que son intuition lui susurrait à l’oreille.
Lui cacher le terrible pressentiment qui étreignait son cœur : qu’il ne reviendrait pas ce périple.
Les jours qui suivirent l’annonce de leur départ furent consacrés aux préparatifs, et ne laissèrent que peu de place aux longues conversations. Chacun s’affairait dans le domaine lui était confié, afin de préparer la maison, l’attelage, et l’équipement dont ils auraient besoin pour traverser en sécurité les plaines du Riddermark jusqu’à Edoras. Les deux adultes s’efforçaient de ne pas inquiéter les plus jeunes, mais ils eurent plusieurs fois l’occasion d’évoquer les modalités concrètes de leur voyage, et de réfléchir au parcours qu’ils devraient emprunter. Les voies qu’ils connaissaient, et qui d’ordinaire étaient rendues sûres par la présence des patrouilles des armées du roi, présenteraient peut-être de nouveaux dangers du fait des déplacements de troupes. Les bandits et brigands ne tarderaient pas à comprendre que l’absence de surveillance représentait une opportunité unique de s’enrichir sur le dos des pauvres gens qui traversaient le pays.
Ils devaient également prévoir les vivres et les simples dont ils pourraient avoir besoin, ainsi que des vêtements de rechange, du matériel en tout genre pour les menues réparations, et tout le nécessaire pour monter un camp et se réchauffer si les nuits venaient à fraîchir. Tout cela exigeait une organisation militaire, et une grande rigueur, que les enfants ne tardèrent pas à adopter pour remplir avec diligence toutes les missions qu’on leur confia.
Swan était fourbue, son corps la lançait, mais sa dernière mission de la journée impliquait de prendre soin de Canaille pour le départ prévu le lendemain dans la matinée. La brave bête, toujours fidèle malgré les années, avait besoin qu’on prît soin de ses sabots, et qu’on la pansât en prévision du départ. Équipée du nécessaire, la jeune fille s’était rendue dans les écuries, sans s’attendre à ce qu’elle allait y trouver.
Les sanglots qu’elle entendit lui intimèrent immédiatement de faire silence, et de se rapprocher prudemment.
C’était Enaël.
Le cœur de Swan s’arrêta un instant.
Des pensées confuses se bousculèrent dans son esprit. Depuis quelques semaines, elles s’étaient peu à peu rapprochées, mais la surprendre dans un tel moment de vulnérabilité n’était pas facile. Peut-être que la jeune Rohirrim préférait être seule pour déverser les larmes et la tristesse qui enserraient son cœur. Perdre un proche n’était jamais simple, et à en juger par sa réaction lors de l’enterrement de Brise, Enaël était encore sensible et pleine de douceur, incapable de cuirasser ses émotions et de les garder sous clé comme le faisaient les âmes hélas trop habituées à la perte et à la douleur.
Reculer prudemment, la laisser affronter comme elle l’entendait son chagrin, était peut-être préférable…
Swan fit quelques pas en arrière, sans conviction.
Une partie d’elle-même l’empêchait de partir totalement. Une émotion qu’elle découvrait, et qui l’incitait à surmonter ses réticences initiales pour essayer d’apporter une aide modeste face à une nouvelle dramatique à laquelle elle ne pouvait rien changer. La mort faisait cet effet. Ni les larmes, ni les cris, ni les colères ne pouvaient la faire disparaître. Ce caractère inéluctable et irréversible, chacun devait l’accepter à sa manière, mais c’était terriblement difficile lorsqu’on y était confronté pour la première fois…
Sans un mot, Swan déposa son matériel, et s’installa aux côtés d’Enaël.
Assises à même le sol, au milieu de la poussière et des brins de paille, elles restèrent à contempler le mur décrépit qui leur faisait face, faiblement éclairé par la lueur du jour qui s’engouffrait dans la pièce par les quelques ouvertures que l’on trouvait de part et d’autre du bâtiment. A quoi bon commenter la situation ? Rien de ce qu’elle pouvait dire ne pouvait apaiser cette souffrance, et Swan n’essaya même pas de rassurer la jeune fille endeuillée par la parole. Au lieu de quoi, avec une douceur qu’elle ne soupçonnait pas chez elle, elle referma un bras autour de l’épaule de sa camarade de chambrée, et l’invita à pleurer toutes les larmes de son corps contre son épaule.
Elles restèrent un long moment ainsi, enlacées, avant que la fatigue eût raison des larmes.
Enaël glissa lentement, de toute évidence épuisée, et posa sa tête sur les cuisses de Swan, qui se mit à lui caresser la tête, tout en soufflant :
- Tu n’es pas obligée de me croire, Enaël… mais je sais ce que tu ressens.
Le cœur de la jeune fille aux cheveux bruns se serra brusquement. Elle frissonna. Résista.
La douleur. Le deuil.
La mort.
Rien de tout cela ne lui était étranger, hélas.
- J’ai aussi perdu des êtres chers… Il y a longtemps… Il n’y a rien de comparable à cette douleur, et il n’y a rien que tu puisses faire pour la faire disparaître. Elle refluera avec le temps, comme la marée, sans jamais vraiment disparaître.
Les mots coulaient de sa bouche naturellement, et c’était la première fois que Swan se confiait ainsi.
- Les jours n’auront plus jamais la même saveur, les nuits sembleront plus glaciales. La course du soleil toujours plus rapide, alors que le temps qui passe te donnera l’impression d’abîmer tout ce qui est beau et qui devrait le rester éternellement. Un sourire. Le bruit d’une chaise qui craque quand on prend place dessus. Le parfum d’un oreiller familier. Mais il y aura aussi des jours heureux. De petites joies, des rires coupables car on voudrait être triste et ne plus jamais s’amuser de rien… Les morts céderont la place aux vivants, à de nouvelles rencontres, à de nouvelles personnes que tu chériras sans même t’en rendre compte. Que tu aimeras. Des personnes qui te feront oublier, un peu, l’omniprésence de la mort et de la souffrance.
Mort. Souffrance.
La cicatrice immense qui barrait le dos de la jeune fille en disait long sur ce qu’elle avait dû endurer elle-même, quoique les raisons de ces tourments ne fussent pas claires. La main de Swan caressait toujours les cheveux d’Enaël, au même rythme lent et régulier. Apaisant. Elle frissonna de nouveau. Tenta de résister. Sa voix d’ordinaire si maîtrisée se fit soudainement plus mélodieuse, plus sincère :
- Mon grand-père est mort quand j’étais jeune… Je l’aimais beaucoup… Mes parents…
Elle ne trouva pas le courage de finir sa phrase. Ses yeux, d’un bleu comme on n’en voyait pas au Rohan, étaient plongés dans ceux d’Enaël, qui pouvait y sonder la profondeur de cette mer d’affliction dans lequel baignait Swan. Les mots viendraient peut-être un jour. Pour l’heure, ce dernière ne souhaitait pas dérober cet instant à celle qui souffrait de l’absence d’un proche, pour étaler ses propres peines. La porte entrouverte se referma doucement, sans violence. Seuls leurs yeux, accrochés l’un à l’autre, témoignaient de ce qu’elles avaient partagé brièvement.
- Je veux juste te dire que je comprends, Enaël. Je comprends… Et je serai là pour toi si tu as besoin de moi.
Un frisson s’empara d’elle. Elle y céda, cette fois.
Elle n’eut qu’à se pencher en avant pour rapprocher son visage de celui d’Enaël, et déposer délicatement ses lèvres contre les siennes. Son cœur battait à tout rompre. La folie de son geste la saisit brusquement, et elle rompit ce baiser qui avait surgi des tréfonds de sa jeune âme. Son sourire contrastait avec les larmes qui coulaient désormais franchement sur ses joues, comme si ses iris aux teintes marines avaient soudainement fondu pour se déverser le long de son joli visage. Comme si cette once de joie éphémère et fragile avait fait déborder l’océan d’émotions qu’elle retenait derrière ses paupières.
- Toujours, souffla-t-elle. Je serai toujours là pour toi.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1082 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Eolkar ouvrit sa main tremblante, laissant tomber la poignée de terre humide, qu’il avait récoltée au sol, sur le cercueil de bois qui se trouvait face à lui. Tout au long de la cérémonie, le doyen de la famille avait tout fait pour contrôler ses émotions, décidé à montrer un visage fort à ses proches afin d’apparaître comme le roc inébranlable sur lequel tous pouvaient s’appuyer. Mais cette posture finit par se fissurer à mesure que la dépouille disparaissait sous ses yeux ; une larme, solitaire, s’échappa du coin de son oeil pour couler lentement le long de son visage marqué par les années. Il ne chercha pas à l’essuyer ou la cacher, la laissant suivre son cours jusqu’à disparaître dans sa barbe.
L’oraison funèbre qu’il avait prononcé un peu plus tôt avait été brève, rendant pudiquement hommage à son épouse sans verser dans de grandes envolées visant à chanter les louanges et tirer les larmes. Des gens simples, dans la vie comme dans la mort. De toute façon, il n’avait jamais été un très bon orateur et un simple discours lui paraissait bien insuffisant pour dresser le portrait de celle qui représentait tant pour lui et ceux qui avaient fait le déplacement. Pour lui, une compagne qui l’avait soutenu, et parfois supporté, pendant plus de trois décennies ; pour d’autres une mère aimante ou une amie fidèle. Jusqu’au dernier jour, alors même que la maladie l’empêchait de se mouvoir ou de s’exprimer correctement, elle avait œuvré pour le bien des siens et de sa communauté ; plaçant ses besoins derrière ceux des autres. Un exemple pour tous.
Eolkar, qui se tenait jusque-là seul au centre de l’assemblée face à la tombe, fut rejoint par son fils aîné. Heldamn, dont les larmes avaient été plus nombreuses, posa une main sur l’épaule de son père et ils observèrent tout deux les anciens du village recouvrir le tombeau alors que certaines femmes, vêtues d’un voile noir, entonnaient le dernier chant funéraire, repris du bout des lèvres par tous ceux qui avaient assisté à assez d’enterrements pour en connaître toutes les paroles. Alors que l’on chantait les dernières notes, Eolena vint se placer elle aussi auprès de son père. Vêtue d’une longue robe noire, ses cheveux auburn soigneusement tressés ; elle glissa son bras dans celui d’Eolkar. Son regard triste traduisait le chagrin réservé d’une femme qui avait traversé bien des épreuves au cours de sa jeune vie. Le chef de famille, dont le poids des années paraissait plus lourd qu’il ne l’avait jamais été, se pencha en avant et posa sa large main sur le tas de terre.
Il murmura : “Je suis désolé Céoda. Désolé pour tout.”
1: "De la poussière tu es venu, à la poussière tu retourneras."
Un sobre dîner avait suivi les funérailles. Eolkar avait installé les membres de sa famille et ses plus proches amis à sa table. Du pain et un ragoût de lapin qui avait cuit dans un chaudron en étain suspendu au-dessus du feu de cheminée. Ensemble, les convives se remémoraient leurs souvenirs les plus agréables de Céoda. Son sourire, sa gentillesse et son abnégation face aux épreuves de la vie étaient les qualités qui revenaient le plus souvent dans la bouche de ceux qui avaient eu la chance de la connaître. Emrest, l’un des voisins, se risqua même à un trait d’humour. “Céoda était une femme si extraordinaire mais supporter Eolkar pendant près de trente ans. Voilà bien son plus grand exploit.”
Il y eut quelques rires timides et un sourire mélancolique se dessina sur le visage du principal intéressé. La nuit se prolongea quelques heures et les sujets de discussion divergèrent progressivement. Bien entendu il fut question de la menace des Dwimmen qui menaçait à l’Est, mais les dernières nouvelles de la capitale était rassurante disait-on. Le Vice-Roi Mortensen avait rassemblé ses troupes pour repousser l’ennemi de l’autre côté de l’Entalluve. Le problème serait bientôt résolu. Heldamn raconta également quelques histoires de ses mois passés sur les territoires des Nains, un peuple apprécié mais dont les us et coutumes demeuraient méconnus parmi les gens du Riddermark. On se tournait souvent vers Maître Ovadiah qui tâchait de répondre aux questions des plus curieux sur divers sujets concernant les peuples étrangers et leurs coutumes.
Peu à peu, les convives quittèrent la ferme après avoir chacun présenté à nouveau leurs condoléances à la famille endeuillée. Eolkar les remerciait d’un geste de la tête, ne prononçant pas plus que quelques mots pour les remercier. Ses enfants débarrassèrent les couverts et les personnes restantes s’installèrent autour de l’âtre. Dernion se mit à sommeiller sur son siège tandis que Swan et Enaël se trouvaient à l’étage. Ne restaient plus qu’Eolkar et ses deux enfants accompagnés de leur ancien précepteur à qui on avait donné la chambre d’amis. La ferme d’Eolkar était plutôt vaste et il faisait partie de ces paysans qui avait toujours réussi à joindre les deux bouts. Toutefois accueillir autant de monde n’était pas dans ses habitudes, en particulier depuis la maladie de Céoda. L’une des anciennes chambres des enfants était devenu un entrepôt qu’on avait dû sommairement organisé pour y mettre des couchettes pour les enfants. Ovadiah et Eolena occuperaient chacun une chambre tandis que Heldamn et Deana dormiraient dans la pièce de vie.
Le feu commençait à s’estomper. Eolkar remua les dernières braises à l’aide d’un tison rouillé avant de se rasseoir en poussant un grognement. Son regard sombre se posa ensuite sur son vieil ami.
“Archie...Merci d’être venu avec les enfants. Tu sais que tu peux rester aussi longtemps que tu le désires. Ma demeure ne possède pas de grande bibliothèque ou de jardin luxuriant mais considère-la comme tienne jusqu’à ce que ta région redevienne sûre…”
Il laissa l’érudit lui répondre et reporta son attention sur son fils.
“J’ai besoin de quelques courses, Heldamn. Si tu peux te rendre à Edoras demain pour y acheter quelques outils qui me manquent.”
L’aîné de la fratrie acquiesça silencieusement. Eolena, quasiment muette jusque-là, prit la parole. “Je retournerai également à la ville demain matin. Le Roi y organise un bal, je doute pouvoir approcher le Château d’Or mais troubadours et forains ont investi les rues de la ville. Nous pourrions y amener les enfants, ça leur changera les idées.”
La jeune femme était partie vivre à Edoras depuis son mariage avec un dignitaire du royaume. La mort subite de ce dernier lors de la guerre civile en avait fait une jeune veuve, mais soutenue par sa belle-famille, elle était parvenue à se faire une place à Edoras malgré ses modestes origines. Particulièrement douée avec les chiffres, elle tenait les comptes de plusieurs négociants influents de la cité et avait réussi à se forger une petite réputation qui lui permettait d’ouvrir quelques portes. “Bonne idée.” Fit Eolkar. ”Les petits iront avec vous deux, ne traînez pas trop par contre, j’aurais besoin de vous avant la nuit tombée.”
Heldamn approuva à nouveau et se tourna vers leur invité.
“Maître Ovadiah, nous pourrions également prendre Swan avec nous. Découvrir Edoras en période festive est une occasion unique. Qu’en dîtes vous ?”
Enaël s’était rapidement éclipsée à la fin du repas, retrouvant un peu de solitude dans le grenier où ils allaient passer les prochaines nuits. Heldamn avait poussé la foultitude d’outils et de caissons disposés en vrac pour libérer un espace dans lequel on avait disposé trois couchages à même le sol. L’adolescente monta lentement les marches, le vieux bois craquant légèrement sous son poids. Elle poussa un long bâillement et se frotta les yeux de fatigue, épuisée à la fois physiquement et psychologiquement.
Elle n’était pourtant pas la première à avoir quitté le souper avant son terme. Une petite tête brune se tenait là, assise en tailleur sur son lit, le regard tourné vers la petite lucarne légèrement entrouverte. La jeune rohirrim sentit un nœud se former dans son ventre et son cœur accéléra subitement. Depuis leur baiser échangé quelques jours plus tôt, les deux jeunes filles n’avaient pas encore vraiment eu l’occasion de se retrouver seules. Le trajet jusqu’à la ferme de ses grands-parents s’était déroulé sous la surveillance constante des adultes et depuis leur arrivée, les préparatifs de l’enterrement avaient occupé tous les esprits.
L’aspirante cavalière signal sa présence en se raclant la gorge. “Tu vas bien ? Je te dérange pas ?”
Elle monta les dernières marches et vint s’asseoir près de son amie. Son amie ? Faute de pouvoir trouver un autre qualificatif, Enaël considérait Swan comme telle. Pourtant le tourbillon d’émotions qui s’était saisie d’elle lors de leur dernier échange privé ne relevait définitivement pas de la simple amitié. Un mélange de sensation aussi enivrant qu’effrayant.
Enaël se sentit rougir et hésita un peu, ne sachant exactement comment lui montrer son affection. Elle observa sa partenaire de chambrée pendant quelques secondes. Ses cheveux sombres serrés derrière sa tête et ce regard azur, empli d’une tristesse sans larmes. La fille du Rohan glissa ses doigts entre ceux de l’étrangère. “Swan…je voulais te remercier pour ce que tu m’as dit l’autre jour. Tu as visé juste. Vraiment juste.”
Une telle maturité face à la mort. Voici quelque chose à laquelle Enaël n’était pas forcément habituée. Quelles épreuves avait-elle donc déjà traversé pour faire preuve de tant de sagesse, de sang-froid face à la peur et la douleur ? Dans un sens, elle l’admirait. Mais derrière ce voile de mystère, elle voulait également découvrir la personne qui occupait constamment ses pensées depuis plusieurs jours. “Ta famille…tu en as parlé un peu l’autre jour. Tu n’es pas obligé de partager ça avec moi, je sens bien que c’est sensible pour toi. Mais si tu décides d’en parler avec moi, je te promets d’en garder le secret sans jugement.”
Enaël serra sa main dans celle de son amie. Elle reprit de façon un peu maladroite ; elle n’avait pas le verbe de Swan. “Je sens la tristesse que tu gardes en toi. Peut-être que la partager te soulagera un peu. Ma grand-mère disait souvent que les larmes ne sont que les paroles notre cœur. Et notre cœur ne peut rester muet, non?”
Enaël sentit les larmes lui monter à nouveau aux yeux mais ne les laissa pas s’échapper cette fois. De sa main libre, elle caressa doucement la joue glaciale de Swan.
“Moi aussi, je serai toujours là pour toi.”
The Young Cop
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Swan l’avait vu dans les livres, l’avait découvert à travers les descriptions fort détaillées de maître Ovadiah quand, le soir venu, il lui contait certaines de ses aventures au coin du feu pour l’aider à s’endormir. Cependant, elle n’avait que très rarement traversé les grandes plaines du Riddermark, sillonné les collines herbeuses caressées par un vent paresseux descendu des montagnes. Prendre la route lui donna l’impression de partir pour une aventure extraordinaire, qui était à la fois grisante et terrifiante. Le mystère de l’inconnu était source d’espoirs et de rêves, mais il portait également en lui le germe d’une menace latente qui ne cessait de croître dans les ombres. Les premiers jours, elle avait beaucoup regardé par-dessus son épaule, espérant y voir la silhouette solitaire de Fréod qui, ayant trouvé la maison vide, aurait suivi les traces du petit convoi pour le rattraper et leur donner d’heureuses nouvelles.
Espoir déçu.
Elle avait alors cherché à croiser le regard d’Enaël pour y puiser un peu de réconfort, mais une pointe de honte et de trouble avait toujours eu raison de ses vaines tentatives. La présence permanente des adultes ne l’aidait pas non plus à se détendre, et elle avait subi comme une torture ce voyage au cours duquel il lui avait été impossible d’aborder avec la Rohirrim le baiser qu’elles avaient échangé, et qui avait profondément chamboulé ses émotions. Une partie d’elle aurait voulu s’excuser, revenir sur cet incident incompréhensible, trouver des explications chancelantes, et rejeter en bloc ce qui s’était produit. Une autre aurait voulu serrer Enaël dans ses bras de toutes ses forces pour ne pas la perdre, et pour apaiser ce cœur meurtri par le deuil et le chagrin. Le monde les ballottait sur ces routes incertaines, et chaque jour et chaque nuit qui les rapprochaient de leur destination les éloignaient aussi de ce moment suspendu, qui s’étiolait déjà dans les souvenirs de Swan, avalé par le souci, le remord. La peur.
Il lui avait alors fallu restaurer sa discipline de fer, cuirasser ses émotions, et se montrer aussi diligente et disponible que d’ordinaire. Maître Ovadiah n’avait rien perçu du trouble de sa jeune élève… sans doute car il était troublé lui-même. Swan le connaissait suffisamment bien pour déceler quand quelque chose n’allait pas. Il était curieusement agité par moments, parlant avec un empressement qui ne lui ressemblait guère, et parfois il se montrait au contraire particulièrement renfermé. Il ruminait de sombres pensées en regardant la couleur du ciel, ou en s’absorbant dans la contemplation du paysage. Et pas une seule fois il ne leur raconta une histoire.
C’était la première fois qu’une telle chose se produisait.
Enaël et Dernion avaient peut-être mis cela sur le compte de l’affliction, et ils étaient si attristés eux-mêmes qu’ils n’avaient probablement rien remarqué du tout. Swan, en revanche, avait senti que quelque chose n’allait pas, et le trajet lui avait tout à coup semblé plus sombre. Plus dangereux. Plus inquiétant. Durant sa jeunesse, elle avait beaucoup voyagé, et avait souvent emprunté des routes pénibles et risquées. Les grands espaces lui procuraient un étonnant sentiment de liberté, mais les nuits sans lune à la belle étoile lui semblaient terrifiantes, comme si tout à coup de sinistres créatures allaient surgir des ténèbres pour venir s’en prendre à elle et l’emmener dans leur royaume de malheur.
Elle n’avait pas beaucoup dormi durant le trajet. Ses rêves étaient occupés par d’étranges silhouettes.
~ ~ ~ ~
L’arrivée dans la ferme d’Eolkar n’avait pas été de nature à égayer les humeurs de la jeune fille. Les préparatifs de la cérémonie funéraire avaient été au centre de toutes les attentions, et Swan s’était retrouvée être la seule personne qui ne connaissait absolument pas la défunte, et qui ne partageait donc pas la peine immense que tous ressentaient. En dépit des efforts de tous et de chacun, elle s’était sentie profondément étrangère à cette famille rassemblée pour adresser un dernier adieu à une personne qui semblait exceptionnelle, et qu’elle aurait sans doute apprécié de pouvoir connaître, tant le portrait qui fut dressé d’elle était élogieux.
Swan et son sentiment de solitude se réfugièrent dans ce qu’elle savait faire de mieux : se rendre utile. Elle ne ménagea pas ses efforts, prêtant main-forte à qui le souhaitait, et trouvant comment mettre à contribution son énergie et sa vitalité afin d’apaiser le quotidien de ceux qui souffraient. Elle s’affaira aux cuisines, au nettoyage, aux tâches les plus ingrates… Tout ce qui pouvait soulager cette famille éplorée, et permettre à Enaël et Dernion, Ovadiah, Heldamn et Eolkar, ainsi que tous ceux qui avaient fait la route pour venir rendre un dernier hommage à Céoda, de prendre le temps de célébrer son passage dans l’Après-Vie.
Ce fut d’ailleurs l’occasion pour Swan d’assister à son premier enterrement.
Elle n’était pas étrangère à la mort et au malheur, mais elle n’avait pu assister à de réelles funérailles, de celles qu’elle avait pu lire dans des contes ou des histoires. Elle n’avait jamais pu observer de ses propres yeux la solennité de ces moments empreints de gravité, au cours desquels les défunts étaient conduits de ce monde vers le suivant. Elle n’avait jamais pu dire au revoir à qui que ce fût. La cérémonie avait été particulièrement émouvante, notamment la mise en terre qui avait tiré une larme aux hommes, et quelques sanglots discrets aux femmes. Chaque geste semblait avoir un sens, chaque rituel s’ancrait dans une histoire séculaire, dans un héritage dont elle ne faisait qu’effleurer la profondeur, mais qui l’émouvait profondément. Elle s’était montrée particulièrement intéressée par les paroles prononcées – qu’elle ne comprenait pas toutes parfaitement bien – et par les tonalités qu’elle décelait dans la voix des aînés. Certaines chansons, en rohirric, lui avaient donné des frissons d’un sentiment qu’elle ne parvenait pas à identifier réellement. En regardant Eolkar et ses descendants, elle ignorait ce qui relevait du Rohan, ou de cette famille en particulier qui devait avoir une façon bien à elle d’honorer les disparus. Elle trouva le tout à la fois beau et sobre, empreint d’une chaleur et d’une douceur qu’elle n’aurait pas pu imaginer.
Mourir de vieillesse était un luxe en ces temps troublés.
Nul n’avait le cœur à pleurer plus que de raison, et au contraire, on trouva rapidement à évoquer des souvenirs heureux, des anecdotes drôles, susceptibles de briser le marasme ambiant, et de faire sourire un peu. Swan était restée par politesse, mais elle avait rapidement pris congé de ses hôtes, terrassée par la fatigue qui faisait hurler chacun des muscles de son corps, et par toutes les émotions qui la traversaient et qu’elle n’arrivait pas encore à canaliser pleinement. Joie. Peine. Envie. Peur. Les derniers jours avaient été éprouvants.
Elle s’installa sur le lit de fortune qui avait été disposé pour elle dans le grenier, dont elle ne trouva rien à redire. Son couchage était confortable, et elle appréciait la proximité des poutres apparentes qui la rassuraient bêtement sur la solidité de la demeure. Une ouverture pratiquée dans le toit, peu commune dans des maisons de ce type, avait été percée pour fournir un peu d’aération et permettre l’évacuation des fumées et des odeurs durant l’hiver. Aujourd’hui, cela servait de lucarne à la jeune fille qui observait le ciel, perdue dans des pensées volages et hésitantes qui la ramenaient toujours à la mer, à la mort… à sa mère… Pendant une fraction de seconde, elle crut apercevoir son visage dans les nuages qui glissaient lentement devant ses yeux, comme si le vent avait choisi de sculpter un souvenir pendant l’espace d’un fugace battement de cils. Dès qu’elle en prit conscience, l’apparition s’évanouit, la laissant avec un goût amer sur les lèvres. Un goût amer et salé.
Elle pleurait.
La voix d’Enaël la fit sursauter brusquement, et elle s’empressa de s’essuyer les joues.
- Oui oui, tout va bien… Répondit-elle machinalement. Tu ne me déranges pas.
Pendant un instant, elle ne sut pas quoi dire. Quoi faire. Cela faisait des jours maintenant qu’elles n’avaient pas été seules toutes les deux, et la dernière fois… La scène lui revint en mémoire, faisant battre son cœur un peu plus vite. Comment allait-elle réagir ? Lui en voulait-elle ? Allait-elle la dénoncer à quelqu’un ? La moquer ? La haïr ? Le visage d’une jeune Rohirrim, déformé par toutes ces émotions aussi violentes que fictives, défila devant les yeux de Swan qui sentit son cœur se serrer dans l’attente du couperet qui ne manquerait pas de tomber. Cependant, rien ne vint, sinon Enaël et sa simplicité habituelle.
Elle prit place à ses côtés, et saisit tendrement la main de son amie sans montrer la moindre hésitation.
Ce geste anodin ôta un poids énorme des épaules de Swan, qui sentit brusquement les larmes revenir, tandis qu’elle faisait tout pour les contenir.
- De rien… Ce n’étaient que quelques mots…
Sa réponse gênée était à la fois laconique et touchante, comme si elle en disait davantage dans ses silences que dans ses paroles souvent calculées, réfléchies, soigneusement adaptées à son auditoire. Elles restèrent silencieuses un bref moment, avant qu’Enaël ne revînt avec quelques questions. En temps normal, Swan se serait probablement braquée, mais elle se sentait bien dans cette maison familiale, et en sécurité en présence de cette source inépuisable de douceur et de bienveillance. Les questions sur sa famille la mettaient toujours mal à l’aise, mais aujourd’hui elles ne lui donnaient ni envie de fuir, ni envie de s’emporter. Au contraire, son fardeau terriblement lourd lui pesait douloureusement, et elle se rendit compte qu’elle mourait d’envie de le déposer à quelqu’un de confiance… quelqu’un de son âge… Quelqu’un qui pourrait la comprendre, lui dire que tout irait bien, et l’aider à se pardonner pour tout ce qu’elle avait commis…
Les yeux d’un bleu intense plongèrent dans ceux d’Enaël, au moment où les doigts de la jeune fille glissèrent sur sa joue. Ses maigres défenses s’effondrèrent subitement, et ce simple contact suffit à faire revenir des larmes intarissables qui dévalèrent sur son visage juvénile. Innombrables. Incontrôlables. Et pourtant, elle ne sanglotait pas. Elle se contentait de regarder Enaël, qui pour la première fois put mesurer l’ampleur de la souffrance qui habitait Swan. Une souffrance qui s’échappait involontairement du miroir de son âme. Elle était bien trop jeune pour vivre avec un tel fardeau.
- Mon cœur ne parle pas. Il saigne, lâcha-t-elle la voix saisie par l’émotion. Tous les jours.
Elle n’essaya même pas de cacher ses pleurs. Enaël la voyait enfin telle qu’elle était, sans masque, sans artifice. Elle la voyait, et elle ne fuyait pas immédiatement, elle ne s’était pas mise à hurler de terreur, ou à froncer les sourcils de dégoût. Elle la voyait vraiment. Swan se mit subitement à trembler, mais pas de froid.
- J’ai peur qu’il vous arrive quelque chose…
Elle fut incapable de préciser sa pensée. L’idée même de parler même de ce sujet la pétrifiait, et elle préféra bifurquer vers autre chose.
- Dernion… Il faut que tu veilles sur lui… Tu sais, j’avais un frère moi aussi…
Les mots restèrent encore une fois bloqués dans sa gorge, comme si elle en avait trop dit, et pas assez. Elle était déchirée entre l’envie de tout déballer, de tout raconter, et le devoir qui lui commandait de ne pas révéler quoi que ce fût, de tenir sa langue, de faire profil bas, et de ne surtout pas confier des secrets qui pourraient être répétés par ailleurs… ou mettre en danger qui que ce fût. La pression dans sa poitrine devint totalement insupportable, comme un étau comprimant sa cage thoracique. Elle suffoquait presque littéralement sous le poids de ses tourments et, pour survivre, céda une nouvelle fois.
- Je n’ai pas le droit de te dire comment il s’appelait, mais… Il était comme Dernion… Gentil. Un peu distrait, parfois… Il était plus jeune que moi, de quatre ans. J’avais juré de veiller sur lui. J’avais juré, Enaël, mais je n’ai pas été à la hauteur… Je n’ai pas réussi à le protéger, et… et…
Un visage lui revint en mémoire. Flou. Un sourire. Le son d’un rire. Une épée en bois. Des mèches de cheveux bruns agitées par une brise printanière. Et la mer. Toujours la mer.
- On l’a tué.
Son ton s’était durci. La colère l’emportait brièvement sur la peine. Brièvement.
- On l’a tué… Il n’avait que sept ans, et on l’a… on l’a tué… On l’a tué, et c’est de ma faute… C’est…
- Enaël ! Cria une voix en bas, interrompt leur conversation. Swan ! Descendez les filles, nous avons une proposition à vous faire !
Swan, à la manière d’un automate, retrouva en quelques instants toute sa contenance. Elle sécha son visage sur ses manches qu’elle retroussa soigneusement, avant d’étirer les muscles de son visage pour ne pas donner l’impression qu’elle avait pleuré. Elle serra fort la main d’Enaël en lui adressant un de ces regards dont on savait qu’ils retenaient une tristesse infinie, puis se leva d’un bond en répondant :
- Nous arrivons, maître !
Elle descendit sans rien ajouter, flanquée d’Enaël qui se plaça à ses côtés devant Ovadiah. Le précepteur affichait un sourire tranquille, preuve d’une certaine sérénité retrouvée au sein de la famille fort accueillante d’Eolkar.
- Heldamn et Eolena doivent se rendre à Edoras demain. Ce sera une bonne occasion de vous dégourdir les jambes, et de découvrir la belle cité d’Edoras. Il paraît même que le roi Fendor y donne un grand bal : vous aurez peut-être l’occasion d’apercevoir certains des grands du royaume. Le Vice-Roi Mortensen et son épouse Aelyn seront probablement là, de même que les éminents représentants de la Garde Royale, et la fine fleur de l’armée du royaume. Et je ne vous parle même pas de toutes les merveilles de la cité, qui sauront sans nul doute ravir vos yeux curieux et… rougis ?
Swan s’empourpra :
- Ce sont des allergies, maître… Rien de plus… Les plantes locales me font un drôle d’effet.
- Oh, répondit-il. Si nous étions à la maison, j’aurais pu te donner un petit remontant, mais tu devras faire sans ici… Tout ira bien ? Bon. Alors que dites-vous de cette proposition ? Je dois encore essayer de convaincre Dernion de se joindre au voyage, mais cet enfant est comme une bernicle sur son rocher. Je ne pourrai l’amener à lâcher ses livres que si vous êtes toutes les deux d’accord pour être du voyage. Et encore !
Il eut un petit rire qui s’acheva par un profond soupir.
- Vous savez, il vous aime beaucoup. Il a beaucoup d’admiration pour les personnes que vous êtes, et il me parle souvent de vous, directement ou non. Passer ce moment avec vous deux lui ferait le plus grand bien.
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
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Les confidences de Swan eurent l’effet d’un coup de poignard pour la jeune rohirrim. Celle-ci s’était préparée à entendre une bien triste histoire mais jamais ne s’était-elle douté que les démons qui hantaient sa partenaire de chambrée soient si pesants. Il y avait le deuil bien sûr mais tant d’autres choses semblaient l’accabler. Le poids de la culpabilité en premier lieu. L’évocation de Dernion fit monter les larmes aux yeux d’Enaël. Comment aurait-elle réagi si elle avait perdu son petit frère ? L’épisode de la crise de son cadet était encore fraîchement gravé dans sa mémoire et la catastrophe avait alors été évitée de peu. Si les choses avaient dû mal tourner ; aurait-elle dû, elle aussi, vivre avec le fardeau de cet échec en plus de celui de la perte d’un être aimé ? Son désir ardent de devenir une cavalière du Rohan répondait en partie à un sens de l’aventure qui animait son jeune esprit mais également, et surtout, par cette nécessité qu’elle éprouvait de devoir protéger l’être aimé. Elle se souvenait du sentiment de fierté et s’assurance qui montait en elle quand elle apercevait l’armure rutilante de son oncle lorsque celui-ci leur rendait, trop rarement, visite avant son exil. Cette pensée qu’avec un tel homme dans la famille, rien ne pourrait jamais leur arriver.
Ce soir-là, plus que jamais, elle pouvait s’identifier en Swan. Non pas dans les traumatismes qu’elle avait vécus mais dans les motivations qui les animaient toutes les deux. Dans un élan d’affection, elle prit l’étrangère dans ses bras et la serra contre elle pendant de longues secondes, si fort qu’elle se rendit compte qu’entre deux sanglots étouffés, elle risquait de gêner la respiration de Swan. “Je suis tellement désolée…tellement. Je suis certaine que c’était un garçon spécial…”
La rohirrim hésita à rajouter une phrase pour la rassurer ; lui dire que se blâmer pour un tel drame était bien vain et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Cependant elle préféra ne pas le dire sans avoir connaissance de tous les éléments pour ne pas braquer l’étrangère. “ Rien ne nous arrivera ici. Ni à Dernion, ou à l’une de nous.”
Elle relâcha légèrement prise et fixa intensément sa partenaire. Avec douceur, elle essuya une larme qui coulait sur la peau hâlée de Swan. “Nous sommes ensemble maintenant.”
Alors qu’elle se penchait légèrement en avant pour rendre à Swan le baiser qu’elle avait initié quelques jours plus tôt, la voix claironnante de Maître Ovadiah retentit depuis l’étage inférieur, les appelant toutes les deux. Décontenancée, Enaël sursauta et s’éloigna d’un coup, comme un enfant que l’on aurait surpris en plein méfait, inconsciemment encore un peu honteuse de ces sentiments confus qu’elle sentait naître en elle. Priant pour que Swan n’ait pas eu le cœur de noter cette légère hésitation, elle descendit les marches du grenier à toute vitesse et rejoignit leur précepteur qui leur annonça une nouvelle pour le moins réjouissante.
L’annonce de leur virée dans la capitale l’emplit d’excitation et d’une joie enfantine qui vint partiellement balayer les malheurs bien trop adultes qui habitaient son cœur. Depuis leur déménagement à l’Est, elle avait dû faire une croix sur leurs escapades hebdomadaires dans les rues d’Edoras, en compagnie de ses grands-parents. Pourtant, elle gardait un souvenir vivace de ses longues journées d’été passées entre les différentes échoppes de commerçants et les nombreuses curiosités qu’offraient la ville. Elle se revoyait suivre sagement la silhouette massive de son grand-père qui négociait inlassablement le prix des nouveaux outils dont elle avait besoin. Le goût inégalable des beignets à la confiture de la vieille Leoroma. Son regard juvénile, plein d’admiration, se posant sur les fiers cavaliers du Rohan qui patrouillaient majestueusement devant le Château d’Or.
Animée par un nouvel entrain, elle se tourna vers Swan avec un sourire. “Oui ! C’est une super idée ! Tu vas voir, Swan ; on va te montrer toutes les merveilles de la capitale !”
Cette fierté, quasiment patriotique, de la jeune adolescente aurait pu prêter à sourire surtout quand elle s’exprimait devant un érudit bien conscient que la capitale du Royaume de la Marche était bien plus modeste que la plupart des autres grandes villes de ce monde. Toutefois, pour Enaël, les légendes portant sur les grandes arches polies de la Cité Blanche ou sur les constructions millénaires des elfes n’égaleraient jamais les souvenirs d’une enfance forgée auprès des gens de son peuple. Des souvenirs qu’elle désirait désormais partager avec son amie. “Quant à Dernion…Je pense savoir exactement comment je peux le convaincre.” Fit-elle avec un brin de malice en adressant un clin d’oeil à Swan.
Elles retrouvèrent le benjamin de la famille dans le salon, plongé dans un autre de ses livres pour enfants malgré l’heure tardive. Une lecture simple, pour ne pas dire élémentaire, mais qui lui permettait de parfaire ses compétences et de fluidifier sa capacité à décrypter des étranges symboles pour en tirer des sons, puis du sens. La nuit était déjà bien avancée mais, chacun avait l’esprit bien trop préoccupé pour se soucier d’envoyer le silencieux Dernion au lit.
Enaël bondit jusqu’à son petit frère :
“Dernion ! Dernion !”
Le jeune garçon leva, à contrecœur, ses yeux encore rougis des pleurs de l’enterrement. Visiblement confus, il rétorqua : “Qu’est ce qui se passe ? Tout va bien ? -Et comment ! Papa et Tante Eolena nous ont proposé de les accompagner en ville, demain matin. Ils ont des courses à faire mais on pourra en profiter pour se balader. En plus il y a un bal royal qui se tient et…”
Dernion se montra bien moins enthousiaste que son aîné, il se mordit la lèvre inférieure et prit quelques secondes de réflexion, pesant le pour et le contre d’une telle excursion. Après toutes les émotions traversées, et avec la crainte d’une nouvelle crise pour lui, il n’était pas particulièrement emballé par l’idée de passer une journée entière loin du foyer familial. Une journée tranquille près du jardin, durant laquelle il pourrait finir son livre lui semblait bien plus sûr. D’un autre côté, changer un peu d’air, le temps de quelques heures, ne pouvait pas lui faire de mal.
Face à l’hésitation de son frère, Enaël insista et cette-fois ci sut trouver les mots justes, tout en s’arrangeant un peu avec la vérité. “Papa a même dit qu’il nous achèterait des beignets fourrés si on se comporte bien !”
Cette-fois ci le regard fatigué du garçon s’illumina. La mention de cette friandise sucrée qu’il avait bien rarement l’occasion de déguster avait fait son effet. “Vraiment ?”
Eolkar s’accroupit à hauteur du pis de la chèvre laitière qui bêlait avec vigueur. L’heure était encore bien matinale et la plupart de ses animaux se trouvaient toujours à l’intérieur de l’étable. Dès son arrivée, Heldamn avait mis de l’ordre et nettoyé l’intérieur de la bâtisse que son paternel, par fatigue et tristesse, avait peu à peu délaissée ; et ses occupants pouvaient à nouveau se targuer de vivre dans d’excellentes conditions.
Le fermier caressa l’animal, puis d’un geste expert tira sur l’une des mamelles du pis bien gonflé pour en extraire le précieux breuvage. Il alterna ensuite les trayons pour récupérer le maximum de lait, une opération qui ne dura pas plus de quelques minutes qui suffirent pour remplir un beau baquet de trois litres. Le rohirrim remplit un petit bol qu’il tendit à Maître Ovadiah qui avait décidé de l’accompagner dans sa routine du matin.
La ferme était bien calme depuis l’aube ; les enfants étaient partis en compagnie de Heldamn et d’Eolena aux premiers rayons du soleil. L’occasion pour le patriarche de la famille de passer quelques heures plus tranquilles avec son vieil ami.
Il remplit sa propre gamelle et se releva avec une grimace. Ses vieux genoux le faisaient de plus en plus souffrir, rendant pénible la moindre des tâches. L’homme se laissa tomber lourdement sur l’un des bancs qu’il avait construit, des décennies auparavant. Il invita son compère à en faire de même et se mit à déguster avec appétit son petit-déjeuner. Après les deux premières gorgées, il poussa un long grognement de satisfaction.
“Aah ! Quel bonheur ! Rien ne vaut un bon bol de lait frais du matin. Un luxe que même les Rois ne peuvent se targuer d’avoir aussi rapidement que moi.”
Il laissa le vieux maître apprécier son repas, tout en l’observant avec un sourire. Qui l’eut cru? Que ce sage, ancien voyageur et aventurier, esprit le plus aiguisé du royaume se lie d’amitié avec ce fermier bourru et caractériel ? Une amitié qui perdurerait par-delà les règnes et les guerres pendant plus de trois décennies ? Un lien qui unissait désormais le destin de sa famille entière à celui du précepteur. Eolkar nourrissait certains regrets sur certaines de ses décisions. Cependant, il avait toujours vu le choix d’avoir confié ses enfants à cet homme comme l’un de ses meilleurs. “Merci Archie. Merci encore d’être venu. Je sais ce que ta ferme représentait pour toi…”
Il s’était déjà rendu plusieurs fois dans le domaine si particulier de l’érudit et y avait découvert avec émerveillement les expérimentations qu’il y menait. Un véritable havre de connaissances et de transmission au milieu d’un des coins les plus reculés du Riddermark. Là était peut-être, en dépit de tous ces voyages à travers le monde, l’aventure la plus intrépide de son vieil ami. “Quand tout cela sera fini…Nous t’aiderons à reconstruire s’il y en a besoin. Nous tous…on te dois bien ça.”
Eolkar posa sa large main sur l’épaule d’Ovadiah. “Toutes ces années passées si loin de tout. Comment tu as fait ? Si seul toutes ces années ?”
Le précepteur pouvait sentir un tremblement dans la voix du maître des lieux. Son ton d’ordinaire si sûr et, parfois, brutal souffrait là d’un léger tremblement. Comme s’il avait peur. De mémoire, jamais encore Ovadiah n’avait pu le voir craintif de quoi que ce soit, affrontant toutes les épreuves de la vie avec force et abnégation. Pourtant, au crépuscule de sa vie, Eolkar tremblait bien. De peur.
Son regard se perdit dans les étendues vertes de ses terres exploitables, bien trop vaste pour lui. “Elle m’a laissée Archie, elle m’a laissé si seul. Et maintenant ? Comment vais-je faire ?”
Dernion suivait silencieusement l’ombre de son père, trottinant légèrement pour suivre la cadence imposée par celui-ci. Dans un même temps il suçait avec plaisir le dessus sucré de la pâtisserie encore chaude qu’ils s’étaient arrêté pour acheter dès leur arrivée dans la capitale. La cuisinière avait saupoudré de sucre le beignet qui venait de sortir de son bain d’huile, le sucre avait ainsi légèrement fondu et formé une fine croûte de caramel qui craquait légèrement sous la dent. La pâte était aérienne et goûteuse et le jeune garçon était partagé entre l’idée d’engloutir tout entier son encas en quelques secondes ; ou bien faire durer le plaisir autant que possible. L’enfant n’avait manqué de rien et avait toujours été bien nourri par ses parents ou son précepteur, mais les repas de ce derniers mois passés dans la ferme de maître Ovadiah avaient surtout été composés de légumineuses variées et de protéines saines. Cela n’était pas forcément mauvais et l’élève ne s’était jamais plaint des menus, mais une friandise bien grasse et sucrée, de temps en temps, faisait toujours plaisir.
Suite à leur premier arrêt, les filles étaient parties de leur côté avec Eolena. Elles avaient quelques courses à faire et comptaient également se rapprocher au plus près du Château d’Or et du Bal qui s’y tiendrait dans l’après-midi. L’évènement royal avait provoqué une véritable émulation dans les rues de la capitale. Les marchands criaient deux fois plus forts, les bonnes gens avaient sorti leurs meilleures tenues et bardes et troubadours se chargeaient d’animer tous les recoins de la cité. Si bien que Dernion ne savait plus où donner de la tête. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas été exposé à une telle effervescence humaine et il se retrouva quelque peu submergé par toute cette activité. Les exclamations de joies et les bruits de fête ressemblaient à un vacarme assourdissant et la foule de passants à une masse menaçante.
Il suffit d’un coup d’oeil pour que Heldamn remarque l’inconfort de son fils unique. Il lui posa une main protectrice sur l’épaule et lui glissa : “Allez viens, éloignons-nous un peu.”
Ils bifurquèrent dans une rue adjacente et marchèrent quelques minutes, laissant derrière eux les avenues principales. Son père s’arrêta finalement devant une échoppe assez grande duquel s’échappait des bruits réguliers et métalliques ainsi qu’une chaleur aussi étouffante. Sur l’enseigne, Dernion put déchiffrer ce qui y était inscrit. “Chez Leotaf. Maître forgeron du Rohan.”
Heldamn poussa le battant de la porte et fit signe à son fils de le suivre. À l’intérieur l’atmosphère était étouffante. Des odeurs de soufre et de charbon vinrent agresser les petites narines de l’enfant alors que le bruit du fer que l’on frappait ne tarda pas à lui donner des maux de tête. Une silhouette barbue, mais dénué de toute chevelure, leva les yeux vers eux. Un large sourire apparut alors sur ce visage inconnu. “Par les sabots du Méaras ! Si ce n’est pas le fils à cette vieille crapule d’Eolkar ! -En chair et en os !” Répliqua Heldamn en riant.
Le forgeron ordonna à ses apprentis de poursuivre leur travail et s’essuya les mains sur un torchon déjà complètement noirci par la suie et se dirigea d’un pas enthousiaste vers son client qu’il prit allègrement dans ses bras. “Aha Heldamn ! Quel plaisir ! La dernière fois remonte à si longtemps ! Qu’est ce qui t’amène dans le coin ?”
Un voile de tristesse passa sur le visage du père mais, pudique, celui-ci répondit simplement. “Une obligation familiale.”
Leotaf tapa sur l’épaule du berger. “Bien entendu ! La famille avant tout ! Je reconnais bien là les valeurs de ton vieux ! Oho mais qu’est-ce que…Il est à toi lui?”
Le ferronnier venait de remarquer la présence de Dernion, qui n’avait pour autant pas désirer la faire remarquer. L’homme, malgré ses allures joviales, était quelque peu intimidant. Heldamn acquiesça et Leotaf ébouriffa d’un geste les cheveux du garçon qui fit la grimace. “Ha ! Ha ! Pffiou ! V’là que le gamin d’Eolkar a lui-même un gamin. Ça file trop vite je te dis…Bon dis-moi qu’est-ce que je peux faire pour toi et ton père.”
Heldamn ressortit la liste d’outils à acheter que lui avait dicté son père la veille au soir. La plupart de ces ustensiles de la ferme étaient rouillés par les années et l’usure et le remplacement de certains étaient devenu une nécessité pour continuer à exploiter leurs terres dans des circonstances acceptables. “Alors, il nous faudrait un nouveau râteau. Des faucilles et des serpettes. Et puis…”
Leotaf l’interrompit d’un long sifflement. Il se grattait la barbe d’un air circonspect. “Alors là il va falloir que je vérifie s’il me reste de ça en stock. Et ce n’est pas gagné ! -Tu n’en fabriques plus ?” Demanda un Heldamn visiblement surpris.
Cette fois, ce fut au tour du commerçant de perdre son sourire. Son regard était devenu sombre et, aux yeux du Dernion, cela confirmait son statut d’homme pour le moins inquiétant. “Non non... Des mois qu’on ne forge plus d’outils de ce genre. On a reçu des directives de là-haut et pis plus personnes ne veut acheter d’outils… -Je ne comprends pas. Qu’est-ce que veulent les gens ?”
Leotaf écarta les bras, invitant ses invités à regarder autour d’eux. Derrière lui, près de six employés frappaient avec force sur les enclumes. “Des épées ! Des couteaux ! Des lames de toutes tailles ! Bref des armes quoi ! Voilà ce que tout le monde veut ces derniers temps. Les gens ont de plus en plus peur et si le Vice-Roi venait à perdre ; tout le monde veut avoir de quoi se défendre au cas où.”
Heldamn fronça les sourcils. Il savait la situation délicate à l’Est du Rohan mais était loin de se douter que la crainte d’une invasion gagne même les Terres Royales. Malgré les doutes de son interlocuteur, Leotaf continua sur sa lancée : “Ces Dwimmen, ils sont plus sérieux que ce qu’on nous dit. Des dizaines de milliers qui auraient déjà traversé l’Entalluve et bien d’autres qui suivront.”
Les chiffres avaient de quoi donner le tournis, et soulevait de nombreuses questions. Des leçons d’histoires qu’il avait suivi auprès de Maître Ovadiah, Heldamn avait retenu les grandes guerres des âges précédents, souvent marqués par des larges armées en mouvement ou des raids visant à piller et détruire. De mémoire, il n’avait pas le souvenir d’une migration si massive d’un peuple entier. D’où venait donc ce peuple ? Pourquoi choisir d’envahir le Rohan ? Que voulaient-ils vraiment ?
Le forgeron poursuivit son portrait de leurs ennemis.
“Des spectres assassins se confondant dans la nuit pour brûler, massacrer et boire le sang de leurs victimes. Certains les voient comme des sauvages mais s’ils sont arrivés par le Sud jusque chez nous c’est qu’ils sont passés par le Gondor. Soit, ils leur ont mis une raclée, soit nos braves alliés ont jugé bon d’éviter la confrontation. Dans tous les cas, ça risque d’être une sacré bouche…”
Heldamn posa sa main sur le bras de l’artisan pour lui indiquer qu’il avait saisi la teneur de ses propos et qu’il n’y avait nul besoin de s’épancher. Il avait remarqué l’inconfort grandissant de son fils et jugea préférable de couper court à cette conversation qui ne pouvait décevoir à un si jeune enfant. Conscient d’être allé trop loin, Leotaf se reconcentra sur les affaires. “Alors on a dis un tisonnier et pis un râteau ?”
Heldamn prit quelques secondes pour réfléchir. Son regard se posa sur les apprentis qui travaillaient sans relâche en arrière-boutique. Près d’eux un tas composé de plusieurs dizaines de lames fraîchement forgées.
Le berger finit par se laisser convaincre: “Tout compte fait ; rajoute-moi aussi une épée.”
Enaël courrait avec excitation d’étal en étal, ne sachant plus où donner de la tête. Ce matin-là, il y en avait pour tous les goûts dans les rues d’Edoras. Des marchands d’étoffes colorées, en passant par des vendeurs de bibelots en tous genres. Elle s’arrêta un moment devant un ébéniste en plein travail, penché sur les finitions de ce qui ressemblait à un bureau massif probablement commandé par un dignitaire important du royaume. Les gens du peuple n’avaient guère le luxe de pouvoir travailler en s’asseyant devant un meuble.
Toutes les quelques minutes, elle se tournait vers Swan, cherchant dans son regard le même émerveillement enfantin qu’elle pouvait ressentir. Les émotions de la jeune étrangère, pourtant, étaient bien difficile à cerner. Malgré leur rapprochement récent, la jeune adolescente ne sut réellement dire si Swan appréciait ce moment ou alors s’ennuyait ferme.
La voix claire de sa tante détourna son attention de l’artisan : “Nous sommes presque arrivée au perron du Château d’Or, encore un petit effort.”
Eolena les encouragea à avancer avec un sourire doux. Aux yeux d’Enaël, elle était une femme admirable qui avait su combiner une indépendance d’esprit qui l’avait mené jusqu’aux sphères supérieurs au côté d’un attachement inébranlable à ses racines paysannes. Un équilibre parfait qu’aucun de ses frères n’avait su parfaitement trouver : l’un avait renoncé à ses rêves de grandeur, l’autre avait tourné le dos à ses origines.
Elle non plus n’avait pas été épargnée par les épreuves de la vie. Veuve à un âge si précoce et devant évoluer dans un environnement parfois hostile auprès des puissants. La jeune femme n’avait jamais baissé les bras. Elle aurait pu retourner dans son village, auprès de ses parents mais elle avait fait le choix de continuer à se battre pour se faire une place dans la capitale à l’aide de ses compétences et de son intelligence.
Elles s’approchèrent ainsi du parvis du palais royal, une rangée de soldats avait été placé afin de contrôler l’arrivée des invités pour le Bal Royal. Ne pouvant aller plus loin, Eolena et les deux adolescentes se placèrent légèrement sur le côté, observant avec curiosité tous ces dignitaires, seigneurs et officiers qui se précipitaient vers les grandes portes dès l’annonce de leur ouverture par le Chambellan. L’un d’eux remarqua leur présence, un seigneur à l’embonpoint prononcé et la chevelure grise légèrement frisée. Swan avait pu l’apercevoir la veille, durant l’enterrement de Céoda. Enaël, elle le connaissait bien.
Alors qu’il s’approchait, Enaël lui souffla : “C’est Mangold, un riche bourgeois de la cité. Et accessoirement, le beau-père de ma tante. Il est gentil mais un peu lourd parfois.”
Mangold serra dans ses bras son ancienne brue avec affection et ils échangèrent quelques banalités au sujet du Bal auquel le fortuné marchand avait été convié. L’homme semblait ravi d’avoir ainsi accès au cercle le plus réservé du Rohan après toutes ces années de travail. Il porta ensuite son regard sur Enaël. “Bonjour Enaël ! Tu finis pas de pousser toi ! -Bonjour Sire. -Alors, tu rêves toujours de devenir cavalière ma grande ?”
Enaël hocha la tête avec un petit air défiant, comme elle avait l’habitude de faire quand quelqu’un osait se moquer de son aspiration. Mangold, cependant, ne sembla pas s’en émouvoir ; ou alors était-il de bien trop bonne humeur pour s’en offenser.
“Eh bien j’ai entendu dire qu’une jeune cavalière aurait intégré la Garde Royale il y a peu. Comme quoi, tout est possible tu vois.”
Son regard jovial se porta alors sur la petite tête brune. L’homme prit quelques secondes pour essayer de se souvenir s’il connaissait cet enfant. Un petit voile d’inquiétude passa furtivement sur son visage, comme s’il craignait de ne pas reconnaître une membre de son ancienne belle-famille. Eolena finit par le rassurer en introduisant la jeune fille :
“Voici Swan. L’élève de Maître Ovadiah. Ils vont rester chez mon grand-père pour un moment, le temps que la situation à l’Est se calme. -Ah oui, ce cher Archibald. Bien sûr, bien sûr.”
Il se pencha légèrement en avant, observant avec curiosité l’enfant. Comme s’il cherchait à percer le mystère de ses origines avant de lui demander, toujours sur ce ton entraînant et légèrement irritant. “Et alors toi ma grande ? Ce sont quoi tes rêves ?”
Eolena, visiblement habitué aux questions indiscrètes de Mangold, tenta d’éviter cette conversation à la jeune fille. “Voyons, elle a déjà traversé beaucoup de choses ; inutile de lui prendre la tête avec ça.”
Elle se tourna vers Swan. “Tu n’as pas à répondre à ça si tu ne le veux pas.”
Mangold, néanmoins, n’en démordait pas et insista : “Ce serait bien dommage ! Après tout, tout le monde a des rêves. La plupart de nous autres, vieux adultes, vivent avec le regret de ne pas les avoir poursuivis. Mais à ton âge tout est possible ! Alors, quels sont tes rêves ?”