Le tonnerre percuta si fort les montagnes que le général eut le sentiment que le sol tremblait sous ses pieds. L’orage s’était rapproché des remparts de la cité dans le courant de l’après-midi et avait écrasé Minas Tirith sous son lourd manteau gris. Il avait dû allumer une chandelle pour mieux voir les parchemins qui s’étalaient sur son bureau. Il s’était brûlé avec de la cire chaude et il suçotait son index pour faire passer la douleur. La pluie tiède qui s’était abattue sur la ville avait repoussé les velléités de ceux qui demandaient audience.
Si seulement la pluie pouvait repousser nos ennemis aussi facilement ! Mais ceux qui avaient pris Cair Andros ne semblaient pas être faits du même bois que les grands nobles de la capitale gondorienne. Ils occupaient toujours la ville fluviale. Les éclaireurs étaient tous d’accord sur ce point. Mais sur ce point seulement. D’autres nouvelles semblaient indiquer que des groupes ennemis avaient franchi l’Anduin. Pourtant à Osgiliath des soldats affirmaient avoir vu des mouvements dans les forêts proches sur la rive orientale.
Que préparent-ils ? Il lui semblait encore inconcevable que Cair Andros ait été prise aussi facilement.
Par des hommes du Mordor. C’était peut-être l’idée la plus difficile à accepter pour le général. Le peuple d’Elessar, comme ils voulaient bien se désigner, n’était qu’un assemblage de tribus aux mœurs mal dégrossies qui vivaient de chasse, de cueillette et de ce que les terres brûlées voulaient bien leur donner. Autrement dit pas grand-chose.
De la piétaille, ce n’était que de la piétaille. «
Des Nurniens, plus vraisemblablement » avait dit le conseiller de la princesse Dinaelin. Le vieillard avait pris l’habitude de fourrer son nez dans les affaires qui ne le concernaient pas. «
Le peuple d’Elessar sont les descendants de ceux que feu Aragorn fils d’Arathorn et héritier d’Isildur libéra du joug de Sauron. » Cartogan lui aurait volontiers écrasé le crâne contre le mur le plus proche pour son audace déplacée. Pourtant malgré de nombreuses recherches les lettrés de la cité n’avaient rien trouvé de consistant lors de leur première journée de lecture dans les grandes bibliothèques de la cité. Alatar avait d’abord contacté Alcide, dont l’oreille était plus attentive et les mots plus doux. L’Intendant avait toujours manqué de fermeté. Alcide avait ensuite convoqué le général Cartogan et Alatar avait alors fait étalage de son savoir. Le roi lui-même avait remercié le vieux bouc de son aide précieuse en ces temps troublés. Le général s’était contenté de serrer la mâchoire. Le bougre pouvait bien se vanter de tout savoir. Ce n’était pas lui qui défendrait la cité.
Cartogan se leva de son siège. Tout était prêt. Minas Tirith avait fait entrer toutes les troupes des régions proches, les différentes factions avaient été réparties à tous les niveaux de la cité.
Qu’ils viennent ! L’attente était pire que tout. Chaque journée qui s’achevait rendait la suivante encore plus terrible à affronter. Aucun mouvement de troupes n’avait plus été signalé depuis la veille par ses hommes. Les gens du Nurn semblaient s’être volatilisés ou s’être complètement repliés dans Cair Andros. Le général ne croyait pas à toutes les balivernes qui courraient au sujet des hommes du Mordor et pourtant.
S’ils étaient vraiment invisibles et pouvaient surgir aux pieds des murailles ? Cette pensée, aussi futile soit-elle, lui arracha un frisson désagréable.
Idiot… Son reflet grisonnant le regardait à travers la verrerie d’une fenêtre. Malgré l’abondance des victuailles, ses traits étaient plus émaciés que dans ses souvenirs. Avait-il jamais eu la mâchoire aussi anguleuse, le nez aussi épaté, les yeux aussi sombres ? Avait-il jamais… Il se passa la main sur le visage. À quoi bon se rappeler des souvenirs qu’il préférait oublier ? Il ne devait pas se laisser distraire par des ombres.
Une ombre, une seule et c’était la mienne. Il ouvrit la fenêtre et fit disparaître son reflet par-dessus un haut mur.
Au-delà un rideau de pluie s’abattait sur les champs du Pelennor. Les nuages étaient si bas qu’on ne distinguait plus les sommets noirs et menaçants des montagnes à l’est. L’Anduin traçait un sillon boueux dans la plaine, contrastant davantage avec les pierres blanches et grises d’Osgiliath. Des serpentins de fumée striaient le ciel ici et là. Le feu représentait encore la vie, la promesse d’une nourriture chaude et fumante. Mais bientôt, ce ne seraient plus les cheminées des masures, mais les masures elles-mêmes qui brûleraient. Et la viande… Des hommes mourraient. On ne pourrait pas l’en blâmer. On ne faisait pas la guerre pour complaire au peuple. Le général Cartogan n’avait que faire du peuple, à vrai dire. Mais le royaume, c’était autre chose.
C’est tout ce qu’il me reste. Il y aurait autant de morts que nécessaire, mais Minas Tirith ne céderait pas. La Cité Blanche avait affronté les assauts ténébreux de Sauron et de ses armées d’orcs, de trolls et de nazguls, pourquoi devait-il craindre quelques milliers de vagabonds armés de piques et de lances ? Ils s’écraseraient comme une vague sur un roc, un clapotis de sang sur la grève gondorienne. La nuit, il rêvait quelques fois de trancher la tête noire d’un homme nommé Kaara.
— Général Cartogan ?La voix étouffée lui parvint de derrière le large panneau de bois de la porte. Il serra les dents. Il pensait en avoir fini avec les intrusions pour cette journée. Mais il devait assumer son rôle en tout temps et à toute heure.
— La Dame Dalia de Ronce, Général. Elle souhaiterait s’entretenir avec vous. À propos d’un sujet… épineux. Le messager ne semblait pas avoir réussi à trouver un autre mot et s’était à moitié étranglé en le prononçant.
— Faites-là entrer.Les robes de la guérisseuse chuintaient sur les dalles comme la pluie au-dehors. Ses cheveux sombres lui tombaient sur les épaules, mais plus sombre encore était son regard. L’Intendant Alcide l’avait averti d’un nouveau danger qui guettait non pas au-dehors des murailles, mais dans les entrailles de la cité. Dalia de Ronce venait sans doute lui apporter de nouvelles informations à ce propos.
— Dame Dalia de Ronce.Il inclina la tête avec raideur. Tout indiquait dans le port de son interlocutrice qu’elle venait défendre une position qui ne serait pas celle du général. Il avait appris depuis longue date à reconnaître l’adversité même dans ses propres rangs.
— Général Cartogan.Elle lui répondit avec froideur. Elle avait réussi à convaincre Alcide de déclarer publiquement qu’une missive écrite par de farfelus nigauds prétendument savants leur était parvenue. Et que la dite missive les mettait en garde contre d’autres nigauds encore plus farfelus appartenant à une communauté au nom imprononçable, féru de vieilles lames rouillées, de parchemins desséchés par le temps et par des contes rocambolesques. Ce qui le mettait encore le plus hors de lui était que Dalia de Ronce et Alatar faisaient partie des farfelus nigauds qui avaient rédigé cette lettre. Soit ! La lettre pouvait avoir un fond de vérité. Mais quel besoin ces prétendus érudits avaient-ils eu d’en informer la populace ? Certains savoirs ne s’acquéraient pas dans les livres et les vélins. Et il était une chose à savoir, quand on voulait diriger un royaume, c’était de ne pas se reposer sur son peuple. Qu’importait à un pêcheur ou un forgeron de savoir que des artefacts puissants pouvaient être entre de mauvaises mains ? Un pêcheur était fait pour pêcher et un forgeron pour battre l’acier et concevoir des épées. Mais qu’un forgeron quitte sa forge pour partir à l’aventure, qu’un pêcheur se fasse mercenaire pour pourchasser des ennemis et c’était tout le royaume qui était perdu. L’ordre ! Seul l’ordre permettait de maintenir les choses en place. L’ordre et une solide hiérarchie.
— Parlez, je vous en prie. Vous avez toute mon attention Dame de Ronce.
— Général, vous n’êtes pas sans savoir que des malades ont été acceptés au sein des maisons de guérison ces derniers jours.
— Les malades sont l’affaire des guérisseurs Dame de Ronce, non des militaires. Je n’ai que faire des malades.
— Les malades ne le sont plus.
— À quoi bon me déranger al…
— Ils sont morts. Tous autant qu’ils étaient.
— Les morts ne relèvent toujours pas de mes compétences. Sauf s’ils sont capables de porter l’épée.On disait que le roi Aragorn avait soulevé une armée de morts pour lutter contre les forces du Roi Sorcier. Cela l’aurait grandement arrangé si tous les cadavres de Rath Dînen avaient pu se relever au son d’un cor de guerre. Les gens du Mordor étaient des milliers, bien plus que la garnison actuelle qui occupait la cité.
Mais la moitié sont des enfants ou des femmes. Plus les jours avançaient et plus le général cherchait à se rassurer.
— Il y a d’autres malades général. Ils ont les mêmes symptômes que les précédents. Nous faisons face à une nouvelle épidémie. Et il ne s’agit d’aucune maladie connue de nous. Les malades sont…
— Les malades sont du ressort des guérisseurs.
— Général, vous ne semblez pas comprendre ma requête…
— Je crois que c’est vous, Dame de Ronce, qui ne comprenez pas ma requête. Les guérisseurs savent soulager les maux. Tous les maux, n’est-ce pas ? Les malades doivent être… soulagés, avant qu’ils ne contaminent d’autres personnes.
— Vous n’y pensez pas ?
— Avez-vous une autre solution à me proposer ma dame ?Un éclair de lumière blanche fendit le ciel et le tonnerre gronda si fort qu’on n’entendit pas le panneau de bois frapper la pierre quand Dalia de Ronce sortit du bureau du général. Des hommes mourraient. Mais peut être bien plus que ce que Cartogan avait imaginé.
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