Une dernière fois, les commandants de l’expédition écoutèrent attentivement le plan échaudé par Sigvald. La scène était des plus étranges; voir ainsi un groupe aussi hétéroclite formés de soldats de Lacville, d’anciens esclaves de Rhûn et d’un ancien pirate répondant aux ordres d’un mercenaire elfe en quête de rédemption. D’aucuns auraient cru au début d’une mauvaise blague. Hadden fut le premier à acquiescer à la suite du discours de Sigvald, un air déterminé sur le visage. Roksâna n’esquissa pas le moindre geste mais n’ajouta rien, faute d’avoir un plan plus cohérent. L’Affranchie voyait bien de défauts dans cette stratégie mais au moins avait-elle le mérite d’exister. Fendral se contenta de taper bruyamment dans ses larges mains.
“Alors! Allons chasser du Dragon des Mers. Fendral ish Meh’assel Drukkunim1, cela sonne bien à l’oreille.”
L’ordre de départ était donné et chaque homme volontaire pour cette mission suicidaire se dirigea vers l’embarcation à laquelle ils avaient été affectés. La cinquantaine d’Affranchis aptes au combat embarqua à bord de l’Azâdî; beaucoup prirent place dans la cale sur les bancs de rame afin de pouvoir manœuvrer le navire si le vent n’était pas en leur faveur. Le mystérieux Gardien, l’Oriental au visage masqué fut chargé de commander ce groupe là et transmettre les ordres venus du pont. Une vingtaine de Rhûnadans prirent place sur le pont, près des balistes et des voiles sous l’œil juvénile mais expert de Roksâna qui distribuait ses directives avec une assurance étonnante. A la barre, le Capitaine Fendral aurait la lourde tâche de guider le vaisseau de guerre. Quand il empoigna le bois ouvragé, il sentit monter en lui une excitation qu’il n’avait pas ressentie depuis de longues années. Il était fait pour naviguer, pour guerroyer sur les mers; son sang était fait de sel et houle. Depuis son exil d’Umbar, il s’était perdu mais ce jour-là, le temps d’un voyage, qui risquait fort d’être son dernier, il était de nouveau le Capitaine Fendral.
Plus loin, le reste des troupes prirent place sur les trois barges affrétées par les soldats d’Esgaroth. Les bateaux étaient plats et semblaient bien fragiles au côté du navire oriental mais ils pouvaient accueillir plusieurs dizaines d’hommes tout en préservant une vélocité et manœuvrabilité importante qui pourraient se révéler précieuses dans le feu de l’action. Sigvald prit place sur l’une des barges, qui lui permettrait d’accoster sur la berge de l’ancienne ville avec plus d’aisance que l’Azâdî. Dans un coin du navire commandé par le sergent Hadden, l’elfe put remarquer la présence de
Venefica qui manipule onguents et poudres de guérison dans un coin de bateau. Leurs regards se croisèrent et elle lui intima d’approcher. C’était une belle femme, son visage trahissait une certaine jeunesse mais son attitude faisait preuve d’une maturité déconcertante. Nullement intimidée par la présence d’un être millénaire elle lui dit d’un ton calme:
“La brume qui plane au-dessus des eaux sombres va encore s’épaissir à mesure que nous nous approcherons. Et au cœur du Lac, cette brume est loin d’être inoffensive. A la suite de l’enquête que j’ai mené depuis mon arrivée ici, j’en suis venu à la conclusion qu’elle provoque des hallucinations visant à étourdir et désorienter les victimes du ver. Vous aurez besoin d’un esprit sain pour occire le monstre. Ceci pourrait vous aider.”
Elle lui tendit un flacon d’une lotion bleutée, des volutes de fumée tournoyaient au sein de la petite bouteille en verre.
“Ne buvez pas de cela, cela pourrait vous tuer mais inhalez-en les vapeurs quand vous débarquerez sur le rivage. Cela vous aidera à vous protéger des maléfices du Dragon.”
C’est alors que la voix tonitruante de Fendral retentit et que le départ fut donné. L’Azâdî leva l’encre et déploya sa grande voile tandis que les barges s’élançaient sur les eaux calmes avant de disparaître sur les eaux brumeuses.
Le trajet jusqu’aux ruines de l’ancienne ville, lieu de la dernière rencontre entre Sigvald et la bête, semblait interminable. Un silence de plomb régnait sur toutes les embarcations et les remarques enjouées et cris de guerre étaient restés à quai; tous étaient désormais muet, à l’affût du moindre signe de la présence du dragon. La tension était palpable. Le moindre clapotis sur la surface du lac, le moindre écho lointain, le moindre mouvement inattendu elles effrayaient. Fendral serrait les barreaux de la barre avec tant de force qu’il sentait ses ongles s’enfoncer dans les paumes de ses mains, il avait maintes fois traqué un ennemi qui voguait sur les mers. Mais une cible qui nageait en-dessous d’eux, c’était une autre affaire.
A leur arrivée à l’entrée de la vieille ville, il n’y avait toujours eu aucun signe de vie du dragon. Lentement, ils passèrent devant le lieu où Sigvald avait croisé la route des Affranchis et où Achas avait été mortellement blessé. Les barges progressèrent encore quelques minutes dans les ruines immergées, l’Azâdî restant en retrait sur le lac de peur de s’échouer sur les restes de bâtiments. Les hommes d’Hadden manœuvrèrent afin de permettre à Sigvald de mettre pied à terre.
“Bon courage Sigvald.” Déclara simplement l’officier alors que l’elfe débarquait tout en inhalant les vapeurs de la lotion confiée par
Venefica.
Cette fois pas de “Maître” ou de “Commandant”, juste le sincère salut d’un homme envers un être qui avait décidé de tout risquer pour sauver une cité qui n’était pas sienne.
1:
Fendral le Tueur de Dragon#Roksâna #Hadden #Venefica
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L’elfe était désormais seul. Livré à lui-même. Étonnamment, la brume s’avançait également sur les terres, s’infiltrant dans chaque interstices des bâtiments détruits. Là où jadis, les flammes de Smaug le Terrible s’étaient également infiltrées. Plus loin, l’elfe pouvait encore apercevoir les contours de l’Azâdî au milieu du brouillard. Tout devenait de plus en plus flou autour de lui et chacun de ses sens semblaient progressivement s’engourdir. Sa vue faiblissait, son ouïe semblait lui jouer des tours, une forte odeur iodée l’empêcher d’utiliser son nez d’ordinaire si fin pour se repérer. Mais les eaux, demeuraient désespérément plates.
Au loin, provenant du brouillard, il crut entendre un cri, un long cri déchirant. Le même qu’avait poussé Achas lors de son dernier voyage. Puis, un autre hurlement; cette-fois ci venant d’une voix normalement douce et cristalline. Delaynna était-elle en sécurité?
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir que déjà d’autres voix percèrent le ciel sombre. Des voix familières venues d’un autre âge. Celle de son père, celles de ses tortionnaires au temple de Djafa, celles des victimes qu’il avait froidement abattu au nom de l’Œil.
Une autre voix, profonde et rauque, emplit son esprit.
“Sssssouffrance…Tant de ssssouffrance…A quoi bon?....Souffrance…Pourquoi ici?....Que recherches-tu vraiment….Huron Cœur-Sssssombre?”Était-ce le dragon qui venait de lui adresser la parole? Ou alors de simples hallucinations provoquées par la brume?
Toujours pas de traces physiques du monstre mais sa présence était plus menaçante que jamais. Et Sigvald avait de plus en plus de mal à dissocier le réel de l’imaginaire.