8 résultats trouvés pour Nevä

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Sujet: Le venin dans nos veines
Learamn

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Rechercher dans: Le Long Lac   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Le venin dans nos veines    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 23 Avr 2023 - 22:40

Pendant un très court instant, la peur fut visible dans le regard sombre du marin mais cette inquiétante lueur au cœur de ses pupilles céda rapidement sa place à un sentiment qui avait toujours animé l’ancien pirate. L’excitation d’une bataille homérique, le goût unique de l’aventure, la douce saveur du danger. Un dragon. A l’évocation d’un tel monstre légendaire, il se revoyait vingt ans en arrière, naviguant fièrement les Mers du Sud au-devant de nombreuses menaces pour forger sa légende. Cela faisait bien longtemps que cette flamme avait disparu chez lui, capitaine déchu noyant sa nostalgie dans la cervoise en pays étranger. Et voici que cet elfe étrange était subitement apparu dans sa vie avec son histoire invraisemblable de dragon qui sommeillait au fond du lac, lui offrant sur un plateau d’argent l’occasion de redevenir l’homme qu’il avait été. Que risquait-il? La mort? Le Capitaine Fendral avait disparu depuis bien longtemps dans les canaux de Lacville; et Sigvald lui offrait une chance de le ressusciter.

Le vétéran se leva un peu trop brusquement, bousculant la table et renversant sa chopine sur le bois moisi. D’un air fier et le torse bombé il répondit à la proposition de son interlocuteur sans la moindre hésitation.

“Un dragon? Ah! T’es plein de surprise toi! Bo Neleh’1. Le dernier voyage de Fendral. Ce fera un beau titre pour une ballade non? Allons-y mon ami, allons-y.”



D’un pas étonnamment sûr pour un homme aussi enivré, Fendral se dirigea vers la sortie de la taverne sous le regard soulagé du tenant. Revigoré, il inspira à pleins poumons l’air frais qui vint fouetter leur visage. Subitement pris de nausée, il s’approcha du rivage, se pencha en avant et rendit bruyamment son déjeuner dans les eaux troubles du canal avant de se laver sommairement le visage. Quand il se redressa pour continuer la conversation, il apparaissait parfaitement sobre.

Le plan de Sigvald semblait assez téméraire mais il avait le mérite d’exister. Par expérience, Fendral savait que ce type de combat était quasiment impossible à planifier. Anticiper les mouvements d’une flotte ennemie était possible, prédire les mouvements d’un monstre marin se sentant acculé représentait une tout autre affaire.

“Un appât pour un tel monstre? Tu n’as pas froid aux yeux. Et comment comptes-tu capter son attention? Et tout simplement survivre en cas de succès?”


Pas que le capitaine ne se souciait réellement de la sécurité de cet elfe qu’il venait de rencontrer mais il reconnaissait son culot et était animé par une réelle curiosité. Nul homme sensé ne se mettrait ainsi en danger sans avoir une idée derrière la tête pour survivre. Après tout, Sigvald n’était pas un homme et il semblait encore moins être quelqu’un de sensé.

Ils arrivèrent finalement en vue de l’Âzâdî toujours amarré au port de Lacville, dominant de son imposante silhouette stylisée les bâtiments qui flottaient à côté. Fendral, s’arrêta net et son œil expert analysa rapidement le bateau qu’il avait en face de lui. Il ne put retenir un sifflement aigu qui disait toute son admiration.

“Eh ben! Un vaisseau de guerre de la marine de la Reine Lyra. Où est-ce que tu as bien pu trouver ça toi? Quelle merveille!”

Il finit par remarquer la présence du groupe d’étrangers qui se préparaient à la bataille sur le pont en communiquant dans une langue qu’il reconnut sans pour autant pouvoir la comprendre. Pendant un instant, il crut que pour, des raisons obscures, la souveraine du Rhûn avait envoyé une partie de sa flotte pour voguer au secours des hommes de Lacville mais il remarqua vite que ces Orientaux qu’il allait commander n’avaient rien de soldats. Certaines femmes et hommes semblaient plutôt athlétique malgré une vraie maigreur mais aussi des adolescents et des vieillards aux corps criblés de stigmates. Mais au fond, pouvait-on vaincre un tel monstre même avec les bras les plus musclés du monde connu? Rien n’était moins sûr. Au moins avait-il un équipage avec lui.  

Parmi la foule, il reconnut la frêle silhouette et la chevelure d’argent de cette étrange guérisseuse qui était venu le quérir quelques semaines plus tôt lors de son enquête sur les disparitions du lac. Il ne l’avait pas prise au sérieux à l’époque, et pourtant elle avait peut-être bien eu raison. Il la salua d’un geste de la tête mais ne s’approcha pas de trop près, elle le mettait mal à l’aise.

Une femme à l’allure étrangère vint alors à leur rencontre d’un pas décidé. Elle était grande et belle, pleine d’un charme exotique renforcée par ses mystérieux tatouages qui couraient tout le long de son corps gracieux. Elle parla d’une voix sûre et autoritaire; et bien que Fendral ne comprit pas le moindre mot, il pouvait ressentir tout le charisme qui se dégageait d’elle. Seul problème, elle semblait défier du regard le vieux loup de mer et ne lui faisait manifestement que peu confiance. Une autre fille, bien plus jeune, leur fit rapidement la traduction dans un Commun parfait.

“Dame Nëva ne s’imaginait pas que l’homme capable de manœuvrer l’Âzâdî soit un ivrogne mal dégrossi. Il s’agit là d’un navire unique et…”


Elle fut interrompue par le rire bruyant du Capitaine Fendral qui ne semblait pas vraiment vexé, animé par une assurance déconcertante.

“Nous allons affronter un dragon; votre petite merveille risque fort de couler. Et quand bien même j’arriverai à maintenir ce rafiot à flots, eh bien vous n’aurez plus aucun souci à vous faire; vous n’aurez plus à vous en occuper.”

Nëva adressa un regard à la fois interrogateur et menaçant à Sigvald, se demandant ce que dernier avait bien pu promettre à l’ancien pirate.

De son côté, sans attendre la moindre invitation à monter à bord, Fendral monta à bord du vaisseau de guerre et fit le tour du pont, une expression euphorique sur son visage marqué, comme un enfant découvrant son nouveau jouet.

Les hommes de Hadden avaient affrété trois longues barges de combats et les soldats de Lacville se trouvaient déjà tous sur leurs embarcations respectives, barbouillés de vase pour tenter de masquer leurs odeurs corporelles comme Sigvald le leur avait conseillé.

Lym avait pris le commandement d’un des bateaux, Herric d’un autre et Hadden se chargerait personnellement du commandement de la dernière barge. Le sous-officier s’approcha de Sigvald, qui semblait avoir été officieusement désigné comme le commandant en chef de l’opération.

“Mes hommes se tiennent prêts Maître Elfe. Nous n’attendons plus que votre signal pour voguer vers le centre du Lac. La brume est de plus en plus épaisse cependant, il ne faudra pas tarder.”

En effet, les eaux du lac s’étaient couvertes d’une fumée blanchâtre qui risquait de ralentir grandement leur progression sur les eaux sombres mais qui annonçait également un danger imminent.
Le sergent Hadden reprit:

“Maître Sigvald. Sur quel navire comptez-vous embarquer ? Celui-ci sera immédiatement pris pour cible si vous désirez vraiment servir d’appât. “



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1: Allons-y!

#Nëva #Pantea #Hadden
Sujet: Le venin dans nos veines
Learamn

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Rechercher dans: Le Long Lac   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Le venin dans nos veines    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 15 Juin 2021 - 15:58
Le discours de Sigvald avait eu son effet sur les hommes et les femmes sélectionnés par Hadden. L’elfe avait parlé peu mais ses mots avaient visé juste dans le cœur des guerriers. Il n’avait pourtant pas cherché à cacher le danger qu’il s’apprêtait à défier et avait évoqué crûment ce dont la bête était capable. Mais durant son intervention, nul ne pouvait être insensible à la détermination et à la bravoure dont leur nouveau leader faisait preuve. La présence d’un elfe pour les commander était déjà quelque chose d’unique, et quelque part de rassurant, pour nombre d’entre eux. Pour la première fois depuis de longs siècles, Sigvald embrassait sa destinée. Celle d’un leader, d’un guerrier mettant son talent au service du Bien, d’un commandant prêt à mener les siens vers une victoire inespérée. Il était un elfe nouveau. Achas n’était plus là pour être témoin de sa repentance, Delaynna manquait aussi à l’appel mais la Dame de l’Eau avait sans nul doute joué un rôle déterminant dans ce que Sigvald Lingwë était désormais devenu. Elle avait sondé son âme, vu en ce mécréant quelque chose qui méritait d’être sauvé. Quand tous ses frères lui jetaient l’opprobre, elle avait cherché à lui ouvrir les yeux et le guider vers la bonne voie.

Aujourd’hui, et après de nombreuses années passées à les combattre, Sigvald était sur le point de devenir un héros des Peuples Libres.

Une clameur s’éleva au sein de l’équipage et certains se mirent à scander le nom de leur nouveau chef en agitant leurs armes au-dessus de leurs têtes. Lames émoussées, fourches et javelots rouillés; les femmes et les hommes qui étaient prêts à tout risquer pour sauver leur cité n’étaient pas tous de grands guerriers ni même parfois aptes au combat. Mais ils étaient animés par une force bien supérieure que la simple dextérité au combat.




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Le conseil de guerre fut tenu peu après dans une cabine du navire en présence des principaux leaders du groupe hétéroclite. Les hommes d’Esgaroth avaient leur représentant, tout comme les affranchis du Rhûn et au-dessus d’eux, Sigvald sur lequel retombait la lourde tâche de prendre les décisions finales et d’unir ces deux peuples si différents autour d’un but commun.

Le récit que leur fit Roksâna fut glaçant. Il était difficile de déterminer si cela était dû aux informations inquiétantes qu’elle leur présentait et par son comportement à la fois détaché et fascinant. Physiquement, elle ressemblait à une adolescente, mais tout dans ses faits et gestes renvoyait à une maturité que les plus âgés peinaient parfois à atteindre.

Sigvald proposa alors un plan détaillé et complexe impliquant l’intervention de plusieurs groupes, certains au sol et d’autres sur la rivière tout en faisant usage de machines de guerre depuis le rivage. Le plan était ambitieux et traduisait toute l’expérience militaire d’un elfe vieux de plusieurs siècles. Attirer la bête dans un traquenard pour l’immobiliser et la frapper là où sa carapace ne la protégeait pas semblait être la meilleure des solutions. Cependant, une telle approche nécessitait une discipline tactique digne des plus prestigieux des corps armées; un savoir-faire militaire dont ne disposaient ni les Affranchis, ni les hommes de Hadden.

Ce dernier fut le premier à réagir au plan de Sigvald:

“Maître Sigvald…”

Visiblement il avait toujours autant de mal à s’affranchir de ce titre quand il s’adressait à l’elfe. Pour un homme comme lui, la hiérarchie et les marques de respect qui l’accompagnaient étaient sacrées.

“ Votre plan est osé mais il pourrait bien se révéler efficace. Cependant permettez-moi de vous signaler que si la séparation de nos forces semble nécessaire pour surprendre le monstre, la coordination sera compliquée à mettre en place je le crains. La majeure partie d’entre eux ne sont pas des militaires et, malgré toute leur volonté, n’ont pas été formé à la stratégie militaire. De plus, la communication avec les Orientaux qui ne parlent pas la même langue risque d’être délicate. Enfin, je doute fort que les officiers du Comte Saule ou de Toras apprécient le fait qu’on leur emprunte leurs balistes, on peut se débrouiller mais il nous faudra ruser et convaincre, ou tromper, les gardes de la garnison.”

Nevä le coupa alors dans sa langue natale et Pantea s’empressa de traduire les dires de la meneuse des Affranchis.

“L’Âzâdî est un navire de guerre taillé pour parer à toutes les menaces, sa coque devrait résister à plusieurs assauts de la bête et ses cales sont équipées de plusieurs arbalètes à tour qui pourraient nous permettre de frapper de près. Quant à votre stratégie, Roksâna s’assurera que tous suivent les ordres correctement et organisera nos volontaires selon vos directives Sigvald.”


La guerrière du Rhûn, retournée dans son mutisme, acquiesça d’un simple mouvement de tête.

Sur un ton un peu plus hésitant, Hadden enchaîna:

“Sauf votre respect, Maître Sigvald. Si nous suivons votre plan, alors je crains qu’il nous manque une pièce maîtresse pour assurer la coordination entre les groupes. Je m’assurerai avec Lym du commandement des gens d’Esgaroth, quand les Orientaux suivront leur leader tandis que vous serez aux prises avec la bête, face au danger, près des profondeurs du lac. Cependant, le rôle du navire militaire sera prépondérant dans la réussite de notre mission. Tous les hommes d’Esgaroth ont le pied marin mais nous ne sommes pas tous de grands marins de combat. “

Sur ces mots, Nevä et Pantea échangèrent également quelques mots que cette dernière s’empressa de rapporter.

“Nous avons vogué sur des mers hostiles pour nous rendre ici mais ce navire nécessite un oeil expert et une main adroite pour être manoeuvré efficacement dans la tourmente. Le sergent Hadden a raison: il nous manque un capitaine pour tenir la barre.”


Le milicien d’Esgaroth, conforté dans sa proposition par les positions des Affranchis, se permit alors de s’avancer un peu plus près de son nouveau commandant.

“Avant que je ne la recrute, Venefica, la guérisseuse que je vous ai présenté, a mentionné la présence d’un homme qu’elle connaît dans la cité. Un capitaine, un marin aguerri, un ancien pirate en quête de rédemption…J’ignore ce qui le pousserait à se mettre ainsi en danger mais peut-être devrions nous chercher à le voir.”


Visiblement un peu gêné, Hadden se passa une main nerveuse dans les cheveux.

“Comprenez Maître Sigvald, je ne veux absolument pas défier votre autorité. Vous êtes notre meilleure chance pour vaincre ce … ce...dragon. Mais quand vous serez aux prises avec la bête, il nous faudra un homme capable de voguer sur le lac en furie. Quoiqu’il en soit la décision vous revient.”


#Hadden #Sigvald #Achas #Nevä #Roksâna #Pantea #Venefica
Sujet: Le venin dans nos veines
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Long Lac   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Le venin dans nos veines    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 15 Fév 2021 - 20:17
HRP : Pas de souci, je suis très content que tu aies trouvé le temps de poster, les choses sérieuses vont bientôt commencer Mr. Green
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Un murmure fila à travers la foule rassemblée sur le pont de l’Âzâdî, quand Sigvald se risqua finalement à évoquer la menace à laquelle ils allaient devoir faire face. Les mots avaient un grand pouvoir, et le cœur des Hommes pouvait rapidement vaciller quand la crainte et le désespoir se saisissaient de lui.

Un dragon.

Certains manquèrent de défaillir à cette mention, et même Nevä, lorsque Pantea lui traduisit la sinistre réalité, parut blêmir. Un dragon. Ce n’était pas possible. Le sergent Hadden, qui avait l’air de ne plus savoir s’il avait vraiment envie de participer à cette affaire finalement, intervint pour calmer les nerfs de ses hommes :

- Allons, allons, il ne peut pas s’agir d’un dragon… Le dernier grand dragon a été tué au cours de la Bataille du Nord, et avant cela, il y avait plusieurs siècles qu’on n’en avait pas vu… Je ne vois pas comment un dragon aurait pu s’installer dans le Long Lac après tout ce temps…

Il jeta un regard vers l’eau, dont la surface lui paraissait tout à coup menaçante et terrifiante. A Esgaroth, peut-être plus qu’ailleurs en Terre du Milieu, on connaissait la puissance des dragons, des grands cracheurs de feu de l’ancien monde, qui déferlaient depuis le ciel en apportant la mort et la désolation. Ils ne voulaient pas croire ce qu’ils entendaient, car si tel était l’adversaire qu’ils devaient affronter, ils feraient peut-être aussi bien d’abandonner leurs foyers, et de s’installer à Dale. Là, l’armée du roi Gudmund pourrait faire quelque chose pour tenir ce monstre à l’écart. Ils n’étaient que des volontaires, même pas des Miliciens, et leurs armes de fortune ne perceraient pas la carapace d’un grand ver.

- Maîtr… je veux dire… Sigvald, pensez-vous vraiment que notre adversaire soit… un dragon ?

Même Pantea semblait douter de leurs chances, tout à coup. Ils ignoraient quelle créature s’était abattue sur eux, mais pensaient sincèrement pouvoir la terrasser avec un peu d’organisation et un soupçon de chance. Cependant, s’il s’agissait d’une créature de légende… ils doutaient de pouvoir véritablement changer quelque chose à la situation. Pour les Orientaux, les dragons n’étaient pas des créatures surgies de nulle part pour détruire le monde et n’engouffrer dans les flammes. Historiquement, ils n’avaient même jamais eu affaire à ces monstres titanesques. Toutefois, ces monstres étaient les engeances de Melkor le Sombre, le seigneur ténébreux qui avait dominé leur royaume pendant tant de siècles, et le dominait encore, d’une certaine façon.

Les Orientaux avaient vu de leurs yeux les ravages que pouvaient causer ces créatures, et ne souhaitaient certainement pas se retrouver dans le mauvais camp, celui des victimes innombrables des cracheurs de feu du Nord, appelés à la guerre par le Dieu Sombre. Les Affranchis étaient épuisés, à bout de forces, et ils n’opposeraient qu’une maigre résistance face à un adversaire aussi formidable. C’était en tout cas ce qu’ils se disaient entre eux, perdant progressivement la foi dans leurs chances de l’emporter alors que le doute s’installait au plus profond de leurs cœurs.

Nevä sentit le vent tourner.

Ils devaient impérativement faire quelque chose pour maintenir la cohésion, et rallier leurs hommes à la cause. Elle-même savait que leurs chances de victoire étaient maigres, mais elle savait également qu’ils n’auraient jamais une aussi belle chance de prouver leur valeur. Abattre un dragon leur garantirait le respect des gens du Lac, leur amitié éternelle, et leur protection quand l’heure serait sombre et difficile. La jeune femme au visage tatoué s’approcha de Sigvald, et lui prit le bras fermement. Son Westron était rudimentaire, mais ses yeux rendaient la traduction limpide :

- Parlez… Parlez…


Elle désigna du menton les gens d’Esgaroth, dont le moral s’effondrait à chaque seconde. « Parlez-leur, et faites quelque chose avant qu’ils ne perdent tout espoir et abandonnent la lutte », était ce qu’elle aurait voulu lui dire, sans le pouvoir. Elle-même, en tant que guide des Affranchis, savait qu’il était de son devoir de faire même pour les siens. Prenant son courage à deux mains, elle se tourna vers son peuple, et les appela au calme.

++ Calmez-vous ! Calmez-vous, mes amis ! ++

Elle parlait la langue des esclaves de l’Est, qui échappait tout à fait au sergent Hadden, mais il se sentit soudainement revigoré par cette voix puissante, affirmée, qui semblait chaleureuse en même temps qu’inflexible. En l’espace d’une seconde, et de quelques mots, il comprit pourquoi les Affranchis avaient fait de Nevä leur cheffe. Sans comprendre ce qu’elle disait, il sentait qu’elle ne souhaitait pas abandonner la lutte, et probablement par orgueil, il n’acceptait pas qu’une femme, une Orientale, fît preuve de plus de courage que lui. Il se tourna vers Sigvald, à l’écoute de ce que l’Elfe aurait à leur dire pour les remobiliser… Mais au fond, il savait déjà qu’il mourrait pour cet Elda, si cela pouvait les aider à protéger Esgaroth.

Nevä, de son côté, galvanisait ses troupes à l’aide d’un discours enflammé.

Sa voix, si claire et si impérieuse, était son arme la plus affûtée. La Voix de la Révolte en appelait encore une fois aux esclaves d’Albyor, aux Affranchis de la Cité Noire, pour les exhorter à ne pas baisser les bras, et à continuer le combat.

++ Mes amis, il nous est aujourd’hui donné la possibilité de prendre notre revanche ! Notre revanche sur Melkor, le Dieu Sombre qui gouverne Albyor, et maintient encore nos frères en servitude. Cette créature, si c’est bien un dragon dont il s’agit, est un des enfants de Sa pensée maléfique et malveillante. Et c’est à nous, pour qui la liberté est le plus sacré des biens, que revient la tâche de terrasser la bête. En hommes et en femmes libres, nous combattrons pour ne plus avoir peur. Pour ne plus jamais être esclaves de Melkor, qu’il se présente sous la forme d’un ver aux pattes courtaudes, cracheur de fiel… ou d’un dragon. ++

Les Affranchis lui répondirent par un redoutable cri de guerre, qui fit trembler le navire tout entier. Cette petite pique pour Jawaharlal, le Grand Prêtre de Melkor à Albyor, leur avait redonné le sourire et une confiance exacerbée. Ils associaient désormais la bête à leurs anciens bourreaux, et iraient puiser dans la haine viscérale qu’ils gardaient encore dans leurs cœurs pour se battre et trouver les ressources de détruire le monstre…

Ou de périr en essayant.

Nevä se tourna vers Sigvald, qui put lire la détermination dans son regard. Cette femme avait une volonté en acier, que rien ne pourrait jamais briser.


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Ils s’étaient réunis à l’abri des hommes, pour préparer leur plan de bataille. Nevä, Pantea, Roksâna et le « Gardien » pour les Affranchis, accompagnés de Sigvald, Hadden et Lym pour les hommes d’Esgaroth. Après avoir réussi à restaurer la confiance des hommes, Nevä ne souhaitait pas que les détails de la stratégie parvinssent trop vite à leurs oreilles, au risque de les faire craindre pour l’avenir de leur entreprise. Elle avait invité les siens à préparer l’Âzâdî pour la guerre. Ceux parmi les Affranchis qui parlaient la langue commune servaient d’interprètes, et facilitaient la cohésion de groupe. Sigvald avait un plan, mais de toute évidence il ne souhaitait pas en parler devant tout le monde, et préférait d’abord interroger la jeune Roskâna, qui commanderait les hommes du côté oriental.

Sa question prit légèrement Nevä au dépourvu, car Roksâna n’était guère bavarde, ce qui était un euphémisme. Chaque fois qu’elle pouvait éviter de parler, elle préférait s’enfermer dans un silence confortable qui lui évitait de trop sympathiser avec quiconque. Même la Voix, qui était sans conteste sa plus proche amie ici, ne connaissait presque rien de sa vie, de ses idées, de ses émotions. Elle gardait tout ça enfoui en elle, ce qui faisait beaucoup à porter chez une personne si jeune. Mais cette fois, devant l’importance de la situation, Roksâna rompit son silence légendaire, et répondit très calmement à Sigvald, dans un Westron au moins aussi parfait que celui de Pantea.


- Je n’ai pas bien vu la bête, Sigvald. La brume était impénétrable, et nous avions du mal à nous distinguer… Cependant, je pouvais l’entendre, sentir ses mouvements sur le pont, percevoir le bruit qu’elle faisait en se déplaçant. C’est ainsi que j’ai pu la frapper.

Elle parlait avec une froideur effrayante, comme s’il s’agissait d’un épisode parfaitement anodin. Si cette jeune fille avait effectivement affronté un dragon en combat singulier, et survécu, c’était un exploit digne d’être chanté dans les légendes.

- Mes coups rebondissaient sur elle, mon épée n’a jamais pu la blesser réellement, à une exception près… Le dernier coup que je lui ai porté, involontairement, a percé son œil. Je ne peux vous dire lequel, mais la créature est borgne d’un œil. C’est à ce moment-là qu’elle s’est mise à hurler, et que j’ai entendu sa voix dans ma tête…

Nevä et Pantea, qui lui faisaient la traduction, tournèrent leur regard vers elle, en se demandant à quoi elle faisait référence. Hadden et Lym, en face, semblaient tout aussi perplexes. La jeune fille essaya de leur expliquer du mieux possible :

- Le dragon… Il me parlait… C’était une langue ancienne et terrifiante, mais j’en comprenais chaque mot. Il parlait de douleur, de vengeance, de haine, de trésor… C’est la dernière chose dont je me souvienne.

Il y eut un long silence à la fin du récit de Roksâna, mais Hadden et Lym ne purent s’empêcher de la regarde avec méfiance. Quiconque pouvait entendre la voix d’une telle créature dans sa tête était sans doute maléfique lui-même, car seule une connexion avec le mal permettait de comprendre la langue des monstres. Sigvald donna bientôt la parole à Lym, vétéran de la Bataille du Nord, et dont l’expertise pouvait être précieuse.

- Sachez d’abord que je n’ai pas combattu le dragon personnellement, comme mademoiselle. Cet honneur est revenu à nos rois, qui ont usé d’une sorte de magie pour abattre la créature. Personne ne sait exactement comment s’est terminé le combat, mais on raconte que l’encerclant, les grands rois des Hommes et des Elfes ont été capables de venir à bout de sa carapace et de lui porter un coup fatal. Selon certains, son ventre serait son point faible. Selon d’autres, ses ailes. Peu importe, finalement. Le principal problème est de l’immobiliser suffisamment pour pouvoir lui livrer bataille. Tant qu’il vole, un dragon est une menace trop grande pour nous, mais à terre… nous pouvons le terrasser, profiter de sa lenteur, et de notre nombre.

C’était peu, mais ils avaient au moins une ébauche de stratégie. Immobiliser la créature, et ensuite tout tenter pour l’abattre, en utilisant au mieux les armes à leur disposition.

Alors qu’ils se regardaient, s’encourageant du regard à la veille de ce combat, peut-être le plus difficile de leur existence, ils entendirent des bruits de pas précipités venant de l’extérieur. Une petite fille déboula dans la pièce et se mit à parler très vite en rhûnien, à l’attention de Pantea et de Nevä. Elles se raidirent perceptiblement, et congédièrent la jeune fille. Quand Pantea se retourna vers Sigvald et les hommes d’Esgaroth, son regard était grave.

- La brume, fit-elle simplement. La brume est en train de se lever…
Sujet: De Trop Longs Adieux
Ryad Assad

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Rechercher dans: Rhûn   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: De Trop Longs Adieux    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyDim 15 Avr 2018 - 13:20


Le vent dans les cheveux, Nevä observait l'horizon avec une pointe d'inquiétude qu'elle s'efforçait de ne pas faire paraître sur son visage. Elle se montrait relativement insensible à l'agitation fébrile qui s'était emparée des affranchis, et ne se laissait pas davantage distraire par le paysage pourtant superbe autour d'eux. Elle s'était depuis longtemps habituée au parfum agréable des embruns, et à leur goût salé, elle ne s'émerveillait plus des beautés de la Mer du Rhûn, qui s'ouvrait devant elle et qui lui révélait ses charmes. Au loin, si elle avait accepté de tourner la tête, elle aurait pourtant pu voir de minuscules points colorés, demeures de pêcheurs et de petits commerçants sur les berges de cette vaste étendue d'eau. Des navires circulaient de toutes parts, souvent des embarcations modestes, dont les capitaines leur jetaient des regards surpris en passant près d'eux. La silhouette menaçante d'un gigantesque navire de guerre de l'armée royale n'était pas commune dans les parages, et suscitait en partie la méfiance. Cela leur avait permis d'éviter des ennuis, sans aucun doute, et donc de progresser plus rapidement qu'ils avaient pu le prévoir initialement. Toutefois, ils avaient rapidement été confrontés aux dures réalités de la navigation, aux maladies et à la faim. Malgré les départs, les réserves de vivres du Âzâdî n'étaient pas suffisantes pour nourrir l'entièreté de ceux qui restaient, plusieurs centaines de bouches affamées.

Âzâdî.

« Liberté », dans la langue des gens d'Albyor. C'était le nom qu'ils avaient choisi tous ensemble pour le navire qu'ils occupaient, et c'était également par ce terme qu'ils se désignaient : « Âzâd Shuda », les Affranchis. La liberté avait malheureusement un prix, et ils se rendaient compte chaque jour un peu plus qu'il était élevé. Ils voguaient certes sur les flots apaisants d'une mer immense qui s'ouvrait devant eux, mais ils étaient si désespérément seuls qu'ils craignaient chaque vaisseau approchant de leur coque, et se recroquevillaient hésitants dès lors qu'un navire, si petit fût-il, leur adressait un signe. Ils avaient pensé pouvoir rejoindre l'ouest sans faire escale nulle part, sans négocier avec quiconque, mais ils avaient rapidement pris conscience de l'impossibilité de la tâche. Même en se rationnant, ils ne pouvaient pas envisager un si long périple… Alors les Tatoués avaient décidé d'un commun accord de négocier avec les populations locales. Ils avaient dans leurs cales des biens relativement précieux qu'ils pouvaient troquer contre des vivres. Ils n'avaient ni le temps ni les moyens de procéder à un inventaire en règle, si bien qu'ils ignoraient tout à fait le contenu exact du Liberté, mais ils savaient pouvoir vendre à un bon prix les vêtements de soie précieux qui devaient appartenir à des officiers fortunés. Il y avait là des livres richement décorés, dont les affranchis n'avaient pas besoin, et dont ils pouvaient se séparer sans remords.

Les plus vigoureux s'étaient occupés de transporter quelques biens des cales vers le pont, puis du pont vers les barques qui leur avaient permis d'aller négocier avec quelques villages isolés sur les îles minuscules de la Mer du Rhûn. Ils avaient dû multiplier les haltes, car aucun village n'était capable de les ravitailler suffisamment pour leur permettre d'aller au bout de leur voyage. A chaque arrêt, Nevä se montrait de plus en plus tendue. Elle savait qu'ils perdaient du temps sur leurs poursuivants qui, à cheval ou par voie maritime, étaient sur leurs talons. Ils affrontaient les mêmes difficultés, les mêmes problèmes de ravitaillement, mais ils étaient plus expérimentés et ils avaient le pouvoir de réquisitionner les ressources dont ils avaient besoin. Pour la femme tatouée, les négociations trop longues étaient une source d'angoisse permanente, et elle gardait les yeux rivés dans leur sillage, pour s'assurer qu'aucune voile rouge n'apparaîtrait à l'horizon.

- Dame Nevä ?

La voix fluette était reconnaissable entre mille, et l'intéressée s'arracha à sa contemplation anxieuse pour répondre à la jeune fille :

- Bonjour A'shar'a.

La jeune affranchie avait toujours l'air aussi mal à l'aise. Ses yeux fuyaient le regard des gens, et elle paraissait perpétuellement vouloir disparaître dans les ombres. Nevä se plaisait à la dévisager intensément, pas par cruauté mais parce qu'elle voulait lui faire prendre conscience de son importance. Elle était une personne, un individu unique, et non un meuble ou un objet comme on avait voulu le lui faire croire. La petite commença à se dandiner d'un pied sur l'autre, gênée. Ses longues mèches brunes oscillaient comme des plants d'orge par une nuit sans étoiles.

- Désolée de vous déranger… Commença-t-elle. Les négociations ne se sont pas bien passées, et ils voudraient que vous veniez.

Nevä haussa un sourcil. Elle avait toujours tenu à rester à l'écart des tractations avec les pêcheurs et les villageois, préférant s'occuper de planifier leur prochain mouvement. Elle ne voulait pas s'imposer comme une personne indispensable, et elle faisait confiance aux délégations qui partaient à terre pour obtenir ce dont ils avaient tous grand besoin : des vivres, des simples, des remèdes contre les maladies qui se multipliaient à bord, et menaçaient de décimer leur peuple libéré du joug des sanguinaires Melkorites. Alors pourquoi avaient-ils besoin d'elle soudainement ? A'shar'a n'était sans doute pas capable de le lui dire, et elle comprit que les affranchis l'avaient envoyée elle précisément pour cette raison.

- J'arrive, fit-elle.

Une barque se tenait à sa disposition, et lui permit de rallier rapidement la terre ferme, sur une petite île isolée. En approchant, elle vit que les affranchis étaient toujours sur la plage, comme s'ils attendaient son arrivée de pied ferme. Elle leur lança un grand signe de la main, auquel ils répondirent prestement, tout heureux de la voir répondre à leur appel.

- Dame Nevä, lâcha l'un d'eux en l'aidant à descendre, nous vous attendions…

- Que se passe-t-il ? Un problème ?

Elle ne pouvait pas cacher l'inquiétude dans son ton, et elle examina rapidement tous ceux qui se trouvaient là, cherchant d'éventuelles blessures qui auraient attesté de la mauvaise tenue des négociations. Ils allaient tous bien, et aucun d'entre eux ne semblait particulièrement stressé. Ils s'efforcèrent d'ailleurs de la rassurer en lui expliquant la situation rapidement :

- Tout va bien, il n'y a rien à craindre. Seulement, l'homme qui se propose de nous vendre des marchandises refuse de conclure l'affaire avec nous. Il est d'accord sur un prix – un prix raisonnable – et il a des choses intéressantes à nous proposer : les fruits qu'il fait pousser pourraient nous aider à éviter les épidémies, et à guérir nos malades. Il fabrique aussi des cordes solides, dont nous pourrions avoir besoin pour entretenir le navire.

- Et que veut-il de moi ? Interrogea la jeune femme.

- Il ne l'a pas dit. Seulement qu'il voulait parler à la personne en charge, et qu'il ne négocierait qu'à cette condition. Nous avons pensé que vous sauriez le convaincre.

Nevä leur fit une moue mi-contrariée mi-amusée. Ils considéraient tous que sa voix avait des pouvoirs magiques mystérieux, et qu'elle était capable de convaincre n'importe qui. C'était probablement la raison pour laquelle ils étaient si confiants, et pourquoi ils la poussaient à y aller sans crainte. Elle se résigna à s'exécuter, et leur demanda où se trouvait l'homme à qui elle devait parler. Ils lui désignèrent en retour une petite maison plus haut, encastrée entre les rochers au sommet d'un petit sentier en pente douce, protégée ainsi des vents hivernaux. Elle entreprit l'ascension seule, et se retrouva bientôt devant la bâtisse. Après avoir frappé, elle poussa la porte, qui s'ouvrit tranquillement.

- Bonjour ? Fit-elle en s'habituant à la pénombre.

L'intérieur était modeste, pour ne pas dire rustique. Au fond de la pièce, un foyer abritait un feu discret qui jetait une faible lueur à l'intérieur. Une table et deux bancs occupaient le centre de la pièce, et c'était à peu près tout. Point d'objets personnels, point de décorations, pas même quelques fleurs pour habiller l'ensemble. Ce n'était pas un monde très joyeux. Une femme était affairée là, occupée à éplucher soigneusement des légumes. Elle se retourna lentement, un sourire amical aux lèvres, et glissa doucement :

- Bonjour. Il ne va pas tarder.

Nevä ne savait pas encore qui était ce « il », mais préféra ne pas s'asseoir sans y avoir été invitée. Les us et coutumes variaient tellement d'une région à l'autre de ce vaste royaume qu'elle préférait ne pas faire d'impair. La femme retrouva le silence, et se focalisa exclusivement sur ses légumes, laissant son invitée surprise dans une position gênante. Fort heureusement, la Voix n'eut pas à attendre longtemps, puisque bientôt un homme fit son apparition derrière elle, la forçant à s'écarter de la trajectoire de la porte.

- C'est vous ? Fit-il sans cérémonie, en déposant un tas de bois sur le sol.

Il s'essuya les mains, et observa Nevä de la tête aux pieds, comme s'il la jaugeait. Elle soutint son regard, et se permit en retour de le dévisager. Ses cheveux qui grisonnaient le plaçaient dans la tranche d'âge des hommes mûrs, et ce n'était pas son regard affûté qui allait dire le contraire. La jeune femme ignorait ce qu'il voyait en l'observant, mais elle s'efforça de dégager le maximum d'informations de son examen préalable. Il lui rendait une bonne tête, mais surtout il dégageait une grande force. Une force de corps et de caractère qui était presque écrasante, même dans son silence. Son aura était tangible, et il était de ceux dont on faisait les chefs et les meneurs. Il était étonnant de voir une telle attitude chez un simple pêcheur.

- Asseyez-vous.

Nevä, comme une enfant écoutant son père, prit place devant le banc. Il s'assit lourdement en face d'elle, accueillant un bol de gruau sans même paraître remarquer la femme – la sienne, de toute évidence – qui venait de le lui apporter. Il était entièrement concentrée sur son invitée, et entama la discussion tout en commençant à manger :

- Vous n'êtes pas vraiment le genre de personne que l'on imagine diriger un navire de guerre de la marine royale, commença-t-il. Puis, devant sa surprise, il ajouta : J'ai des yeux, des bons. Vous avez faim ?

- N-Non… Non merci… Répondit Nevä, désarçonnée. Je… Vous avez dit vouloir négocier avec moi : est-ce que vous êtes toujours disposé à nous vendre quelque chose ?

Il ne la quittait pas des yeux tandis qu'il mangeait, et pour la première fois de sa vie Nevä avait l'impression d'être totalement prise au piège. Pas au sein de cette maison, car elle avait l'impression de pouvoir quitter les lieux dans l'instant si elle le souhaitait. Par contre, elle était prisonnière d'une situation inextricable, dans laquelle il avait ce qu'elle souhaitait, et elle n'avait aucun contrôle sur l'issue de cette discussion. Il l'amenait où il le souhaitait, quand il le souhaitait, comme un chasseur encerclant sa proie. Elle n'aimait guère cette sensation.

- Les négociations sont toujours à l'ordre du jour, rassurez-vous. Que fait une esclave à la tête d'un navire de guerre ?

Nouvelle estocade. Elle vacilla de nouveau, bousculée par ses questions directes. Elle aurait dû s'y attendre pourtant, car elle ne pouvait pas imaginer que personne n'allait remarquer la nature de l'équipage. Toutefois, pour une raison qu'elle ne parvenait pas à expliquer, elle se sentait presque menacée par cette interrogation. Sa réponse fut aussi évasive que possible :

- C'est une longue histoire… Si vous êtes fidèle à la Reine, et que vous souhaitez demeurer à son service, il serait préférable que nous en restions là. Je ne veux pas vous causer d'ennuis, et…

- Vous esquivez. Répondez à ma question.

Hésitation. Elle ne savait pas où il voulait en venir. Elle pouvait toujours mentir, inventer quelque chose, et essayer de le rouler dans la farine. Pourtant, elle avait l'impression qu'il serait capable de déceler le moindre mensonge, et que cela ne servait à rien. En outre, elle n'avait plus envie de mentir et de se cacher. Elle continuerait à le faire, bien entendu, tant qu'elle aurait besoin de sauver son peuple. Mais cet homme seul ne pouvait rien, et elle n'avait pas l'intention de se parjurer devant tous les Rhûnedain qu'elle croiserait. Alors elle abdiqua :

- Nous avons volé ce navire. Nous nous sommes échappés d'Albyor, et nous fuyons le courroux de la Reine et de ses serviteurs. C'est la raison pour laquelle nous sommes désespérément à la recherche de vivres. Si vous refusez de nous vendre quoi que ce soit, je ne vous blâmerai pas. Laissez-moi simplement repartir auprès des miens, et continuer mon chemin. C'est tout ce que je vous demande.

Il garda le silence un instant, et pendant quelques secondes on n'entendit plus un son dans la pièce. Pas même le bruit des légumes que l'on épluchait, qui s'était arrêté temporairement. Pas une respiration, pas un souffle de vent. Puis l'homme lâcha :

- Je me suis toujours considéré comme un serviteur des rois… Je devrais vous tuer sur-le-champ, et réclamer la récompense sur votre tête. Ce ne serait pas difficile.

Nevä déglutit. Pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, elle était convaincue que cet homme était capable de mettre ses menaces à exécution. Il pouvait sans le moindre doute la briser en deux à mains nues, et elle l'imaginait assez bien fondre au milieu des affranchis sur la plage pour les tailler en pièces à leur tour. Il n'avait pas esquissé le moindre geste hostile, toutefois, se contentant de manger en la dévisageant avec une insistance presque malsaine. La Voix garda le silence, cherchant mentalement une issue à cette situation.

- Je n'ai pas peur de mourir, fit-elle bravement.

- Je sais. Sinon vous ne seriez pas là.

Il termina son repas, et repoussa son écuelle sur le côté. Sa femme vint le débarrasser, et il ne consentit toujours pas à lui accorder le moindre regard. Elle, discrète comme une esclave, continuait à s'affairer en tendant l'oreille. L'homme se leva doucement, et invita Nevä à le suivre et à marcher avec lui. Elle ne savait trop quoi faire, mais il se retourna avec un sourire en coin :

- Puisque vous n'avez pas peur de mourir, vous n'aurez pas peur de me suivre, si ?

Elle prit son courage à deux mains, et entreprit de le suivre, non sans adresser un « au revoir » à la maîtresse de maison. Celle-ci lui adressa un salut amical de la main, avant de la laisser disparaître.


#Pantea
Sujet: De Trop Longs Adieux
Ryad Assad

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Rechercher dans: Rhûn   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: De Trop Longs Adieux    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySam 17 Fév 2018 - 18:58
Suite de Nous Perdons Toujours


Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! Nevy10


Il ne s'agissait que d'un gros nuage sombre, une boule de suie suspendue dans le ciel, qui crachait ses larmes amères sur leurs adieux. De nombreuses silhouettes, bravant le vent de la côte, se dressaient dans le crépuscule. Les autres, accoudées au bastingage, continuaient à agiter les bras et à leur souhaiter bonne chance. Leurs cris étaient avalés par les rafales, et revenaient aux oreilles des partants comme des échos désincarnés qui semblaient surgir des tréfonds de leur imagination. Nevä, les cheveux plaqués sur les joues à cause de l'eau qui ruisselait librement sur son visage marqué, leva le nez avec un demi-sourire :

- Rien ne nous sera épargné, j'ai l'impression.

Ils étaient environ quatre centaines. Un rire nerveux passa entre eux, gagnant chaque rang successivement à mesure que ses paroles leur parvenaient. Ils agissaient comme s'ils avaient soudainement été piqués par un instinct subit et incontrôlable qui leur commandait de relâcher toute la tension qu'ils avaient accumulée. Dans leurs yeux, cependant, on lisait la crainte, l'angoisse, l'appréhension. Ils avaient fait leur choix, mais le danger n'en demeurait pas moins réel, et ils savaient qu'ils ne reverraient plus leurs compagnons. Cette séparation déchirante était plus difficile qu'ils avaient pu l'imaginer, sans doute, car personne n'avait eu dans l'idée de les en empêcher. Nevä avait fait de son mieux pour les accommoder, et elle leur avait fourni des vivres en quantité suffisante pour leur permettre de s'éloigner de la trajectoire du navire. Ils pourraient rejoindre les villages côtiers, se fondre dans la foule, et se reconstruire à l'abri des représailles des gens d'Albyor. Akkhis, qui s'était imposé comme leur chef, s'avança vers Nevä :

- Merci de nous avoir menés si loin, Dame Nevä.

Il savait qu'elle n'aimait pas être appelée « Dame ». Il l'avait sans doute fait à dessein, et elle se sentit gênée par cet honneur. Akkhis avait été un de ses plus farouches opposants à bord du navire, et elle avait été heureuse d'avoir réussi à lui faire comprendre son point de vue. Aujourd'hui, il quittait le navire non plus en rival mais en allié, voire en ami. Elle était triste de laisser partir un homme tel que lui, car quand il n'était pas mû par la peur et qu'il faisait abstraction de sa propre existence, il pouvait s'avérer précieux. Elle aurait voulu qu'il trouvât en lui la force de prendre en charge les esclaves, de devenir leur nouveau chef… Hélas, il avait ses propres démons à affronter, et elle ne le forcerait à rien. Sa liberté était plus précieuse que tout ce qu'il pouvait apporter aux fuyards.

- Prenez soin de vous, Akkhis. Prenez soin d'eux tant qu'ils vous suivront.

Il tourna la tête vers ses compagnons. Quatre cents esclaves, essentiellement des serviteurs instruits qui avaient sauté sur l'opportunité de s'enfuir d'Albyor à cause de ses horribles conditions de vie, mais qui ne craignaient pas d'être rattrapés à cause d'un tatouage compromettant. Leurs visages étaient lisses et sans marques, tandis que leurs compétences particulières leur permettraient de se réinsérer dans la société. Le royaume avait besoin de gens comme eux pour se reconstruire de l'intérieur, et la résistance à Lyra ne pouvait pas exister si toutes les âmes qui refusaient de se soumettre à elle quittaient le Rhûn. Akkhis ne serait peut-être jamais le chef de la grande révolte qui abolirait le système servile en Orient, mais il était permis d'espérer que, le jour venu, il aiderait ses semblables et offrirait un abri à des esclaves en fuite.

- Nous avons prévu de nous disperser rapidement, répondit-il. Plus nous serons mobiles, plus nous passerons inaperçu. Mais nous ferons en sorte de garder contact, au cas où.

- C'est très sage.

Il acquiesça. Un léger silence, seulement rompu par le bruit de la pluie qui cliquetait sur les pierres autour d'eux. Nevä se surprenait à apprécier plus que jamais la sensation de la terre ferme sous ses pieds. Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pas arpenté autre chose que le pont étroit de leur navire, et elle ressentait avec une acuité particulière le sable qui s'enfonçait sous son poids, les galets qui pressaient contre sa semelle, les irrégularités du sol qui poussaient son corps à s'adapter. Ils restèrent à s'observer un moment, prolongeant de manière inutile des adieux de toute façon inévitable.

- Vous devriez y aller, Akkhis. Cette nuit, vous pouvez couvrir une grande distance si vous êtes chanceux.

- C'est vrai…

Il rompit la distance, et étreignit affectueusement Nevä. Un peu surprise d'abord par une telle démonstration d'affection, elle finit par laisser ses mains se refermer sur son dos. Elle avait vraiment l'impression d'abandonner un frère, et cela lui déchirait le cœur. A voix très basse, au creux de son oreille, il lui souffla :

- Lorsque vous reviendrez au Rhûn… arrangez-vous pour me retrouver. Vous aurez besoin de toute l'aide disponible.

- Je le ferai… répondit-elle.

« Si je reviens » se permit-elle d'ajouter in petto. Il leur restait encore tant d'épreuves à surmonter… Traverser la Mer du Rhûn ne serait que la première d'entre elles. Ils se séparèrent, légèrement gênés tous les deux, avant que Nevä ne levât la main pour leur adresser un dernier salut.

- Que la paix soit avec vous, mes amis. Puissiez-vous vivre vieux et heureux, et voir les jours où nous n'aurons plus à nous cacher. Faites bonne route, et ne nous oubliez pas, car nous ne vous oublierons jamais.

Elle s'efforça de graver autant de visages que possible dans sa mémoire. Elle en oublierait probablement beaucoup, mais elle voulait essayer. Se souvenir de cet instant. De cette petite victoire. De ce moment précieux où des hommes et des femmes s'apprêtaient à partir, pour la première fois en ce qui concernait certains d'entre eux, à l'assaut de leur liberté. Elle leur adressa un sourire chaleureux, puis sans rien ajouter pivota sur ses talons, en direction du navire. Elle leva les yeux au ciel pour lui adresser des remerciements sincères, clignant des paupières pour se protéger des colonnes liquides qui glissaient sur ses cils, et sur ses joues.

Heureusement qu'il pleurait aussi.

#Nevä #Akkhis
Sujet: Nous Perdons Toujours
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Sombre   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Nous Perdons Toujours    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMer 25 Jan 2017 - 23:50
Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! Femme_10

La porte s'ouvrit doucement, laissant pénétrer l'air frais du soir à l'intérieur. Une silhouette se glissa par l'entrebâillement, jeta un regard suspicieux à l'extérieur, avant de refermer le battant. Il rejeta son capuchon, rabattit le loquet, et vérifia que les rideaux étaient bien tirés avant de s'approcher du centre de la pièce. Mû par la force de l'habitude, il souleva le tapis usé qui habillait un peu ce qui servait de salon, et glissa son doigt dans une fissure du parquet un peu plus large que les autres. Il tira de toutes ses forces, étouffant un ahanement épuisé, révélant un espace caché sous la maison. Rien de plus qu'une petite cavité destinée à cacher quelques menus biens d'éventuels pillards. Mais le trésor qui émergea de ce coffre secret était plus précieux que les bijoux ou les diamants. Une jeune femme émergea des entrailles de la terre, portant sur son visage le masque de la souffrance et de la mort. Nevä.

Chaque nuit, elle se laissait enfermer de son plein gré, et chaque matin il venait la ressusciter en espérant qu'elle n'aurait pas succombé à l'inconfort et à l’exiguïté de son cercueil. Elle soutenait toujours qu'elle allait bien, et il avait depuis longtemps cessé de l'interroger au sujet de son état, mais il ne pouvait pas s'empêcher de constater que l'épuisement prélevait son dû sur la jeune femme. Elle avait les traits tirés, à cause du manque de sommeil – qui pouvait la blâmer de ne pas réussir à fermer l'œil là-dessous ? –, et elle continuait de perdre du poids malgré tout ce que son assistant trouvait à lui offrir à manger. Pourtant, deux choses n'avaient pas changé depuis le premier jour. Son regard était toujours le même, inflexible, acéré et déterminé comme si elle était prête à affronter Melkor en personne, à l'aide d'un simple couteau. Et puis il y avait sa voix, bien entendu. C'était sans doute la partie d'elle qui était la plus envoûtante, et l'entendre parler était un plaisir. Voilà probablement la raison pour laquelle tant et tant avaient accepté de l'écouter, cinq ans auparavant…

- Kumkun, quelles nouvelles ? Interrogea-t-elle calmement.

Le rituel était immuable. Avant de songer à manger, ou à se délasser, elle voulait se mettre au travail et l'interrogeait sur ce qu'il y avait de neuf dans la cité. Depuis l'incident terrible au Temple Sharaman, le jeune affranchi était souvent revenu en lui disant que les gardes procédaient à des arrestations et à des vérifications. Ils étaient d'ailleurs passés fouiller la maison de Kumkun, mais n'avaient pas mis la main sur Nevä qui avait eu la bonne idée de s'éclipser ce jour-là. Les gardes, occupés à d'autres missions, avaient un peu levé le pied sur les vérifications, mais ils contrôlaient toujours frénétiquement les entrées et les sorties. Elle s'attendait à l'entendre lui annoncer qu'il y avait enfin du relâchement de ce côté-là, mais de toute évidence le jeune affranchi arrivait avec de mauvaises nouvelles. Il hésitait, indécis sur la façon de formuler la chose.

- Eh bien, parle donc. Est-ce que la situation a empiré ?

Elle était véritablement inquiète maintenant, et sa voix s'était légèrement durcie, contraignant son interlocuteur à lui révéler tout ce qu'il savait :

- Pas vraiment, Dame Nevä… Ou plutôt, si… Un marchand venu de Vieille-Tombe est arrivé aujourd'hui, et il achète un grand nombre d'esclaves qu'il veut revendre ensuite dans les territoires reconquis aux rebelles de l'Est. On ne parle que de ça en ville.

- Au moins ils auront une meilleure vie dans les fermes qu'ici. Ils ne risqueront pas d'y finir sacrifiés. Mais que se passe-t-il Kumkun, tu n'as pas l'air ravi ?

Il l'invita à s'installer à table, et déposa un panier de provisions devant son nez en lui faisant un geste équivoque pour qu'elle se servît. En temps normal, elle aurait refusé, mais elle mourait littéralement de faim. Alors elle attrapa une orange, et commença à la peler pendant qu'elle attendait sa réponse :

- Mon maî… mon employeur m'a demandé de me renseigner au sujet de ce marchand, car il voulait lui proposer quelques esclaves dont il n'avait pas l'utilité. Il préférait les vendre plutôt que de les voir être saisis par le Temple Sharaman sans compensation, vous comprenez…

- Pas vraiment… Souffla-t-elle, avant de le prier de poursuivre.

- Pendant que je travaillais, je… j'ai vu les esclaves qui étaient déjà acquis au marchand. Beaucoup étaient dans les mines, et il a apparemment sélectionné les plus résistants pour…

Nevä se figea, le quartier d'orange interrompant sa course à quelques centimètres de sa bouche légèrement entrouverte. Elle venait de comprendre, mais elle eût besoin que Kumkun continuât pour accepter la réalité :

- Votre ami, Kirin, faisait partie de ceux qui ont été emmenés.

- Tu en es certain ?

Il acquiesça gravement. Elle se doutait qu'il avait dû vérifier avant de venir lui porter une telle nouvelle. Kumkun savait mieux que quiconque à quel point elle était attachée à Kirin. Ils avaient été proches auparavant, et il s'était battu aussi dans cette révolte avortée qui leur avait tout coûté. Son châtiment avait été moins immédiat que ceux des chefs capturés par les forces de la Reine Lyra, mais pas moins dramatique. Il avait été envoyé dans les mines, là où l'on travaillait jusqu'à mourir d'épuisement, littéralement. Nevä avait été incroyablement soulagée de le savoir en vie, et malgré le risque que cela avait pu constituer, elle avait chargé Kumkun d'entrer en contact avec Kirin pour s'assurer qu'ils auraient un soutien à l'intérieur si les choses venaient à mal tourner. Hélas, s'il faisait partie des hommes sélectionnés pour être emmenés à l'Est, elle ne pouvait rien faire pour lui. Il aurait bien plus de chances de s'en sortir en partant là-bas… même si cela signifiait qu'elle ne le reverrait probablement plus jamais.

Elle déglutit difficilement, et lâcha, glaciale :

- On ne peut rien faire pour lui.

Kumkun sembla tomber des nues :

- Mais c'est votre ami ! Il va être emporté au loin !

- Je sais tout cela, Kumkun… Je sais… Mais nous avons une tâche à accomplir d'abord, et rien ne doit nous détourner de notre mission.

Elle n'y croyait pas elle-même, essayant seulement de se convaincre que la douleur qu'elle ressentait n'était qu'une nouvelle épreuve sur la voie vers la victoire. En réalité, elle n'était pas sûre qu'elle pourrait supporter cette perte, aussi insignifiante pouvait-elle paraître. Ce n'était qu'un homme, et pourtant elle avait besoin de le savoir là. Le jeune affranchi, loin de chercher à l'aider, enfonça le clou :

- Dame Nevä, je vous en prie… Chaque jour qui passe, je vous vois vous affaiblir, de même que notre cause. Et pendant ce temps, Jawaharlal devient plus puissant que jamais. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur la Reine Lyra pour nous aider, et vous le savez… Quand elle saura ce qui se trame à Albyor, quel que soit le vainqueur de l'affrontement qui suivra, nous serons perdants. Nous perdons toujours.

Nevä se leva brusquement pour faire les cent pas, se frottant les yeux pour chasser les idées qui germaient dans son esprit. Non, elle ne devait pas y songer !

- Kumkun, je ne peux pas faire ça. Je n'ai pas agi pendant que Sharaman dévorait tant des nôtres. Je n'ai pas agi quand les hommes de Jawaharlal ont passé leur colère sur les esclaves du Temple. Je ne peux pas décider d'agir simplement parce que cela me touche désormais… Je ne peux pas sacrifier la cause pour laquelle nous nous battons, seulement par intérêt personnel. Kumkun, tu ne peux pas me demander ça…

Sa voix avait vacillé sur cette dernière phrase, et elle détourna le regard pour qu'il ne vît pas l'ampleur de son désarroi. Il garda le silence un instant, et elle mit à profit ces longues secondes pour réfléchir. Elle n'avait jamais demandé à devenir la Voix de la rébellion, cette femme dont ils se souvenaient tous en l'ayant pourtant oubliée. Elle avait simplement décidé de se lever pour ce qu'elle croyait être juste, et les conséquences dramatiques de sa folie lui avaient fait regretter amèrement son acte. Aujourd'hui, des attentes démesurées pesaient sur ses épaules, et venaient se conjuguer avec ses sentiments personnels. Elle ne voulait pas perdre Kirin, pour rien au monde. Et en même temps, elle savait que si elle tentait quoi que ce fût pour l'arracher à son destin, elle serait obligée de quitter Albyor. Devait-elle sauver un ami et abandonner l'entièreté de ces esclaves qui comptaient sur elle ? En même temps, si elle laissait Kirin s'éloigner, pourrait-elle un jour rendre leur liberté à tous ces malheureux, et ainsi se dire que ce sacrifice avait été utile ?

Elle enfouit la tête dans ses mains, incapable de prendre une décision. Kumkun la regardait, arborant une expression sincèrement désolée. Il savait qu'il lui faisait du mal en la soumettant à pareil dilemme, mais il n'avait pas le choix. Il ne pouvait pas cacher ce qu'il ressentait lui-même, à savoir l'envie de voir la tyrannie Melkorite prendre fin. Et pour cela, il suffisait d'une seule chose : un peu d'espoir. Il suffisait que quelqu'un eût assez de courage pour faire ce que personne n'oserait faire. Avec toute l'admiration qu'il avait pour la jeune femme, il ne voyait qu'elle pour accomplir cela, et redonner espoir à tous les esclaves d'Albyor…

- Vous ne pensez jamais à vous-même, Dame Nevä

L'intéressée leva la tête, frappée par cette observation si juste et si précise qu'elle en était douloureuse à entendre. Kumkun la côtoyait depuis un certain temps, et s'il n'avait jamais dévalorisé son dévouement à la cause qu'elle défendait, il n'avait jamais pu s'empêcher d'éprouver une pointe de tristesse en voyant que la guerrière héroïque qu'il idolâtrait était prête à tout endurer sans jamais penser à sa propre santé, à son propre bonheur, à ses propres désirs. Il jeta un regard vers les pelures qui traînaient toujours sur la table :

- Vous n'avez même pas fini votre orange…

Elle suivit son regard, désemparée. Elle savait qu'il avait raison, et chaque fois qu'il lui demandait de prendre soin de sa santé, il appuyait précisément là où cela faisait mal. Elle n'arrivait pas à penser à elle, elle s'oubliait littéralement, et c'était curieusement ce qui lui avait permis de survivre toutes ces années dans les geôles de Blankânimad. Elle avait résisté à la torture, aux interrogatoires, et à l'isolement, parce que tout cela glissait sur sa peau marquée à jamais par la violence. Elle avait enduré tous les tourments, avant d'être oubliée et laissée de côté comme un jouet brisé. C'était encore ce qu'elle était aujourd'hui…

Elle se rassit lentement et attrapa les mains de Kumkun dans les siennes, en un geste d'une rare familiarité. Il leva les yeux, et se laissa happer par le regard de la jeune femme, buvant chacune de ses paroles :

- Kumkun, je suis sincèrement désolée… J'ai survécu à tant de choses, tu sais… Je n'ai plus d'appétit pour rien, sinon ce vieux rêve fou de libérer les esclaves d'Albyor. Sans ça…

Elle serra ses mains un peu plus fort.

- Sans ça… Sans ça, j'aurais aussi bien fait de mourir avec les autres, il y a cinq ans…

- Mais peut-être… peut-être que vous devez faire davantage que survivre. Peut-être que vous devez vivre. Et vous battre. Et faire quelque chose que personne n'oubliera. Quelles que soient vos raisons d'agir, si elles vous poussent à faire ce qui est juste, alors vous ne devez pas hésiter.

Nevä baissa la tête, atteinte par cette nouvelle estocade. Sa résolution vacillait à chaque fois que le jeune affranchi revenait à la charge, et elle sentait que sa position était de moins en moins tenable. Oui, elle mourait d'envie de faire quelque chose, de changer le destin des esclaves d'Albyor, et de leur apporter enfin la lueur d'espoir dont ils avaient besoin. Était-ce la peur qui la retenait ? Était-ce la peur d'échouer et d'emmener tous ceux qui la suivraient à la mort ? Ou bien était-ce la peur de réussir, et de devoir devenir quelque chose qu'elle n'avait jamais voulu être : la lumière vivace pour des milliers d'âmes plongées dans l'obscurité ? Elle n'aurait su le dire avec certitude. Ce qui était certain, c'était qu'elle ne voulait pas agir par seul intérêt personnel, comme ces rois et ces reines qui faisaient passer leurs amis avant le peuple qu'ils entendaient défendre. Elle ne voulait sous aucun prétexte qu'on pût l'accuser un jour d'avoir sacrifié quiconque pour atteindre ses propres objectifs, protéger ceux qu'elle aimait, et en définitive avoir le luxe de vivre sa propre vie. La seule idée qu'on pût la regarder ainsi, qu'elle pût devenir ce qu'elle avait toujours juré de combattre, était insupportable.

- Même si je pouvais sauver Kirin… Même si je pouvais sauver dix ou vingt esclaves… Combien d'autres resteraient emprisonnés à jamais, sacrifiés au nom d'une poignée ? Et quant à ceux que j'essaierais de sauver, combien parviendraient à s'en tirer ? Pense à tous ceux que nous perdrions, Kumkun…

Il hocha la tête, apparemment conscient que tenter de faire s'échapper des esclaves pouvait aboutir à une issue catastrophique.

- De toute façon je vous l'ai dit, répondit-il, nous perdons toujours. Alors quitte à perdre…

#Nevä #Kumkun
Sujet: Il est encore temps d'implorer le pardon de Melkor
Ryad Assad

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Rechercher dans: La Ville Haute   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Il est encore temps d'implorer le pardon de Melkor    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 7 Aoû 2015 - 15:48
Kirin pleurait à chaudes larmes. Il ne pouvait tout simplement pas se contenir. Son émotion laissait des traces humides qui creusaient de profonds sillons dans la terre et la crasse qui s'accumulait sur ses joues. Il ne paraissait pas s'en rendre compte, et ses mains tendues caressaient le visage qu'il venait de retrouver après l'avoir cru perdu pendant si longtemps. Tant d'années étaient passées, sans la moindre nouvelle. Tant d'années durant lesquelles il l'avait cru morte, durant lesquelles il s'était résolu à abandonner tout espoir. Et maintenant, elle réapparaissait devant lui, si semblable à celle qu'elle était auparavant, et en même temps si différente. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la serrer contre lui pour s'assurer qu'elle était bien réelle, qu'il ne rêvait pas, qu'il n'était pas en train d'halluciner alors que son corps physique se trouvait aux portes du royaume de Melkor. Il l'aurait fait, si de solides barreaux de fer ne l'en avaient pas empêché. Il devait se contenter de peu, si peu. Un frêle contact alors qu'il ne pouvait pas passer plus que l'avant-bras entre ces tiges métalliques si solides. Ses sanglots étaient d'une sincérité rare, à la hauteur de l'affection et de l'admiration qu'il lui portait. Elle ferma les yeux un instant, incapable de pleurer. Elle avait versé trop de larmes pour en avoir encore, même pour les gens qui comptaient réellement pour elle. On l'avait brisée. Kirin ne paraissait pas s'en apercevoir, et il lui murmura :

- Tu es vivante… Ciel, tu es vivante… Comment est-ce possible ?

Elle prit posa une main sur la sienne. Elle appréciait le contact de sa paume, chaude et protectrice, contre sa joue. Elle appréciait de le savoir si proche, même s'il était paradoxalement très loin, dans un univers où elle ne pouvait le rejoindre. Franchir ces barreaux lui était impossible. D'une voix apaisante, elle lui souffla :

- C'est une très longue histoire… J'ignore même comment je me suis retrouvée ici, et comment il est possible que nos chemins se soient recroisés. C'est insensé.

- Raconte-moi…

Il s'était approché des barreaux si près que son corps tout entier faisait pression sur eux, comme s'il voulait passer au travers pour la rejoindre. Il était absorbé par sa silhouette, et paraissait incapable de détacher les yeux de la jeune femme. Ce n'était pas un regard insistant, ni même un regard intéressé. Ils étaient au-delà de tout cela. C'était le regard d'un homme voulant graver dans sa mémoire quelque chose. Pas le corps d'une femme, dont les courbes et le visage auraient pu le séduire. Il souhaitait se remémorer ce qu'elle était à l'intérieur, et ce qu'elle dégageait. Une aura brillante, étincelante. Son âme pulsait d'une énergie qu'il ressentait à chacun de ses battements de cœur. Elle le fascinait.

- Je ne peux rien te dire. Pas pour l'instant. Mais sache que je vais bien et…

Ils se turent tous deux, en entendant des gens approcher. Ils se baissèrent instinctivement, et observèrent silencieusement les environs, craignant de voir des gardes débouler inopinément. Ce n'étaient que des passants, toutefois, qui parlaient fort. Il faisait déjà nuit sur la cité noire, mais il y avait encore quelques civils qui déambulaient en ville. Aucun risque. Kirin attrapa la main de la jeune femme, et la serra entre ses doigts :

- Je reviendrai. Ici même. Dès qu'il me sera possible de venir. D'accord ?

Elle hocha la tête, et se redressa. Elle recula de quelques pas, incapable de détacher son regard de cet homme qui appartenait à cet autre monde. Les barreaux les séparaient inexorablement, mais lorsqu'elle se retourna, c'était vers la liberté qu'elle marchait, tandis que Kirin retournerait à la condition d'esclave qu'il n'avait jamais quittée. Elle était sur le point de filer, mais il l'appela doucement :

- Nevä ?

- Oui ? Dit-elle en se retournant.

- Sois très prudente.

Elle ne répondit rien. Elle ne pouvait pas faire une promesse qu'elle ne pouvait pas tenir…


~ ~ ~ ~

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Nevä déposa son manteau à capuchon sur un coffre, et prit place sur une chaise en bois. Elle s'y affala lourdement, soupirant largement. Ses doigts passèrent machinalement dans ses cheveux, s'attardant sur la partie de son crâne où ils étaient rasés. Elle était épuisée, et cette visite n'était pas des plus sûres, mais elle était nécessaire. Kirin était quelqu'un de particulier, et elle ne pouvait pas passer par Albyor sans s'assurer qu'il était en vie et en bonne santé. Il avait toujours été costaud, et elle ne doutait pas qu'il s'en sortirait mieux que beaucoup d'autres esclaves. Il travaillait dans les mines, ce qui était le poste le plus difficile, et le plus dangereux. Des centaines d'hommes mouraient chaque année dans des conditions inhumaines. Elle avait eu le fol espoir qu'il aurait survécu à cinq années dans ces sombres galeries, et elle ne s'était pas trompée. Il était décidément immortel. Elle-même avait échappé à bien des choses, et elle se félicitait d'être encore en vie, même si sa récente libération tenait du scénario le plus improbable qu'elle eût pu concevoir. Même dans ses rêves les plus fous, elle n'aurait pas pu songer à pareil dénouement. Elle ferma les yeux, pour mieux réfléchir, et laissa ses pensées vagabonder. Tout cela ne tenait pas debout. Lyra ne pouvait décemment pas lui faire confiance, et s'attacher ses services ? Elle-même ne pouvait pas accepter de travailler pour la Reine du Rhûn, celle-là même qui l'avait fait emprisonner ? Et pourtant, c'était bien le cas. Elle revit le visage de la souveraine, revécut leur conversation dans les geôles de Blankânimad. Ce n'était tout simplement pas possible…

- Dame Nevä ?

Elle ouvrit les yeux brusquement, sans se rendre compte qu'elle s'était endormie. En dépit de l'inconfort de cette simple chaise, elle avait réussi à s'assoupir. Ce n'était pas un vrai sommeil réparateur, mais bien un de ceux où l'esprit est le plus actif, et où on émerge en jurant qu'on n'avait fait que fermer les yeux quelques instants. Elle épargna cette excuse à son interlocuteur, et se contenta de glisser :

- Pardon, je ne t'avais pas entendu rentrer. Et appelle-moi Nevä, s'il-te-plaît.

Le jeune homme sourit paisiblement. Ses fossettes se creusèrent, étirant légèrement les symboles tatoués à même sa joue. Il en avait quatre. Quatre marques, qui signifiaient qu'il avait appartenu à quatre propriétaires différents au cours de sa jeune vie. Et maintenant, il était libre. L'affranchissement était une chose assez rare à Albyor, mais elle pouvait arriver. Soit un esclave était libéré par la bonté de son maître, mais Nevä n'en avait jamais rencontré aucun, soit il gagnait sa liberté en rendant un service exceptionnel, généralement à portée militaire. C'était une pratique encore moins courante que la première alternative, étant donné que les armées du Rhûn n'avaient pas besoin d'engager d'auxiliaires esclaves dans les guerres qu'elle menait contre les rebelles – et de toute façon, la présence de non-libres dans les rangs était en général mal vue par les autres corps d'armée. Celui-ci avait été affranchi dans le premier cas, car son maître en avait décidé ainsi. En vérité, cela répondait à un calcul très habile, et le maître en question avait accordé sa liberté à son esclave le plus intelligent, pour lui confier une partie de la gestion de ses affaires courantes. En l'associant à son travail, et en gardant ce rapport de domination qui devenait celui d'employeur tout puissant à employé démuni, il ne perdait pas trop au change. La principale différence était qu'il lui payait un salaire, et que l'esclave en question avait une habitation à part. Habitation dans laquelle il avait accueilli Nevä.

La jeune femme n'avait pas eu beaucoup de mal à le localiser, et à entrer en contact avec lui. Les affranchis n'étaient pas nombreux à Albyor – la plupart préférant fuir la région, et habiter soit à l'étranger, soit dans des coins du Rhûn qui avaient une conception de l'esclavage moins brutale que dans la Cité Noire. Il avait été assez simple d'en faire une liste, et elle n'avait eu qu'à choisir celui qui lui paraissait être le plus à même de l'aider. Kumkun, car c'était son nom, avait donc reçu un beau matin une lettre mystérieuse lui demandant de se rendre à l'extérieur de la ville pour y rencontrer secrètement quelqu'un. Il s'était d'abord méfié, et il n'avait pas voulu faire d'histoires, mais il savait que des réseaux d'anciens esclaves existaient, et qu'ils essayaient de soutenir les leurs qui parvenaient à s'échapper, ou bien ceux qui retrouvaient la liberté légalement, mais qui devaient repartir de zéro. Il y avait une forme de solidarité, que tous ne respectaient pas, bien évidemment, mais que beaucoup s'efforçaient de faire valoir. Par reconnaissance envers ceux qui avaient pu les aider, le cas échéant, ou parce qu'ils se sentaient coupables d'être libres et de vivre confortablement, alors que tant d'autres vivaient dans la misère et l'asservissement. Kumkun s'était rendu sur place, et avait alors fait la rencontre de Nevä. Il ne pouvait pas ne pas la connaître, naturellement. Alors qu'elle était perdue dans ses pensées, à se remémorer le moment de leur rencontre, et son visage lorsqu'il avait compris qui elle était en réalité, il se dirigea vers la cuisine en répondant distraitement :

- Je ne pourrai jamais vous tutoyer, Dame Nevä. Ni vous appeler simplement par votre nom. Je veux dire… Vous êtes tout de même…

- Je sais qui je suis, Kumkun, dit-elle en agitant négligemment la main. Je préférerais ne pas avoir à ce qu'on me le rappelle sans arrêt, c'est tout.

Il ne se formalisa pas de son ton un peu sec – il connaissait bien pire sous l'égide de son maître actuel, qu'il devait appeler « employeur » pour faire bien – et s'empressa de lui servir un bon repas chaud. Elle mourait de faim, très honnêtement, et cela l'apaisa quelque peu de sentir la bonne odeur s'échappant de la marmite, puis du plat qu'il lui tendit. Elle avait l'habitude qu'on lui servît ses repas, mais généralement c'étaient des gardes en uniforme qui venaient lui apporter une bouillie infecte et très nourrissante. Être servie par un homme qui y consentait de son plein gré, et qui en plus lui cuisinait quelque chose qui avait du goût… c'était tout à fait nouveau. Elle avait insisté longtemps pour l'aider, pour participer d'une quelconque manière, mais il s'était montré catégorique et inflexible :

- J'aimerais pouvoir être libre de mes choix, Dame Nevä, avait-il dit. Et mon choix, que je fais en toute liberté, est de vous traiter comme mon invitée tant qu'il vous plaira. Je vous en prie, ne m'ôtez pas ce privilège.

Elle avait été contrainte de céder à ses arguments, davantage persuadée par ses intentions pures que convaincue par la logique de son raisonnement. Elle ne souhaitait pas être mise sur un piédestal, et elle se sentait incroyablement mal à l'aise. Mais lui était heureux de la servir, et il avait l'impression d'avoir fait un choix crucial et décisif dans sa vie. Pour la première fois de son existence – il était en effet né sous cette condition – il pouvait décider librement d'offrir ses services à quelqu'un. Elle aurait voulu qu'il vît les choses comme elle, mais il n'en était pas encore à ce stade, et il lui faudrait encore du temps avant de franchir le palier supérieur. Celui où il serait son propre maître. Mais en attendant, elle devait ronger son frein, et le laisser être aux petits soins avec elle, ce qu'il avait l'air de prendre comme le plus grand de tous les honneurs. Il répondit légèrement :

- Bien sûr, bien sûr, vous savez qui vous êtes. Mais personne ne doit oublier ce que vous avez fait. Tenez, voici du pain. Il est un peu sec.

Elle haussa les épaules. Du pain sec, elle en avait connu dans sa vie, et elle n'allait pas s'emporter pour si peu. Elle s'était si longtemps contentée de survivre plutôt que de vivre qu'elle n'était même plus en mesure de se montrer exigeante. Pas même pour des fondamentaux. Se fendant d'un « merci » qu'elle essaya vainement de rendre chaleureux, elle commença à manger avec appétit, devant le regard admiratif de l'affranchi qui prit place à sa droite. Il ne mangeait pas, et pendant un instant elle suspecta qu'il se privât pour qu'elle prît des forces. Sa cuillère interrompit son voyage entre le plat et sa bouche, et elle lui jeta un regard si éloquent et si intense qu'il leva les mains, s'excusant presque :

- Je n'ai pas faim, je vous assure.

Elle laissa une seconde passer, comme pour s'assurer qu'il disait la vérité, mais elle ne lut que la vérité dans son regard. Nevä savait qu'il ne pouvait pas lui mentir, pas à elle. Elle se remit donc à manger, fermant les yeux en savourant l'extase de sentir sur sa langue quelque chose qu'elle ne pouvait qualifier autrement que de délicieux. Plutôt que de se ruer sur chaque bouchée avec empressement, elle prenait son temps, se délectant, mesurant son envie pour mieux prolonger son bonheur. Ces petits rien lui avaient terriblement manqué, maintenant qu'elle s'en rendait compte, et l'idée même de retourner derrière les barreaux lui était insupportable. Elle préférait encore mourir. Elle ouvrit les yeux, et la première chose qu'elle vit fut le sourire de l'affranchi, qui la dévisageait toujours :

- Quoi ? Lâcha-t-elle.

- Je suis désolé, madame. C'est simplement que vous avez l'air d'apprécier ce modeste repas. J'en suis honoré.

Elle grogna quelque chose, et changea de sujet. Elle venait à peine d'arriver, mais Kumkun avait déjà appris une chose importante auprès de la femme qu'il hébergeait : il ne fallait pas parler de sa mission sauf lorsqu'elle même abordait le sujet. Elle était souvent absorbée dans ses réflexions, le regard dans le vide, absolument immobile. La moindre question, la moindre réflexion, pouvait bouleverser considérablement le plan qu'elle devait être en train de concocter, ou jeter à terre l'idée qu'elle était en train d'édifier. Elle l'avait repris quelquefois, au début, et il avait bien compris la leçon. Désormais, il attendait patiemment qu'elle ouvrit la conversation pour rebondir dessus. Ce qu'elle fit, comme pour chasser les étoiles qui brillaient dans ses yeux quand il la regardait :

- Ce n'est que moi, Kumkun… Mais parlons d'autre chose. Est-ce que tu as pu obtenir les renseignements qu'il me fallait ?

Le jeune homme sourit :

- Oui, Dame Nevä, j'ai trouvé le temps de me renseigner sans éveiller l'attention. Le grand procès de Melkor a beaucoup troublé la population, mais personne n'a pris de mesures pour s'opposer à lui. Ni le gouverneur, ni les nobles de la ville. J'ai eu beau demander, personne ne m'a parlé d'une seule rumeur. Chacun essaie de faire profil bas, on dirait…

Quand elle réfléchissait, elle avait l'habitude de mordiller son pouce, et elle demeura un instant dans cette position, analysant ce qu'elle venait d'entendre. Elle essayait de se faire un schéma précis de la situation dans sa tête, incorporant ces nouvelles données pour l'enrichir de nouveaux détails. Albyor était donc entièrement sous contrôle, et ses habitants, sans doute plus terrifiés que réellement convaincus par les motifs du Grand Prêtre, ne faisaient rien pour l'en empêcher. Quand elle avait entendu parler du procès de l'Ogdar, Nevä avait compris pourquoi la Reine était si préoccupée par la question. D'ordinaire, les Melkorites se contentaient de faire couler le sang des esclaves pour contenter leur sombre maître. S'ils décidaient maintenant de faire couler celui des hommes et femmes libres, leur soif inextinguible ne trouverait de fin que lorsque Jawaharlal aurait posé son postérieur sacré sur le trône, et assuré sa domination sur l'ensemble du Rhûn. Son ambition à peine cachée, que Lyra ne devait que deviner de là où elle se trouvait, appelait les ennemis d'hier à s'allier aujourd'hui pour contrer cette nouvelle menace.

- Personne ne veut se retrouver sur la prochaine liste de condamnés, c'est certain. J'aurais tout de même aimé trouver des gens qui soient en désaccord avec tout ça…

- Il y a des désaccords, Dame Nevä. Peu, et peu actifs. On m'a raconté que certains nobles avaient quitté la ville, ou bien projetaient de le faire. Mais personne n'a voulu me donner de nom.

Elle hocha la tête, très intéressée par cette information :

- De toute évidence, les rats quittent le navire. Ceux qui peuvent supporter les crimes des hommes de Melkor, ou ceux qui y trouvent leur compte, restent à Albyor pour préserver leurs intérêts. Les autres fuient et gagnent du temps. Aucun d'entre eux n'est prêt à se battre…

Elle parlait presque pour elle-même, et dans son ton on lisait un certain mépris. Oui, elle méprisait ces hommes qui se paraient de vertus nobles, du courage et de l'honneur, mais qui en définitive se laissaient marcher dessus par un fanatique au corps en décomposition, simplement parce qu'il les menaçait. Ils avaient beaucoup à perdre dans l'histoire, certes, mais cela valait-il plus que la vie ? Dans ces conditions n'étaient-ils pas tous dans le même radeau ? Esclaves, hommes libres, nobles… tout s'arrêtait à leur dernier soupir, et cela quelle que fût la façon dont il advenait. Elle aurait aimé pouvoir compter sur un peu de soutien de leur part, même si elle savait que celui-ci serait difficile à obtenir. Elle aurait aimé ne pas être seule dans cette entreprise. Seule avec si peu de moyens, et si peu d'alliés. Le seul sur lequel elle pouvait compter pour l'instant, toutefois, était toujours là, et il attendait ses prochaines directives, convaincu qu'elle avait un plan génial. Elle aurait aimé pouvoir le rassurer, mais se contenta de faire illusion. C'était tout ce qu'elle pouvait faire :

- Nous sommes seuls, mais nous pouvons toujours agir. Kumkun, je veux que tu creuses cette histoire de nobles qui sont en désaccord avec sa politique. Ils attendent peut-être un signe pour se rallier. Essaie de me trouver quelques noms, quelques informations intéressantes. Il y a peut-être une personne qui pourra nous aider. Pour le reste, as-tu réussi à trouver un homme disposé à me faire entrer ?

Kumkun acquiesça :

- Il est d'accord. C'est un esclave également, et il craignait beaucoup pour sa vie, mais j'ai réussi à le convaincre de ne pas nous trahir. Je crois qu'il tiendra parole. Mais êtes-vous sûre que ce soit une bonne idée, madame ?

Elle posa une main sur son épaule, et il put sentir par ce simple geste à quel point elle était déterminée. Elle se rapprocha de lui, comme pour lui glisser sur le ton de la confidence :

- Nous ne pouvons compter sur personne pour l'heure, mais cet esclave est notre meilleur espoir. Je prendrai toutes les dispositions, et je serai très prudente. Crois-moi, je ne retournerai pas de nouveau dans une cage.

Ses lèvres s'étirèrent, mais il ne parvint pas vraiment à sourire. C'était un rictus effrayé, comme celui que l'on adresse à un proche qui s'apprête à partir à la guerre, et dont les derniers mots se veulent rassurants. Il essaie de maintenir l'illusion lui aussi, de lui montrer qu'il croit en elle et en ses chances de réussir. A dire vrai, ce n'est pas d'elle qu'il doute. Il est plutôt inquiet par ce qu'elle envisage de faire : entrer dans le Temple Sharaman…

#Krin #Nevä
Sujet: Reine prend Pion
Ryad Assad

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Rechercher dans: Le Palais de Blankânimad   Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Reine prend Pion    Tag nevä sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 26 Juin 2015 - 18:53

- Ne racontez pas n'importe quoi !

La voix de Lyra s'était légèrement envolée, et elle s'en voulut presque immédiatement d'avoir cédé ne fût-ce qu'un instant à la colère qui bouillonnait derrière ses yeux vifs. Elle fit un effort considérable pour se maîtriser, inspira profondément, expira longuement, avant de poser les mains à plat sur la table massive qui trônait au milieu de la salle du Conseil. Elle n'était pas en session, et avait simplement réuni autour d'elle ses officiers les plus loyaux à Blankânimad. Ce n'étaient pas nécessairement ceux qui servaient depuis le plus longtemps sous les drapeaux, loin de là, mais plutôt ceux qu'elle avait choisis personnellement, ceux qui lui devaient tout, et ceux qui appartenaient à son clan, naturellement. Ils n'étaient que quatre, cela étant, et c'était bien la première fois qu'elle tenait une réunion stratégique avec si peu d'hommes. Il lui avait d'ailleurs fallu faire preuve de beaucoup de prudence pour sélectionner ces quatre candidats, qui n'étaient malheureusement pas les plus malins et les plus audacieux de ses soldats. C'étaient tout au plus de bons officiers, qui faisaient leur travail correctement, et qui étaient assez charismatiques pour fédérer la piétaille, la faire obéir, et la discipliner. Pour le reste, ils n'avaient que peu de notions de politique, et elle avait parfois l'impression de s'adresser à des porte-manteaux. Retrouvant la maîtrise de ses nerfs, son impatience teintée d'agacement se trahissant seulement dans ses doigts qui pianotaient frénétiquement sur la table, elle demanda confirmation ce qu'elle venait d'entendre :

- Comment est-il possible que nous n'ayons aucune nouvelle ? Aucune ! Ont-ils été attaqués en route ?

Un des officiers, penaud, haussa les épaules marquant son ignorance :

- Nous n'avons eu aucune nouvelle Votre Majesté, et je serais étonné que nos messagers soient tombés dans un piège. La route vers Vieille-Tombe est sûre, et on n'y rapporte presque aucun acte de banditisme. Des meurtres, encore moins. Ils ont peut-être été retardés par des aléas de voyage comme il en arrive parfois.

Lyra sentit la colère monter en elle à nouveau, et elle s'efforça de mettre le couvercle sur la marmite qui s'apprêtait à exploser. Pourquoi devait-elle exclusivement s'appuyer sur des individus qui ne raisonnaient qu'à l'aide d'une pensée binaire, blanc ou noir, bon ou mauvais. Ne pouvaient-ils pas comprendre que tous n'étaient pas loyaux comme eux, et que les rebelles opposés à son pouvoir ne se trouvaient pas uniquement dans l'Est lointain ? Ne pouvaient-ils pas deviner que sa colère n'était pas que le caprice d'une femme de pouvoir insatisfaite de voir les rapports arriver si lentement, mais bien une inquiétude plus viscérale, celle de sentir que quelque chose n'allait pas au sein de son propre royaume ? Elle soupira, et préféra ne pas leur répondre. Elle évitait de parler aux idiots, ça lui évitait de perdre son temps et son énergie. Acceptant leur incompétence politique, mais consciente qu'elle avait tout de même besoin d'eux, elle leur épargna un coup de sang qui n'aurait servi à rien, et qui aurait probablement été contre-productif. Elle ne pouvait compter que sur elle-même, comme d'habitude, et elle ne devait pas fléchir parce que la menace lui apparaissait moins claire et plus sournoise que d'ordinaire. Rejetant la tête en arrière un instant, pour dissiper la tension dans son dos, elle répondit d'une voix apaisée :

- Des aléas de voyage, oui sans doute. Laissons-leur encore quelques jours pour se présenter à moi et me faire leur rapport. J'ai été absente longtemps, et je me languis de savoir ce qu'il en est de notre royaume.

Ils la crurent, les sots. Ils buvaient ses paroles, sans se rendre compte qu'elle se moquait d'eux. Comment pouvaient-ils décemment ne pas remarquer qu'elle les dupait en réussissant à les convaincre qu'elle se fichait de ces messagers, qu'elle était simplement impatiente de recevoir des nouvelles des grandes villes et des grandes tribus du royaume ? Ils la surprenaient par leur incapacité à voir clair dans ses petits jeux qui étaient bien loin de l'intelligence politique redoutable dont elle était capable de faire preuve habituellement. Elle devait être bien fatiguée pour n'avoir pas mieux à offrir. En fait, elle était même épuisée. Il y avait des jours qu'elle n'avait pas dormi convenablement, surtout depuis qu'elle avait senti et pressenti que quelque chose n'allait pas. A Blankânimad, rien n'avait changé, et son peuple était venu l'acclamer à son retour des terres de l'Ouest. Elle avait laissé ses hommes en permission, pour qu'ils pussent retourner dans leurs familles, raconter ce qu'ils avaient vu, raconter à quel point les Occidentaux étaient des sauvages, des rustres et des incultes. Ils relateraient peut-être son opposition glorieuse au Vice-Roi du Rohan, sa parade majestueuse au milieu des autres délégations lors de la cérémonie de mariage, ou encore l'épisode du duel de Rokh, qui avait beaucoup troublé ses hommes. Toutefois, elle sentait que cela n'était qu'une apparence. Il se tramait quelque chose qu'elle n'arrivait pas à comprendre encore pleinement, qu'elle n'arrivait pas à cerner. Elle avait réuni ses conseillers, mais avait senti qu'ils lui dissimulaient la vérité. Son absence, qu'elle avait voulue aussi courte que possible, avait-elle donné le temps à un de ses ennemis de planter les germes de la révolte ? Le doute l'avait gagnée, et elle n'avait pas été en mesure de s'en débarrasser depuis.

Elle dormait à peine, se levait le matin dans son immense lit en croyant apercevoir le visage d'un tueur penché au-dessus d'elle. L'image disparaissait en un battement de cil, mais lui laissait l'impression amère d'être soumise à la volonté de quelqu'un d'autre, qui jouait avec ses nerfs. Alors, elle avait prétexté la fatigue du voyage – bien réelle, cela dit – pour s'isoler. Les conseils avaient été suspendus, et elle ne recevait qu'épisodiquement des individus qu'elle convoquait elle-même. Il lui fallait reprendre en main la situation, agir pour ne plus subir. Ce n'était pas une mince affaire quand on ne savait pas où commencer. Elle avait d'abord essayé de se renseigner à Blankânimad, sa ville, le siège de son pouvoir où elle avait concentré tous ses fidèles. Beaucoup n'avaient plus toute sa confiance, désormais, et elle se méfiait comme la peste des faux-semblants. En se renseignant quelque peu, elle avait identifié rapidement d'où venait l'impression désagréable qu'elle ressentait : Jawaharlal était en train de saper son autorité. Sa fureur avait été telle qu'elle avait dû s'enfermer dans ses appartements, parfaitement seule, pour ne pas se donner en spectacle devant ses officiers et les hauts dignitaires du royaume. Elle avait tempêté à haute voix pendant de longues minutes, rageant contre l'audace et le culot abject de cet homme qu'elle méprisait et qu'elle détestait. Elle ne le voyait que comme un parasite odieux et répugnant qui avait eu une utilité à un moment donné, mais qui avait tant gonflé à cause de son orgueil et de son avidité qu'il en était devenu un monstre purulent qu'elle se devait de décapiter. Elle savait depuis le début qu'un jour ou l'autre, elle devrait se séparer de cette gêne, mais elle avait espéré que ce tas de chair en décomposition rendrait l'âme sous peu, et qu'elle pourrait mieux contrôler son successeur. Que nenni, le vieux prêtre tenait bon, s'accrochait à la vie comme un pêcheur à sa canne. Il ne la lâcherait pas avant la toute fin, conscient qu'il pouvait remonter une belle prise s'il bataillait ferme. Elle aurait dû le faire tuer depuis longtemps…

En même temps, ses suppositions n'étaient étayées par aucune preuve. Elle comprenait que le Grand Prêtre était derrière son impression de malaise – elle l'avait deviné immédiatement quand elle avait vu cet envoyé du temple venir essayer de lui forcer la main pour la faire venir aux cérémonies qui avaient lieu régulièrement à Blankânimad. Elle lui avait mis les point sur les i avec une fermeté telle qu'il avait compris que l'expression « vous n'avez pas encore perdu la tête » pouvait être acceptée au sens propre. Elle avait ensuite parlé au dirigeant du temple de sa capitale, et lui avait fait comprendre qu'il était sous son autorité, et qu'il n'avait pas du tout intérêt à oublier qu'elle avait sur lui un droit de vie ou de mort absolu. Il n'était pas plus stupide qu'un autre, il avait compris que les charmes de Jawaharlal et ses promesses ne valaient rien quand on habitait dans l'entourage immédiat d'une souveraine aussi puissante et déterminée qu'elle pouvait l'être. Pour le reste du royaume, cependant, c'était une autre histoire. C'était la raison pour laquelle elle avait envoyé ces hommes espionner, récolter des informations, et finalement lui faire un compte-rendu exhaustif de ce qu'ils avaient vu. Leur absence était plus que troublante, dès lors. Qu'est-ce qui pouvait bien se tramer là-dehors ? Elle savait que ses officiers ne pouvaient pas grand-chose de plus, mais elle leur demanda néanmoins :

- Bien messieurs, ce sera tout. Informez-moi immédiatement lorsque les rapports arriveront, et surtout qu'ils m'arrivent en personne le plus rapidement possible. Si d'ici deux jours nous n'avons pas reçu de nouvelles, renvoyez des hommes avec les mêmes consignes. Blankânimad se doit d'entretenir des contacts fréquents avec les autres régions du royaume, comprenez-vous ?

Ils hochèrent la tête, et sortirent en la saluant respectueusement. Elle les avait déjà chassés de ses pensées. Elle était tout entière tournée vers autre chose. La grande pièce était déserte désormais, et elle s'y sentait affreusement seule. Elle avait fait congédier jusqu'aux soldats qui se trouvaient d'ordinaire postés là, pour assurer sa sécurité. Elle voulait avoir la certitude que personne ne colporterait ce qui se disait ici, mais cela lui pesait quelque part. Les murs immenses, les statues de Melkor qui la dévisageaient… Elle avait l'impression qu'à travers elles, c'était Jawaharlal en personne qui la regardait, et elle avait envie de les faire abattre à coup de masse. Elle ne pouvait pas cependant. Parce qu'elle savait quelle était la puissance de la religion Melkorite au sein de son royaume, premièrement, mais aussi et surtout parce qu'elle savait que le Dieu Noir était réel, et qu'il n'apprécierait pas de voir quelqu'un briser ses idoles. Elle n'était peut-être pas fanatique ou même assidue au temple, mais nul ne pouvait nier l'existence de cette entité supérieure. Il fallait être fou pour oser blasphémer une de ses représentations. Lyra s'assit lourdement sur une chaise de la salle du conseil, une chaise qui n'était pas son trône habituelle, mais elle s'en fichait. Elle se sentait très lasse, dépassée par les événements, et elle avait un tel manque d'informations que cela lui donnait l'impression d'avoir un vide dans sa poitrine. Il lui manquait quelque chose, la certitude ancrée que tout allait bien, que tout était à sa place. Alors qu'elle était plongée dans ses pensées, la porte s'ouvrit sans que personne ne fût annoncé. Elle leva la tête, et haussa les sourcils de surprise en voyant un homme de haute stature portant un masque arriver, marchant droit sur elle avec une profonde détermination.

Elle se leva à son tour, et se hâta dans sa direction, l'enlaçant fermement en posant sa tête contre sa large poitrine. Il retira son masque et referma ses bras autour de la Reine du Rhûn, en soufflant d'une voix douce et chaude :

- Je suis content de te revoir, ma sœur.

- Fyodor, ton arrivée est un signe ! J'avais terriblement besoin de toi.

Elle lui prit la main et l'invita à s'asseoir. Ils n'étaient plus dans la grande salle du conseil, mais bien dans leur bulle d'intimité où ils pouvaient se confier l'un à l'autre sans réserve. Lyra se sentait soudainement en sécurité, protégée, et surtout elle avait l'impression que son futur s'illuminait tout à coup. Quelles que fussent les difficultés qui se présenteraient à elle, elle pouvait désormais les surmonter. Avec beaucoup de grâce, l'homme prit place à côté d'elle, et commença sans détour son récit. Il savait que la Reine était avide des savoirs qu'il avait acquis, et il n'aurait été d'aucune utilité de la faire languir plus longtemps. Sans attendre, il se lança :

- La situation est étrange, je ne peux nier que je suis moi-même un peu inquiet. Il se trame des choses au Rhûn, c'est indéniable. Quelque chose déploie ses griffes subrepticement, et nous étrangle peu à peu.

- Je me sens étouffée, oui, répondit Lyra machinalement, comme subjuguée par la voix de Fyodor.

Ce dernier lui prit les mains pour la rassurer, et poursuivit :

- J'ai gagné l'Est, j'ai gagné l'Ouest. J'ai vu des choses… Des hommes murmurent, s'agitent. On a retrouvé des gens de Melkor, assassinés. Des prêtres errants, égorgés au bord du chemin. Les gens parlent : on dit que des Valarites seraient parmi nous, et essaieraient de nous détruire de l'intérieur.

Lyra fronça les sourcils. Ce n'était pas ce qu'elle avait en tête. S'était-elle emballée à propos de Jawaharlal ? Avait-elle instinctivement jeté sa haine sur la figure la plus haïssable, sans se soucier des faits ? Des prêtres Melkorites assassinés ? C'était un signe très déstabilisant, en effet. Elle ne savait trop qu'en penser, et sa question partit sans qu'elle le voulût vraiment :

- Ce seraient des fidèles d'Alâhan ?

- Je l'ignore. Ce qui est certain, c'est qu'ils tuent comme des professionnels. Ces hommes ne sont pas de simples bandits. Aucun messager n'aurait pu y prêter attention, mais j'ai voyagé tant et tant que j'ai pu constater les mêmes crimes en des lieux très éloignés. Ce qui ressemble à un meurtre isolé est en fait une action planifiée. Planifiée, et à grande échelle.

Lyra détourna le regard un moment, réfléchissant intensément. Fyodor garda le silence, afin de la laisser se concentrer. Il devinait son anxiété, la part de crainte qui la saisissait alors qu'elle prenait connaissance de ces nouvelles objectivement inquiétantes. Mais aussi et surtout, il voyait chez elle la profonde détermination qui l'animait, et il savait que rien ne l'arrêterait. Quel que soit le groupe derrière ces assassinats, elle l'identifierait, le débusquerait, et l'annihilerait. Elle était méthodique et méticuleuse, elle ne laisserait rien au hasard, et elle investirait toutes les ressources nécessaires à l'élimination de cette menace. Elle avait gravi les échelons de cette manière, quitte à gagner une réputation d'inflexibilité, mais cela lui avait bien réussi. Cette fois encore, elle triompherait. Restait à savoir à quel prix…

- Par où dois-je commencer à enquêter ?

- Albyor et Vieille-Tombe, naturellement. La seconde est plus ouverte, mais la Cité Noire est difficile à approcher. On repère vite les gens de la capitale, surtout ceux qui posent des questions. Rien ne s'y achète avec autre chose que du sang.

Fyodor était grave, mais il n'avait pas tort. La ville était un pôle commercial d'importance, et elle fournissait des esclaves en quantité suffisante pour approvisionner tout le royaume, mais son atmosphère lugubre et l'implantation du culte Melkorite rendaient les lieux déplaisants voire malsains. On ne savait jamais trop si ce qui traînait au sol était de l'ordre du détritus peu ragoûtant ou bien un organe plus ou moins fraîchement extrait d'une pauvre victime. Bref, une ambiance particulièrement peu agréable, qui portait préjudice à tous ceux qui y habitaient. On ne traitait que de loin avec les habitants d'Albyor, et les infortunés qui devaient s'y rendre pour affaire essayaient d'y séjourner le moins longtemps possible. L'émissaire que Lyra avait envoyé pour contacter Jawaharlal pendant son absence avait été très choqué par la cérémonie sanglante à laquelle il avait été convié, et il lui avait rédigé une longue lettre en lui expliquant à quel point il trouvait cela difficile à accepter dans le cadre de relations diplomatiques. Elle n'avait pas donné suite. Que répondre à cela ? Revenant à son meilleur allié :

- Pouvons-nous contacter des hommes fidèles à Vieille-Tombe ? Des locaux qui nous seraient acquis ?

- Certainement. Je peux leur porter le message personnellement, si tu veux…

Lyra hésita, avant de faire un signe négatif de la tête :

- Non Fyodor. J'ignore ce qu'il se passe, mais pour l'heure j'ai besoin de toi à Blankânimad, ici au Palais. J'ai toute confiance en toi.

Il inclina élégamment la tête. Tout dans son attitude n'était que grâce et charme, ce qui contrastait fort à la rigidité qu'il avait affichée en entrant dans la pièce avec son masque effrayant. Il n'était certainement pas la même personne lorsqu'il le portait, et l'aura effrayante qu'il dégageait semblait disparaître quand on apercevait de nouveau ses yeux réconfortants et son sourire en coin :

- Merci. Qu'en est-il d'Albyor ? As-tu des hommes à envoyer là-bas pour recueillir des informations ?

- Non. Mes officiers les plus fidèles sont ici, et je ne peux être certaine des intentions des nobles de la cité. Je préfère ne pas les impliquer là-dedans, j'aurais peur de recevoir un coup de poignard. Il faudrait trouver quelqu'un qui connaisse déjà la cité, et qui me soit loyal jusqu'à la mort.

Fyodor hocha la tête, mais n'avait aucun nom à prononcer. Même pour lui, la Cité Noire demeurait un endroit mystérieux, et il avait eu toutes les peines du monde à s'y faire quelques contacts, sans même espérer parler d'amis. Il n'avait personne de confiance là-bas, c'était certain. Lyra remercia le Cavalier Noir de son soutien, et le laissa aller se délasser en s'excusant de n'avoir pas même pensé à faire venir une carafe d'eau pour le désaltérer après sa longue route. Il était éreinté, mais il avait tenu à venir lui faire son rapport en personne, ce qu'elle appréciait. Elle lui serra fort la main, en l'encourageant de la voix et d'un geste du menton à aller prendre une journée de repos avant de revenir à son service. Il lui passa une main affectueuse dans les cheveux, et abandonna la Reine du Rhûn à sa solitude et à ses réflexions. Celles-ci l'amenèrent à considérer ses options les plus raisonnables. Elle devait absolument découvrir ce qu'il se tramait, surtout si quelqu'un était assez fou pour s'en prendre à la fois à ses hommes, et aux fidèles de Jawaharlal. Il y avait assez peu de factions dans son pays qui avaient les moyens de mener une opération à si grande échelle. Les rebelles de l'Est étaient cantonnés dans la partie orientale du pays, et ils n'avaient pas les moyens de menacer les principaux clans qui leur faisaient la guerre. Alors agir plus à l'Ouest ? Impossible. Il demeurait un groupe de fanatiques qui pensaient encore au retour d'un héritier d'Alâhan, qui agissait en sous-main à Vieille-Tombe. Ils n'étaient pas assez nombreux et assez puissants, toutefois, pour agir au-delà des frontières de la ville. Alors l'Est ? Impensable. Une pensée effrayante traversa l'esprit de la Reine… et si les deux s'étaient alliés pour la faire tomber ? Pendant son absence, la pression s'était peut-être relâchée, et des contacts avaient pu être noués ? Ils élimineraient à la fois les Melkorites responsables de tant d'atrocités, et la souveraine qu'ils pensaient illégitimes.

Pendant un instant, Lyra hésita à convoquer ses généraux sur-le-champ pour réfléchir au plan d'une grande campagne orientale pour aller écraser définitivement cette rébellion qu'elle n'arrivait pas à mater depuis tant d'années. Elle se retint de le faire, cependant. C'était peut-être le but. La pousser à une réaction disproportionnée, la pousser à dégarnir ses principales villes, à focaliser son attention sur un danger lointain, pendant que la véritable menace se faufilait jusqu'à elle. Un regard effrayé vers la porte l'amena presque à croire qu'un assassin allait franchir le seuil, pour l'éliminer sans un cri. Elle attendit quelques secondes, avant de constater que non, elle était bien en sécurité dans son Palais de Blankânimad, où rien ne pouvait l'attendre. Ses hommes étaient là pour la protéger, et ils donneraient tous leur vie jusqu'au dernier pour la protéger. Elle pouvait dormir tranquille… Enfin, presque. Le retour de Fyodor était la seule nouvelle qui lui paraissait réellement rassurante dans tout cela, et si elle le gardait auprès d'elle c'était essentiellement parce qu'elle avait confiance en lui pour assurer sa protection. Il saurait déjouer toute tentative qui la viserait. Mais elle ne pouvait pas se contenter de se défendre, elle devait aussi prendre des initiatives pour prendre l'initiative à ses adversaires. Décider pour les déceler, parier pour parer aux coups bas et aux coups durs. Pour cela… pour cela il lui fallait surprendre, oser, aller là où personne ne l'attendait, faire ce que personne n'aurait songé à faire. Alors que ses pensées s'agitaient, elle songea à quelqu'un à qui elle n'avait plus pensé depuis des années. Quelqu'un qui n'était peut-être même plus en vie, mais qui pouvait l'aider.

Elle sortit comme une tornade de la salle du conseil, sans se soucier de sa propre protection, et marcha d'un pas décidé droit devant elle, laissant les gardes en faction devant la porte lui emboîter le pas pour assurer sa sécurité. Elle descendit une infinité de marches au pas de course, et ses robes amples dans le plus pur style oriental ne la gênaient aucunement tant elle était pressée. Les hommes derrière elle trottaient pour suivre son rythme infernal, et elle les mena jusqu'aux cachots les plus sombres et les plus oubliés de la forteresse. Le factionnaire sursauta en voyant sa suzeraine arriver, et il s'empressa de lui ouvrir la porte, en lui demandant si elle souhaitait voir un prisonnier en particulier. Elle frappa dans ses mains, incapable de se souvenir de son nom :

- Une tatouée, une femme tatouée. Elle est toujours en vie ?

- Ah, bien sûr. Suivez-moi, je vous prie.

- Non, trancha-t-elle. J'irai seule. Gardes, attendez-moi ici.

Les regards furent particulièrement surpris, mais elle n'en avait cure. Ce qui importait se trouvait derrière les barreaux d'une cellule. Elle avança dans les cachots, qui très honnêtement étaient bien plus luxueux que ceux d'Albyor. Les cellules étaient relativement spacieuses, bien entretenues, et globalement assez propres. On n'y envoyait pas nécessairement des individus pour les laisser mourir, mais davantage pour espérer les voir ressortir changés – en accord avec les directives royales, naturellement. Les morts ne se faisaient pas sur la durée à Blankânimad, et le bourreau avait sa dose de travail mensuelle, pour décapiter les criminels que l'on attrapait. La prison avait un rôle pédagogique évident, que les détenus avaient malheureusement du mal à cerner alors qu'ils étaient concernés au premier chef. Lyra observa à travers les barreaux, et repéra des formes recroquevillées qui dormaient, d'autres qui la dévisageaient sans la voir. Forcément, ils étaient aveugles. Hélas, ceux qui ne comprenaient pas vite qu'ils devaient changer d'avis risquaient quelques petits désagréments. La souveraine du Rhûn continua son exploration, s'enfonçant toujours plus loin dans les cachots, franchissant les différentes sections délimitées par des portes, jusqu'à finir par trouver la femme qu'elle cherchait. Impossible à confondre. Il avait été bien plus facile d'oublier son nom que d'oublier les marques spectaculaires sur son visage, signe qu'elle avait été esclave, esclave chez plusieurs maîtres. Elle était assise en tailleur sur la paillasse qui lui servait de lit depuis de nombreuses années, et elle avait l'air de méditer profondément. Lyra la réveilla en frappant son ongle sur le barreau. La femme ouvrit les yeux doucement, et les tourna vers Lyra. Elle se contenta de dire :

- Vous êtes la nouvelle geôlière ?

- Vous ne me reconnaissez pas, s'étonna la Reine.

- Devrais-je ?

Les sourcils fins de la femme la plus puissante du Rhûn se froncèrent légèrement. Elle était toujours offusquée de devoir se présenter, surtout à des gens qu'elle méprisait considérablement au fond. Elle ne répondit pas, et lança une nouvelle question :

- Quel est votre nom ?

- Nevä. Vous êtes plus polie que l'autre geôlier.

La remarqua glissa sur la Reine comme la pluie sur les rochers. Elle était fascinée que cette femme parût ne pas se souvenir de celle qui pourtant l'avait jetée en prison plusieurs années auparavant. Etait-elle devenue folle ? Avait-elle perdu la mémoire ? Il était important de le savoir :

- Nevä… Savez-vous quel jour nous sommes aujourd'hui ?

- Cela a-t-il une importance ? Je préfère ne pas le savoir.

Lyra poursuivit, imperturbable :

- Aujourd'hui, vous avez une chance de sortir d'ici… Une chance de vous racheter… (Puis, face au silence qui lui répondait, elle continua : ) Votre liberté en échange d'une mission. Vous l'accomplissez, et vous pourrez refaire votre vie loin de cette cage.

- Et pourquoi croirais-je un mot de ce que me raconte la Reine Lyra de Rhûn ? Pourquoi ?

Cette fois, la souveraine vacilla. Ainsi donc, Nevä s'était jouée d'elle, pour mieux la cueillir à froid. Son argumentaire qu'elle voulait séduisant ressemblait désormais à une machination de plus. Ou plutôt, la réalité de sa proposition apparaissait soudainement au grand jour. Elle soupira, et tomba les masques pour parler avec une franchise rare :

- Vous n'avez aucune raison de me croire. Mais croyez-vous que je serais là pour le seul plaisir de me jouer de vous ? Que pourrais-je vous prendre de plus que votre liberté ? … Hm ? … Si je suis ici, c'est parce que j'ai besoin de vous. Mon marché est honnête, et…

- Rien n'est honnête venant de vous. Je n'ai aucune raison de travailler pour vous. Aucune.

Nevä se leva et tourna le dos à la Reine, fixant le mur du fond en croisant les bras. Soit elle voulait lui faire un affront particulièrement insultant, soit elle souhaitait dissimuler les émotions qui passaient sur son visage. Probablement un peu des deux. Cette réplique aurait dû clore la conversation, mais Lyra n'était pas venue sans arguments, et elle abattit sa meilleure carte :

- Vous n'avez aucune raison de travailler pour moi, certes. Mais vous avez une raison de travailler avec moi. Nous avons des intérêts communs…

La femme tatouée eut un reniflement dédaigneux, mais son interlocutrice frappa fort en ajoutant :

- Les Melkorites d'Albyor…

Nevä se retourna brusquement, plongeant son regard enflammé dans celui glacial de Lyra. Oh non, la prison ne lui avait pas fait changer d'avis, loin de là. Tant mieux…

#Fyodor #Nevä
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